Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

RDMP

Groupe Polanyi. La multifonctionnalité de l’agriculture
Une dialectique entre marché et identité

Texte publié le 4 février 2009

Présentation résumée de l’éditeur

Cet ouvrage présente et analyse les fondements juridiques, économiques et sociologiques de la multifonctionnalité agricole. Après avoir resitué celle-ci dans une perspective historique – naissance des politiques interventionnistes en Europe (Allemagne, France, Royaume-Uni), développement de cultures de rente contre les cultures vivrières dans les zones africaines (Sénégal), sudaméricaines (Brésil) ou océaniennes (Mayotte, Nouvelle Calédonie) – les auteurs s’interrogent sur le débat international et les transformations en cours (sécurité alimentaire, aménagement rural, environnement…). Ils en situent l’enjeu théorique et pratique dans la dialectique qu’ils observent entre activités marchandes et non-marchandes.

La recherche, dont le résultat est présenté ici, montre que l’on est en présence de deux processus, l’un de marchandisation, l’autre d’identification, chacun étant condition et limite de l’autre. Le premier,
par l’extension de la concurrence marchande, s’accompagne d’anonymisation des relations, de délocalisation des productions et des hommes, et de crises alimentaires, ainsi qu’on le voit massivement aujourd’hui. Le second est fondé sur une activité de conservation ou de restauration d’identité : il permet aux groupes concernés de sauvegarder autant que possible leur sécurité et leurs spécificités alimentaires et culturelles, leur ancrage territorial et environnemental, comme l’illustrent la dimension identitaire de la Pac en Europe ou les différentes formes de résistance et d’innovation dans les zones tropicales enquêtées. Les études de cas montrent qu’il faut abandonner la vision d’un mouvement unilatéral vers une société de marché – voie dans laquelle les pays dits développés seraient les plus avancés – et que l’on est en présence d’un double mouvement, complémentaire et contradictoire, vers le marché et vers l’identité.

Le présent ouvrage propose une synthèse de ces travaux à un public d’étudiants, d’enseignants et de chercheurs ainsi qu’à des responsables administratifs et professionnels du monde agricole et agroalimentaire. Plus largement, il s’adresse à ceux qui se préoccupent du rapport conflictuel entre le développement du marché et la sauvegarde des identités économiques et sociales dans le monde actuel.

Eléments de conclusion de l’ouvrage

Les auteurs ont fait le choix de centrer leur réflexion sur la multifonctionnalité de l’agriculture sur l’articulation entre les fonctions marchandes et non marchandes de l’activité agricole. Plutôt que de renvoyer à une liste de fonctions disjointes cantonnant de fait les dimensions non marchandes de l’activité agricole à un à-côté ou à un palliatif des dimensions marchandes.

Les études de cas réalisées conduisent à un double constat. Le premier est qu’au niveau des individus et des groupes socio-économiques, le « marchand » et le « non marchand » s’intègrent selon un processus dialectique et interactif dont la permanence tend à questionner les paradigmes généralement utilisés pour analyser et rendre compte des échanges économiques. Le second, est qu’au niveau collectif et territorial, le changement de paradigme se traduit par la nécessité de repenser à la fois les procédures d’élaboration de politiques publiques et leur contenu.

(…) L’échange marchand implique une dépersonnalisation et tend à s’opérer dans l’anonymat. L’individu devient alors un acheteur ou un vendeur idéal-typique, mu par des objectifs de maximisation de son utilité. La monnaie - même si elle participe souvent à des relations régies par des règles non marchandes (cf. infra) - est nécessaire à l’expansion de la sphère marchande et constitue en cela l’instrument par excellence de ce processus d’abstraction. Il convient de souligner que le marché, comme modèle théorique, doit être distingué de la façon dont il est mis en œuvre et ses impacts. Le processus d’abstraction marchande est la traduction concrète de modalités opératoires effectuées au nom d’une représentation du marché, comme l’a si bien montré Polanyi.

A l’inverse, le processus d’identification économique et sociale repose sur l’inscription des individus dans des réseaux de relations sociales à travers des pratiques d’échanges fondées sur des principes de réciprocité et de redistribution. Il renvoie à la définition du sujet comme élément appartenant à une communauté dont la cohésion repose sur un ensemble de règles, de normes et de valeurs définies collectivement, lesquelles sont elles-mêmes en perpétuelle évolution en raison de la nécessaire adaptation du collectif à son environnement. C’est le sentiment d’appartenance à ce collectif et l’acceptation de ses règles de fonctionnement qui fondent le processus d’identification économique et sociale : le sujet relève d’un groupe dans lequel chacun a une place et un rôle définis.

Ainsi, les deux processus d’abstraction marchande et d’identification économique et sociale sont, dans la réalité, synchrones, interdépendants et dialectiques. Ils se composent mutuellement en donnant lieu à des phénomènes d’hybridation dialectique.

(…) Les relations s’hybrident dans un rapport complexe fait de tensions et de complémentarités.
Les tensions s’expriment souvent au niveau de la gestion collective des ressources productives, de leur utilisation identitaire et de leur contrôle individuel et marchand. C’est le cas de l’eau au Brésil, ou encore du foncier à Mayotte ou en Nouvelle Calédonie. Elles s’expriment également fréquemment entre travail domestique et travail rémunéré. De même, on observe que tout en apportant des éléments de solution d’ordre technique, les nouvelles formes d’organisation (associations, coopératives), construites à partir des principes de la concurrence et de l’échange marchand créent souvent de nouveaux problèmes dans la mesure où elles ignorent ou ne respectent pas les règles de réciprocité. Le changement de système d’organisation conduit à une confusion en termes de valeurs. Les tensions se manifestent également dans l’allocation du temps entre travail salarié hors exploitation et activité agricole au sein de celle-ci.

A l’inverse, les complémentarités sont très présentes. En Europe il est clair que l’agriculture marchande ne pourrait subsister dans son importance numérique et son extension si les mêmes agriculteurs ne bénéficiaient de l’appoint substantiel des primes et aides non-marchandes destinées précisément à les maintenir dans une certaine identité. Cette complémentarité est d’ailleurs la source de vigoureux reproches à l’égard de l’Union européenne de la part de L’OMC. On peut aussi la voir apparaitre quand des organisations revendiquent des moyens pour une meilleure production et une insertion plus satisfaisante au marché tout en s’appuyant sur les formes pré existantes de contrôle social. (…)

Le paradigme mobilisé au cours de cette recherche lie les deux dimensions d’abstraction marchande et d’identification économique et sociale dans une relation dialectique qui permet d’analyser l’action normative des politiques publiques selon le même processus que le développement de l’échange marchand. Au lieu d’une segmentation des politiques publiques, l’une visant à améliorer l’efficacité du marché, l’autre à recréer les liens sociaux détruits par le marché, notre recherche conduit à proposer des politiques intégrées prenant en compte à la fois chacun des deux pôles de ce processus dialectique. Cette refondation proposée est profonde car la question n’est pas simplement d’améliorer le contenu des politiques segmentées en prenant mieux en compte telle ou telle défaillance du marché, ou de proposer des politiques de développement rural toujours plus sophistiquées, censées atténuer ou compenser les conséquences déstructurantes d’une extension croissante des règles marchandes. Il s’agit en fait d’appréhender l’activité agricole comme une activité économique globale et tenir compte de ses dimensions marchandes et non marchandes.

(…) Les résultats de la recherche relativisent également le débat sur la nécessité de distinguer les soutiens à l’agriculture, selon qu’ils seraient couplés ou non à la production. L’idée portée par les promoteurs du découplage est que celui-ci permet de rémunérer les fonctions non marchandes de l’agriculture tout en assurant une concurrence libre et non faussée. Or, toutes les enquêtes que nous avons faites dans les pays de l’Union européenne auprès des agriculteurs ayant bénéficié des programmes financés au titre du Règlement de Développement Rural montrent que ces programmes ont souvent permis la survie de leur exploitation, et donc de les maintenir comme offreurs de produits agricoles. C’est le cas des producteurs bovins allaitants bourguignons qui ont pu bénéficier des CTE pendant la crise de la viande bovine du début des années 2000, ce qui leur a fourni un complément de revenu permettant à certains d’entre eux d’éviter leur cessation d’activité.

(…) Les politiques intégrées qui sont à rechercher doivent agir sur les causes et non les effets : elles doivent favoriser la recomposition des relations sociales que le développement du marché tend à détruire. Au niveau planétaire, le défi majeur est d’abord celui de l’alimentation des 840 millions d’êtres humains qui souffrent de sous alimentation chronique. S’enfermer dans le paradigme de l’économie de marché revient à tomber sous le coup des critiques de Georgescu-Roegen (1995) sur l’espérance irrationnelle que la productivité marchande de chacun lui permettra de gagner les moyens de vivre, ou de Polanyi qui souligne que dépendre du marché d’échange consiste à mettre la survie des populations à la merci des crises de ce marché. Les modèles de développement à promouvoir nécessitent de reconnaître la souveraineté alimentaire, c’est à dire le droit des peuples à se nourrir eux-mêmes. La souveraineté alimentaire, au contraire de la sécurité alimentaire, est incompatible avec une dérégulation totale des échanges agricoles. Dans les pays du sud, le poids et le rôle de l’agriculture familiale est considérable, non seulement parce qu’elle concentre une partie importante de la population mais aussi parce qu’elle fournit l’essentiel de l’approvisionnement alimentaire. La dérégulation inconsidérée des échanges agricoles au nom de l’accroissement d’un bien-être global - réduit à une différence théorique entre les prix des produits agricoles à la production et à la consommation considérée en dehors de tout jeu d’alliances et de concentration de marché - remet en cause le droit à la vie de la population agricole des pays du sud. La défense de l’exploitation familiale paysanne est un objectif de politique agricole que promeuvent les organisations paysannes des pays du sud. Elle est l’élément à partir duquel se construisent les réseaux de solidarité. Si l’exploitation familiale n’est pas préservée, c’est tout l’édifice fragile des relations sociales qui s’écroule et la survie même des sociétés agraires est menacée.

(…) La notion de multifonctionnalité agricole inclut bien (..) que ce sont les mêmes agriculteurs qui produisent à la fois des biens marchands et des biens non-marchands, et que pour cela, ils s’inscrivent dans des rapports marchands, ou ils peuvent être considérés dans leur individualité, et dans des rapports d’identification, où ils existent en tant que membres solidaires d’un groupe. Une politique orientée vers l’agriculture doit-être en mesure de se centrer sur cet aspect, c’est-à-dire s’adresser à cette entité, l’exploitation-famille, et viser à promouvoir et encadrer le mouvement conflictuel qui l’anime, prise entre ses deux pôles de marchandisation et d’identification.

Auteurs

Le Groupe Polanyi, qui a mené cette recherche, s’est constitué en référence à Karl Polanyi et à sa démarche pionnière pour penser l’interdépendance conflictuelle entre la dynamique de marché et les solidarités politiques et sociales. Il a réuni des spécialistes des questions de développement rural : anthropologues, économistes, juristes, sociologues du Cirad (P. Bonnal, P. M. Bosc, P. Burnod, M. Djama, B. Losch, M. R. Mercoiret, E. Sabourin, J.M. Sourisseau), du CNRS (L Bodiguel), de l’Enesad (J.P. Boinon), de l’Inra (D. Barthélémy, I. Doussan) ou de l’université (M. Nieddu).

Catalogue et commande en ligne sur www.quae.com
2008, 360 pages, 16 x 24 cm
Edition : Quae
Collection : Synthèses
ISBN : 978-2-7592-0115-0
Réf : 02089
Prix TTC : 41 €

NOTES