Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

François Gauthier

Michel Carrier :
Penser le sacré
Les sciences humaines et l’invention du sacré

Texte publié le 3 avril 2008

Liber, Montréal, 2005, 151 p.

Dans cet ouvrage reprenant l’essentiel d’une thèse de doctorat soutenue au département de sciences politiques de l’Université du Québec à Montréal, Michel Carrier se penche sur l’apparition dans les sciences humaines et sociales, il y a un peu plus d’un siècle, du concept de sacré. Plus exactement, l’auteur s’interroge non pas sur le sacré lui-même et sa conceptualisation mais sur la pensée du sacré : « Très vite une question se pose : pourquoi la théorisation du sacré voit-elle le jour au moment même où l’Occident entend se libérer, d’une part, de l’influence théologique sur la pensée et, d’autre part, de l’influence ecclésiastique sur les institutions dont la mission est de gérer le vivre ensemble ? » (p. 9)

L’ouvrage prend la forme d’un parcours critique ciblant tour à tour trois discours idéal-typiques sur le sacré que Carrier baptise pensées conservatrice, postmoderne et radicale du sacré, respectivement. L’auteur range sous l’étiquette générale de pensée conservatrice du sacré à la fois la « sociologie » et la « phénoménologie » du sacré. L’exposé porte en fait sur un éventail plus modeste, à savoir la sociologie de Durkheim surtout d’une part et, d’autre part, les travaux de Van Der Leeuw, Otto et Éliade notamment. Dans le cas de la phénoménologie, le sacré réfère à la dimension transcendante de l’expérience. Le sacré est le réel par excellence. Or, en croyant parler du sacré, c’est en fait de l’expérience subjective dont il est question. La phénoménologie débouche ainsi sur une métaphysique du Sujet, un Sujet par ailleurs hérité du judéo-christianisme en tant qu’il est dit capable de relation avec le Tout-Autre.

Similairement et symétriquement, le sacré apparaît chez Durkheim comme une transposition dans la sphère métaphysique du vivre ensemble. Les interrogations de ce dernier sur le sacré, on le sait, ont pour point de départ un questionnement sur les conditions de l’être ensemble et de l’idéal moral fédérateur. Ce qui est cherché, par la pensée du sacré, c’est un idéal politique de l’ordre « pour assurer des assises au vivre ensemble dans un monde qui semble avoir le pouvoir de déconstruire l’idée même de la transcendance et par cela de dissoudre les liens sociaux » (p. 63). Ainsi, écrit Carrier, « la sociologie du sacré n’est pas une pensée du sacré mais une pensée politique à la recherche de nouvelles assises pour chasser l’ombre de l’anomie qui menace la société » (p. 42). Et ainsi, dans le sacré, d’une part comme de l’autre, l’homme se heurte à lui-même. Autrement dit, la « pensée conservatrice du sacré » repose sur une autoréification du Sujet ou de la Société, c’est-à-dire sur une métaphysique de l’identité, du Même. Le renversement copernicien s’y consume : à la transcendance essentialisée de Dieu on supplée celle, tout aussi essentialiste ici, de l’Homme.

Dans un deuxième temps, Carrier s’intéresse à ce qu’il appelle la « pensée postmoderne du sacré », cristallisée par des auteurs tels que Michel Maffesoli, en France, ainsi que Guy Ménard et Denis Jeffrey, partisans québécois de l’hypothèse de Roger Bastide selon lequel le sacré ne disparaît pas tant de la modernité qu’il se déplace. Travaillant l’idée d’une permanence de l’expérience du sacré propre au religieux dans les sociétés contemporaines, cette perspective « postmoderne » allie (sans toutefois se rendre compte qu’elle associe ce faisant deux niveaux d’analyses hétérogènes) les deux « métarécits » de la pensée conservatrice décrite ci-haut, à savoir que l’Homme en tant que sujet est capable de faire l’expérience du Tout-Autre et que les outils de la raison peuvent permettre de dévoiler la fonctionnalité sociale et anthropologique de cette catégorie non-rationnelle qu’est le sacré (p. 73). Or, la pensée postmoderne se distingue de la pensée conservatrice à laquelle elle succède en ce qu’elle entend dépasser les partis pris idéologiques de la modernité dont les assisses se sont effondrées. Autrement dit, si la pensée moderne croyait savoir, aveugle à ses propres méta-récits fondateurs, la pensée postmoderne sait qu’elle croit (et en ce sens elle sait plus et mieux).

Bien que critiquant les prétentions de la raison moderne, la pensée postmoderne reprend à son compte l’hypothèse du désenchantement du monde (interprété, à la manière romantique, qui est aussi celle de la phénoménologie du sacré, c’est-à-dire comme un appauvrissement). Ce processus aurait toutefois eu pour conséquences un phénomène qui en renverse la logique, le réenchantement du monde. La pensée postmoderne partage ainsi l’idée d’une opposition constitutive entre religion et modernité : la religion décroît quand croît la modernité rationnelle, et la modernité décroît à son tour quand la religion renaît ou perdure sous de nouvelles formes (p. 25). De contractuelles, rationnelles et animées par le projet, les sociétés occidentales seraient devenues à rebours passionnelles, affectives et animées par l’éphémère. La pensée postmoderne partage également avec la pensée moderne le constat de fragmentation de nos sociétés. Elle cherche dès lors à rendre compte de la socialité par des mécanismes inscrits dans la nature de l’être humain : tendance « dionysiaque », instinct vital ou besoin anthropologique pour le sacré. La pensée postmoderne ne cherche plus ce qui fait tenir ensemble la société mais s’intéresse plutôt à ces micro-socialités qu’elle perçoit jaillir ça et là malgré la société prométhéenne dont l’unité reste inquestionnée. La pensée postmoderne s’élabore ainsi comme le mythe du combat pérenne entre ces deux inconciliables anthropologiques, Apollon et Dionysos. Si la religion (et par conséquent le sacré) chez un Durkheim intervient précisément là où il convient de penser la manière dont une société se totalise, la pensée postmoderne déplace la perspective de manière à ce que l’idée même de penser le tout de nos sociétés soit évacuée. Souhaitant dépasser les apories de l’idéologie de la sécularisation au départ, cette conception du sacré finit par en reproduire les effets en situant a priori l’expérience du sacré en marge du social (dans les fissures du désenchantement, pour être plus exact) ou encore dans des configurations micro-sociétales. En somme, écrit Carrier, la « pensée postmoderne qui croit posséder une grille d’analyse pour repérer les visages contemporains du sacré est plus précisément — c’est notre hypothèse — l’exacerbation de la volonté de la pensée profane occidentale de sacraliser les hommes, dans leur individualité et dans leurs rapports sociaux. » (p. 105)

À ces pensées qualifiées de conservatrices dans leur ensemble, Carrier oppose en un troisième temps la pensée dite « radicale » d’un auteur qu’il affectionne particulièrement, Georges Bataille. Il s’agit de voir si ce dernier permet d’échapper à l’argument tautologique selon lequel « la communauté produit universellement et “naturellement” de la transcendance, c’est-à-dire du sacré » (p. 111), d’une part et, d’autre part, que le sacré produit à son tour de la communauté. L’intérêt de Bataille pour une pensée politique de la communauté dérive principalement de sa définition négative du sacré : en fait, le sacré est impossible à définir. Le sacré, chez Bataille, n’est pas un symbole déguisé en concept mais le symbole de l’inachèvement de tout système de pensée. Contrairement aux postmodernes, Bataille ne fait pas sa réflexion sur le sacré « pour mieux comprendre son temps, mais pour défaire les présupposés épistémologiques qui permettent à la pensée postmoderne aussi bien qu’à la pensée moderne de dire le sacré » (p. 134). Le sacré ne s’oppose au profane de manière binaire comme chez Durkheim. Plutôt, le sacré est l’hétérogène. Le travail critique de l’auteur se fait ici moins incisif, plus conciliant. Si on pourrait concevoir une critique beaucoup plus acérée de l’intenable ontologie bataillienne de la continuité et de la discontinuité, par exemple, Carrier montre néanmoins comment « la quasi-totalité de la réflexion de Bataille dépend d’une construction poétique d’une cosmogonie vitaliste » (p. 130), soit d’une métaphysique valorisant la perte et la dissolution dans l’altérité.

Si les pensées conservatrices et postmodernes du sacré sont des pensées de l’ordre, du nomos, la pensée de Bataille, elle, en est une du désordre, de l’anomie. Or, Carrier voit bien que ces discours d’apparence opposés « circulent néanmoins à l’intérieur d’un horizon partagé » (p. 19), de sorte qu’il s’agit à terme de deux côtés d’une même médaille, d’une même pensée tout à fait moderne. « La tentative de Bataille d’échapper à la pensée de l’ordre n’équivaut pas pour autant à échapper à la volonté conservatrice et postmoderne de donner au sacré un rôle absolument essentiel dans le vivre ensemble » (p. 108) Désir d’ordre ou de désordre : le sacré « est un objet sur lequel la pensée moderne projette ses peurs et ses espoirs politiques » (p. 40). Faire l’éloge de la transcendance ou pousser à bout sa déconstruction est du pareil au même : le sacré est avant tout la tentative d’articuler à nouveau l’idée de transcendance d’un point de vue sécularisé. La pensée du sacré, autrement dit, se révèle être soit une pensée sacralisant les rapports sociaux et le politique (conservatisme et postmodernisme), soit une pensée marquant l’impossibilité de penser la communauté et le vivre ensemble sous prétexte que le moment de sa réalisation est accompagné par l’égarement du savoir (p. 136) (radicalisme bataillien).

Voilà qui contribue à renverser le consensus qui existe encore en sociologie de la religion : la modernité sécularisante n’efface pas le sacré mais le fait appar aître (p. 139).Suivant un raisonnement tout à fait indépendant, Carrier en arrive à des conclusions très proches de celles avancées par Shmuel Trigano dans son stimulant Qu’est-ce que la religion ?, à savoir que la théorisation du sacré s’est faite en grande partie en réponse à la question politique moderne fondamentale : « Comment et sur quels fondements les hommes réussissent-ils à vivre ensemble ? » (p. 11) Ou encore : pourquoi y a-t-il vivre ensemble et non le chaos ? (p. 141) L’auteur écrit : « Nous croyons que les discours sur le sacré ne sont nullement le signe de la dépolitisation du vivre ensemble. Nous soutiendrons plutôt l’inverse. Car si les sciences humaines construisent l’idée de sacré, c’est précisément parce qu’elles sont davantage interpellées par la question du vivre ensemble. » (p. 39)

Toutes ces pensées ont en commun d’être des réactions à un constat partagé : celui du désenchantement du monde. Or, c’est peut-être cette croyance (ce « métarécit » dirait Carrier) qu’il faudrait d’abord soumettre à la critique : « Ainsi, plutôt que d’affirmer comme une évidence que Dieu est mort ou de répéter comme un cliché que le monde est désenchanté, ne faudrait-il pas commencer par se demander si le projet moderne ne démontrerait pas en réalité la survivance de l’enchantement. Car croire qu’il existe dans le monde réel une rationalité objective qui peut être saisie dans sa totalité par l’esprit humain n’est-ce pas le signe déjà de la pérennité d’un monde enchanté ? Or c’est précisément cette idée qui sous-tend la pensée moderne systématique et rationnelle. […] L’erreur méthodologique fondamentale des interprétations de la sécularisation que nous avons vues est peut-être d’avoir confondu les institutions religieuses avec la religion et l’enchantement du monde avec les institutions ecclésiastiques. » (pp. 30-31)

On ne peut être plus en accord. Il faudrait toutefois poursuivre le débat avec M. Carrier, car il n’est pas clair qu’on tomberait d’accord sur la démarche à entreprendre cela dit. L’auteur écrit, il faut le rappeler, à partir des sciences politiques, et il n’est pas clair s’il croit possible ou non l’articulation d’une pensée politique qui ne soit pas, dans ses fondements, appuyée sur une certaine idée de la transcendance. Peut-on faire l’économie d’une pensée de la transcendance ? Y a-t-il une avenue pour penser la transcendance (fût-elle « immanente ») comme condition du politique ? Peut-on penser le vivre ensemble et la communauté, et si oui, comment ? Peut-on dissocier entièrement le politique d’un arrimage symbolique prenant forme dans le religieux ? Autrement dit, est-il possible d’autonomiser entièrement le politique du religieux ? S’il ne fait aucun doute que le travail de Carrier en ajoute sur le dos du sacré et qu’il faut conseiller son ouvrage aux intéressés, la religion (ou le religieux), elle, reste à penser. Voilà des questions posées à l’auteur pour la suite.

Certaines réponses à ces questions trouveraient certes des amorces chez d’autres auteurs que l’étude laisse en plan. Il est en effet excessif de prétendre parler de « la » « sociologie du sacré » (le sacré ne correspondant pas par ailleurs à une branche de la sociologie). Le champ est vaste et ne se laisse absolument pas réduire aux positions reprises ici pour l’exercice. Pensées conservatrice et postmoderne sont par ailleurs des composites arbitraires et un peu forcées, et si l’on comprend bien la nécessité de tracer des idéal-types pour ce genre d’exercice critique, on aurait pu imaginer des termes plus précis et sans doute un découpage séparant la phénoménologie de la sociologie. Il faudrait certes regarder de plus près le cas de Weber, mentionné ici au passage et de manière un peu caricaturale. La lecture qu’en fait un Jean-Paul Willaime en matière de théorie de la religion est ici à recommander. On ne saurait également passer sous silence le foisonnement qui a eu cours au sein même de l’école durkheimienne, et notamment chez un Marcel Mauss qui a su ouvrir, de par le cheminement de sa pensée jusque dans l’Essai sur le don, des perspectives qui sortent indemnes des critiques présentées dans ce livre. On n’aura probablement pas à trop insister sur ce auprès de lecteurs du MAUSS, mais s’il y a une avenue qui semble avoir été tracée entre des positions qui réifient la communauté et celles qui prétendent ne rien pouvoir en dire, c’est bien celle ouverte par Mauss avec la question du don en tant qu’opérateur du lien social. Et dans cette voie, bien du chemin a déjà été effectué. Cela dit, on en conclura que la question de la religion (de sa définition comme de son actualité objective) plus que celle du sacré, loin d’être superflue, apparaît dès lors comme un des chantiers les plus urgents et les plus difficiles de cette même pensée occidentale dont nous sommes.

NOTES