Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

RDMP

De gauche ? Alain Caillé, Roger Sue (dir.)

Texte publié le 9 mai 2009

Fayard, 430 p., 22 euros.

Présentation de l’éditeur :

Mai 2007 : la gauche aurait dû gagner. La conjoncture s’y prêtait : croissance atone, chômage et sous-emploi, précarité et inégalités, insécurité sociale, morosité, immobilisme, sans compter l’usure du pouvoir à droite. Elle était donnée gagnante, elle a perdu. Au-delà des multiples raisons qui peuvent expliquer sa défaite, la gauche s’est enfin aperçue qu’elle avait cessé de penser depuis bien longtemps. À tel point que ce que signifie « être de gauche » pose de plus en plus question. Aujourd’hui, chacun en convient, il faut à nouveau labourer en profondeur et « revisiter les fondamentaux », réinterroger les paradigmes, faire retour sur le « logiciel » sans lequel il n’est pas de bon programme. Refaire de l’histoire, sans quoi l’on n’écrira pas de nouvelle histoire. Le projet de ce livre est de partir de notions et de thèmes essentiels, qui ont irrigué et porté la pensée et la culture de gauche - égalité, travail, croissance, richesse, démocratie, socialisme -, de les resituer dans le contexte social, économique et politique d’aujourd’hui, d’en proposer une conception renouvelée et d’esquisser des pistes de réflexion, voire d’utiles propositions pour l’avenir. En procédant à l’examen de ces différents thèmes, en interrogeant leur actualité et leur avenir possible, c’est aussi un diagnostic pluriel sur notre temps que nous livrent les auteurs ici réunis. Cet ouvrage aux multiples entrées, qui se répondent les unes aux autres, se prête aisément à une lecture vagabonde, au gré de l’envie du moment, au fil des préférences et des interrogations. Le temps de se forger sa propre opinion. À gauche ?

INTRODUCTION
A gauche le renouveau ?

MAI 2007. La gauche aurait dû gagner. La conjoncture s’y prêtait : croissance atone, chômage et sous-emploi, précarité et inégalités, insécurité sociale, morosité, immobilisme, sans compter l’usure du pouvoir à droite. Elle était donnée gagnante, elle a perdu. Au-delà des multiples raisons qui peuvent expliquer sa défaite, la gauche s’est enfin aperçue qu’elle avait cessé de penser depuis bien longtemps. Pour ceux qui ont encore en mémoire la vitalité et l’effervescence intellectuelles de l’après-congrès d’E´ pinay, qui ont conduit à une victoire historique, la comparaison est effectivement cruelle. L’habileté tactique, la présence médiatique, le travail d’opposition politique ou le simple jeu de l’alternance électorale ne peuvent être un viatique suffisant, ni assurer durablement la victoire à gauche.

La gauche est ainsi rappelée à la première des exigences qui s’imposent à elle en politique : être du côté du mouvement et du progrès face aux partis de l’ordre, de la conservation et de la gestion.
C’est là sa grandeur et sa fragilité. A` la différence de la droite, elle se doit de penser l’avenir, de prendre des risques, d’engager une dynamique culturelle, de gagner la bataille des idées, d’avoir un projet à la fois réaliste et ambitieux, de nourrir l’espoir et d’emporter l’adhésion « populaire », au sens large du mot. Cela
ne se fait pas en un jour, et les meilleurs sujets – démocratie participative ou développement durable – peuvent même se révéler contre-productifs s’ils ne sont pas suffisamment étayés et travaillés. A défaut, la droite peut prétendre incarner le mouvement sur un mode proprement « réactionnaire », en prenant la gauche à revers sur ses propres thèmes : le travail, le peuple, la cohésion sociale, la sécurité, la modernité. Tout en surfant sur l’inquiétude, l’angoisse et la peur du vide que la gauche n’a pas su combler.

Le prêt-à-penser marxiste, dans sa version politique tout au moins, qu’elle soit socialiste, communiste ou gauchiste, a fini de remplir ses bons offices, vidant peu à peu de son contenu la rhétorique des grandes valeurs de gauche – justice, démocratie, égalité, et jusqu’au socialisme –, renvoyant la gauche elle-même à une posture humanitaire en faveur des droits de l’homme. Loin du renouvellement de la culture et du discours « à gauche » que l’on est en droit d’attendre. Pour sa défense, la gauche politique s’est trop facilement défaussée sur le supposé vide intellectuel et sur la fin des grands maîtres à penser qui lui valaient crédit par leur aura dans l’opinion et les médias. Des intellectuels, elle a surtout retenu les médiatiques, ignorant le travail silencieux de recomposition de la pensée qui était à l’oeuvre. Pour qui veut bien se donner la peine de chercher ailleurs qu’à la télévision, il est clair que ce n’est pas le vide intellectuel qui menace, plutôt le trop-plein. De la société de la connaissance et du « capitalisme cognitif » à la nécessaire recomposition du travail, de la croissance quantitative aux nouvelles mesures de la richesse, du déplacement de la question sociale vers le centre de l’économie à la régénération du lien social et à la montée en puissance des associations, des ONG et de l’associationnisme en général, de la société civile organisée aux nouvelles formes d’expression démocratique, pour ne prendre que ces exemples, de nouvelles pensées sont en train d’éclore, de nouvelles pages en train de s’écrire. C’est le devoir de la gauche politique que de puiser dans ce réservoir et de renouer un lien organique avec le monde intellectuel. Non pas pour mettre au point quelques recettes emblématiques le temps d’une campagne électorale, mais comme mode de fonctionnement normal et régulier de l’attitude et de la culture de gauche, sans a priori, sans craindre d’aborder les questions de fond, sans redouter une impopularité temporaire si l’on estime toucher à l’essentiel. Il vaut parfois
mieux perdre sur des idées qui engagent l’avenir et l’identité de la gauche que de gagner en leur absence.

Aujourd’hui, chacun en convient, il faut à nouveau labourer en profondeur et « revisiter les fondamentaux », réinterroger les paradigmes, faire retour sur le « logiciel » sans lequel il n’est pas de bon programme. Refaire de l’histoire, sans quoi l’on n’écrira pas de nouvelle histoire. La gauche ne commence pas avec le marxisme, qui a tendance à en occulter l’histoire, tout comme Marx lui-même, la renvoyant au rayon des poisons et délices de l’utopie. Pourtant, sans idéaliser les Lumières, qui peut croire que la gauche n’a vraiment plus rien à apprendre ni à méditer de la leçon de Condorcet sur la citoyenneté comme éducation permanente et populaire, ou de celle de Rousseau sur le sens profond de la démocratie et du pacte social ? Comment négliger ceux de 1848 qui, avec Pierre Leroux, signent l’acte de naissance du mot « socialisme », au nom d’une culture fondamentalement associationniste aussi bien sur le plan économique ou social que politique, à bonne distance du collectivisme ou de l’individualisme utilitariste ? Comment ignorer leur actualité ?

Le projet n’est évidemment pas de revisiter ici ce patrimoine commun. Il s’agit plutôt de partir de thèmes et de notions essentiels qui, à un moment ou à un autre, ont irrigué et porté la pensée et la culture de gauche, d’en retracer l’histoire pour mieux la reconstruire dans le contexte social, économique et politique d’aujourd’hui, pour tenter d’en proposer un nouveau modèle, une conception renouvelée. Pari ambitieux et nécessairement lacunaire, mais qui a rencontré l’enthousiasme de ceux à qui nous l’avons proposé, confortant notre démarche.

Ce pari doit aussi s’entendre dans un mouvement plus vaste, celui de la mise en scène des sciences humaines et sociales, indispensables pour saisir chaque notion dans sa dynamique passée et présente, le plus rigoureusement et objectivement possible. De le faire sur un mode aussi pédagogique que possible, car ce discours, dans sa diversité et sa variété, essentiel au regard des futures
échéances politiques, reste largement méconnu du public, y compris du public averti. De ne pas en gommer la dimension politique au sens large, voire engagée, dans la mesure où la culture de gauche, à l’instar de la culture de droite, fait partie d’un patrimoine commun, parce qu’elle est vitale pour le débat démocratique
dans son ensemble et indispensable pour le renouvellement de la pensée politique générale, dans un cadre aussi bien national qu’européen.

Que tous les auteurs soient ici chaleureusement remerciés pour leur contribution à ce premier travail, qui ne devrait pas rester sans suite. Chacun(e) d’entre eux est connu(e) et reconnu(e) pour son incontestable compétence et la grande pertinence de ses analyses sur la notion qu’il traite, pour son indépendance d’esprit, par-delà les préférences personnelles diverses qui sont ici représentées.
Pour chacune des notions, le lecteur retrouvera une grille de lecture identique, comprenant systématiquement son fondement historique, son actualisation sociopolitique et des pistes de réflexion, voire d’utiles propositions pour l’avenir. Ce livre aux multiples entrées, qui se répondent les unes aux autres, se prête aisément à une lecture vagabonde, au gré de l’envie du moment, au fil des préférences et des interrogations. Le temps de forger sa propre opinion. A
gauche ?

Alain Caillé et Roger Sue.

LISTE DES NOTIONS

ASSOCIATIONNISME, Philippe Chanial
ASSOCIATIONS, Jean-Pierre Worms
CAPITALISME COGNITIF, Yann Moulier Boutang
CAPITALISME ET ECONOMIE DE MARCHE, Guillaume Duval
CAPITALISME FINANCIER, Guillaume Duval
CLASSES SOCIALES, Pascal Combemale
CROISSANCE, Jean Gadrey
DEMOCRATIE, Jean-Pierre Worms
DROITS DE L’HOMME, Justine Lacroix
EDUCATION, Claude Lelièvre
EGALITE, Bernard Perret
ENVIRONNEMENT, Geneviève Azam
ETAT, Bernard Perret
FAMILLE, Irène Théry
GENRE, Irène Théry
IMPERIALISME, Thomas Coutrot
INDIVIDUALISME, Philippe Corcuff
LIBERALISME, Serge Audier
MARXISME, Christian Laval
MIGRATIONS, Catherine Wihtol de Wenden
NATION, Dominique Schnapper
PARTIS POLITIQUES, Gérard Grunberg
PROGRES, Jacques Testart
RECONNAISSANCE, Francesco Fistetti
RE PUBLICANISME, Serge Audier
RICHESSE, Jean Gadrey
SOCIALISME, Philippe Chanial
SOLIDARITE, Jean-Louis Laville
SPIRITUALITE, Jean-Baptiste de Foucauld
SYNDICATS, Guy Groux
TRAVAIL, Dominique Méda


Dans la presse

Nous remercions Lin GUILLOU de nous avoir autorisés à reproduire cet article. SD

De l’association
La chronique de Cynthia Fleury

L’agenda présidentiel est déjà préempté à droite, 2012 Sarkozy, 2017 Copé… Certes, en deçà des faits, l’histoire elle-même reste têtue et donc rien n’est préempté, et encore moins joué… Mais tout de même, l’absence de leader clair à gauche préoccupe, de même l’absence d’union claire de la gauche. Avouez que François Bayrou - qui vient de faire paraître Abus de pouvoir, dénonçant les conflits d’intérêts au pouvoir, leur parodie mafieuse, leur idéologie clanique - comme seul opposant viable de la majorité, cela vire au déni de démocratie, sans parler au grotesque. Non que l’homme soit inepte, mais on a connu discours de gauche plus consolidé.

Consolidation oblige, l’ouvrage dirigé par Alain Caillé et Roger Sue, De gauche ? (Fayard, 2009), dresse l’inventaire de quelques notions patrimoniales. L’objectif : refonder le logiciel de gauche, réinterroger ses paradigmes, tout en l’inscrivant dans un « mouvement plus vaste, celui de la mise en scène des sciences humaines et sociales, indispensables pour saisir chaque notion dans sa dynamique passée et présente ». D’Associationnisme à Travail. Des notions, bien sûr, dont la gauche n’a pas le monopole. Et avec lesquelles elle entretient parfois un rapport - plus ou moins durablement - ambivalent. Prenons le cas de l’association. Comme le souligne John Dewey, « le mouvement historique qui a donné naissance aux démocraties modernes ne peut s’analyser seulement comme un mouvement vers l’individualisme, il est tout autant, et peut-être davantage, un mouvement vers l’association ».

Tocqueville le confirme d’ailleurs, même s’il existe au départ un « paradoxe de l’associationnisme révolutionnaire ». Alors que la Révolution, écrit Philippe Chanial, s’est développée, éduquée et gouvernée au moyen d’associations, elle s’achève en les écartant de l’espace public. « L’interdiction inaugurale des associations professionnelles par la loi « terrible » (Jaurès), la loi Le Chapelier (1791), a joué un rôle fondamental dans l’essor de l’associationnisme au XIXe siècle. En effet, c’est dans ce contexte général de proscription et de répression, malgré des périodes plus tolérantes, que le mouvement ouvrier et socialiste naissant devient le laboratoire des formes associatives. Contraint d’inventer des formes collectives que l’individualisme révolutionnaire lui avait refusées (…), il cherche, tant empiriquement qu’idéologiquement, une voie alternative. Il la trouvera dans l’association. Et, par elle, il découvrira le remède à cette question que la révolution avait laissée sans réponse : la question sociale. » Plus tard, et plus fortement encore, comme le montrera Fournière, « le principe d’association déployé comme autogouvernement des citoyens associés constitue en fait le seul moyen de réaliser conjointement le socialisme et la démocratie (…). Cette politique associationniste, indissociable de son anthropologie philosophique de l’individualisme social, le conduit ainsi à défendre un nouveau mode d’être ensemble - le fédéralisme social -, dans lequel État, partis politiques et marché seraient appelés, à terme, à se dissoudre dans l’association, à se fondre dans cet « interfonctionnariat de tous vis-à-vis de tous », où chaque individu se verrait promu « serviteur du public ». »

Aujourd’hui, le constat d’un ordre social défaillant conduit à un même état de « désassociation », « dont le symptôme principal est le développement de la concurrence économique »… alors même qu’au sein de la mondialisation nul doute que l’association soit le lieu d’une souveraineté partagée, réinvestie et relocalisée. Pour preuve, la vitalité de la vie associative française : 70 000 créations par an, plus de 15 millions de bénévoles, dont près de 2 millions de responsables, 1 700 000 emplois, 60 milliards d’euros de budget cumulé. Si bien que seule aujourd’hui la croissance parallèle et solidaire de l’État et des associations semble susceptible de donner une suite à la notion d’État-providence (même si, pour certains, l’État-survivance ou « rarescence » est définitivement acté). Jean-Pierre Worms propose alors de formaliser davantage cette mutation des rapports entre associations et pouvoirs publics : 1) En développant « l’application du principe des chartes d’engagements réciproques entre les pouvoirs publics et les associations, sur le modèle de celle signée le 1er juillet 2001. 2) En organisant, au début de chaque mandature, des états généraux de la vie associative et citoyenne, qui feraient l’objet d’une préparation décentralisée. 3) En créant une obligation de débat public avant tout dépôt de projet de loi impliquant une transformation sociale importante, etc. De l’association ou d’un génie propre de la gauche… à quand ?

Notre source. La chronique de Cynthia Fleury

NOTES