Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Alain Caillé

Du don comme réponse à l’énigme du don
Débat autour de L’énigme du don de Maurice Godelier

Texte publié le 1er septembre 2009

Nous reprenons ici la recension critique faite par Alain Caillé lors de la parution de L’énigme du don de Maurice Godelier paru initialement dans la Revue de l’Homme, puis dans Don, intérêt et désintéressement (La Découverte/MAUSS). L’enjeu central du débat repose sur la question des sacra : les objets sacrés, les sacra, pour Godelier, ne sont pas du ressort du don puisque leur particularité est précisément de ne pas être échangés. Voilà qui semble court à deux égards : d’abord, il en va d’une conception du don qui semble se réduire à la réciprocité, à l’échange, ensuite, parce que cette perspective ne voit pas les cycles particuliers du don dans lesquels ces sacra s’inscrivent. C’est dans ce texte qu’Alain Caillé fait mention, pour la première fois, des trois axes du don vertical, transversal et horizontal, le propre de la religion étant de les articuler avec « l’invisible » de chaque société. Une critique à lire avec la recension de Le don du patrimoine de Jean Davallon. F. G.

Ce n’est pas aux lecteurs de L’Homme qu’il est nécessaire de rappeler l’importante position occupée en France depuis une trentaine d’années par Maurice Godelier au sein de l’ethnologie, et plus largement des sciences sociales. Il la doit à son souci de viser en permanence à l’élaboration d’une théorie anthropologique et sociologique générale qui ne perde de vue ni la réalité et les contraintes de l’ethnologie de terrain, ni les questions issues de la tradition psychanalytique. On sait également que c’est à l’intersection des pensées de Marx, Freud et Lévi Strauss, ses « trois maîtresses » en somme, qu’il a constamment cherché le lieu de cette synthèse. Aussi est il particulièrement significatif qu’avec L’énigme du don ce soit – retour à une quatrième source longtemps forclose – par une acceptation et une réévaluation du legs de Marcel Mauss qu’il nous livre son œuvre peut être la plus riche.

Des prestations totales non agonistiques

Venons en immédiatement à ce qui, selon nous, fait cette richesse et tient dans la relecture serrée, pertinente et constamment intéressante de l’Essai sur le don à laquelle procède M. Godelier dans la première partie de son livre, en s’appuyant en particulier sur l’ouvrage de Christopher Gregory, Gifts and Commodities (London New York, Academic Press, 1982) et sur celui d’Annette Weiner, Inalienable Possessions. The Paradox of Keeping while Giving (Berkeley, Univ. of California Press, 1992). Le point de départ de cette relecture, inspiré par un regard critique de l’ethnologue sur son propre parcours, qui est également celui de toute une génération, réside dans la conclusion que l’insistance de Claude Lévi-Strauss puis de Jacques Lacan sur le symbolique aux dépens de l’imaginaire, loin de permettre le dépassement des « erreurs » de Mauss annoncé par Lévi Strauss, a en fait interdit d’aller plus avant dans la voie si puissamment ouverte par l’Essai sur le don. Elle aurait en définitive abouti à retrancher du don sa dimension d’historicité et d’imaginaire, sa chair en quelque sorte, pour ne plus en retenir que ce qui se laisse réduire au squelette de l’échange et de la communication.

Retour à Mauss, donc. Mais un retour qui tient compte des acquis ultérieurs, à commencer par ceux de Lévi Strauss, bien sûr, et devrait permettre de résoudre effectivement l’« énigme du don ». Par quoi il faut entendre, si nous comprenons bien, à la fois la fameuse question de savoir pourquoi les dons font retour – cette question que ne suffit pas à épuiser l’évocation indigène du hau, de l’esprit de la chose donnée , et celle de savoir pourquoi, dans le régime des prestations totales, même remboursées, les dettes ne s’éteignent jamais : « pourquoi la dette engendrée par le don n’est pas annulée, effacée, par un contre don identique » (p. 61).

C’est ici, dans cette évocation du régime des « prestations totales », que réside ce qui constitue peut être l’apport principal de l’ouvrage. M. Godelier insiste de façon très éclairante sur le fait que dans son essai Mauss ne prétendait traiter que de ce qu’il appelait les prestations totales agonistiques, laissant ainsi de côté l’énorme domaine que recouvre le régime des prestations totales non agonistiques. Dont M. Godelier nous livre une sorte de type¬idéal particulièrement bien venu (p. 68) en remarquant que, dans cette sorte de don, la chose (ou la personne) donnée n’est pas aliénée puisque seul l’usage en est transféré et non la propriété ; que, de ce fait, le don crée une dette qui ne peut être annulée par un contre don équivalent, si bien que redonner n’est pas rendre mais donner à son tour ; que dons et contre¬-dons créent un état d’endettement et de dépendance mutuels qui a des avantages pour chacune des parties ; que le don ainsi conçu ne sert pas tant à faire circuler des biens qu’à créer et nourrir le rapport social lui même. Ainsi se trouve largement réglée la question soulevée, chacun à sa manière, tant par Alain Testart, dans Des dons et des dieux (Paris, Nathan, 1993) que par Pierre Lemonnier (étonnamment peu cité), dans Guerres et festins (Paris, Ed. de l’EHESS, 1990), du degré d’universalité du type de don agonistique analysé par Mauss. Il existe bien une certaine universalité du don, mais elle concerne les prestations totales non agonistiques plus que les prestations agonistiques, de type aristocratique, qui n’émergent que lorsque disparaît l’échange direct des femmes et que se creusent les hiérarchies (p. 202).

Pourquoi rendre si la restitution n’abolit pas la dette ? C’est dans la réponse à cette question que M. Godelier entend aller au-delà de Mauss en s’inspirant de l’insistance avec laquelle A. Weiner distingue biens inaliénables et biens aliénables (et également biens immeubles et biens meubles). Il est faux, affirme M. Godelier, en s’opposant tant à Mauss qu’à Lévi¬Strauss, que dans une société tout circule. Au contraire, c’est dans la possession de certains biens inaliénables, d’autant plus sacrés qu’ils le sont davantage, que s’affirme l’identité profonde des sujets, des clans ou des groupes dont ils constituent la substance. Sur l’importance de cette distinction dans les sociétés archaïques, sur la fascination exercée par les biens inaliénables, M. Godelier a de très belles pages. À les lire, il semble que la nécessité de rendre se comprenne bien si, à la suite de Marshall Sahlins, on observe que « le donateur originel ne cesse d’avoir des droits sur l’objet qu’il donne, quel que soit le nombre des personnes entre lesquels cet objet circule » (p. 75). Ce qui est aliéné, c’est l’usage mais pas la propriété, l’usus et le fructus mais non l’abusus, pourrait on préciser, si bien que le propriétaire « garde en même temps qu’il donne ». La réponse est éclairante, et a de surcroît le mérite de faire écho aux objections de Remo Guidieri (L’abondance des pauvres, Paris, Seuil, 1984) qui faisait remarquer que plutôt que de don, mieux vaudrait parler de prêt pour désigner les phénomènes observés dans l’Essai sur le don.

Mais c’est ici qu’un doute apparaît. D’une part on nous affirme que la distinction entre biens aliénables et biens inaliénables est capitale. De l’autre on nous dit que, s’il faut rendre, c’est parce qu’on n’est pas propriétaire de ce qu’on a reçu. Mais comment a t on pu recevoir des biens inaliénables s’ils le sont vraiment ? Manifestement, il manque ici au raisonnement un maillon. Que M. Godelier aurait mieux fait apparaître en suivant jusqu’au bout, et de façon plus explicite, A. Weiner (particulièrement intéressante sur ce point dans son article, « La richesse inaliénable », paru dans La Revue du MAUSS, 1988, 2, 4e trimestre) et en montrant, dans son sillage, que la relation entre aliénabilité et inaliénabilité n’est pas figée mais au contraire dialectique, puisque ce sont les biens en théorie inaliénables qui sont les plus précieux et les plus valorisés dès lors qu’ils entrent en fait dans le circuit des échanges cérémoniels. Le paradoxe selon lequel le donateur garde en donnant n’est compréhensible que si l’on observe qu’il découle d’un paradoxe préalable : c’est parce que les biens en principe inaliénables sont en effet les plus précieux et les plus désirables que ceux qui ne les possèdent pas, les aspirants donataires, les solliciteurs, n’ont de cesse de les faire mettre en circulation.

L’inaliénable et le sacré, limites instituantes du don ?

Si M. Godelier, sans l’ignorer, n’accorde pas assez d’attention à cette dialectique, c’est sans doute parce qu’il entend affirmer une opposition tranchée entre ce qui circule et ce qui ne circule pas en vue d’asseoir le reste de son propos. Projet ambitieux puisqu’il s’agit de rien moins, au fond, que de proposer une théorie sociologique générale fondée sur l’identification du sacré et du religieux au domaine des choses inaliénables et soustraites à la circulation. Échanges et dons, écrit il, « n’épuisent pas le fonctionnement d’une société » (p. 96, par exemple), car tout ne circule pas. Les limites du travail de Mauss tiendraient au fait « de ne pas avoir reconnu que pour qu’il y ait mouvement, échanges, il faut qu’il existe des choses soustraites à l’échange, des points fixes à partir desquels le reste, les hommes, les biens, les services, puisse tourner, circuler » (p. 232). Tel est le leitmotiv de la deuxième partie de l’ouvrage, qui entraîne moins l’assentiment que la première. Qu’une société ait besoin de « points fixes », comme l’écrit M. Godelier (p. 221, 232 et passim) en reprenant, apparemment sans le savoir, l’expression même des « économistes des conventions », que la société sauvage se structure dans la méconnaissance des pouvoirs instituants des hommes et dans la soumission à une « dette de sens », dans l’extériorisation de l’origine de la Loi, comme l’établissait le philosophe Marcel Gauchet dans son commentaire des travaux de Pierre Clastres il y a une vingtaine d’années, voilà qui est peu douteux. Mais qui n’épuise pas le débat théorique. Car, une fois constatée, cette extériorité de la Loi, du sacré ou des conventions reste tout entière à penser.

Pour ce faire, il existe dans les sciences sociales deux manières de procéder, également insatisfaisantes. Soit on la conceptualise sur un mode individualiste en posant la Loi comme le résultat des conventions passées plus ou moins consciemment par des sujets individuels préexistant, dans leur individualité, aux conventions qui vont les lier. Tel est le choix, notamment, des économistes. Soit on la considère, sur un mode holiste, comme toujours déjà là, existant de toute éternité. C’est cette dernière hypothèse que M. Godelier semble vouloir privilégier en insistant sur la réalité intangible du sacré et en invoquant, en plus de la célèbre triple obligation de donner, recevoir et rendre, une « quatrième obligation » (p. 22, 44), celle de donner aux dieux. Or cette quatrième obligation, dont M. Godelier entend apparemment attribuer l’invention à M. Mauss chez qui nous ne l’avons pour notre part point trouvée, n’est de toute évidence pas du même ordre que les trois premières, ni logiquement ni historiquement. Pour pouvoir donner aux dieux, pour leur sacrifier, encore faut il que le don existe et qu’on sache ce que donner, recevoir et rendre veulent dire. Loin que le religieux et le sacré – le don aux dieux puissent expliquer le don, c’est dans la réalité et la puissance multiforme du don qu’il faut rechercher les sources de la morale et de la religion [1].

Du don comme réponse aux énigmes

Car, à y regarder d’un peu près, on ne voit pas pourquoi il faudrait, comme nous y invite M. Godelier, restreindre aussi vite et fortement l’explication du social par le don (à condition toutefois de mieux le distinguer de l’échange que ne le font Lévi Strauss et Godelier lui¬même) en introduisant une opposition irréductible entre ce qui circule et ce qui ne circule pas, entre l’aliénable et l’inaliénable, ou entre ce qui est sacré et ce qui ne l’est pas. En plus des dons reçus des autres hommes, il y a aussi, nous dit il, les biens venus des dieux ou ceux transmis par les ancêtres. C’est dans ces deux dernières catégories que se recrutent les biens inaliénables. Mais on ne voit pas en quoi de telles distinctions remettent en cause la possibilité d’expliquer le rapport social par la circulation des dons. Au contraire. Plutôt que de durcir l’opposition entre aliénable et inaliénable, ne vaudrait il pas mieux poser qu’en plus des dons entre les vivants, à peu près contemporains les uns des autres, qu’on pourrait qualifier de dons horizontaux, il existe des dons transgénérationnels et des dons entre les vivants et les morts – qualifions les de dons transversaux – de même qu’il existe des dons – nommons les dons verticaux – aux non humains et à ces tout autres, supérieurs aux humains, que sont les divinités, génies et autres esprits ? Et bien sûr, chacun de ces dons obéit à une temporalité propre et se retrouve plus ou moins mobile ou immobile, aliénable ou inaliénable selon les circonstances. Bien sûr aussi, les modalités de leurs prestations varient considérablement selon que leurs destinataires sont vivants ou morts, humains ou non humains, animaux ou divins. Voilà ce qu’il est aisé d’admettre sans pour autant faire sortir dons verticaux et transversaux du registre du don.

L’enjeu est ici d’importance et il n’est pas sûr que M. Godelier en ait mesuré toute l’ampleur. Soit en effet on entreprend d’expliquer le don par autre chose que lui même : par les individus et les contrats qu’ils passent, ou bien, au contraire, par une Loi toujours déjà là, par la religion, le sacré et le sacrifice, et l’on retombera immanquablement dans les ornières croisées de l’individualisme ou du holisme. Soit l’on se met en quête d’une troisième voie méthodologique et théorique qui pose que les figures respectives de l’individu et de la totalité sociale étant aussi réifiées l’une que l’autre, il est impossible de les prendre comme points de départ. D’où partir alors, sinon de la relation elle même ? Mais non pas de la relation déjà instituée, ce qui nous ferait aussitôt revenir au holisme. De la relation in statu nascendi, ou en perpétuel et toujours précaire renouvellement. De la relation créée de façon paradoxale par le don à double face, où une face signifie l’alliance et la paix, l’autre le défi et la rivalité. C’est cette troisième voie théorique si mal comprise que Mauss a véritablement ouverte en prétendant non pas résoudre l’énigme du don mais en montrant comment le don constitue la seule réponse concevable aux énigmes et aux paradoxes sur lesquels repose l’existence des hommes en société, comment, en engageant les hommes à « se confier ou se défier totalement », seul il permet de surmonter la méfiance primordiale et originelle. Souhaiter résoudre mieux que lui, même si c’est en lui rendant hommage, l’« énigme du don », n’est-ce pas se tromper de tâche et, en rabattant le don sur des entités encore bien plus énigmatiques que lui – l’individu ou la totalité sociale, le contrat ou la loi religieuse , intervertir les rôles et poser comme devant être expliqué cela même par quoi au contraire il conviendrait d’expliquer ?

Il faudrait relever bien d’autres points. Par exemple la critique de la thèse du primat du symbolique affirmée par Lévi Strauss et Lacan et son renversement, suggéré par M. Godelier, en une affirmation du primat de l’imaginaire. Même favorable au principe de cette critique et à la perspective d’un tel renversement, on reste là sur sa faim tant le sujet est trop vite expédié. C’est du statut même de l’entreprise structuraliste qu’il s’agit en effet et il faudrait sur ce sujet plus de pages pour emporter pleinement la conviction. Au demeurant, ces catégories d’imaginaire et de symbolique sont elles si claires ? Les représentations des pouvoirs du sang dégagées par Françoise Héritier, par exemple, sont elles de l’ordre du « symbolique » ou de l’« imaginaire » ? De même, il conviendrait de s’interroger sur la part d’économisme et d’évolutionnisme qui demeurent implicitement présents dans l’ouvrage. Peut¬on, par exemple, laisser entendre qu’à partir d’un certain stade de l’évolution on commencerait à obtenir des épouses contre de la richesse, comme s’il s’agissait là d’une sorte d’achat ?

Mais il nous faut arrêter ce commentaire qui, en raison de la nature foisonnante, parfois trop, du livre, ne peut être que partiel. Et partial aussi sans doute. Son auteur ne peut en effet se défendre, c’est humain, du sentiment que certains pans du propos de M. Godelier auraient gagné à s’appuyer plus fermement et plus explicitement sur les travaux publiés, notamment ces dernières années, dans la Revue du MAUSS, qui sillonnent les mêmes terrains et soulèvent les mêmes questions en prétendant moins, il est vrai, expliquer le don qu’expliquer par le don. Même si, bien entendu, l’un ne va pas sans l’autre. Mais ne boudons pas notre plaisir. L’énigme du don fourmille de pistes de réflexion fécondes, ouvertes dans de multiples directions. Surtout, en reprenant les choses là où Mauss les avait laissées, sans négliger ce qui a suivi, en insistant sur des thèmes déjà présents chez lui mais insuffisamment explicités – l’opposition des biens aliénables et inaliénables, l’idée que la propriété du propriétaire initial ne s’abolit jamais , il permet de renouer brillamment avec certaines questions essentielles de l’anthropologie et des sciences sociales, trop oubliées depuis les années 60. Pour toutes ces raisons, il s’agit là d’un livre de tout premier plan. Et si nous en avons jugé certaines thèses discutables, espérons que le lecteur en aura conclu que c’est parce qu’il offre réellement matière à discuter.

NOTES

[1. On nous pardonnera de renvoyer ici au n° 5 de La Revue du MAUSS semestrielle, 1er sem. 1995 « A quoi bon se sacrifier ? Sacrifice, don et intérêt », La Découverte, Paris. Ce numéro tente d’établir qu’il faut penser le sacré, le religieux et le sacrifice à partir du don et non l’inverse comme on le fait le plus souvent, et comme Godelier le fait une fois encore.