Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Michel Terestchenko

Morale et contingence

Texte publié le 17 octobre 2009

Une présentation très synthétique des diverses philosophies morales existantes. Et si l’anti-utilitarisme n’était qu’une forme des morales de l’incertitude et de la fragilité à l’autre ?

A ce qui constitue le propre de l’action morale sont généralement associés les principes d’impartialité et d’universalité. Selon le premier, tout individu doit être traité de la même façon, d’une manière égalitaire – chacun comptant pour un et pour un seulement, selon le principe formulé par Bentham – sans que soit favorisé l’un plutôt que l’autre. Selon le second, tel qu’on le trouve chez Kant, c’est le test de l’universalisation, indépendamment des personnes en cause et des situations particulières, qui garantit le caractère objectivement moral de la maxime de la volonté. Ces deux exigences - traiter l’étranger (ou l’inconnu) comme le proche (ou l’ami au sens large du terme) et obéir au caractère impératif des devoirs indépendamment de considérations particulières (d’opportunité, de liens affectifs, de circonstances, etc.) - répondent à un principe général qu’on nommerait volontiers le « principe éthique d’indifférence ». Celui-ci formule, comme une norme directrice, qu’il convient (autant que possible) de rejeter toute attache au particulier, au proche, à l’indéterminé, à la sensibilité, aux émotions et à l’affect – toutes catégories qui sont génériquement à mettre au compte de la contingence. Sur ce fondement, on peut donc présenter une typologie des philosophies morales, assez largement distincte de celle généralement proposée (qui oppose éthiques « sentimentalistes », déontologiques et conséquentialistes) : les unes formulant des principes ou des règles de l’action qui s’imposent a priori, les autres s’attachant, au contraire, à la singularité des êtres et à la complexité des cas, à la pluralité irréductible des conceptions du bien, à l’impossibilité d’ériger l’éthique en une science, insistant sur la manière dont un individu, tel l’homme vertueux, se comporte et agit dans un monde fondamentalement instable et changeant.

Aussi sommaire cette présentation soit-elle, elle nous met sur la voie d’une interrogation plus originaire sur les rapports entre morale et contingence et qui porte sur l’expérience humaine de la vulnérabilité. En quelle manière la philosophie morale s’efforce-t-elle de nous prémunir contre les incertitudes et les affres de l’indétermination, du choix, de l’exposition de soi – le « beau à risque à courir », dont parle Lévinas - ou, au contraire, fait-elle fond sur elles assumant à l’avance ce qu’elles ont potentiellement de périlleux et de risqué ? Envisagée sous cet angle, ce sont deux structures de pensée fondamentalement divergentes qui, depuis Platon et Aristote, traversent l’histoire de la philosophie. Plus originairement encore la question première est de savoir si l’être moral est ou non un « moi désengagé », un pur sujet intelligible – âme détachée du sensible, législateur dans le royaume des fins ou calculateur impartial dans un cas, individu aux prises, dans la totalité unifiée de son existence, avec l’idéal mondain et imparfait de la vertu dans l’autre. Prise dans cette perspective l’interrogation morale nous renvoie donc de l’indétermination à la contingence, de la contingence à la vulnérabilité, de la vulnérabilité à l’exposition de soi au monde et aux autres. Selon que l’on accepte ou non cette séquence, deux orientations générales se font face, qui transcendent les spécificités manifestes de chaque doctrine : l’une va de Platon à Bentham en passant par Kant et les stoïciens ; l’autre s’inscrit dans la tradition ouverte par l’éthique aristotélicienne, ou encore dans la lignée qui, de Hutcheson à Lévinas, enracine l’obligation morale dans l’expérience originaire de la sensibilité ou plutôt de l’affectivité. Entre l’une et l’autre, ce qui, en arrière plan de la place laissée à la contingence, est en jeu, c’est l’opposition entre une conception qui assume la dimension tragique de l’existence humaine et la volonté, au contraire, de prémunir l’homme (l’homme moral) contre toute exposition qui pourrait porter atteinte à son bonheur, à sa tranquillité (ou impassibilité) ou encore au contentement de soi, autrement dit à son indifférence. Le mérite ou l’avantage de toute doctrine morale qui part de principes d’action ou de critères d’évaluation que l’on peut formuler objectivement a priori est qu’elle nous délivre de l’angoisse de savoir comment agir lorsque notre implication envers le bien relève de choix personnels et d’une « manière d’être » qui sont sans garantie : en ce cas, l’homme vertueux ne pourra jamais faire qu’au mieux. Le sentiment d’obligation morale (par exemple envers autrui) et la délibération rationnelle peuvent bien être des guides de l’action – de fait, ils le sont -, mais ce ne sont pas des principes et des règles qui déterminent et permettent d’évaluer les actions humaines avec la tranquille assurance que procurent la science des essences, la discipline des devoirs ou le calcul des conséquences. On comprend dès lors ce qui se joue dans le refus ou l’acceptation de la contingence : morales de l’abri et de la suffisance dans un cas, morales de l’exposition, du risque, de l’angoisse et de la vulnérabilité dans l’autre.

I. Liberté et contingence

D’une typologie à l’autre

Poser la question du rapport entre morale et contingence nous invite à réviser la typologie courante des doctrines éthiques modernes qui distingue, en gros : éthiques « sentimentalistes », éthiques déontologiques, éthiques conséquentialistes (utilitaristes), à quoi s’ajoute aujourd’hui le retour à une éthique (néo aristotélicienne) des vertus. Les concepts clé qui nous permettent de nous orienter dans la philosophie morale sont donc : le sentiment, le devoir, l’utilité ou la vertu. Tout se passe comme si nous étions contraints d’envisager les problèmes fondamentaux posés par l’interrogation morale à partir de l’une ou l’autre de ces notions directrices. Agir de façon morale est-ce répondre à la spontanéité d’un sens moral inscrit naturellement en nous et qui nous pousse à agir avec une bienveillance désintéressée ? Ou bien est-ce obéir par devoir aux impératifs catégoriques de la loi morale ? Ou encore est-ce prendre en considération les effets quantitativement mesurables de nos actions (ou de nos règles) sur l’état du monde ? Ce n’est pas qu’il soit impossible d’établir des passages entre chaque doctrine prise individuellement. Le désintéressement est ainsi un caractère commun aux doctrines de la bienveillance et de la sympathie, de même qu’il est requis par la critique kantienne de l’eudémonisme et par les conséquences sacrificielles de l’utilitarisme classique. Si la raison ne constitue nullement pour Hutcheson l’origine de l’obligation et de l’évaluation morales, elle apporte, sous la figure du spectateur impartial, un correctif aux dérives solipsistes de la sympathie chez Adam Smith, de même que la loi morale se rapporte directement à la faculté d’autodétermination de la volonté qui résulte de la raison pure en tant qu’elle se pose comme raison pratique. Le fait est pourtant que chacune entre en contradiction avec l’autre si elle s’érige en une « méthode de l’éthique » - l’expression est de Henry Sidgwick – qui s’organise en un ordre cohérent de thèses, assumant toutes les conséquences logiques qui s’en déduisent. Au reste, Kant était parfaitement conscient de la singularité de sa propre pensée et ne cherchait nullement à l’inscrire dans une continuité historique qui l’aurait rapportée aux anciennes doctrines stoïciennes ou, à l’époque moderne, à l’innovation introduite par Hutcheson, quoiqu’elle entretienne des liens indéniables avec ces deux courants.

Le lieu moral de la contingence

Rien dans cette catégorisation des diverses éthiques qui dominent notre horizon philosophique ne se rapporte directement à la notion de contingence, laquelle relève, semble-t-il, d’un autre champ que la morale. En effet, nous parlons de contingence par opposition à la nécessité pour désigner ce qui pourrait ne pas être, ce qui ne contient pas en soi la cause de son être ou encore ce qui échappe au déterminisme des lois de la nature. Si l’on suit cette veine, on rencontre inévitablement la liberté humaine et c’est alors dans cette perspective que la contingence se donne à penser en morale : comme le signe distinctif de ce qui est à mettre au compte d’une indétermination ontologique en quoi se dirait ce qui est proprement humain. Quelle que soit la puissance des facteurs constitutifs de notre moi empirique, il reste une marge de manoeuvre, comme du jeu entre les pièces, qui interdit de penser les conduites humaines en termes de causalité stricte ou nécessitante. Un des aspects les plus discutables de la conception kantienne de la liberté (comme autonomie de la volonté) est précisément d’avoir raisonné en terme de causalité – nous y reviendrons bientôt – là où au contraire, il eût été plus juste de parler de facteurs (sociaux, psychologiques, « situationnels », etc.) qui aussi lourds et déterminants puissent-ils être ne se ramènent jamais au déterminisme naturel. Ce n’est pas sans de profondes raisons que le sens commun et le droit s’en tiennent à cette conception intuitive : la liberté comme faculté d’agir par soi-même n’est pas une illusion qui n’aurait d’autre réalité que le sentiment dans lequel nous l’éprouvons, en sorte que la responsabilité qui nous incombe à l’égard de nos actes n’est pas une pure et simple fiction (métaphysique ou théologique). Et ce qui est vrai au plan individuel, l’est tout autant au plan collectif, nonobstant ce qu’ont bien voulu croire et théoriser les philosophies modernes de l’histoire.

Par conséquent, le premier lieu, si l’on peut dire, de la contingence – appliquée à l’homme – c’est cette indétermination de l’agir qui aussi réduite soit-elle n’est jamais nulle. C’est en ce sens que s’en saisit la philosophie morale (aussi bien que juridique). Les actions humaines seraient-elles nécessaires, aucune place ne pourrait être laissée à la délibération des choix, à la sagacité de l’intelligence pratique, pas plus qu’à l’obligation de rendre compte de nos actes tout simplement parce que nous en sommes responsables. Aucun philosophe (ni même aucun théologien) n’est allé jusque-là, aussi désireux ait-il pu être de penser la liberté humaine dans des termes qui ne sont pas ceux du libre arbitre ou de la liberté d’indifférence.

La bonne volonté

Il est tout à fait remarquable néanmoins, que pour Kant la morale impose des contraintes qui sont telles qu’elles excluent tout ce qui pourrait encore relever de la contingence. S’agissant de la liberté qui se donne à connaître et se manifeste dans l’obéissance à la loi par devoir, jamais Kant ne la pense dans la catégorie de l’indétermination, du choix délibératif, de la considération des situations particulières et des conséquences prévisibles de l’action. Tel est le propre de l’impératif catégorique, en cela distinct de l’impératif hypothétique, de s’imposer, on le sait, avec une nécessité inconditionnelle : « L’impératif catégorique n’est limité par aucune condition, et comme il est absolument, quoique pratiquement nécessaire, il peut être proprement nommé un commandement ». Mais il faudrait davantage s’interroger sur l’emploi en morale, et plus généralement dans le domaine des pratiques humaines de ce langage de la nécessité et de la causalité. De toute évidence, la nécessité morale a un tout autre sens que la nécessité physique, de même que la notion de loi n’a pas la même signification selon que l’on parle des phénomènes de la nature ou des actions humaines. La différence est, au minimum, que la nécessité morale est suspendue – et pas seulement dans sa mise en oeuvre effective - à la « bonne volonté » qui en morale (à la différence des conduites sociales) ne peut jamais être contrainte et qui, par conséquent, s’enracine dans une contingence absolue. Aussi profondément Kant a-t-il pu vouloir éliminer l’indétermination et la contingence de la moralité, imposer un ordre et un discours de la discipline, du commandement et de la contrainte, et rapporter harmonieusement la législation morale à la législation de la nature, dès lors que la « bonne volonté » est la condition de la moralité, la liberté dans son indétermination originaire retrouve tous ses droits. Si l’autonomie de la volonté est la forme la plus achevée de la liberté, en tant que le sujet moral se pose comme législateur dans le monde des fins et pur sujet intelligible, dans sa manifestation première et son essence irréductible, la « bonne volonté » est absolument bonne en soi parce qu’elle jaillit d’une liberté qui rien ne nécessite. La valeur absolue que Kant lui prête explicitement renvoie à l’absolutisation d’une liberté posée dans sa contingence et son indétermination originaire.

La volonté bonne est celle dont les maximes sont capables de constituer une législation universelle, mais elle-même échappe, dans son essence, à l’ordre de la loi (de la contrainte et de la nécessité) qu’elle instaure et rend possible. Si le sujet moral peut être cause de ses propres actes – et échapper ainsi au déterminisme de la nature – s’il peut introduire un ordre causal indépendamment de toute causalité antécédente, c’est bel et bien en raison de ce pouvoir de commencer – et la notion de commencement doit ici être prise au sens le plus fort – sans lequel il n’y aurait pas d’action ni même de monde proprement humain. En tant que toute action humaine est toujours un commencement premier – un miracle, dit Hannah Arendt - avant toute responsabilité elle s’enracine dans une possibilité qui est d’abord angoisse.

L’angoisse, ainsi que le montre Kierkegaard, n’a pas de contenu spécifique. Distincte de la crainte et de la peur, qui ont toujours un objet désignable, elle apparaît et se manifeste, dans son néant, comme le « vertige de la liberté » : possibilité de la faute et du péché qui, à peine envisagée, est sinon déjà commise, déjà chargée d’une certaine sorte de réalité. Le possible n’est pas une pure abstraction que l’intelligence peut se représenter de façon froide et neutre, sans danger. Le pressentiment du possible – par exemple de la faute et de la transgression – comme possible réel et non pas seulement imaginaire (ou fictif) est déjà une certaine manière ambiguë de le faire entrer dans le monde, de le faire naître, quoiqu’il ne soit rien de plus encore que « l’obscur savoir qu’on en a » et qu’il ne se réalise effectivement et n’entre dans l’histoire, que par un saut (qualitatif). Que le péché se produise, pour la première fois et toujours, comme un « saut » signifie, pour Kierkegaard, que nulle explication causale ne peut en rendre compte. La contingence semble ici être portée à son maximum. Ce n’est pourtant pas ce qu’il s’agit de montrer au premier chef, mais que tout se joue au plan de l’individu, non pas en termes de répétition (ou de nature déchue – toutes notions qui renvoient à l’idée de nécessité), mais de changement qualitatif d’état (i.e. de saut). La culpabilité ne résulte pas d’un choix du mal et Kierkegaard ne la met pas au compte d’un mésusage du libre-arbitre (dont il fait avec Leibniz la critique), mais d’un affaissement, d’une défaillance de la volonté qui n’est ni nécessaire, ni libre, mais angoisse, angoisse du possible.

Nous ne saurions, en effet, encadrer la compréhension du sujet dans les limites de la problématique liberté-déterminisme, nécessité-contingence, et il serait plus vain encore de l’envisager dans la seule perspective des difficultés posées par la notion de libre-arbitre. Plus intéressant et bien plus fécond est l’angle qui le prend en vue à partir de ce que nous appelons la vulnérabilité. Ce n’est pas sans raison que l’on peut considérer, en effet, que la philosophie, dans ses aspects « moraux », s’est d’abord édifiée avec Platon comme une technique en vue de nous prémunir contre les incertitudes de la fortune (de la tukhé), plus généralement contre tout ce qui serait susceptible de nous rendre vulnérable, c’est-à-dire comme une alternative à la dimension tragique de la contingence et à la pluralité irréductible des conceptions du bien.

II. Contingence et pluralité des conceptions du bien

La tukhé n’implique pas, pour les Grecs, le hasard ou l’absence de connexion causale. Elle signifie simplement « ce qui arrive » : ces éléments de l’existence que les hommes ne contrôlent pas. Sous cet aspect, la contingence ne s’oppose pas à la nécessité, mais à la maîtrise et à l’autosuffisance. Précisément, ce que la tragédie avait présenté non seulement comme un idéal inaccessible, mais, plus encore, comme un appauvrissement de la complexité de l’existence humaine et des choix auxquels les hommes ne peuvent parfois échapper.

Antigone et la critique de la simplification

L’Antigone de Sophocle n’est pas principalement une pièce qui traite de l’impossibilité pour les hommes d’échapper à leur destin et aux décrets inexorables des dieux. Quoique le choeur évoque « la main lourde des dieux » qui frappe les êtres de souffrance – en l’occurrence la famille d’Oedipe – ce qui l’emporte c’est le conflit entre deux « éthiques », l’une de l’obéissance civique aux lois, l’autre celle des obligations familiales. Contrairement à la présentation habituelle, la seconde, qu’incarne Antigone, n’est pas moins impersonnelle et absolue que la première et elle n’est nullement animée par l’amour ou la douleur d’une soeur à l’égard de son frère, interdit de sépulture. Ce qu’exprime la fameuse tirade : « Je ne suis pas née pour partager la haine, je suis née pour partager l’amour (sumphilein) » n’est pas un attachement à l’amour, mais un dévouement à la philia de la famille qui impose des obligations spécifiques, indépendamment des sentiments personnels. En réalité, Antigone (à la différence de sa soeur, Ismène) n’est pas moins dénuée d’eros que Créon. Tous deux sont engagés dans une brutale simplification du monde des valeurs qui élimine les obligations contradictoires. Une telle compréhension de ce qu’incarne le personnage d’Antigone n’est pas incompatible avec le jugement qu’elle est moralement supérieure à Créon. C’est bien elle, et non son oncle, qui attire la sympathie et suscite l’admiration – celles du choeur et la nôtre. La transgression des valeurs civiques qu’implique la piété d’accorder une sépulture à l’ennemi est bien moins grave et radicale que la violation de la religion et des lois non-écrites qu’impliquent les actes de Créon. Néanmoins chacun se montre incapable de comprendre l’importance des valeurs auxquelles l’autre adhère. Ce que la pièce révèle, c’est la dysharmonie de la pluralité des valeurs qui se nie au prix de la perte de l’ouverture au monde et de la compréhension des autres - « le sage n’a pas honte d’apprendre d’autrui ni de reconnaître son erreur », rappellera Hémon, le jouvenceau, à son père - l’opposition entre une disponibilité flexible qui nous expose et nous rend vulnérable aux riches complexités de la sagesse pratique et une dureté rigide qui nous met à l’abri de tout conflit de cet ordre, quoique à la fin le résultat, funeste pour tous, soit tragique. L’Antigone de Sophocle traite ainsi d’une vie vécue sur « l’arête » du destin. Elle nous met en garde contre les tentatives à l’ambition excessive d’éliminer la fortune – et partant, la contingence - de l’existence humaine, tout en soulignant la richesse des valeurs (conflictuelles) auxquelles adhère le sens commun.

Nul plus que Platon pourtant – du moins à l’époque de l’Antiquité - ne s’est efforcé d’élaborer une science du raisonnement pratique – en particulier dans le Protagoras – qui, grâce au calcul du plaisir et des peines établisse, à l’encontre de la fortune, notre capacité de contrôle et de maîtrise.

Techné versus Tukhé

L’élaboration platonicienne (dans nombre de dialogues) de propositions éthiques radicales est motivée par un sens aigu des problèmes causés par la fortune incontrôlée dans la vie humaine. Le besoin des hommes pour la philosophie est lié à leur exposition à la chance et l’élimination de cette exposition est la fin première de l’art philosophique, tel qu’il le conçoit. La conception que Platon se fait de cet art dans le Protagoras diffère sensiblement de la conception exposée dans les dialogues ultérieurs de la période du milieu – en particulier dans la République et Le Banquet – mais son sens de la nature et de l’urgence des problèmes qui se dissimulent derrière la philosophie demeure constant. De même la croyance que ces problèmes peuvent seulement être résolus par un nouveau genre d’expert dont la connaissance conduira la délibération pratique au-delà de la confusion des opinions ordinaires, accomplissant l’aspiration à l’exactitude et à la précision scientifique qui anime celles-ci. Ce qui est ainsi recherché, c’est un contrôle humain croissant de la contingence. A cet égard, deux conceptions divergentes se font face. La proposition socratique, qui accorde une place centrale à la mesure des plaisirs et des peines, est motivée par l’incapacité de « l’art » de Protagoras de résoudre les problèmes urgents qui les concernent tous deux. Le dialogue est une réflexion complexe sur les relations qu’entretient la science avec la question de savoir en quelle manière celle-ci tout à la fois nous sauve et nous transforme, nous permettant d’atteindre ces fins au moment même où elle les transforme profondément.

Protagoras, en niant l’unité des vertus, affirme, contre Socrate, qu’elles sont d’une radicale hétérogénéité (selon la qualité), de sorte que la question de la techné reste en l’état : la pluralité des fins et l’absence de toute mesure quantitative interdit à la délibération pratique d’échapper aux incertitudes et à la confusion des apparences qui ne nous apportent ni paix ni tranquillité. Nous serons sauvés de la contingence de ce qui arrive (de la tukhé) seulement en assimilant la délibération à la science des poids et des mesures, appliquée aux plaisirs et aux peines : « l’art de mesurer est, à ce point de vue, notre sauvegarde » (356e). De là, le principe socratique (que Bentham reprendra plus tard à son compte) de leur commensurabilité (quant à l’excès, au défaut ou à l’égalité) qui seul est en mesure de répondre à son souci fondamental. L’agent moral qui pense selon ces prémisses échappe à la confusion des choix et à l’indétermination : la techné délibérative assure le plein et entier contrôle de ses plans de vie.

Toutefois, délaissant le critère du plaisir dans les dialogues du milieu, Platon établira clairement que les fins ultimes de la bonne vie ne sont pas les perceptions mais les activités, les activités qui ont une valeur en elles-mêmes, non en fonction des états qu’elles produisent, conduisant ainsi à une révision sérieuse de sa conception de la techné éthique, avant que la question du plaisir ne soit rééxaminée dans les dialogues de la fin, tel le Philèbe.

Prééminence de la vie philosophique

La République pose que la vie la meilleure pour un être humain est la vie du philosophe, celle qui est dédiée à la connaissance et à la contemplation de la vérité : une vie dans laquelle la raison évalue, ordonne et exerce son contrôle et sa maîtrise sur les autres fins de l’existence. La position dans laquelle se trouve placé le philosophe est celle de l’âme affiliée au divin qui se tient en elle-même au-delà des limitations et des restrictions sensibles et affectives qu’impose la vie des hommes ordinaires, autrement dit : au-delà de toute forme de contingence. Seule l’activité intellectuelle (noétique) du philosophe est dotée d’une valeur absolue (non instrumentale), et ceci tient au fait qu’elle seule est une activité à la fois pure - pour elle-même, elle a pour objet des paradigmes qui existent en eux-mêmes, sans être mélangés de leur contraire ; stable, objets de l’intellect étant éternels ; et une activité consacrée à la vérité. On le sait, Platon soutient constamment que les activités qui possèdent de telles caractéristiques seraient choisies par un individu rationnel se plaçant dans la position rationnelle appropriée, c’est-à-dire dans la position du philosophe qui ne considère pas les besoins humains comme faisant partie authentiquement de sa nature, et qui rejette comme dénuées de valeur les activités qui leur sont associées.

Toutefois, le point de vue platonicien de la perfection n’est pas immédiatement accessible à toute créature qui voudrait l’assumer. C’est une longue et difficile affaire d’apprendre à se détacher de nos besoins naturels et de nos intérêts, et d’agir en conséquence. Le Phédon décrit ainsi la vie entière comme un apprentissage de la séparation de l’âme et du corps, et la République est, pour moitié, un livre consacré à l’éducation, c’est-à-dire à la conversion de l’âme « d’un jour plus ténébreux que la nuit vers le jour véritable » qui doit nous délivrer de notre manière naturelle de voir les choses.

Ce n’est pas seulement dans le domaine éthique – si tant est qu’on puisse à proprement parler d’une « éthique » platonicienne - que le rejet de la contingence, de l’indétermination, de l’instabilité fait sentir toutes ses implications, mais également dans l’ordre de l’ingénierie politique. On s’en tiendra, pour illustrer brièvement ce propos, aux préconisations socratiques, au livre V de la République, concernant la propriété et la famille, ces deux sources notables de conflits. La cité n’éliminera pas tout à fait la propriété ni la famille, mais elle s’efforcera d’éradiquer tout lien parental particulier et toute appropriation personnelle d’un bien qui échapperait à la communauté elle-même : ce à quoi les hommes sont attachés par de profonds liens affectifs et intérêts légitimes.

Au sens le plus général, la vie du philosophe réalise l’ordre, la stabilité et la connaissance au prix du dépassement et, en réalité, de la négation de tout ce qui relève de la contingence (du devenir) et du particulier (posé dans sa singularité unique). C’est à cette condition qu’une telle vie accède à un bonheur que rien ne vient diminuer - une thèse qui sera radicalisée par la doctrine stoïcienne de l’identité de la vertu et du bonheur (qu’Aristote avait partiellement rejetée, introduisant la nécessité de certains biens « extérieurs » en vu du plein accomplissement de la vie bonne – au reste, ces biens ne sont pas seulement extérieurs : une trop grande disgrâce physique est aussi un obstacle).

Il ne serait guère difficile de montrer à quel point existe une continuité intentionnelle profonde entre les systèmes de pensée qui ont pour trait commun – de Platon à Bentham, en passant par Kant, pour une fois placé aux côtés de ce dernier, les Stoïciens et les disciples d’Epicure – de vouloir mettre les conduites humaines à l’abri de l’inquiétude de l’indétermination, de l’inconstance des désirs et de l’affectivité et, par conséquent, de la contingence. Ce trait leur donne une unité qui ne supprime nullement, bien évidemment, les différences profondes, parfois abyssales, qui les distinguent par ailleurs.

Il nous faudrait montrer en quelle manière l’éthique aristotélicienne des vertus se démarque profondément de cette intention et de cette finalité, ne serait-ce que parce que pour le Stagirite l’éthique ne saurait être une science ni une technique : elle traite, pour l’essentiel, de la manière d’agir comme il convient (avec sagesse, prudence, vertu précisément) en certaines circonstances données, alors que nous sommes en relation avec des individus particuliers (qui ne sont nullement interchangeables), la vertu s’inscrivant dans le tout unifié d’une existence particulière qui s’efforce à tout moment d’agir, non selon des principes fixés à l’avance, mais selon la lumière incertaine de la sagesse délibérative qui implique autant l’intelligence que les affects. De surcroît, si la vertu est une médiété, ainsi que le reconnaît Aristote, il n’y a pas de science qui nous ferait connaître la position mathématique de ce juste milieu qui est toujours mouvant et instable.

Mais nous passerons cette étape pour envisager les doctrines morales qui ont placé au coeur des motivations humaines au bien cette forme spécifiquement moderne de la contingence qu’est la vulnérabilité à l’autre (de Hutcheson, Rousseau à Lévinas).

III. Morale de la vulnérabilité

Pour comprendre en quelle manière cette vulnérabilité s’expérimente originairement, il convient de partir des deux sentiments naturels que Rousseau prête aux hommes non encore corrompus par les liens sociaux : l’amour de soi et la pitié.

L’amour impassible de soi selon Rousseau

S’il n’y a pas de sociabilité naturelle selon Rousseau, à la différence de l’affirmation d’Aristote selon laquelle l’homme est par nature un animal politique, un zoon politikon, - mais cela, la plupart des Grecs, à l’exception des Cyniques, le pensaient - c’est fondamentalement parce que l’homme n’est pas défini comme un « être-pour-autrui » : ni le besoin des autres ni la conscience de l’altérité ne sont immédiats. Ils se découvrent et « s’apparaissent » les uns aux autres au terme d’un processus temporel et psychologique qui se déploie progressivement au cours de l’enfance. Pour l’essentiel, l’homme naturel vit dans une identité à soi, aveugle et obscure sans doute, qui aurait parfaitement pu se suffire à elle-même, qui n’avait pas besoin d’être reconnue. Les formes de vie immédiates qui caractérisent l’homme naturel n’appelaient pas à la médiation de la reconnaissance dans le regard d’autrui, comme pour Hegel. Ou pour le dire autrement, l’homme naturel se suffit pleinement à lui-même, dans une espèce d’autarcie qui rappelle l’autarcie divine. Sans doute a-t-il besoin de se vêtir, de s’habiller, de se reproduire. Et il est mortel. Pour cette raison, il n’est pas Dieu. Pourtant, ce qu’il y a divin dans la condition naturelle de l’homme, c’est que, à l’instar de la divinité, il est mû par l’amour de soi et que l’amour de soi, à la différence précisément de l’amour-propre, est pleinement autosuffisant. L’être naturel s’éprouve dans la plénitude irrelative de son existence, jouissant du sentiment d’exister. Et cette jouissance est un comblement absolu, auquel comme tel rien ne manque. C’est la définition même du bonheur, telle que Rousseau en fait l’expérience dans la cinquième des Rêveries du promeneur solitaire.

Avant d’en venir à la question problématique du « passage » de l’état de nature à l’état de société, et la raison chez Rousseau qui l’explique, un parallèle s’impose avec la difficulté que pose à Malebranche la création du monde et l’existence du mal, qui tous deux oscillent entre nécessité et contingence.

L’aporie de la création chez Malebranche

La doctrine de Malebranche sur la nature et de la grâce s’ouvre d’abord sur une impasse : comment expliquer le fait de la création, alors que Dieu éternellement se suffit de l’amour infini qu’il se porte à lui-même, qu’il existe dans une pleine et parfaite autarcie, n’étant porté par aucun désir, ni aucune volonté à sortir hors de la plénitude de son être ? Avant même d’avoir à rendre compte de l’existence du mal, et par conséquent d’une création soumise à la mort et à la souffrance, d’une création semble-t-il imparfaite au point de nous faire douter de la bonté ou de la toute-puissance de Dieu, c’est d’abord cette première question qui se pose.

Selon Malebranche, ce n’est pas par amour pour sa créature, ni dans le but de nous communiquer la participation à sa gloire et la béatitude que Dieu a tiré le monde et l’homme du non-être. Pour le dire en bref, dans le système de Malebranche Dieu n’a aucun souci primordial du monde ; il n’a souci que de sa propre gloire (gloire essentielle), selon l’amour qu’il se porte à lui-même ; et cela non par choix délibéré, mais parce qu’il ne peut agir autrement que selon la nécessité de son être, ainsi qu’il convient à son inestimable et incomparable dignité : « La gloire qui revient à Dieu de son ouvrage ne lui est point essentielle » : elle est purement accidentelle. Dans la mesure où le monde est fini, contingent, créé, où, de surcroît, il n’y a aucune commune mesure entre la créature et le créateur, il n’y avait rien qui dût pousser, moins encore contraindre Dieu à sortir de l’amour qu’il se porte à lui-même et à créer le monde.

Il est notoire que Malebranche s’oppose vigoureusement à la conception cartésienne qui attribue l’acte créateur à une parfaite liberté d’indifférence. Pour l’auteur des lettres d’avril et mai 1630 (à Mersenne) et de la Réponse aux sixièmes objections, Dieu n’est déterminé par rien, par aucune nécessité, fût-elle immanente à son essence, à créer le monde, ni à le créer tel et tel qu’il est. Essences mathématiques et existences sont non moins contingentes du point de vue de la toute puissance de Dieu que le fait même de leur institution. Non seulement rien n’a contraint Dieu à créer l’être, mais il aurait aussi bien pu faire que 2 plus 2 n’égalassent pas 4 qu’il aurait pu vouloir qu’il y ait des montagnes sans vallées.

De pareils décrets, Malebranche ne veut à aucun prix. Rien d’inconditionné ni d’indéterminé, d’arbitraire ou de gratuit dans la volonté divine qui ne peut agir que selon les principes et les prescriptions de la Raison universelle, lesquels étant immuables et nécessaires s’imposent à l’homme tout aussi bien qu’à Dieu. Aussi, contre le cartésianisme, Malebranche est-il conduit à rapporter la création à des raisons, des motifs et des fins, tout en devant maintenir la liberté divine qui est un dogme de l’Eglise. Or ce sont là deux exigences théoriques qui obéissent à des logiques contraire. Car ou bien Dieu agit librement et alors la liberté divine, étant une absolue liberté d’indifférence, n’obéit à aucun motif (du moins invincible), ou bien Dieu, ne pouvant agir sans consulter sa sagesse, trouve-t-il en elle des raisons nécessaires de créer le monde, interdisant d’y voir le fruit d’un acte absolument libre. Ainsi que l’écrit Martial Guéroult à propos de la création : « … la difficulté réside précisément dans la rationalité que Malebranche prétend lui conserver, en dépit de sa contingence absolue qui semble l’exclure ». Le point important à retenir, c’est que la bonté de Dieu ne peut être la cause première de son ouverture au monde dans l’acte créateur. Non seulement parce que la bonté est une notion aux fortes connotations anthropocentrées – est bon qui l’est pour nous - mais parce qu’elle introduirait en Dieu l’élément d’une relation, d’une passivité, d’une sensibilité, d’une vulnérabilité qui serait contraire à son impassibilité, une faille incontrôlable – la faille, par exemple, de l’amour désintéressé, de l’agapé - à l’opposé de la nécessité (identifiée à la sagesse) qui détermine le principe rationnel de son agir.

Ce n’est pas le lieu d’expliquer ici comment Malebranche tente de résoudre l’aporie dans laquelle l’enferme l’attribut de l’impassibilité divine et comment celui-ci s’articule avec l’affirmation johannique que Dieu est amour. Au reste, c’est là une question théologique dont la complexité nous conduirait bien au-delà de notre propos. Par contre, il est particulièrement éclairant de faire le rapprochement avec l’impasse dans laquelle s’enferme Rousseau lorsqu’ il s’agit de penser la raison du passage entre état de nature (comme état de quasi-impassibilité divine) et l’état de société (comme état au contraire de dépendances réciproques). Loin que ce passage s’explique uniquement par le hasard ou la contingence des événements, il y a dans l’homme naturel un sentiment de pitié, de compassion ou de commisération, qui le rend vulnérable aux autres et qui l’empêche de se tenir uniquement dans l’autosuffisance de l’amour de soi.

Pitié et vulnérabilité

L’amour-propre est, on le sait, pour Rousseau, la source de tous les maux : la tendance proprement humaine à se comparer. Mais qu’en est-il de la pitié ? Celle-ci consiste à se mettre à la place de l’autre, à envisager ce qu’il souffre à partir de sa propre expérience de la souffrance. C’est là, explique-t-il, une disposition naturelle, qui précède toute réflexion, un « pur mouvement de la nature » que nous partageons avec les animaux. Le point à souligner, c’est qu’elle précède toute réflexion. Dans le même temps, Rousseau explique que la pitié nous place dans la position d’un « animal spectateur ». Or le spectateur n’est-il pas celui qui est à distance de ce qu’il se représente ? De sorte qu’il y a une contradiction à faire de la pitié un sentiment naturel, immédiat, qui « précède toute réflexion » et à la définir en même temps dans les termes de la représentation, comme un mouvement de l’imagination qui nous transporte hors de nous, ainsi qu’il l’écrit au livre IV de l’Emile. Parce qu’ainsi doit nécessairement être posée la distinction du sujet et de l’objet, ou, pour être plus exact, de moi et de l’autre. Sans doute conscience de la difficulté, Rousseau prend soin de préciser que la pitié naturelle est un sentiment « à la fois obscur et vif ». En tant qu’il est obscur, il lui manque précisément la claire conscience de la distinction des êtres, moi qui m’apitoie, l’être sur les souffrances desquelles je m’apitoie. Mais malgré tout, il y a déjà là l’amorce d’une expérience de l’altérité qui annonce déjà la possibilité de la comparaison envieuse et le développement ultérieur de l’amour-propre. Là où manque la comparaison il n’y a pas de pitié. Pour ressentir la douleur de l’autre, il faut pouvoir se comparer à lui. Dans l’Emile, Rousseau emploie explicitement ce verbe. Même si ce qui caractérise la pitié, c’est l’identification à autrui en raison d’un co-souffrir originaire, cette identification n’est pas aussi immédiate, immanente, qu’elle abolisse la conscience, même obscure, de la dualité, et donc de l’altérité. La pitié, pour emprunter les mots de Rousseau (que l’on retrouve chez Smith) est un transport hors de soi (par la vertu de l’imagination). Par conséquent, cette idée d’une autosuffisance autarcique de l’« homme naturel », cette idée que l’homme n’est pas originellement en relation avec autrui, Rousseau, en réalité, ne peut s’y tenir. En cela il témoigne qu’il est tout bonnement impossible de penser l’être humain en dehors des relations, seraient-elles sommaires et épisodiques, qu’il entretient avec les autres, même si pour lui, ces relations premières ne sont pas encore instituées dans des formes sociales ou pré-sociales. Avec l’introduction de la pitié, malgré tout, c’est le postulat de l’autosuffisance de l’être humain qui est défait. Est dès lors introduite une fracture dans l’en soi de l’existence naturelle du fait que ce qui arrive aux autres nous affecte originairement en raison même de notre sensibilité. Si la pitié n’est pas encore à proprement parler « morale », la conscience du bien et du mal s’enracine dans ce fond inamissible d’une affectivité qui est d’abord exposition de soi à l’autre. Et c’est encore cette fracture immanente à l’homme qui commande la manière dont Hutcheson s’y prend pour critiquer les moralistes français aussi bien que Hobbes, leur vision anthropologique pessimiste que l’on nomme aujourd’hui l’égoïsme psychologique. On n’aurait guère de mal à retrouver également cette tension duelle chez Adam Smith qui place aux côtés de l’intérêt-propre un autre sentiment naturel – préintentionnel et indélibéré - qui est celui de la sympathie. Pour tous donc, la relation à l’autre en tant qu’elle s’enracine dans une sensibilité originaire, encore infra morale, à ce qui lui advient, interdit de penser l’homme comme un moi autosuffisant centré sur soi (la notion même de moi aurait-elle un sens, ce que Hume conteste).

Nul plus que Lévinas n’a développé les ultimes conséquences éthiques de cette anthropologie de la vulnérabilité à l’autre qui fait voler en éclat ces morales de l’abri et de la sauvegarde, de l’être désengagé, que nous avons repérées depuis Platon jusqu’à Kant. La survenue intempestive du visage de l’autre en tant qu’elle exerce une sollicitation qui précède toute intentionnalité de la conscience est l’expérience de la contingence – le mot « an-archie » serait plus approprié - sous la forme la plus radicale qu’on puisse éprouver : celle d’un ébranlement et de l’exposition de l’être tout entier qui survient alors qu’il ne s’y attend pas, abolissant toute possibilité de repli, d’autosuffisance et d’autonomie. Avec l’incursion de l’Autre, ce sont les catégories ontologiques et éthiques du Même qui volent en poussière, à la faveur d’une incursion étrangère qui n’est ni recherchée ni voulue, mais à laquelle on ne saurait échapper, en raison de cette vulnérabilité à laquelle Lévinas, le premier, accorde une place centrale. Dans la mesure où la sensibilité n’est plus pensée comme une disposition originaire qui nous ouvre au phénomène, comme chez Kant, mais comme vulnérabilité au visage, c’est en direction de l’éthique qu’elle déploie ses modalités fondamentales (responsabilité, bonté, désintéressement radical, Oeuvre, défaite de l’ego et même du sujet, etc.), quoiqu’elles se radicalisent chez Lévinas (et plus encore chez ses épigones, tel Derrida) en des analyses d’un hyperbolisme discutable.

Ainsi sont portées, parfois jusqu’à l’extrême, les conséquences de cette éthique de l’exposition au monde et à autrui - de la contingence anarchique, telle que nous l’entendons – qui s’oppose, de fond en comble, aux éthiques de la sauvegarde (voire du salut) et de l’autonomie, aux éthiques déontologiques également (composées de devoirs et de principes non négociables) qui s’efforcent d’en réduire, autant que possible, la part d’indétermination, d’imprévisibilité, d’affectivité incontrôlable. Aurions-nous eu le temps, il eut fallu montrer en quelle manière la prise de conscience de la vulnérabilité humaine développe un ensemble ouvert d’obligations qui ne sont pas seulement éthiques, mais également sociales et politiques, en particulier en direction d’une conception de la justice – par exemple dans la théorie contemporaine des capacités (en particulier chez Martha Nussbaum et Amartya Sen) - qui prenne en compte la condition des plus démunis et des plus défavorisés, les laissés-pour-compte de la société dont l’existence n’est à l’avantage de personne.

M. T. Université de Reims

Bibliographie

Aristote, Ethique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris, Vrin.

Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs, trad. Victor Delbos, édition Delagrave, 1973.

Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, trad. K. Ferlov et J.-J. Gateau, coll. Idées, Paris, Gallimard, 1935.

Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Biblio essais, Le Livre de Poche.

Malebranche, Traité de la nature et de la grâce, in Oeuvres complètes, t. V, Paris, Vrin.

Nussbaum, The Fragility of Goodness. Luck and Ethics in Greek Tragedy and Philosophy, Cambridge University Press, 1986, 2e edit. revised, 2001.

Platon, Protagoras, éd. GF-Flammarion, 1993.

Platon, République, éd. GF-Flammarion, 2002.

Rousseau, Emile, coll. Folio, Gallimard, 1995.

Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Le Livre de poche, 1996.

Sophocle, Antigone, Paul Mazon, Classiques en poche, éd. Belles Lettres, 2002.

NOTES