Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Yves Jeanneret

La prétention sémiotique dans la communication
Du stigmate au paradoxe

Texte publié le 6 novembre 2008

Jeanneret Yves, « La prétention sémiotique dans la communication : Du stigmate au paradoxe », Semen, n°23, 2007. p.79-92.

La sémiotique et la communication se rencontrent-elles ?
Notons d’emblée qu’on ne peut mettre en parallèle deux termes qui n’occupent pas, dans la géographie des disciplines, une place analogue. Si les sciences de l’information et de la communication [1] sont devenues une discipline (en France), la sémiotique est souvent considérée comme une province des sciences du langage. Toutefois, les Sic ont été reconnues comme champ de pratiques avant de demander à l’être comme objet de connaissance. C’est pourquoi, dans les identités publiques – médias, édition, entreprise – le sémioticien évoque plus facilement une compétence définie, le chercheur en communication se voyant souvent renommer, le plus souvent « sociologue ». Je me permets de schématiser cette dissymétrie [2] :

Prendre acte d’une topologie imaginaire ne signifie pas y souscrire. On peut même penser que ces projets, séparés dans leur histoire, sont réunis par leur enjeu : ce qui signifie, comme on voudra, qu’on ne peut faire de bonne sémiotique sans se faire théoricien de la communication ou que les sciences de la communication dignes de ce nom sont sémiotiques. Propositions qu’on ne m’accordera pas volontiers, ni d’un côté, ni de l’autre. J’essaierai seulement ici de prendre au sérieux cette dissymétrie en la faisant travailler.

Sémiotique et communication se rencontrent donc dans certaines conditions, liées à une histoire complexe. Au fil de la récriture des corps théoriques, ces deux construits ont acquis la qualité d’entités qu’on peut relier ou opposer. Mais derrière un tel décalage se cache un débat invisible mais inévitable, sur ce que nous pouvons connaître des pratiques signifiantes. Forçons le trait. D’un côté, les Sic, qui entendent faire du processus de communication, dans toute sa concrétude, un objet de connaissance mettent en question, explicitement ou implicitement, le statut de l’analyse sémiotique. De l’autre, la sémiotique, déterminée dans son histoire par la déontologie du discours linguistique, s’étonne des libertés que les chercheurs en communication prennent avec ce qui semble à beaucoup le canon de la rigueur scientifique.

Cette situation, génératrice de polémiques, peut être aussi regardée comme une chance pour un débat théorique nécessaire. En effet, dans l’interstice entre les deux communautés se cache une question épistémologique essentielle, que le plein triomphe de l’une des deux aurait sans doute étouffée. Cette question concerne tout à la fois la sémiotique, la communication et les sciences humaines en général : c’est celle du type de prétention que peut émettre le chercheur à connaître quelque chose des pratiques signifiantes des hommes ordinaires.

La sémio , tritagoniste des théories de la com

On sait que la constitution des disciplines repose sur l’activité discrète que réalisent ceux qui rassemblent, réinterprètent et réécrivent les écrits épars pour en faire un corpus organisé. Qu’elles vivent du résumé, du traité, du manuel [Jacob, 1996]. Les Sic se sont construites autour d’une conception de leurs origines théoriques qui joue un rôle majeur dans leur revendication identitaire. Or cette généalogie place la sémiologie et la sémiotique dans une perspective très particulière.

Il est généralement admis que les littéraires ont nourri le courant sémiologique de la discipline Sic [Tétu, 2002] [3]. Mais, à la lecture des principaux manuels de « théories de la communication », cette sémiologie paraît ne jouer aucun rôle intellectuel. La conviction s’est imposée que les sciences de la communication étaient nées au milieu du vingtième siècle, dans la confrontation entre théoriciens de la domination médiatique et sociologues de l’usage. On pourrait imaginer de tout autres généalogies, qui, partant d’autres lieux et d’autres temps, par exemple la rhétorique grecque ou le projet encyclopédiste, donneraient une place beaucoup plus déterminante à la question des signes et du sens. Malgré l’effort mené par Daniel Bougnoux pour proposer une approche diversifiée des conceptions de la communication [Bougnoux, 1993], une séquence narrative s’est imposée : après les théories de la domination et des effets massifs des médias, les chercheurs ont regardé ce que font les gens et découvert la liberté du « récepteur », et depuis, des sciences matures recherchent un équilibre entre pouvoir des médias et usage des publics.

Ce parcours, qu’on reconnaît dans nombre de manuels, soumet la sémiologie à une histoire qui la dépasse : celle de la controverse entre domination et liberté en sciences politiques. Dans cette scénographie dominée deux grandes figures, école de Francfort et sociologie de l’opinion publique, le sémiologue est le tritagoniste. Le travail sémiotique, souvent réduit au structuralisme linguistique [Boutaud, 2004] devient une variante de la surestimation des pouvoirs médiatiques. D’où une étrange chronologie. Saussure y devient le neveu des sociologues politiques des années quarante, à travers lesquels il est lu, mais doit laisser la place à Peirce, pour la raison que ce dernier est dans le camp du « récepteur ». Même s’il est sens dessus dessous, le récit est parfaitement en place.

Cette surdétermination du théorique par le narratif a de lourdes conséquences. Elle donne une place circonscrite à la sémiologie, en tant que « moment » structuraliste des théories de la communication et masque la complexité des réflexions sémiotiques de ces dernières décennies. Mais surtout, elle aborde le travail sémiologique lui-même à partir d’une problématique binaire, faisant du lecteur des textes médiatiques, soit un esclave, soit un rebelle : le rapport de sens tend alors à se replier sur un rapport de force. Rien ne l’exprime mieux que le choix emblématique fait par les sociologues de la communication de l’un des articles écrits par Stuart Hall, théoricien des études culturelles anglaises, traduit et publié dans la revue Réseaux. Cet article, intitulé « Encoding/decoding » [Hall, 1994] envisage la sémiose comme la gestion, soumise, conflictuelle ou négociée d’un rapport de pouvoir.

Ce jeu d’équivalences (médiacentrisme = sémiotique = structuralisme linguistique) a aussi pour effet d’effacer la question sémiotique dans sa teneur propre, au bénéfice du couple oppositionnel société/langue. Beaucoup de chercheurs ont rêvé d’une continuité méthodologique entre pratiques langagières et pratiques sociales. Il s’agissait, sur le plan méthodologique, de cumuler deux observables, celui des discours et celui des pratiques et, sur le plan disciplinaire, d’ajuster deux canons : linguistique de corpus, d’un côté, sociologie de terrain, de l’autre. L’enjeu est réel, mais sa mise en œuvre est redoutablement complexe. En effet, cette solution méthodologique pose deux problèmes majeurs : elle privilégie le texte verbal, qui offre l’occasion de quantifier les marques, ce qui suppose que l’essentiel de la communication y est contenu ; elle escamote l’épaisseur des dispositifs de médiatisation, puisqu’elle recherche un lien direct entre les logiques sociales et les traces discursives. Deux partis pris auxquels la réflexion sémiotique ne peut pas souscrire aisément.

Enfin, dans une discipline qui s’est définie elle-même comme « interdiscipline », il était à craindre que la « sémio » soit conçue comme la pièce d’un assemblage, susceptible d’apporter à la recherche la précision d’une technique. Le cas typique est celui de thèses entièrement consacrées à une analyse de tactiques d’acteurs – donc reposant dans leur essence sur un modèle non sémiotique de l’action – où l’analyse de tel ou tel objet (une affiche, un tract, un dépliant) vient confirmer ce raisonnement. On peut en Sic mobiliser une analyse sémiotique au bénéfice d’une vision du social où le sens ne joue pas de rôle déterminant.

Il faut ici faire intervenir un autre type de récriture, celui qui s’est réalisé à partir du moment où la sémiotique est devenue une méthode professionnellement labellisée. Dans les années soixante-dix, la sémiotique s’est individualisée en tant que compétence revendiquée en marketing [Fouquier, 1999] [4]. Cela a été l’occasion de développer des recherches concrètes qui ont apporté des concepts nouveaux. Mais dans le même temps, le fait d’identifier la sémiotique comme l’une des « méthodes qualitatives » du marketing a renforcé les représentations qu’on pouvait en avoir comme d’un adjuvant technique du savoir.

Ainsi, l’idée s’est répandue que la sémiotique était au service d’un projet qui l’excède : du côté académique la construction d’un objet théorique nouveau, la communication, du côté professionnel l’identification de modèles du comportement des consommateurs. Ce qui s’est traduit par une mise en signes de la compétence sémiotique elle-même. En somme, la sémiotique s’est sémiotisée elle-même en modèles schématiques et protocoles formalisés, privilégiant ce qui la rend lisible en tant que boîte à outils [Berthelot-Guiet, 2004]. Le problème que pose cette situation, d’ailleurs compréhensible, c’est l’effacement de la teneur théorique et heuristique de la pensée sémiotique.

Un enjeu caché entre les disciplines

On peut – et il faut – s’agacer de ces simplifications en chaîne. Mais il n’est pas moins intéressant de saisir ce que donnent à discuter ces récritures croisées. Les sciences du langage peuvent s’accommoder de formaliser des marques textuelles en les isolant très fortement de tout ce qui les entoure. La sociologie peut s’autoriser à rendre compte des pratiques humaines sans leur conférer un caractère signifiant. Ce qui ne veut pas dire que les linguistes et les sociologues ne se posent jamais ces questions (on y reviendra), mais ils ne sont pas tenus à le faire. Les Sic constituent un espace où est discutée la nature même des savoirs relatifs au sens.

Comme on le sait, une discipline scientifique se développe par un double mouvement d’institutionnalisation sociale et d’institutionnalisation cognitive. L’une n’est évidemment pas indépendante de l’autre, mais elle ne lui est pas davantage réductible. La tension entre ces deux processus est particulièrement visible dans les Sic. Celles-ci naissent d’un compromis : elles sont reconnues en tant que discipline autonome au milieu des années soixante-dix, mais au prix d’une concession très importante : elles font partie des « interdisciplines », ce qui est une façon de leur dénier la qualité de discipline à part entière. Mais cela signifie aussi qu’elles ont à développer leur travail en prenant en compte des objets concrets, puisqu’elles ont trouvé leur justification première dans l’idée que les « techniques d’information et de communication » sont décisives dans la société [Jeanneret et Ollivier, 2004].

Cette situation occasionne une conjoncture épistémologique. Certains définissent leur travail comme une recherche s’appliquant à un champ social d’observables (des métiers, des pratiques, des objets techniques, etc.), alors que d’autres y voient la construction d’un objet théorique particulier. C’est pourquoi ils reconnaissent une place très différente à l’analyse sémiotique. Dans les actes de congrès de la Sfsic, société savante de la discipline, les communications qui attribuent à la question des signes et du sens une place déterminante dans la construction de l’objet voisinent avec d’autres textes qui ne comportent aucune dimension sémiotique ou font de la sémiotique l’auxiliaire d’une problématique qui lui est étrangère.

Prenons l’exemple des recherches portant sur une pratique professionnelle, le journalisme, et de celles qui considèrent une catégorie d’objets, les médias informatisés. Ces deux sujets de recherche autorisent un dédouanement épistémologique : si vous travaillez sur le métier de journaliste ou sur Internet, les représentations courantes de l’information et de la communication vous permettent de revendiquer une appartenance aux Sic sur un mode naturalisé. Sur de tels objets, la gamme des relations au sémiotique est très élastique. On peut considérer Internet comme un simple lien entre acteurs, en faire un « artefact cognitif », étudier l’imaginaire dans les seuls discours d’accompagnement, prélever des productions discursives, étudier la matérialité des formes écrites. Une part considérable de la « sociologie des usages des TIC » consiste en une analyse des activités qui se déroulent autour d’objets définis comme « techniques ». Ces travaux analysent les médias informatisés abstraction faite de leur qualité d’organisateurs des échanges de sens.

Aussi critiquable soit-elle, cette situation renvoie à la sémiotique des questions essentielles.

Poser explicitement la question de la prétention sémiotique

Il souffle actuellement dans les Sic un vent de liquidation de la question sémiotique. C’est assez aisé à comprendre : si l’on attribue au sémioticien la prétention de réduire la communication à la combinatoire des signes, on est tenté de lui opposer la figure d’un sociologue qui, lui, regarde de ce que les gens font réellement. Les critiques sévères convergent alors : abstraction idéaliste, projection subjective, travail en chambre, élitisme de la lecture [5].

Il est tentant de faire de tout signe un indice. On peut dire qu’en Sic cette perspective est toujours présente sans être entièrement affirmée. Eric Maigret, auteur d’un manuel récent, écrit par exemple : « Il s’agit de rompre avec l’idée d’une essence – matérielle ou sociale – des signes en présentant ces derniers comme des médiations figées, comme le résultat d’une conflictualité sociale qui serait momentanément gelée », avant de conclure : « Les contenus des médias peuvent être vus comme les traces des interactions qui les ont constitués, comme des plis condensant les rapports sociaux, les logiques d’action et les mouvements culturels » [Maigret, 2004 : 244]. Que faut-il retenir de cette formule ambiguë ? Le refus de réifier le signe ou l’espoir d’expliquer le sens par l’action ? Même si les productions signifiantes naissent des pratiques, elles ont un tout autre statut, car elles connaissent un mode de publicité et mobilisent des formes destinées à être reconnues et interprétées. C’est pourquoi les étudier en termes de causalité aboutit à manquer la dimension communicative du social. Les chercheurs en Sic ont contribué à éclairer cette question, par exemple Pierre Delcambre qui interroge le statut des corpus dans les recherches en organisation et met en évidence le fait que des discours suscités dans l’enquête, des écrits produits dans le travail et des discours publiés par les professionnels dans un cadre de justification de leur compétence ne peuvent être traités ensemble car ils ne s’offrent pas pareillement à l’interprétation [Delcambre, 2000].

Derrière ce face-à-face entre chercheurs se profile un tiers interprétant, l’homme ordinaire qui prend part à la communication. Il est même, sans doute, l’enjeu de la confrontation. Les sciences de l’homme évoluent dans un univers polyphonique, qui porte sur ce que cet être insaisissable pense, dit, fait [Jeanneret, 2004]. Les adversaires de la sémiotique lui nient le droit de parler à la place des gens, car ils prétendent accéder, eux, aux véritables activités. Ce n’est pas lieu ici de discuter la part sémiotique que ces méthodes comportent, souvent à leur insu. Mais il est certain que tout chercheur qui mène une analyse sémiotique ajuste sa prétention, entre ce qu’il peut décrire et ce que les sujets sociaux élaborent du sens. Les deux dénis symétriques qu’on a pu identifier ici (le tout sémiotique, le tout pragmatique) sont les solutions les plus commodes, mais les plus assurément fausses, de ce paradoxe.

Mais c’est une conception très particulière de la sociologie qui pousse certains chercheurs en Sic à s’autoriser d’elle pour stigmatiser le travail sémiotique. Tous les sociologues sont loin de croire pouvoir ramener le sens à l’action. On trouve une discussion nuancée de la prétention sémiotique dans le livre de Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. Celui-ci exprime la provocation que suscite le travail sémiotique : « Aucun texte, ou icône, aucune marque textuelle ou iconique, écrit-il, n’est jamais si contraignante ou si parlante qu’elle puisse suffire à imposer en tout contexte un pacte de réception assurant la rencontre des attentes du récepteur inscrites dans le texte ou l’icône » [Passeron, 2006 : 425]. C’est indiquer que la sémiotique ne saurait reconstruire le parcours du sens. Mais Passeron n’insiste pas moins clairement sur le fait que privée d’un arrière-plan sémiotique, une enquête sur des pratiques culturelles est condamnée à confondre rapports de domination et rapports de sens : « Seule la connaissance des ressorts sémiotiques de l’interprétation des images peut informer utilement les protocoles d’une enquête sociologique portant sur les effets propres, artistiques ou non, de la circulation des images » [Passeron : 428]. Il n’y a donc rien de fatal à ce que la sociologie de la culture (des « médiacultures », disent certains) se détourne des textes, des formes et des signes ou les traite en simples indices. Par exemple, la recherche menée par Emmanuel Ethis sur les publics du cinéma repose entièrement sur une analyse de traits sémiotiques qu’il choisit de placer au cœur de son investigation, comme la construction complexe des rapports temporels dans la représentation [Ethis : 2006].

En somme, si les stéréotypes disciplinaires donnent un caractère spectaculaire à ces querelles sur la prétention sémiotique, la question traverse toutes les disciplines, aucune ne saurait s’en affranchir.

Problématique communicationnelle, prétention limitée

La même question s’est, je crois, posée entre Barthes et Greimas. Entre eux, c’est-à-dire, non pas dans leur dialogue – fort difficile – mais dans l’espace entre leurs façons symétriques de déjouer le paradoxe de la polyphonie : tandis que le Greimas, fondateur d’école, s’employait à étayer sa méthode sur une abstraction moyenne du sens, Barthes exprimait le repentir du commentaire, présentant son discours comme préparatoire au réel travail interprétatif, celui des autres [6]. L’un s’employait à tenir à distance l’activité singulière des sujets tandis que l’autre cherchait à absenter la force de sa propre analyse.

Il me semble que beaucoup de chercheurs en Sic cherchent, non à échapper à cette alternative, mais à composer avec elle. Peut-être les Sic ont-elles accueilli ceux que ne satisfaisaient pas les solutions extrêmes, eussent-elles pour elles le prestige de l’école ou la rigueur de la formalisation. Ils rejoignent en cela Christian Metz, qui a théorisé de façon particulièrement explicite une prétention sémiologique modérée, exposé qu’il était aux stigmatisations, pris entre ceux qui caricaturent la sémiotique et ceux qui la dogmatisent.

La sémiotique ne peut dire le sens, même le sens normal ou moyen, qui n’existe pas. Elle peut décrire certaines conditions dans lesquelles se développent les pratiques signifiantes. Ce qui n’est pas rien. Au moment où Christian Metz plaidait ainsi « une sémiologie ouverte, étrangère à tout esprit d’école, ne condamnant pas ce qui se fait en dehors d’elle, et poursuivant paisiblement son travail de proposition » [Metz, 1991 : 91], il élaborait une analyse de l’énonciation au cinéma qui devait peu à peu se développer comme une théorie de la communication médiatisée.

Comme l’avait remarqué Eliseo Veron, la prise en compte des dispositifs médiatiques fait aux pratiques une toute autre place que le calcul pragmatique [Veron : 1986]. Dans le domaine de la médiation des savoirs – je me limiterai ici à cet exemple – prendre au sérieux ce qu’est réellement la médiatisation a permis de déplacer le regard des chercheurs sur les processus interprétatifs. Ce lestage technosémiotique de la communication [Davallon, 2004] concerne des composantes de la communication que négligent (sans les nier) aussi bien le modèle peircien, assez indifférent aux messages complexes, que le modèle greimassien, occupé à déplier, derrière le cours des signes, l’ordre des grammaires.

Les recherches menées en Sic sur les modalités techniques et symboliques de la médiatisation ont enrichi le raisonnement sémiotique, tout en lui donnant un objectif assez limité, celui de mettre en évidence certaines conditions de possibilité de la communication. Elles ont montré par exemple que le dispositif télévisuel suppose un type de savoir chez le spectateur, que le discours scientifique se transforme en fonction des médiations que connaît sa figuration, que des objets comme l’exposition articulent plusieurs plans de sémiose, que l’écrit d’écran mobilise une énonciation éditoriale particulière, que le geste graphique engage le corps d’une façon spécifique [7]. Après ces travaux, on ne pense pas tout à fait le procès du sens comme avant, et pourtant aucune de ces recherches ne prétend énoncer le sens ni même en reconstruire le parcours. Tous désignent des médiations sans lesquelles les processus de la communication médiatisée demeurent incompréhensibles.

La prétention sémiotique, que les analystes des processus de communication doivent sans cesse ajuster, est aussi un objet d’analyse. L’analyse sémiotique, qui est confrontée à la créativité effective des interprétations sociales, est également concernée par la façon dont les moyens de cette interprétation se produisent, se transforment, se fixent. Les débats sur le « code » ou l’« arbitraire » du signe, ceux qui concernent le « contrat », cristallisent tout particulièrement cette difficulté elle aussi assez insoluble. On peut débattre très longuement de l’existence des codes ; mais on peut aussi s’employer à comprendre comment certaines prétentions sémiotiques qui circulent dans la société trouvent à se fixer, s’imposer, se matérialiser plus ou moins, dans des objets et dans des usages.

La prétention sémiotique est paradoxale. Elle relève d’un art de l’ajustement et d’une réflexivité de la démarche plus que d’un canon méthodologique. Elle n’est certainement pas un affrontement entre sémiotique et communication, qu’arbitreraient des sociologues de l’action. Elle est, simplement, un problème crucial et complexe que rencontrent, chacune sur son terrain, toutes les sciences humaines.

Yves JEANNERET

Laboratoire Culture et Communication, Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse

Bibliographie

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NOTES

[1Désormais : Sic.

[2Il s’agit, dans ce schéma, de la situation en France et à l’Université. Si l’on voulait représenter la situation universitaire dans d’autres pays ou la situation au CNRS, on trouverait d’autres topologies institutionnelles.

[3La sémiologie est même privilégiée dans ces « genèses littéraires », car d’autres liens importants se sont noués via la sociologie de la littérature, la réflexion sur la critique et la « médiacritique », etc.

[4Cf. par exemple la table ronde entre Georges Peninou, Eliseo Veron, Eric Fouquier, Jean-Marie Floch au premier colloque « Sémiologie en entreprise » en 1996.

[5J’ai présenté une analyse de ces stigmatisations avec Karine Berthelot-Guiet (« L’Interprétation en question : négations et scléroses sémiotiques », colloque les aventures de l’interprétation, Université Paris 5, 2-3 décembre 2005) et j’ai développé la figure de la « Communication presque sans les signes (CPSS) » lors du colloque Les arts de faire : production et expertise, Université de Limoges, mars 2006.

[6« J’en profiterai pour aller peut-être un peu plus loin, peut-être aussi de façon à m’innocenter. Je dirai que le cours idéal – puisqu’on est à la fin d’une année de cours on peut réfléchir à ce que serait un cours idéal – serait peut-être celui où le professeur, entre guillemets, disons plutôt le locuteur, serait plus banal que ses auditeurs, où ce que dirait le locuteur – ce qu’il dit, peut-être le conditionnel est de trop ; ce qu’il dit ou même ce qu’a dit le locuteur – serait en retrait par rapport à ce qu’il peut susciter. Je dirais qu’ici même, à tout instant, j’ai eu conscience de ce retrait, de cette banalité, et de la possibilité que vous aviez de trouver, à l’occasion de chaque figure, des idées, des notations ou des interprétations cent fois plus importantes, ou pertinentes, ou originales que celles que je proposais », Comment vivre ensemble, Cours au collège de France, séance du 4 mai 1977, transcription de l’oral.

[7Par exemple [Jost, 2001 ; Jacobi, 1987 ; Odin, 2000 ; Davallon, 1999 ; Souchier, 2003 ; Quinton, 2002