Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Alain Caillé , Jean-Louis Laville

Association, démocratie et société civile. Introduction

Texte publié le 1er décembre 2007

Cet article constitue l’introduction de l’ouvrage collectif Association, démocratie et société civile paru dans la bibliothèque du MAUSS en 2001. L’ouvrage étant épuisé, une version électronique est disponible sur le site de La revue du MAUSS semestrielle (10€, Paypal)

Dans une chronique publiée par la revue Alternatives économiques, Jean-François Bayart, un des principaux animateurs du CERI, le Centre d’études et de recherches internationales de l’École des sciences politiques de Paris, excellent observateur de la scène mondiale, exprime avec fougue et talent toutes les réserves que peuvent inspirer le recours croissant aux associations, aux organisations non gouvernementales (ONG) et l’invocation rituelle d’une « société civile » présentée comme le remède unique à tous les maux dont souffre la planète. « La société civile, écrit-il, est un mot de pidgin, une ingénierie des relations internationales qui permet aux acteurs d’un monde hétérogène de globaliser de concert. » Mais il ne s’agit pas seulement de phraséologie. Les ONG accréditées par l’ONU, observe J.-F. Bayart, se sont multipliées, et « il n’est plus une politique en matière de développement qui n’associe d’une manière ou d’une autre cette fameuse société civile ». Or « un tel babillage n’est pas sans effets pervers ».

Il est clair que derrière les vertueuses ONG se dissimulent bien souvent des intérêts particuliers plus ou moins avouables et que beaucoup sont en fait « des organisations très gouvernementales » particulièrement efficaces pour alimenter les caisses des détenteurs du pouvoir et pour contribuer à une privatisation rampante de l’État. La seule fonction positive que semble leur reconnaître J.-F. Bayart est de constituer « un appareil de cooptation des contre-élites dans le système dominant ». Mais quant à la fonction tribunitienne, revendiquée par ces ONG, de défense des droits de l’homme, ou de l’environnement, elle ne doit pas tromper. « Il existe, conclut J.-F. Bayart, une rente de la critique sociale qui érige les porte-parole de celle-ci en interlocuteurs valables. Mais leur représentativité est sujette à caution, et leur reconnaissance risque d’éclipser des institutions dont la légitimité est autrement assise : celle des parlements » [2001, p. 13].

Nous avons cité longuement ces propos critiques et désabusés à la fois parce qu’ils touchent juste mais aussi parce qu’ils sont incomplets et que là, dans cet écart entre la critique légitime des associations et le silence sur les vertus du principe associatif, est tout le problème auquel s’attaque le présent livre. Il est peu douteux que les associations puissent être le lieu et l’un des moyens privilégiés de la fraude fiscale, du détournement de fonds ou de l’exercice d’une tutelle politique, administrative ou clientélaire. Inutile de rappeler de récents scandales. Ajoutons seulement que la fraude ou le détournement de fonds sont d’autant plus déplaisants et condamnables qu’ils s’exercent au nom du bénévolat et du désintéressement. Tant qu’à faire, on préférera encore des voleurs en quelque sorte honnêtes, qui volent sans prétendre à autre chose, à des bénévoles bénévoleurs [1] ! Mais au-delà de la critique, juste et nécessaire, de telles ou telles associations particulières, voire de pans entiers du système associatif, reste la question essentielle : celle de savoir si nous pouvons et devons organiser les rapports sociaux en tablant uniquement sur le marché et l’État. Si, une fois sortis de la sphère familiale et domestique, la possibilité de coopérer à des tâches d’intérêt commun ne nous est offerte que dans le cadre des entreprises ou des administrations, ou s’il n’est pas souhaitable de pouvoir aussi s’associer librement avec d’autres, en donnant priorité à la passion pour l’objet et le but poursuivis par l’association sur les intérêts d’argent ou de domination. Or la réponse est peu douteuse. C’est oui, bien évidemment.

Dessiner une perspective désirable, identifier des cheminements possibles n’impose nullement de faire l’impasse sur les difficultés et les ambiguïtés multiples auxquelles se heurtent les associations concrètes. C’est ici que les mises en garde d’un J.-F. Bayart, parmi beaucoup d’autres, retrouvent tout leur poids. La question qu’il faut donc poser avec la plus grande précision possible, sans faux-semblants, est celle de savoir ce qu’il est légitime et raisonnable d’attendre de l’action des associations et ce qu’elles sont dans l’incapacité de faire. Plus spécifiquement, doit-on les considérer comme les acteurs primordiaux et centraux du jeu démocratique et de son renouveau ? ou au contraire, comme de simples structures d’accompagnement et de replâtrage se bornant à réparer à la marge les dégâts occasionnés dans les jeux sérieux qui se joueraient ailleurs — sur le marché, dans l’administration et dans les partis politiques ? C’est à ce débat qu’est consacré le livre qu’on va lire.

Les ambiguïtés de l’association

Il donne la parole tout d’abord à l’accusation qui met en lumière les ambiguïtés et les ambivalences de l’action associative. Dans une veine voisine de celle de J.-F. Bayart, Serge Latouche, pourfendeur anti-utilitariste de toutes les rhétoriques développementistes technocratiques met en évidence comment un certain discours de l’association et de la société civile est récupérable par des institutions internationales en quête de relégitimation face à la persistance de la pauvreté comme le montrait fort bien le dossier d’Esprit : « La nouvelle question Nord-Sud » [Lévy, 2000, p. 79-175]. On voit le danger : celui de laisser les entreprises faire des ravages et dégager l’État de ses responsabilités en espérant que les associations s’occuperont des victimes. De même, Bernard Eme, coproducteur avec Jean-Louis Laville du concept d’économie solidaire et excellent connaisseur des réalités associatives à la base, dresse un tableau sévère des dérives multiples auxquelles les associations succombent.

On remarquera que les dangers évoqués, s’ils peuvent converger, ne se confondent pas : alors que S. Latouche s’inquiète de la capacité des associations à pouvoir contenir le processus de marchandisation du monde et les accuse de ne pas avoir les moyens d’alimenter un imaginaire alternatif, B. Eme leur reproche de ne pas avoir conservé leur élan instituant et de pencher maintenant du côté des systèmes pour résoudre la tension entre rationalité technico-instrumentale et rationalité solidaire qui les caractérise. Comment ne pas se rappeler en lisant ces mises en garde que la logique du soupçon s’est depuis longtemps trouvé un terrain d’élection avec les associations : surveillées comme autant de lieux subversifs, elles ont été en même temps dénoncées comme les paravents des Églises. Ce type de dénonciation continue d’ailleurs aujourd’hui ; on s’en aperçoit quand on entend une partie de l’ultra-gauche les désigner encore comme les agents d’une vaste entre-prise de moralisation des pauvres.

Ces mises en cause récurrentes et contradictoires entre elles amènent à s’interroger sur la possibilité de comprendre les associations à travers une perspective uniquement critique. Toutes les observations formulées dans les deux premiers textes sont justes mais, comme précédemment, on serait tenté de leur répondre qu’elles n’épuisent pas la question. S. Latouche place ses espoirs de sauver la « planète des naufragés » [1991] des dégâts causés par la mégamachine [Latouche, 1995] dans le recours systématique à l’informel. Mais qu’est-ce que l’informel, sinon le lieu des associations… informelles ? Et de l’écart constaté par B. Eme entre les associations concrètes et leur modèle idéal, doit-on déduire que ce dernier est dénué de sens ?

L’expression des méfiances légitimes ne peut empêcher que les associations soient parmi les formes d’action collective les plus aptes à susciter l’espoir. Si l’on prend acte de ce constat, l’analyse sans concessions des errements associatifs ne peut être autonomisée ; il importe également de revenir à une interrogation en amont sur les rai-sons expliquant la présence persistante des associations dans les sociétés contemporaines que B. Eme a commencé à aborder en évoquant leurs ambivalences constitutives.

S’associer pour quoi faire ?

Il est donc indispensable de se faire une idée un peu précise des rai-sons pour lesquelles on s’associe, et pour lesquelles dans certains cas la forme associative est préférée à celle de l’entreprise ou de l’administration. En vue de quoi, pour quoi faire s’associe-t-on ? C’est à cette question qu’est consacré le chapitre pivot rédigé par Jean-Louis Laville qui s’essaie à un traitement systématique de la question. Sur celle-ci, il existe une vaste littérature économique, peu connue et notamment en France. Qui a le mérite, comme souvent chez les économistes, d’être rigoureuse et d’une grande clarté conceptuelle, mais l’inconvénient de donner de la vie associative une interprétation… très économiciste. Abordant les associations comme un tiers secteur trop strictement délimité, ces approches fournissent l’arrière-plan conceptuel des déclarations technocratiques qui prônent le remplacement des rigidités étatiques par la souplesse des interventions de la société civile. Mais cette idéologie est contredite par l’histoire.

Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler à cet égard que la classe ouvrière et les socialistes du XIXe siècle vouaient un véritable culte à l’association : qu’est-ce que le socialisme, même marxiste, sinon le règne des « producteurs associés » ? Toutes les organisations clés de la démocratie moderne qui nous préservent toujours du règne sans partage d’un marché auto-régulé : syndicats, mutuelles, coopératives et même partis politiques, sont issus du creuset associatif. Certes, le développement associatif a été entravé par des limitations multiples. Dans tout le XIXe siècle, « ce qui est en jeu dans les interdits prononcés par l’État, c’est notamment le passage de la sphère privée à la sphère de la production et du politique », comme le note Martine Barthélémy [2000, p. 44]. Néanmoins, la genèse de la sécurité sociale et des poli-tiques sociales, l’obtention de statuts pour des sociétés non capitalistes indiquent bien que les associations n’ont pas été dénuées d’importance dans l’évolution sociétale. Plus, alors qu’on oppose souvent fonction économique et sociale d’une part, impact politique d’autre part, on se rend compte que leur portée politique a tenu en partie à leur rôle économique et social. Sans aucun doute, les nombreux écarts de la réalité par rapport à l’idéal régulateur peuvent être critiqués. Il n’en demeure pas moins qu’il est possible de s’accorder sur le fait central, égale-ment souligné par Philippe Chanial : il n’y a pas de démocratie nationale vivante sans une société civile puissante qui ne se réduise pas aux seules entreprises commerciales. Sans une société civile associationniste, donc. Et la société civile n’est pas condamnée à l’anorexie politique, elle peut être aussi société civique. Son renforcement suppose toutefois que les pouvoirs publics lui garantissent des conditions favorables.

L’État n’est pas privé de tout pouvoir en ce domaine comme le montrent les formes changeantes de la régulation publique. Le problème est que, si les associations ont donné naissance à l’État social, l’État ne les a reconnues que dans un rapport tutélaire. La déstabilisation des États-providence n’a guère permis une coopération plus fructueuse parce que « le social providentialiste » n’a pas été dépassé, comme le souligne Jean-François Marchat [2000, p. 237-264]. Si on le suit, l’enjeu de l’avenir est celui d’un État social au-delà de l’État-providence. Il existe donc un espace potentiel de dynamisation réciproque des associations et de l’action publique, mais sa concrétisation se révèle paradoxale. Les responsables publics, s’ils veulent conforter la démocratie, sont incités à soutenir des associations susceptibles d’engendrer des contre-pouvoirs. Ce que résume P. Chanial : la société civile suppose et participe au renforcement de l’État démocratique et ce paradoxe évoque celui du don, postulant et engendrant la confiance.

Vers une société civile internationale

Si les États-nations sont loin d’être réduits à l’impuissance, ils sont cependant ébranlés dans le cadre de la société-monde en gestation. La distorsion et la déchirure chaque jour plus grandes entre la dimension mondiale de l’économie marchande et la souveraineté limitée des États multiplient les problèmes, les drames ou les difficultés de tous ordres (écologique, humain, culturel…) que par hypothèse tant les entreprises que les États sont impuissants à maîtriser. Il n’y a donc pas d’autre pari à faire, si on veut sauver ce qui doit l’être des valeurs humanistes et de l’aspiration démocratique, que celui de l’émergence d’une société civile associationniste internationale. C’est déjà plus qu’un pari puisqu’elle se constitue de manière embryonnaire, et c’est à la présentation des coordonnées de celle-ci dans l’espace européen qu’est consacré le texte d’Éric Dacheux. Voilà qui n’implique nullement d’en rabattre sur les exigences de contrôle de l’activité des entreprises ou sur les demandes adressées aux États. Bien au contraire, c’est uniquement s’il se développe de puissants réseaux associatifs que ce contrôle pourra être mis en œuvre et que les administrations publiques se trouveront confrontées à des interpellations et à des impératifs qu’elles préfèrent spontanément ignorer. On pressent donc qu’à travers les activités des militants associatifs, ce sont les institutions d’une souhaitable démocratie internationale qui sont en train de s’ébaucher, comme elles se sont cherchées, dans le cadre national, tout au long du XIXe siècle et jusqu’au cœur du XXe siècle.

Par moments, cette démocratie mondiale, mobilisatrice de l’opinion mondiale et esquissée par elle, nous la croyons à portée de main immédiate et raisonnons comme si elle était déjà presque constituée. Le contre-sommet de Davos a donné une idée de la force avec laquelle, sur une infinité de sujets qui nous concernent tous puissamment — de la lutte contre la pollution ou la misère à la défense des cultures ou des démocraties menacées —, des associations et des ONG venues de toute la planète et jouant le rôle d’une sorte d’Assemblée constituante ou d’embryon moral d’un État international futur pourraient se faire entendre. Mais le plus souvent ce qui domine, c’est l’éparpillement et la fragmentation de la nébuleuse associative, et son incapacité à faire effectivement le poids face aux puissances financières, techniques, économiques, militaires ou politiques qui dominent effectivement le monde. D’où la nécessité d’interroger le sens et la portée des lignes de fracture qui divisent ceux qui se réclament de l’associationnisme. Sont-elles surmontables ? C’est à cette question que s’attaque la contribution d’Alain Caillé. Mettant en œuvre une démarche idéal-typique historique, il montre comment l’éclatement du monde associatif actuel s’opère en fonction de deux logiques de clivage principales. La première oppose les associations encore proches du monde traditionnel, qui privilégient un principe d’interconnaissance et de socialité primaire, d’autres, issues du XIXe siècle, qui recrutent sur la base d’une appartenance et d’une compétence professionnelles reconnues, et les dernières enfin, qu’il est possible de nommer des associations hybrides, qui tentent de (re)créer du lien social, de la proximité et de la solidarité entre des sujets ou des personnes que rien ne lie a priori, ni l’origine ni la profession. La seconde oppose les associations de militance morale, limitées à un motif moral unique, et les associations d’économie solidaire, soucieuses de matérialiser un choix éthique et démocratique par des actions régulières, continues et répétées, susceptibles de constituer un cadre de vie global. Les clivages propres à chacune de ces deux logiques s’accroissent au fur et à mesure que les échelles s’étendent ; que l’on passe du plan local ou régional au plan national, et du plan national au niveau international.

Ainsi mise en perspective, la condition pour que se constitue effectivement une société civile associative et démocratique internationale apparaît aussi simple à énoncer que difficile à réaliser. Elle est que les associations traditionnelles, modernes ou hybrides comme les associations de militance morale et d’économie solidaire parviennent à s’articuler et à combiner leurs efforts et leurs perspectives. Ce qui fait encore assez largement défaut, c’est l’élément moteur de ce regroupement, le principe et l’agent fédérateur. Sans doute sont-ils à attendre, suggère A. Caillé, de l’émergence souhaitable d’associations civiques capables de se consacrer non pas à telle ou telle cause particulière, mais à la constitution de la société civile associationniste en tant que telle. De telles associations s’organiseraient à partir du principe que la démocratie constituant le bien supérieur par essence [2], elle doit donc être recherchée pour elle-même. C’est sur la base de ce principe simple et général qu’elles interpelleraient les puissances constituées de notre monde et qu’elles pourraient commencer à exiger que ces dernières concèdent à la sphère associative la part d’autonomie effective sans laquelle elle ne pourra pas jouer son rôle d’accoucheur de la démocratie étendue à l’échelle internationale.

Voici qui permet de conclure en retrouvant le propos par lequel débutait cette introduction. Oui, il faut se montrer vigilant et lucide face à toutes les dérives et à toutes les formes d’instrumentalisation possibles du monde associatif. Mais cette vigilance ne prend vraiment sens que si elle reste inspirée par l’idéal régulateur d’une démocratie planétaire, porté par tous ceux et celles qui refusent de baisser les bras face au non-sens, au crime et à la violence, et qui inlassablement retissent les liens sociaux que tout, autrement, contribue à déchirer.

NOTES

[1Nous empruntons cette expression de « bénévoleur » à Patrick Viveret, militant et penseur de l’association bien connu.

[2Ne serait-ce que parce qu’elle représente le seul cadre dans lequel puisse être posée de manière ouverte la question du bien.