Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Dominique Bourgeon

Anna O : de la cure psychanalytique au don de soi…

Texte publié le 2 janvier 2008

À partir du cas Anna O., fondateur de la psychanlyse freudienne, Dominique Bourgeon nous invite à reconsidérer la source des pathologies mentales et de leur guérison possible sous le signe du don. Cet article ouvre une piste qu’il nous faudra explorer.

Cet article est extrait d’une thèse de sociologie. Dominique Bourgeon est également l’auteur d’un ouvrage Don, résilience & management. Des figures du soin à l’univers singulier des services hospitaliers, paru en 2007 aux éditions Lamarre.

Le destin singulier d’Anna O. suscite, comme nous allons le voir, nombre d’interrogations portant sur les origines de la psychanalyse et, notamment, sur sa dimension opératoire : la cure psychanalytique. De surcroît, cette histoire de vie met en évidence le passage d’un état pathologique à l’exercice d’une vocation de l’aide et du soin. Ou autrement dit, l’hystérie semble être contenue par l’exercice d’un don de soi exacerbé. Ainsi, au gré des aléas de la vie, l’excès et le défaut de don peuvent s’avérer tour à tour pathogènes et salvateurs…

A l’origine de la psychanalyse…

L’observation de cette jeune patiente réalisée par J. Breuer alimente la première communication signée conjointement par ce médecin viennois et le père de la psychanalyse. Anna O. est au centre de l’article intitulé « les mécanismes psychiques des phénomènes hystériques » paru en 1892 et ce « cas clinique » fournira matière à un véritable mythe repris par des dizaines et des dizaines de psychanalystes. Nous n’exagérons pas l’importance de ce destin singulier. Pour H.F. Ellenberger [1972], l’histoire d’Anna O. « fut présentée comme le prototype d’une cure psychanalytique et comme l’un des événements fondamentaux qui conduisirent Freud à la création de la psychanalyse » [p. 696]. Pour J.P Roussaux [1992], elle représente la première pierre et la référence centrale de la construction freudienne. Nous pourrions citer également E. Jones [1958] qui estime que Freud serait très près de la vérité s’il déclarait que le cas d’Anna O. constitue en fait le point de départ de la psychanalyse. Pour notre part et à l’instar d’Ellenberger, nous parlons volontiers de mythe car, si ce cas clinique nourrit de nombreuses analyses, ses fondements historiques n’ont jamais été réétudiés à l’exception de quelques ouvrages. En fait, l’histoire se suffit à elle-même et tout repose sur la phrase concluant le chapitre sur Anna O. dans le livre fondateur de la psychanalyse et consécutif à l’article que nous mentionnions au préalable [1].

Dans cet ouvrage, J. Breuer précise qu’ Anna O. guérit de son hystérie en évoquant la cause première de ses symptômes et, qu’au terme d’un temps assez long, elle retrouve son équilibre psychique. Nous sommes en 1895 et J. Breuer conclut : « Depuis, elle jouit d’une parfaite santé » [p. 30]. Or, la cure psychanalytique se termine en 1882 et Anna O., à cette date, est loin d’être guérie : « Dans un séminaire donné à Zurich en 1925, Jung révéla que Freud lui avait dit que la malade, en réalité, n’avait pas été guérie […] Il n’y eut pas du tout de guérison dans le sens où le cas fut présenté à l’origine » [H.F. Ellenberger, 1972, p. 701]. Nous sommes en fait très éloignés du brillant succès thérapeutique relaté par nombre d’auteurs pour reprendre les termes d’H. F Ellenberger. La réalité est contenue dans la phrase de J. Breuer : « Elle partit ensuite en voyage mais un temps assez long s’écoula encore avant qu’elle put trouver un équilibre psychique total » [1895, p. 30]. Et, nous allons montrer que cette guérison ne s’avère réelle que par l’entremise de la vocation. Si la cure cathartique opère une action incomplète, le don de soi s’avère thérapeutique. Car, nous le savons maintenant, Anna O. va devenir la première assistante sociale allemande, une pionnière du mouvement féministe et une fondatrice d’orphelinat. En bref, Anna O. devient un personnage public et son nom véritable est en réalité Bertha Pappenheim. L’hystérique de Breuer deviendra une bienfaitrice militante à qui l’Allemagne rendra hommage à travers l’émission d’un timbre-poste en 1954.

Le mystère Anna O.

Nous pouvons relier ces deux destins, celui d’Anna O. et de Bertha, grâce à la révélation qu’E. Jones fit au cours de l’année 1953. Le biographe de Freud indique alors la véritable identité d’Anna O. au grand détriment de la famille de cette dernière. Il n’y a aucune ambiguïté dans les propos de Jones et il appuie sa décision sur un argument qui met encore une fois en relief l’importance de la problématique « Anna O. / Bertha Pappenheim » : « Nous savons que la découverte de la méthode cathartique lui est due. C’est pourquoi son nom mérite d’être révélé. Elle s’appelait Bertha Pappenheim » [E. Jones, 1958, p. 246]. En effet, c’est la patiente elle-même qui suggère à Breuer le principe de la « talking cure » (ceci pour reprendre ses propres termes). Anna O. signifie au médecin l’intérêt de formuler ses symptômes puis de remonter à leurs origines. « Freud, qui n’a personnellement jamais connu Bertha Pappenheim en tant que patiente, fera de ce traitement et de sa méthode, la cure par la parole, le paradigme de toute la démarche thérapeutique, et pour ainsi dire, la scène primitive de la psychanalyse » [J.P Roussaux, 1992, p. 13]. Non seulement notre personnage est au cœur de la naissance de la psychanalyse, non seulement il s’avère être l’inventeur de la cure cathartique, mais de surcroît, il suggère une toute autre problématique comme l’ont souligné plusieurs auteurs. La guérison n’ayant pas émergée du traitement psychanalytique, le véritable enjeu de ce destin singulier devient : « Pourquoi sa misère hystérique, plusieurs années après la fin de la cure cathartique, s’était-elle transformée, non pas en malheur banal (au sens où Freud concluait les études) mais en un destin d’exception ? Comment put-elle réaliser cette épargne de symptôme ? » [J.P. Roussaux, 1992, p. 20]. H.F Ellenberger [1972] soulève la même interrogation. Comment, après de telles épreuves, de telles souffrances, peut-on sublimer sa personnalité au point de devenir l’une des fondatrices du travail social ? Cette problématique jaillit de nombre d’auteurs sans qu’ils apportent véritablement d’éléments de réponse. L. Freeman [1977] estime que nous sommes face à un véritable mystère, Y. Tisseron [1996] s’interroge, à la suite de H.F Ellenberger sur ce passage étonnant de l’hystérie à la talking cure puis au travail social ; un travail social avec et pour les autres précise l’auteur. Nous sommes donc confrontés au point central évoqué lors de notre introduction : l’exercice du soin a permis à Bertha Pappenheim de survivre à une maladie mentale extrêmement violente et nous devons explorer plus attentivement ce destin d’exception afin d’en faire jaillir toutes les dimensions essentielles.

Quelques points de repères généalogiques

Anna O. / Bertha Pappenheim naît à Vienne le 27 février 1859 au sein d’une famille juive orthodoxe et puritaine. Le père, Siegmund Pappenheim, est né à Pressburg (Bratislava) le 10 juin 1824 et exerce la profession de marchand. La mère, Recha Goldschmidt est née à Frankfort sur le Main le 13 juin 1830 et appartient à une famille bourgeoise très impliquée dans les œuvres de charité. Les époux Pappenheim auront successivement quatre enfants, trois filles et un garçon. L’aînée prénommée Henrietta voit le jour en 1849 et meurt de la tuberculose en 1867 alors que Bertha est âgée de huit ans. La seconde, Flora, naît en 1853 et décède deux années plus tard soit quatre ans avant la naissance d’Anna O. Enfin, en 1861, apparaît Wilhem, le dernier-né de la famille Pappenheim. Il est à noter que nous sommes confrontés à une dramatique succession de deuil qui trouvera son point culminant dans le décès du père le 5 avril 1881. Précisons à ce sujet que la date de décès de Siegmund Pappenheim correspond parfaitement à celle du père d’Anna O. mentionnée par J. Breuer. [voir H.F Ellenberger, 1972].
Le père de Bertha décède de la tuberculose à une époque où cette épidémie redouble d’activité avec la capitale austro-hongroise comme épicentre ; ce qui lui vaudra le surnom de maladie de Vienne. A la naissance de Bertha, le deuil de Flora doit rester excessivement présent au sein de la famille comme le précise pertinemment Y. Tisseron [1996]. Mais il est à noter qu’à l’exception de cet auteur, aucun analyste ne porte l’attention sur cette mort omniprésente au sein de la famille Pappenheim. Il serait d’ailleurs intéressant d’explorer, lors d’une autre étude, ce contexte particulier né de la rencontre de la tuberculose, de l’hystérie et de l’essor d’une médecine moderne de plus en plus « objectivante ». Quoi qu’il en soit, Bertha alias Anna peut être identifiée comme la fille survivante de la famille Pappenheim, un statut singulier qui n’est peut-être pas sans liens avec les évènements postérieurs. L’apparition de la phtisie chez le père en 1880 marque également le point de départ de la pathologie filiale. Laquelle se structure en quatre périodes distinctes que nous allons examiner successivement !

L’apparition des symptômes

De juillet 1880 à avril 1881, la pathologie d’Anna O. prend la forme d’une phase d’incubation latente. La jeune Bertha, âgée de vingt et un ans, consacre l’ensemble de son temps à prendre soin de son père. Elle le veille toutes les nuits, ne prenant que quelques heures de repos au cours de l’après-midi. Les veilles interminables favorisent l’émergence de longues rêveries que Bertha nomment son théâtre privé. « Alors que tout le monde la croyait présente, elle vivait mentalement des contes de fées » [J. Breuer, 1895, p. 15]. Mais face à un épuisement grandissant, la famille décide alors de l’éloigner de son père. Cette rupture marque l’apparition des premiers symptômes hystériques et Bertha glisse progressivement de l’état de soignante à celui de soignée. « A son immense chagrin, on l’obligea à abandonner son rôle d’infirmière » [J. Breuer, 1895, p. 15]. Une toux rebelle (semblable à celle des tuberculeux ?) apparaît alors et des états de somnolence succèdent à des phases d’agitation tout au long des après-midis. La période allant de décembre 1880 à avril 1881 se traduit par l’émergence d’une psychose manifeste. Traitée par J. Breuer appelé à son chevet, Bertha reste alitée du 11 décembre 1880 et ce, jusqu’au mois d’avril. Une multitude de symptômes apparaissent simultanément : troubles oculaires, paralysies, contractures avec zones d’anesthésies cutanées… Anna parle un mélange de quatre à cinq langues et offre le tableau clinique d’une personnalité dédoublée, alternant encore les phases à la fois conscientes et tristes et les périodes pathologiques où l’agitation et la grossièreté prennent le pas. Surviennent ensuite deux semaines de mutisme complet.

J. Breuer pratique l’hypnose sur son sujet, profitant pour cela des phases d’accalmie et de somnolence. Ce traitement permet de notables améliorations et Bertha quitte son lit le premier avril 1881. Le cinq avril, son père se meurt et sa fille somme sa mère de lui dire la vérité. Malgré le contexte dramatique, Recha se veut rassurante sur l’état de santé de Siegmund, prolongeant ainsi le mensonge pratiqué depuis l’isolement de Bertha [voir H.F Ellenberger, 1972]. Le jour même, le père décède et la maladie de la fille entre dans une troisième période alternant des états normaux et des moments de somnambulisme. Cette phase va se prolonger jusqu’en décembre 1881.

De l’hystérie à la « talking cure »

La mort du père a résonné comme un véritable traumatisme et J. Breuer a parfaitement perçu l’importance de cet événement : « C’était là le choc le plus grave qui pût l’atteindre » [J. Breuer, 1895, p. 18]. Après deux jours de stupeur intense, de nouveaux symptômes apparaissent chez Bertha. Laquelle rejette l’ensemble de ses proches, ne reconnaissant personne hormis son thérapeute. Celui-ci est d’ailleurs obligé de la nourrir pendant quelques jours. Malheureusement, J. Breuer part en voyage et Bertha refuse de s’alimenter pendant son absence. La jeune femme est en proie à des hallucinations entrecoupées de crises d’angoisse. Manifestant des tendances suicidaires, elle est transférée dans une maison de campagne des environs de Vienne le 7 juin 1881. J. Breuer lui rend visite tous les trois ou quatre jours et le retour au calme est manifeste après trois jours d’intense agitation. On administre à Bertha des doses élevées de chloral et son état s’améliore progressivement. La jeune femme se prend d’amitié pour un chien et rend de fréquentes visites à des pauvres. Ces occupations alliées au traitement médical se révèlent salutaires et Bertha revient à Vienne à l’automne avant de rechuter en décembre 1881. Nous entrons alors dans la quatrième phase de la maladie qui court de décembre 1881 à juin 1882.

Deux changements notables justifient cette période distincte. Anna O. revit jour pour jour les événements s’étant produits un an auparavant. J. Breuer remarque ce processus grâce à son journal qu’il rédige dés les débuts de la maladie. Le second changement réside dans le contenu de la « talking cure ». Le véritable traitement psychanalytique apparaît : « Son don de s’extérioriser partiellement conduisit à la psychanalyse » [L. Freeman, 1977, p. 254]. Bertha raconte toutes les manifestations d’un symptôme selon une chronologie inversée. De date en date, elle remonte le fil du temps jusqu’à la genèse des troubles. Lorsque la première manifestation est évoquée, le symptôme disparaît. « Elle avait donné à ce procédé le nom bien approprié et sérieux de « talking cure » et le nom humoristique de « chimney sweeping » (ramonage) » [J. Breuer, 1895, p. 21]. En juin 1882, la patiente annonce sa guérison et J. Breuer interrompt officiellement son traitement.

La révélation

Jusque dans les années soixante-dix, l’histoire d’Anna O. se termine ainsi mais la révélation de Jones va permettre de poursuivre l’histoire de cet étonnant personnage. Lors de la préparation de son ouvrage sur La découverte de l’inconscient, H.F Ellenberger entreprend une enquête sur le passé de Bertha Pappenheim et découvre qu’elle a résidé, après le soi-disant succès de la thérapie par la parole, au sanatorium Bellevue situé dans la petite ville suisse de Kreulingen. Son dossier médical contient une copie d’un rapport écrit par Breuer en 1882. S’il n’est pas signé, il est indiscutable que le médecin viennois en est l’auteur : « C’est l’histoire de la même malade racontée par le même médecin, où celle-ci est désignée par son vrai nom : Bertha Pappenheim ; des phrases entières sont presque identiques à celles des études sur l’hystérie » [H.F Ellenberger, 1972, p. 708]. C’est en fait ce rapport médical qui nous apprend l’élément essentiel de l’histoire de la psychose : le texte mentionne la séparation avec son père mourant pendant deux mois puis le mensonge final de la mère. Bertha estime qu’on lui a dérobé le dernier regard paternel, cet ultime instant où la parole revêt une importance fondamentale et peut autoriser le deuil à venir.

Le dossier médical évoque également les difficultés relationnelles entre la mère et la fille. Curieusement, Bertha présente une attitude négative vis à vis de la religion, ce qui tranche nettement avec son évolution future. Mais le plus étonnant réside dans un autre rapport qui suit celui de J. Breuer. Il est visiblement rédigé par le médecin du sanatorium et porte sur la période « post-talking cure », c’est à dire après le traitement de Breuer. Du 12 juillet 1882 au 29 octobre 1882, Bertha présente une névralgie faciale grave qui est apparue sous une forme exacerbée pendant les derniers mois du traitement de J. Breuer. De fortes doses de chloral et de morphine sont administrées à la jeune femme. « L’observation de Bellevue mentionne les traits hystériques de la malade, sa déplaisante irritation contre sa famille » [H.F Ellenberger, 1972, p. 714]. Elle passe de longues heures devant le portrait de son père et désire ardemment visiter sa tombe. Le décès paternel est incontestablement le fait central de cette histoire. Au cours de son séjour à Bellevue, la patiente continue de mélanger l’anglais et l’allemand et elle perd régulièrement, dés son coucher, l’usage de sa langue maternelle. Nous sommes loin de l’état de guérison, le rapport médical issu du sanatorium le prouve : Bertha Pappenheim ne recouvre pas la santé à l’issue de la cure cathartique.

La naissance de la vocation

En novembre 1882, Bertha s’inscrit à une série de cours afin de devenir aide-soignante. Cette formation est organisée par l’Association des femmes de Baden-baden et s’adresse à des femmes cultivées désirant devenir Directrices d’établissements médico-sociaux [Y. Tisseron, 1996, p. 81]. J.P Roussaux [1992] parle, pour sa part, de cours d’infirmière à Karlsruhe. Malgré ces imprécisions [2], nous pouvons postuler que Bertha est séduite par le soin, par le désir d’aider son prochain. J. Breuer [1895] le mentionne à plusieurs reprises : « Parmi les traits essentiels de son caractère, on notait une bonté compatissante. Elle prodiguait ses soins aux malades et aux pauvres gens, ce qui lui était à elle-même d’un grand secours dans sa maladie parce qu’elle pouvait, de cette façon, satisfaire un besoin profond » [p. 14]. On ne saurait être plus éloquent : la patiente se reconstruit par le dévouement. Cette dimension paraît tellement importante que J. Breuer la rappelle quelques pages plus loin : « Plus tard, elle s’occupa de quelques malades indigents, ce qui lui fut très utile » [p. 22]. Le médecin viennois la décrit comme possédant « de grands dons poétiques, une grande imagination contrôlée par un sens critique aiguisé » [p. 14]. Quant à J.P Roussaux [1992], il estime que l’école d’infirmières semble annoncer son engagement futur, un engagement qui lui offrira une alternative à sa maladie.

Malheureusement, Bertha ne termine pas ses cours et est hospitalisée à trois reprises en 1883, 1885 et 1887 [J.P Roussaux, 1992]. Chaque rechute occasionne plusieurs mois d’hospitalisation à Inzerdorf en Autriche et le diagnostic reste le même : l’hystérie. Selon Roussaux, Freud écrivit à Martha que Breuer souhaitait, à cette époque, la mort de Bertha, ceci afin de mettre un terme à ses souffrances. Nous retrouvons les mêmes propos chez E. Jones [1956] et L. Freeman [1977]. Malgré cela, Anna O. et sa mère quittent Vienne en 1888 et s’établissent à Frankfort auprès de la famille maternelle. Comme nous l’avons précisé, il s’agit d’une famille bourgeoise bien impliquée dans les œuvres de charité sans toutefois intervenir directement auprès des indigents. L’action reste confinée à l’octroi de dons pécuniaires et à l’organisation de journées caritatives. C’est dans ce contexte qu’une cousine de Bertha, Louise Goldschmidt, lui propose successivement de passer une journée à la soupe populaire puis de faire la lecture, une heure par jour, aux petites orphelines. Bertha va aller au-delà des initiatives de sa famille maternelle : elle va être confrontée directement à la misère sociale et affective. Ces actions marquent le début de la vocation d’Anna O. et il est vraisemblable que cette jeune femme abandonnée s’est véritablement projetée dans le miroir offert par les orphelines. Cette rencontre a incontestablement suscité la double naissance d’une militante et d’une soignante…

De l’écriture au militantisme.

En 1889 et 1890, Bertha publie une série de petites histoires pour enfants puis des contes enfantins comme La boutique du brocanteur parue en 1890 sous le pseudonyme de P. Berthold. En 1895, année de parution des Etudes sur l’hystérie, elle prend la direction de l’orphelinat dans lequel elle travaillait bénévolement. Nous comprenons maintenant la phrase de J. Breuer : « « Depuis, elle jouit d’une parfaite santé » [p. 30]. 1899 voit la publication d’une pièce de théâtre intitulée Frauenrecht où Bertha nous conte l’histoire d’une jeune ouvrière séduite puis abandonnée par un notable. L’épouse légitime se venge de ce dernier en le frappant d’abstinence sexuelle. Notons que l’abandon reste le point central de cette nouvelle.

Cinq ans plus tard, notre héroïne fonde la Judischer Frauenbund (la Ligue des femmes juives) et en devient présidente. Le but de l’Institution est de promouvoir la condition féminine en facilitant l’accès aux études (infirmières, travailleuses sociales) et d’aider au développement des orphelinats et hôpitaux. En 1905, sa mère décède à son tour et Bertha crée, avec l’argent de l’héritage, le Foyer pour jeunes filles en danger et pour enfants extra-conjugaux (Foyer de Neu Isenburg). Ce nouvel établissement est destiné aux jeunes délinquantes, aux prostituées et aux mères célibataires. Anna O. s’intéresse à la fois à la marginalité des mères et à l’illégitimité des enfants. « Elle contestait le fait […] qu’un enfant né d’une liaison non officielle n’ait pas de statut » [Y. Tisseron, 1996, p. 90]. On la décrit comme une militante, un justicier redresseur de torts au service de la femme opprimée (pour reprendre les termes de J.P Roussaux [1992]).

Des événements déterminants

Bertha est dépeinte comme une femme pieuse en opposition à sa personnalité malade. Elle est stricte, volontiers autoritaire, mais sait faire preuve d’humour. Elle apprécie la bonne chair, cultive l’amour de la beauté. Elle nomme les assistantes sociales qu’elle forme « ses filles » et les enfants de l’orphelinat appellent curieusement leur établissement « la maison de papa ». Bertha, privée de son géniteur, devient le père de ces malheureuses et répare, par symbole interposé, sa propre histoire. Elle développe des activités d’éveil auprès des tout-petits, organise des jardins d’enfants et donne elle-même des cours d’enseignement artistique. Elle étend son action à la lutte antituberculeuse, crée des crèches à Varsovie et organise l’accueil des femmes dans les gares, les placements familiaux et l’assistance après les pogroms [Y. Tisseron, 1996]. En 1902, elle apprend à « ses filles » les techniques d’enquête, la réalisation de sondages auprès des déshérités. Ses buts principaux sont d’établir les causes de l’indigence et de cerner l’incidence de la maladie mentale et physique au sein des familles.

Dans le même temps, Bertha fait publier un ouvrage rédigé en 1792 par une certaine Marie Wollstonecraft. Ce récit autobiographique évoque l’histoire d’une femme libérée, d’avant-garde, donnant naissance à une enfant illégitime avant d’être abandonnée par son ami. Nous retrouvons encore une fois ce thème de l’abandon. Seulement, Marie Wollstonecraft force son destin en attendant un second enfant naturel puis, cette fois, en se mariant peu de temps après la naissance du bambin.

Faisant preuve d’une activité sans bornes, Bertha Pappenheim voyage et étudie la prostitution dans les Balkans, la Russie et le proche orient. Elle meurt en 1936 d’un cancer du foie ; cet organe qui, selon les anciens, est le siège de l’âme. Nous pouvons contempler d’elle un fusain réalisé par Joseph Oppenheimer : « Au premier coup d’œil, il y a, dans ce portrait quelque chose d’une sorcière, et elle avait bien quelque chose d’une sorcière » [L. Freeman, 1977, p. 251].

La sauvegarde par le don de soi

Par le don, Bertha Pappenheim sublime son passé et s’accorde, par le biais de substituts symboliques, ce qu’elle n’a pas reçu. Elle devient un père pour les orphelines et règne sur le « papa home ». Elle recrée des filiations, restaure un lien, des liens rompus par la tuberculose. Le don incessant tisse le lien social, reconstitue le passé et efface les syndromes hystériques. « Si chez elle le soin est porté au paroxysme, c’est parce que la souffrance l’est aussi » [Y. Tisseron, 1996, p. 81]. Bertha tente désespérément de réparer le passé. Déjà, avant sa maladie, elle souhaitait vraisemblablement, par son rôle d’infirmière, obtenir la reconnaissance de son père. La séparation brutale s’est indubitablement traduite par un puissant sentiment d’abandon et de trahison, notamment de la part de sa mère. L’éloignement, la rupture et le décès constituent les points critiques de la maladie. Les soins accordés à son père lui permettaient de lui donner de l’affection et, en retour, Bertha espérait la reconnaissance paternelle. L’attitude de la famille la prive de ces retours et, par réaction, la jeune fille ne reconnaît plus personne hormis Joseph Breuer qui devient peut-être, à ce stade de la maladie, un substitut paternel.

Ainsi, au regard de l’histoire pathétique d’Anna O., les blessures de vie pourraient conduire à la vocation voire à l’exaltation d’un certain humanisme. Ou, plus pertinemment, la vocation offre, a posteriori, un sens aux aléas de la vie. La souffrance est positivée dans la relation d’aide. Le soin, le don de soi, le dévouement aux êtres malmenés par la vie paraissent dicter la vie d’Anna O. et la préserver de l’hystérie. En donnant, en se donnant, aux orphelines, aux marginales et aux enfants illégitimes, Bertha émerge des affres de la maladie. Le don, le bénévolat, le combat au nom d’idéaux semblent accomplir cette guérison laissée en suspend par la « talking cure ».

Bibliographie

NOTES

[1Nous parlons des Etudes sur l’hystérie de S. Freud et J. Breuer » paru en 1895.

[2Les professions paramédicales n’existent pas véritablement à cette époque et il est difficile d’apprécier la finalité des cours, d’où, vraisemblablement, ces imprécisions.