Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Alice Le Goff

C. Laborde et J. Maynor :
Republicanism and Political Theory

Texte publié le 13 mars 2008

Blackwell Publishing, Oxford, 2008, 280 pages

Le néorépublicanisme n’a pas été pris au sérieux autant qu’il le mérite en raison de la prétention, attribuée à ses défenseurs, de fournir une alternative philosophique compréhensive au libéralisme. C’est de ce constat que partent J. Maynor et C. Laborde dans le cadre de cet ouvrage. Or cette prétention est infondée : d’une part, juger le républicanisme uniquement en termes de compatibilité ou d’incompatibilité avec le libéralisme amène à nier la spécificité des catégories et des propositions normatives du républicanisme ; d’autre part, une concentration excessive sur les sources pré-libérales du républicanisme occulte le fait que la plupart des néorépublicains prennent au sérieux les principales dimensions du libéralisme (individualisme moral, pluralisme éthique, conception instrumentale de la vie politique) et tentent d’y articuler les intuitions républicaines les plus profondes. Selon C. Laborde et J. Maynor, il convient donc de contourner la controverse sur le rapport libéralisme- républicanisme, d’en déconstruire les termes pour être à même de produire une évaluation plus juste du cadre néorépublicain. C’est ce qu’ils se proposent de faire dans le cadre de cet ouvrage en rassemblant des contributions qui dessinent les contours d’une théorie de la citoyenneté articulée autour de l’idéal de non-domination. Cet idéal a, on le sait, été défini par Ph. Pettit afin de dépasser l’opposition entre liberté positive et liberté négative [1]. L’enjeu était pour lui de montrer que la conception républicaine de la liberté n’était ni une conception positive, ni une conception négative réduisant la liberté à la non-interférence. Un esclave doté d’un maître bienveillant peut mener sa vie sans subir d’interférences tant que le maître souhaite lui accorder des libertés. Pour autant il n’est pas libre car il reste dominé même lorsqu’il ne subit pas d’interférences effectives, étant toujours susceptible de subir des interférences arbitraires si le maître change d’état d’esprit. La liberté comme non-domination définit donc un statut qui garantit les individus contre toute interférence arbitraire. Elle représente plus que la non-interférence. Corrélativement la citoyenneté renvoie à un statut intersubjectivement reconnu de non-domination.

L’un des principaux apports de la théorie de Pettit tient à la manière dont elle définit une conception spécifiquement républicaine de la liberté en s’écartant des lectures néo-athéniennes, humanistes civiques, de la liberté républicaine (de J.G.A. Pocock à C. Taylor en passant par M. Sandel) sans pour autant s’en tenir l’approche de Q. Skinner qui, concentrée sur la tradition néoromaine, en extrait l’idée que la liberté peut être négative tout en ayant des conditions positives (vertu civique, constitution non arbitraire, inclusion dans l’espace public) : Skinner s’est ainsi appuyé sur la tradition néo-romaine pour en dégager l’idée selon laquelle être libre implique de vivre dans un Etat libre et pour montrer qu’on peut sur cette base élaborer une conception républicaine de la liberté mais il n’a pas, ce faisant, déconstruit les termes du dilemme liberté négative-liberté positive. C’est ce que Pettit a entrepris de faire pour mieux asseoir une conception authentiquement républicaine de la liberté. Les propositions de Skinner et de Pettit ont été abondamment commentées et critiquées. La première partie du volume vise à faire un état des lieux des débats les plus récents sur le concept de liberté républicaine. Elle met en scène des débats inédits entre défenseurs de la liberté négative d’un côté, et théoriciens de la liberté républicaine de l’autre. Elle le fait en évitant d’assigner le libéralisme à une conception strictement négative de la liberté, écartant ainsi toute considération idéologique pour mieux se concentrer sur des questions plus analytiques. Les contributions de M. Kramer et de I. Carter ont ceci de commun qu’elles s’attachent à défendre la liberté négative en ayant à cœur de montrer qu’elle peut se confronter aux phénomènes de dépendance et de domination bien mieux que ne le prétendent les républicains. Le texte de M. Kramer (« Liberty and domination ») vise ainsi à soutenir qu’une théorie de la liberté négative peut intégrer le fait de la domination tout autant que la liberté républicaine. Il s’attaque également à la distinction, qui lui semble au cœur de la perspective de Pettit, entre impossibilité et improbabilité de l’interférence, suggérant d’ailleurs que la volonté de garantir l’impossibilité d’interférences arbitraires relève de l’utopie. I. Carter propose, lui, dans le cadre de sa contribution (« How are power and unfreedom related ? ») de démarquer la théorie de la liberté négative du paradigme hobbesien et de l’en affranchir, en établissant que la liberté est réduite par les interférences effectives mais aussi par les interférences potentielles. Confronté au bandit de grand chemin qui me menace et me somme de choisir « la bourse ou la vie », je suis libre, dans le cadre d’une approche hobbesienne, de garder l’une ou l’autre mais dans le cadre de la théorie dont Carter dessine les contours, je ne suis pas libre car je ne peux garder les deux. Carter admet donc que la simple capacité d’interférer d’un individu peut réduire la liberté d’un autre. Carter et Kramer concèdent tous deux que la simple exposition au pouvoir d’autrui peut être un facteur de réduction de la liberté mais ils soulignent aussi que la liberté n’est affectée qu’en fonction de la probabilité qu’a un pouvoir d’être exercé de façon effective. La théorie de la liberté négative est compatible avec l’idée que nous pouvons ne pas être libres lorsque nous subissons une menace d’interférence mais, dans ce cas, la réduction de notre liberté se mesure à l’aune de la plausibilité de la menace. Dans le cadre de cette théorie révisée de la liberté négative, Carter dénonce la moralisation du concept de liberté dans laquelle a, selon lui, versé Pettit lorsqu’il a tenté d’établir que certains obstacles plus légitimes que d’autres ne réduisent pas la liberté (l’enjeu étant bien sûr de ménager l’espace d’une justification de certaines interventions étatiques et d’une mise en exergue de la manière dont certaines lois, loin de réduire la liberté politique, la constituent). Selon Carter, Pettit aurait ainsi dérivé vers des jugements normatifs problématiques sur la légitimité ou l’illégitimité de certaines interférences.

La réponse, côté républicain, est la suivante : ce n’est pas la probabilité d’une menace d’interférence qui compte mais sa simple possibilité. Skinner souligne ainsi, dans son article « Freedom as the absence of arbitrary power », que l’originalité du républicanisme tient à la manière dont il dissocie l’absence de liberté de la probabilité d’une interférence. Nous ne sommes pas libres dès lors que nous dépendons d’autrui et peu importe dès lors le degré de probabilité des interférences que nous risquons de subir. Pettit répond, lui, dans sa contribution « Republican freedom : three axioms, four theorems », en entreprenant une clarification du concept central d’interférence arbitraire. Il tente d’éclairer son articulation avec la liberté comme non-interférence en mobilisant la notion de contrôle étranger ou extérieur. La liberté républicaine se définit comme absence d’un tel contrôle. Un contrôle extérieur peut se manifester sans interférence. Il s’agit par là, via l’insistance sur le cas d’un contrôle non extérieur avec interférence, de montrer qu’une interférence ne réduit pas par elle-même la liberté. Seule une interférence « extérieure » le fait. Sur ce point, Pettit maintient son opposition à Carter qui exclut ce type de considération et soutient que son approche est plus factuelle que normative ou « morale ». L’idée est de rendre compte du fait que des lois non arbitraires ne limitent pas mais renforcent les libertés individuelles. C’est pourquoi Pettit entend, comme le soulignent Laborde et Maynor, établir une distinction qualitative entre la domination qui nous prive de notre liberté et certaines formes d’interférences qui sont dissociées d’une dépendance.

Une fois ces clarifications faites sur le concept de liberté comme non-domination, Laborde et Maynor ont souhaité en clarifier les implications pratiques en se penchant sur la théorie de la citoyenneté qu’on peut élaborer sur cette base. L’intérêt des contributions ici rassemblées est notamment d’aborder cette question à tous les niveaux, du national au transnational. D. Miller développe ainsi une critique du républicanisme européen dans le cadre de son article « Republicanism, national identity and Europe ». Il commence par se confronter à un problème traditionnel du républicanisme, celui de la taille de la République : les républicains ont souvent souligné la difficulté à maintenir un gouvernement libre dans un Etat de grande taille et cherché dans le fédéralisme des remèdes à cette difficulté. Miller aborde à nouveaux frais ce type de questions en développant une réflexion critique sur l’idée selon laquelle les valeurs républicaines se trouveraient réalisées à un niveau transnational par les institutions européennes. Alors que l’identité nationale a fourni les fondements de la confiance civique qui est la base de la citoyenneté républicaine dans les Etats de grande taille, les Etats-Nations contemporains semblent se comporter au niveau européen comme des factions visant la promotion d’intérêts nationaux sans vraie considération du bien commun. Ils restent la principale source du sentiment d’appartenance et il est difficile, selon Miller, de concevoir l’émergence d’un sentiment patriotique authentiquement européen. Miller défend ainsi l’idée selon laquelle la base de la citoyenneté reste l’identité nationale et selon laquelle il doit y avoir quelque chose qui tienne les citoyens unis en dépit des différences de classes, de religion, d’ethnicité etc et qui leur permette de coopérer. Dans ce cadre, il critique l’idée habermassienne d’un patriotisme constitutionnel. Non seulement n’existe-t-il pas de constitution pouvant servir au niveau européen de point de cristallisation d’une loyauté politique mais même s’il y en avait une, elle ne pourrait être adossée à un cadre culturel commun suffisant. Le républicanisme européen semble en outre faire de la complexité une vertu en décrivant les institutions européennes comme renvoyant à une constitution mixte préservant les citoyens de la domination mais Miller est sceptique à l’égard de ce type de discours dans la mesure où la complexité va, dans ce cas, de pair avec l’absence de transparence : l’Union Européenne lui apparaît comme plus oligarchique que démocratique. La contribution de R. Bellamy (« Republicanism, Democracy and Constitutionalism ») représente un point de vue bien différent sur les institutions européennes : Bellamy soutient en effet qu’elles ont des traits républicains et notamment la caractéristique de mettre en place un système de contre-poids à tous les niveaux ainsi que celle d’ouvrir sur le développement de formes transnationales de participation civique. Dans ce cadre, R. Bellamy défend l’idée d’une démocratie réaliste, adossée à une lecture du conflictualisme machiavélien plus radicale que celle qu’en propose Pettit. Bellamy défend également l’idée que la politique ordinaire présente des traits spécifiquement républicains. Il s’écarte à la fois des défenseurs d’une démocratie contestataire et des avocats de la démocratie délibérative en mettant en relief la manière dont la politique procédurale « une personne, un vote » peut garantir la non-domination des citoyens. C’est donc au travers de procédures ordinaires comme le vote qu’est réalisé l’idéal de non-domination. La contribution de J. Bohman (« Nondomination and transnational democracy ») a, elle, pour but d’aborder la question de la démocratie transnationale non plus sous l’angle d’un réalisme inspiré par Machiavel mais sous l’angle du cosmopolitisme républicain. L’enjeu est pour lui de montrer que l’idéal de non-domination est un bon guide lorsqu’on aborde la question des politiques transnationales. Bohman s’appuie sur les discours anti-coloniaux pour établir que l’appartenance à une communauté politique ne suffit pas à garantir l’accès à la liberté comme non-domination. L’Union Européenne est présentée par lui comme participant d’un républicanisme cosmopolitique en ce qu’elle ouvre des voies permettant aux citoyens de contester les formes arbitraires d’exercice du pouvoir et particulièrement les nouvelles formes de pouvoir arbitraire qui émergent dans un contexte de globalisation. Elle réalise une forme de minimum démocratique recouvrant ce qu’H. Arendt a désigné comme le « droit d’avoir des droits ». Le droit de base le plus crucial est dans ce cadre le droit politique, d’accéder à la prise de parole. L’enjeu de la contribution de Bohman est ainsi de montrer en quoi le cosmopolitisme républicain s’écarte du cosmopolitisme libéral qui n’a que trop tendance à dissocier les droits de l’homme de l’appartenance politique. L’un des intérêts majeurs de cette contribution est ainsi de montrer en quoi la question des institutions transnationales fait ressortir la fécondité des idéaux de non-domination et de démocratie contestataire.

Elle soulève aussi, comme le soulignent très fortement Laborde et Maynor, la question de savoir ce qui peut amener les individus à se considérer comme des citoyens du monde. Ils mettent l’accent sur la manière dont ont été contestées les positions de Miller qui enracinent la civilité républicaine dans une forme d’affinité culturelle. De Taylor à Viroli en passant par Habermas, a été contestée l’idée selon laquelle il serait nécessaire d’adosser le patriotisme à des liens culturels et historiques très forts et consistants. Il semble suffisant que les citoyens s’identifient des institutions et pratiques partagées qui ont émergé en raison de l’interdépendance sociale et politique des individus. Sur ce point, Laborde et Maynor mettent en relief la fécondité de la réflexion d’I. Honohan qui souligne que les citoyens se rapportent les uns aux autres non comme des étrangers ou comme une famille mais comme des collègues, c’est-à-dire des individus dotés de valeurs diverses mais liés involontairement par une même appartenance institutionnelle et que nous devons donc traiter comme des égaux. Honohan a en effet tenté de repenser la notion de communauté dans une veine républicaine, en utilisant l’analogie avec les relations entre collègues afin d’éviter les analogies domestiques ou contractuelles. La relation entre collègues établit une voie moyenne, un équilibre entre distance et proximité. Conformément à sa thèse selon laquelle l’engagement républicain repose sur la conscience d’une commune vulnérabilité et d’une commune interdépendance plus que sur le partage de valeurs prépolitiques ou d’une histoire commune, Honohan conçoit la solidarité républicaine en termes d’engagement envers ceux dont nous dépendons plutôt qu’en termes de sentiment national. Cette forme de solidarité apparaît ainsi plus susceptible d’être étendue au-delà des frontières nationales [2]. Mais des questions demeurent dans ce cadre, ainsi que le soulignent Laborde et Maynor, quant à la compatibilité de cette vertu civique avec les valeurs modernes d’individualisme et d’inclusion. On a ainsi reproché au républicanisme de ne pas prendre les droits individuels au sérieux. On pourrait être tenté de reconduire l’objection en ce qui concerne la théorie de la non-domination dans la mesure où elle est corrélée, chez Pettit, à la défense d’une optique conséquentialiste. Dans le cadre du recueil, l’article de R. Dagger (« Republican punishment : consequentialist or retributivist ? ») en examine les implications en ce qui concerne la théorie de la peine développée par Pettit et Braithwaite [3]. Le but du système pénal devrait être de promouvoir la non-domination dans la société. Braithwaite et Pettit contestent ainsi l’idée selon laquelle une optique conséquentialiste ne pourrait expliquer adéquatement pourquoi punir une personne innocente ne peut jamais être justifié (même si, par exemple, cela a pour effet d’apaiser un mécontentement populaire à la suite d’un crime non résolu). La possibilité d’un tel traitement infligé à une personne dont la culpabilité n’a pas été prouvée risque d’amener chacun à se sentir vulnérable à l’arbitraire du pouvoir judiciaire. Dagger admet l’intérêt de cette perspective mais adhère aux objections selon lesquelles seule la prise en compte des catégories de culpabilité et d’innocence peut garantir que les droits de chacun seront respectés. Dagger montre ainsi que le républicanisme est tout à fait compatible avec le rétributivisme en mettant notamment l’accent sur la manière dont Pettit, en réponse à des objections portant sur sa perspective conséquentialiste, a défendu une conception de la punition comme rectification, qui le rapproche d’une optique rétributiviste. De ce point de vue Dagger défend l’idée que le républicanisme devrait intégrer la perspective rétributiviste qui pourrait être combinée à l’intuition fondamentale selon laquelle la punition permet de restaurer la citoyenneté dans une communauté : sur ce point, Dagger met en exergue, de manière très intéressante, la convergence entre l’optique de Pettit et celle, rétributiviste, de R. A. Duff [4].

De cette catégorie de citoyenneté, les éditeurs du recueil ont enfin souhaité montrer en quoi les républicains en ont développé une approche élargie en rupture avec leur optique traditionnellement masculiniste. Pettit a tenté de montrer en quoi l’idiome de non-domination est attractif pour les féministes. Il a certes reconnu l’association initiale de la théorie républicaine avec un certain sexe en ce sens que les républicains traditionnels envisageaient un corps civique composé de citoyens de sexe masculin, appartenant à une culture dominante. Mais la liberté comme non-domination représente aussi une perspective dotée de sens pour les femmes. L’idéal de non-domination semble ainsi déjà présent chez M. Wollstonecraft [5]. Mais Pettit va plus loin en affirmant que la théorie féministe républicaine de Pateman à Young en passant par Mansbridge et Okin peut être reformulée en terme de non-domination [6] . Si tension il y a, elle existe uniquement entre la théorie féministe et les versions populistes du républicanisme susceptibles de véhiculer des images machistes de la participation démocratique et de l’activisme public. Dès lors qu’on les évacue, il apparaît que, en principe, les moyens institutionnels qui favorisent la liberté comme non-domination peuvent s’appliquer aussi bien aux hommes qu’aux femmes. C’est ce que permet de montrer la notion de classe de vulnérabilité par le biais de laquelle l’idéal de non-domination est défini non pas comme un idéal communautariste mais comme un idéal communautaire : la non-domination est un bien social et commun. Il ne peut être augmenté ou diminué pour certains sans l’être pour les autres. Même une femme qui ne subit ni violence, ni contrainte, appartient à une classe de vulnérabilité à partir du moment où elle ne bénéficie pas des garanties juridiques ou culturelles la protégeant contre des interférences arbitraires. La non-domination correspond à un bien commun, non seulement du point de vue de la société dans son ensemble, mais également du point de vue de chaque classe de vulnérabilité. Ainsi l’articulation entre non-domination et classe de vulnérabilité éclaire la manière dont Pettit conçoit la possible intégration des revendications féministes par l’idiome républicain. La dernière contribution du recueil, celle de M. Friedman, examine ces thèses qu’elle défend en partie. Elle adhère ainsi à la critique par Pettit d’un idéal étroit de non-interférence. Cette critique converge avec la critique féministe de l’individualisme libéral. Mais dans le même temps, elle pointe certaines difficultés de la théorie de Pettit. Elle commence par insister sur le fait que la définition de la domination comme capacité à interférer de façon arbitraire est trop large. Elle semble impliquer une ubiquité de la domination. Mais surtout ses critiques les plus intéressantes sont liées à une relecture de la théorie de la non-domination à l’aune des approches du « care » et notamment de celle, développée par E. Feder Kittay sur la base d’une réflexion sur le handicap [7]. Friedman souligne en effet que la capacité à interférer de façon arbitraire dans les affaires d’autrui coïncide très souvent avec la capacité à prendre soin d’autrui de façon non-arbitraire. Comment réduire la première capacité sans réduire la seconde ? La théorie de la non-domination n’offre pas de réponse à cette question et de ce point de vue, semble sous-estimer grandement la valeur, parfois constitutive, des relations d’interdépendance et de dépendance. Enfin Friedman s’interroge sur la valeur opératoire de la référence à la catégorie de classe de vulnérabilité pour penser un « groupe » des femmes, une sorte de sujet collectif du féminisme. La contestation de l’approche universaliste de l’oppression développée dans le cadre de la première vague du mouvement féministe a été au cœur des évolutions les plus récentes de ce même mouvement. Les féministes afro-américaines ont contesté l’universalisme des courants dominants du féminisme en soulignant qu’il a eu tendance à occulter les problèmes posés par l’intersection sexe-race. Une même réflexion a été initiée du côté des mouvements gays et lesbiens. A été ainsi contestée l’unicité d’un sujet du féminisme et a été remise en cause l’homogénéité de la catégorie des « femmes ». Pettit ne risque-t-il pas de reconduire une telle homogénéité en regroupant les femmes dans une même classe de vulnérabilité ?

C’est sur cette question que se clôt la contribution de Friedman et avec elle, le parcours proposé par cet excellent recueil. Manque certes, dans ce cadre, une partie spécifiquement consacrée à la question de l’économie politique républicaine ainsi que Laborde et Maynor le remarquent eux-mêmes à la fin de leur introduction. S’ils n’ont pas abordé cette question dans le cadre de ce volume, ils soulignent qu’elle définit l’un des chantiers de recherches les plus cruciaux pour le républicanisme dans les années à venir. Reste que ce recueil nous semble susceptible de contribuer au développement de la théorie néo-républicaine en ce qu’il invite à prolonger la théorie de la non-domination de façon critique. J. Maynor a déjà initié un tel prolongement critique en développant une approche de la non-domination quelque peu démarquée de celle de Pettit : il a notamment montré que la conception républicaine de la liberté déborde le cadre strictement instrumentaliste. En s’écartant de Pettit, qui insiste avant tout sur ce qui rapproche sa définition de la liberté d’une conception négative, Maynor cherche à expliciter le rapport de la non-domination à la maîtrise de soi. Pour cela, il distingue une forme réciproque et une forme constitutionnelle de non-domination. Si Pettit a privilégié la description des modalités institutionnelles et constitutionnelles de la non-domination, en la corrélant au statut notamment, il en a en revanche négligé la dimension réciproque, autrement dit la façon dont la non-domination se traduisait dans les relations interpersonnelles. C’est cette dimension que Maynor a cherché à mettre en relief en affinant ainsi le concept de non-domination et c’est sur cette base qu’il a proposé une reprise et une révision de la notion de démocratie contestataire [8]. De son côté, C. Laborde a également posé les bases d’un prolongement productif de la théorie de la non-domination sur laquelle elle prend appui pour proposer le développement d’un républicanisme « critique ». Elle s’est notamment concentrée sur la question de la laïcité et sur les débats français portant sur le port du voile à l’école, la loi de 2004 qui l’interdit étant interprétée comme participant d’un républicanisme perfectionniste. Laborde en pointe les dérives paternalistes et montre comment on peut défendre, contre l’interprétation restrictive de la laïcité qui a inspiré la loi de 2004, un républicanisme critique reconstruisant une version progressiste de la citoyenneté républicaine laïque démarquée de la citoyenneté libérale égalitaire anglo-américaine et participant d’une philosophie républicaine de gauche renouvelée, inspirée à la fois par les théories contemporaines de la justice et par la théorie critique post-marxiste. Cette définition d’un républicanisme critique puisant des ressources dans la théorie de la non-domination a déjà été esquissée dans des articles et fait l’objet d’un ouvrage qui devrait paraître prochainement et constituer une contribution importante au débat sur le néorépublicanisme [9]. Mais l’ouvrage collectif que Laborde dirige ici avec Maynor participe déjà d’une telle démarche en ce qu’il contribue à explorer la manière dont on peut articuler à la théorie de la non-domination une redéfinition de la citoyenneté républicaine, tout en apportant un éclairage critique sur la notion même de non-domination.

NOTES

[1Pettit P., Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, trad. Spitz J. F. et Savidan P., Paris, Gallimard, 2004.

[2Honohan I., « Shaping Virtuous Citizens : Nation-Building and its republican Limits », in Honohan I. et Jennings J., Republicanism in Theory and Practice, New York, Routledge, 2005, chap. 14. Cf. également Civic Republicanism, Routledge, Londres, 2002.

[3Braithwaite J. et Pettit P., Not Just Deserts : A Republican Theory of Criminal Justice, Oxford University Press, Oxford, 1990.

[4Duff R.A., Punishment, Communication and Community, Oxford University Press, Oxford, 2001.

[5Cf. Vindication of the Rights of Women, Penguin, 1992 (1792).

[6Cf. Pettit Ph., Républicanisme, op.cit., p. 183 : « Non seulement le républicanisme est capable de donner une formulation convaincante des revendications centrales du féminisme, mais il en donne également une formulation qui constitue une histoire continue dans les rangs des féministes ».

[7Kittay E.F., Love’s Labor, Routledge, New York, 1999.

[8Maynor J., Republicanism in the Ancient World, Cambridge, Polity Press, 2003.

[9Laborde C., « Female Autonomy, Education and the Hijab », Critical Review of International Social and Political Philosophy, vol. 9/3, septembre 2006, pp. 351-77. L’ouvrage s’intitule Critical Republicanism, à paraître en 2008 aux presses de l’Université d’Oxford.