Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Roger Sue

Un lien politique

Texte publié le 1er décembre 2007

Nous remercions Roger Sue qui, pour le lancement de cette rubrique nous a aimablement autorisés à reproduire la conclusion de son ouvrage Renouer le lien social. Liberté, égalité, association, Odile Jacob, 2001.

On a souvent insisté sur le rôle politique des associations : formation de l’opinion, « école de la démocratie », expression directe des citoyens et de la citoyenneté, etc. Mais ce rôle a toujours été secondaire face à la « vraie » politique, celle des professionnels de la politique qui ont exercé leur tutelle sur les associations, ne leur laissant généralement qu’un strapontin consultatif et local, ou une fonction de contre-pouvoir. Ce qui est loin d’être négligeable mais n’est plus à la hauteur de leur impact social et économique. Non seulement les associations vont peser de plus en plus lourd dans le processus de décision politique, comme on le constate tous les jours au plan international, mais elles vont aussi profondément renouveler le « genre » politique aujourd’hui usé et discredité. Discredit qui tient moins au contenu du contrat qu’à l’usure du contrat lui-même, de ses procédures et de ses modalités. En ce sens, l’associationnisme, figure politique de l’association, est moins une nouvelle idéologie politique, que la réévaluation de ce qu’est le politique en ce nouvel âge du lien social ; face à l’image en partie dépassée qu’en donne la politique.

Que le lien d’association puisse transformer la nature du politique et le système des pouvoirs, tout autant que le lien social contractuel, ne faisait pas de doute pour les premiers socialistes du XIXe siècle. Ce socialisme associationniste [1] qui avait très tôt pressenti les impasses respectives du libéralisme comme du socialisme prétendument scientifique, qui l’a finalement relégué dans l’ombre de l’histoire, éclaire à nouveau sous bien des aspects notre actualité. Mais aujourd’hui son « utopie [2] » est devenue beaucoup plus concrète, beaucoup plus en phase avec la dynamique socio-économique, même si le chemin qui va du lien civil à sa représentation politique est long et suppose bien des réformes pour la réaliser.

QU’EST-CE QUE L’ASSOCIATIONNISME [3] ?

La révolution inachevée

Le plaidoyer associationniste en France (Saint-Simon, Fourier, Proudhon, Leroux, etc.) comme en Angleterre (Godwin, Owen) ou en Allemagne (Hess, Weitling) est loin d’être monolithique et de faire « système ». Sa relative unité est faite d’un même constat et d’inspirations communes. C’est ce qui importe ici.

Le constat est celui de l’échec de la Révolution française, ou de son dévoiement, et en tout cas de son inachèvement [4]. Constat aveuglant sur le terrain social, où la misère est le lot du plus grand nombre avec une condition ouvrière d’autant plus dure et soumise que plus aucun corps intermédiaire ne la protége. On est bien loin des grands principes de liberté et d’égalité ou, plus exactement, comme le dit Pierre Leroux (1797-1871) : « Entre l’égalité considérée comme un fait et l’égalité considérée comme un principe, il y a autant de distance qu’entre la terre et le ciel [5]. » Liberté et égalité ne se décrètent pas par un contrat. La Révolution s’est fourvoyée dans une philosophie politique rationaliste et individualiste centrée sur un contrat [6] (« règne des légistes et des métaphysiciens » selon Saint-Simon) qui ne garantit d’aucun résultat. Pour que la liberté et l’égalité existent, et mieux encore pour qu’elles coexistent, il y faut un troisième principe qui est celui de l’association précisément, ce que les saint-simoniens comme Leroux-traduiront aussi par la notion de fraternité, qui doit présider le triptyque républicain. Seule l’association permet l’alchimie démocratique de la liberté et de l’égalité, c’est là une conception fondamentale commune aux associationnistes. La liberté seule conduit aux excès de l’individualisme et du libéralisme, et l’égalitarisme sans liberté mène au « socialisme absolu ». Leroux qui, le premier (avec Robert Owen), a forgé le terme de socialisme, écrit : « Le socialisme absolu n’est pas moins abominable que l’individualisme absolu. » L’associationnisme est bien la recherche d’une authentique « troisième voie », non pas comme on le dira plus tard sur le mode social-démocrate ou social-libéral, « entre » mais « au-delà » de l’individualisme et du communautarisme, au-delà du libéralisme et du socialisme.

La démocratie économique

Le principe commun étant posé, comment le réaliser ? Déclarations solennelles et contrats ayant échoué, c’est dans la relation quotidienne, dans le lien social que peuvent se manifester l’association et ses vertus attendues. Le quotidien, autant dire le travail puisque : « La France est devenue une grande manufacture et la nation française un grand atelier » selon Saint-Simon (1760-1825 [7]). L’industrialisme est désormais la nouvelle religion du monde moderne et suppose la coopération de tous. L’association, qui n’implique d’ailleurs pas une stricte égalité aux yeux de Saint-Simon, est simplement la forme d’organisation la plus efficace, à laquelle tout le monde a intérêt sauf les oisifs et ceux qui vivent de leurs rentes. Pierre Joseph Proudhon (1809-1865) est, on le sait, plus radical puisqu’il plaide à là fois pour l’abolition de la propriété, pour des échanges réciproques et mutuels et donc égalitaires qui se substituent aux échanges monétaires [8] société possible, la seule juste, la seule vraie [9]. » Charles Fourrier [10] (1772-1837) ancre plus le principe d’association dans une conception originale de la « psychologie » et dans « l’attraction des passions » dont il suffit de trouver la bonne formule (mathématique) pour former des associations harmonieuses (ou phalanstères).

Tous se retrouvent sur un point essentiel, l’association est la seule vraie forme de démocratie et celle-ci n’a de consistance que dans la production conjointe de l’économie de la société, c’est-à-dire des conditions d’existence de chacun. La démocratie est économique ou elle n’est pas, comme l’économie est politique ou la politique est économique. La politique ne peut-être que la consécration et la formalisation de l’auto-organisation de la société comme association des associations des individus, c’est-à-dire des travailleurs. « Ce que nous mettons à la place du gouvernement, c’est l’organisation industrielle ». écrit Proudhon. Quant à Saint-Simon, il jugeait que des chambres économiques feraient avantageusement office de chambres parlementaires qui pourraient être composées d’une « chambre d’invention » (ingénieurs, écrivains, artistes), d’une « chambre d’examen » (mathématiciens, physiciens), et d’une « chambre d’exécution » (chefs d’entreprises industrielles, agricoles ou commerciales).

Le lien universel

Enfin, autre conviction partagée, la portée universelle de l’association. Pratiquement tous évoquent l’objectif de « l’association universelle », à commencer par Saint-Simon qui y voit le meilleur moyen de coopérer, de réunir les peuples et d’accomplir la promesse de prospérité qu’annonce le « nouveau monde industriel [11] ». Symboliquement, son intérêt pour les communications, les transports, et tout ce qui ressemble (déjà) à une « mise en réseau », témoigne de son espoir de voir se réaliser une « mondialisation » par l’association. Dans cette perspective, ses disciples à travers le mouvement des polytechniciens entameront toute une série de grands projets, comme le percement du canal de Suez (Prosper Enfantin puis Ferdinand de Lesseps), ou en projetteront la réalisation, avec par exemple la conception d’un tunnel sous la Manche (Michel Chevalier). Proudhon est plus « politique » et toujours plus radical : l’association est le seul lien universel possible face à un marché qui n’ est que l’addition des égoïsmes individuels et à des Etats autoritaires toujours enclins au communautarisme et aux excès nationalistes. D’où son apologie du fédéralisme [12]
aux accents nettement prémonitoires lorsqu’il insiste sur l’importance du fait régional, et imagine une « Europe confédérale » avec « marché commun », « budget communautaire », « liberté de circulation et de résidence des personnes », etc. Tout cela étant vu comme la superposition d’associations d’associations, seule structure ouverte et démocratique dont le lien se transmet de la base au sommet et non l’inverse.

Au total, en retrouvant l’idéal révolutionnaire des origines, les défenseurs de l’associationnisme ont perçu avec beaucoup d’acuité l’originalité du lien d’association, sa portée globale, et sa capacité à transformer tout à la fois la réalité sociale, économique et politique. Malgré sa pertinence, qui apparaît encore plus clairement aujourd’hui face à la déroute du « socialisme absolu », de l’impasse du libéralisme et des dangers permanents d’une « réaction » communautariste, 1’associationnisme n’a jamais triomphé. Il n’a jamais triomphé si l’on excepte le très court « moment » de 1848 incarné par la commission du Luxembourg [13] En revanche, il a beaucoup essaimé à travers la « deuxième gauche » et le courant autogestionnaire notamment et a progressé souterrainement dans les profondeurs du lien social. Il me semble qu’au-delà des incalculables circonstances historiques, les causes structurelles de son échec d’hier sont devenues aujourd’hui celles-là mêmes qui laissent augurer si ce n’est de son succès, tout au moins d’une nouvelle avancée.

Une autre histoire

L’échec politique principal du socialisme associationniste porte évidemment sur la question de la transition vers le lien d’association. C’est peu dire que la société qui sort de l’Ancien Régime n’y est pas prête, que les mentalités n’y sont pas préparées, et que les distances sociales sont telles que d’authentiques relations d’association entre égaux, dégagées des corporatismes, sont si ce n’est inconcevables, du moins irréalistes. Comme le note sèchement Alexis de Tocqueville : « Entre le maître et l’ouvrier, les rapports sont fréquents, mais il n’y a pas d’association véritable [14] ». Les socialistes associationnistes butent sur le même écueil que les révolutionnaires de 1789 qu’ils prétendent dépasser : le lien social ne se décrète pas et le succès de l’association suppose autant les sentiments d’égalité et de liberté qu’elle ne les réalise. Marx, pour qui l’association (« les producteurs associés ») n’est pas un point de départ mais d’arrivée, après un long détour par le pouvoir d’une nouvelle classe et un Etat fort, aura beau jeu de railler la naïveté de l’utopie associationniste. Pour justifier le bien-fondé de leur croisade associationniste, la plupart de ses représentants (Saint-Simon et Leroux notamment) s’en remettent à la mystique d’un « nouveau christianisme [15] », et d’un monde de fraternité et de solidarité [16] dont l’association sera le bras séculier. Proudhon, à l’inverse se défie de ce nouveau messianisme mystique « fraternitaire [17] », carrément sectaire chez les « disciples » saint-simoniens, et de son esprit communautaire qu’il estime contraire à la libre association d’individus. En cela, il reste sans doute le plus moderne des associationnistes, si l’on admet que son « anarchisme » est avant tout un anti-communautarisme, fût-il national.

L’autre grande raison de l’échec politique de l’associationnisme tient au niveau de développement de l’économie de l’époque. Dans une période d’intense accumulation du capital matériel, de nécessaire division du travail autour de l’opposition entre travail manuel et intellectuel, de profonds clivages sociaux et culturels, l’association est hors de portée et sans aucun doute contre-productive du point de vue de cette économie. Tout juste peut-on en espérer une « solidarité organique » exposée par un Durkheim inspiré de Saint-Simon [18], où chacun reste à sa place.

Ces raisons annoncées d’un échec politique se sont progressivement retournées positivement. En effet, nul besoin aujourd’hui d’un messianisme, d’espérances ou de révélations mystiques, ni même de longue transition vers l’association. Dans la relation « privée » qui gagne la société civile, l’association est moins : un horizon qu’une forme de vécu. La diffusion en profondeur du lien d’association et de valeurs offre un terrain autrement favorable à une représentation associationniste de la société, et donc à une parole publique et politique qui l’accompagne et l’accomplisse. En ce sens, Proudhon était assez lucide pour écrire que « les vraies révolutions durent des siècles ».

De même l’association d’aujourd’hui, pour les diverses raisons indiquées, serait désormais plutôt la condition de la performance économique globale que l’effet du seul volontarisme social. Enfin, passées les exclusives révolutionnaires et les solutions uniques, l’association s’affirme plutôt aujourd’hui sous forme de complémentarité montante par rapport au marché, au contrat et aux communautés et non comme leur substitut.

Si la voie semble beaucoup plus ouverte pour que le lien social d’association qui traverse la société civile trouve sa traduction politique dans l’associationnisme, certaines réformes, dans « l’air du temps » depuis quelques années, en activeraient le processus.

Lignes d’action

L’action politique pour promouvoir l’associationnisme se heurte notamment à deux grands obstacles D’un côte l’hétérogénéité acteurs associatifs et l’inertie des grandes structures. De l’autre, le peu d’empressement des pouvoirs publics à aider des contre-pouvoirs à s’organiser en pouvoirs autonomes, d’autant plus dangereux qu’ils prétendent donner un visage à la société civile et tendent à incarner une autre forme de légitimité politique.

Se réformer soi-même

Les exigences du lien d’association sont fortes et les organisations associatives peinent parfois à les satisfaire. Les. petites associations peuvent être tentées par des modèles plus communautaires et, sans pour autant céder à la clôture et à l’enfermement communautariste, se refusent à s’associer avec d’autres. D’où une relative fragmentation du milieu associatif préjudiciable à la formation d’intérêts collectifs et à leur représentation publique. Ces réticences et méfiances des petites associations se justifient par l’excès inverse, propre aux grandes structures, qui tirent parfois vers un modèle d’organisation de type contractualiste. Contrat prédéfini, faible expression des adhérents, démocratie incertaine, bureaucratisation, etc., sont des héritages des anciennes grandes fédérations de type pyramidal qui tardent à jouer le jeu des réseaux horizontaux. Comme l’écrit Martine Barthélemy : « On observe dans nombre de groupements, les phénomènes bien connus de faible renouvellement et de notabilisation des responsables (qui cumulent les mandats), de la routinisation et du relâchement des pratiques démocratiques (notamment par crainte du conflit), de l’augmentation de la distance sociale entre l’élite dirigeante et la base [19]. »

En même temps, on constate que ce qui pouvait passer pour une pratique « ordinaire », due à la pesanteur des liens sociaux traditionnels et au mimétisme avec les administrations ou avec les entreprises, est aujourd’hui sévèrement critiqué. Les organisations qui ne jouent pas pleinement le jeu de l’association subissent aujourd’hui une hémorragie de leurs effectifs qui les font réfléchir. Avec la fin de la « guerre des religions » entre grandes mouvances associatives, leur regroupement sur des bases plus sectorielles et professionnelles, et surtout la poussée du lien d’association à la base, les dirigeants des grandes structures font leur autocritique [20] et changent de pratiques.

L’association citoyenne

Tout en restant dans le cadre très libéral de la loi de 1901 qui n’impose de fait aucune forme particulière de démocratie, un statut reconnaissant mieux la valeur citoyenne des associations et des actions qu’elles entreprennent favoriserait les évolutions en cours. Ce statut que j’ai proposé de dénommer « statut d’utilite économique et sociale [21] » pourrait être fondé sur un certain nombre de critères comme la pratique démocratique, la transparence financière, la composition des ressources, l’ouverture sur l’extérieur, les services rendus à la collectivité ou la capacité à s’associer en réseaux (etc.), qui sont après tout des principes dont toute organisation associative peut (ou devrait) approcher. Il serait assorti de droits particuliers dans les relations avec les collectivités publiques, l’accès aux financements, les facilités fiscales, le régime des dons, le statut des participants, etc. Une telle initiative des pouvoirs publics [22], attendue par la majorité des associations ouvertes sur le public, est devenue indispensable compte tenu de leur rôle croissant de « service public » par le public, de l’importance des moyens en jeu et des garanties à offrir. Elle donnerait en outre une certaine unité à ce type d’associations, favoriserait leur auto-organisation et leur constitution en authentiques partenaires sociaux (et non en simples organes consultatifs) dans les secteurs stratégiques de la santé, de l’éducation, de la formation, de l’environnement, de la culture et des loisirs, etc. En un mot elle contribuerait à la naissance d’un véritable acteur politique. Dans cette perspective, on peut comprendre qu’aucun parti politique, en dépit des multiples discours rituels sur les mérites irremplaçables de la vie associative, ne se soit précipité.

Le meilleur de l’Europe

Un tel statut devrait bénéficier d’une reconnaissance de la communauté européenne, et pourrait faire avancer le débat sur l’adoption d’un statut européen des associations [23], aujourd’hui enlisé dans les difficultés d’harmonisation des droits nationaux. Pourtant, de plus en plus nombreuses sont les associations transnationales qui préfigurent ce que pourrait être une citoyenneté européenne, non réductible à une représentation politique distante, et encore moins à un vaste marché commun.

L’association européenne gagnerait beaucoup à s’inspirer de ce qui fait la force de chaque dispositif national et tenter dans une certaine mesure de les rendre compatibles. En reprenant la typologie proposée par Edith Archambault [24] autour des modèles rhénan, anglo-saxon, scandinave ou méditerranéen, on peut recenser quelques traits fondamentaux. Du modèle « rhénan » (Allemagne, Autriche, Suisse), il faut retenir la puissance des organisations proches d’un service public, d’autant plus que s’y applique le principe de subsidiarité qui met en première ligne des associations disposant ainsi de ressources publiques conséquentes, et aussi l’importance de grandes fondations. Du modèle anglo-saxon (Royaume-Uni, Irlande), il faut reprendre la place sociale accordée au « volontariat », l’indépendance du secteur associatif régulé par de « hautes autorités » (Charity Commission et Charities Aid Foundation au Royaume-Uni, Independant Sector aux États-Unis), et aussi l’importance des Fondations dans le financement des associations. Compte tenu du développement rapide des rapports entreprises/associations et du rôle médiateur des fondations dans les grands secteurs d’intervention, on peut souhaiter que ces dernières soient soutenues par l’État et régies également par des commissions pluripartites indépendantes. Du modèle scandinave, il faut souligner également l’importance de la participation et du partenariat avec les pouvoirs publics, et enfin du modèle méditerranéen, plus enraciné dans des traditions communautaires, un certain sens de la solidarité. Se trouvant à peu près à la confluence de ces différents modèles, la France a une responsabilité particulière dans la promotion d’actions et de mesures qui donnent les meilleures chances à l’association de se rapprocher d’un modèle plus universel.

Du bénévolat au volontariat

Un statut pour ce type d’association ne suffit pas. Il y faut aussi un statut pour la personne, pour le participant, ce qui est plus rarement proposé. Le seul bénévolat, acte gratuit de bonne volonté qui n’offre aucune sorte de garantie et a fortiori de statut, est insuffisant face à l’ampleur des investissements dans les associations, aux technicités requises, à l’ouverture à toutes les couches de la population, au besoin de reconnaissance et d’identité que beaucoup ne trouvent pas dans le travail classique, ou qu’ils n’y trouvent que par défaut. Entre salariat et bénévolat, le statut du volontariat viendrait combler un vide, notamment pour ceux exercent une sorte de deuxième métier [25]. Le plus important réside sans doute dans la reconnaissance symbolique par la collectivité de ce « don » de la personne qui y met souvent le meilleur d’elle-même. On ne peut à la fois louer toutes les qualités d’un secteur qui mobilise plus d’individus que le travail professionnel dans les entreprises ou les administrations, et dont on reconnaît aujourd’hui la valeur sur la formation, le lien social, l’action sociale et la « production » de l’individu - que les entreprises elles-mêmes reconnaissent comme des déterminants de leur propre productivité et de la performance globale - et le traiter comme une sorte d’armée de l’ombre composée d’anonymes méritants. Nous n’en sommes plus aux « bonnes œuvres » d’hier ou au soulagement des consciences. C’es. Le tiers secteur. dont le terme est à lui seul un jugement de valeur, est un secteur a part entière [26].

En conséquence, le statut du volontaire devrait ouvrir des droits sociaux (droits à la retraite, minima sociaux, etc.) et diverses formes d’avantages comme des droits complémentaires à congé rémunéré, des réductions fiscales, des indemnisations calculées au prorata du temps investi et des revenus, etc. Pour abonder ces ressources, pourrait s’y ajouter une monnaie particulière, non spéculative et non thésaurisable, celle des échanges réciproques dont l’unité de compte serait le temps passé. Une telle monnaie, à l’instar de l’euro pour le marché européen, peut démultiplier les échanges et être très fédératrice pour un secteur en quête d’une plus forte identité. Les mécanismes n’en sont pas évidents, toutefois la multiplication et le succès croissant des monnaies parallèles [27]fondant leur valeur sur le temps humain, et l’existence de fait de monnaies plurielles (chèques vacances, etc.), constituent autant d’expérimentations en grandeur nature qui ouvrent la voie.
Le statut du volontariat pourrait aussi agréger nombre d’initiatives aujourd’hui dispersées qui bénéficient de la redistribution sociale. Que ce soit les diverses formes de services volontaires ou services civils pour les jeunes [28], ou différentes formes d’emplois aidés (type CES) qui trouveraient là un statut général facilitant l’extension à tous ceux qui le souhaitent, indépendamment des âges ou des milieux sociaux. Utile par lui-même, un tel statut peut aussi compenser la flexibilité croissante du travail, les aléas de la conjoncture économique et éviter les formes extrêmes de précarité, de solitude et de désespoir de ceux qui se ressentent comme « inutiles au monde ». Sans prétendre être la solution, le chômage involontaire pourrait au moins céder la place à l’engagement volontaire.

Enfin, la préparation de la participation à la vie associative devrait entrer de plein droit dans le cursus éducatif, dès le plus jeune âge. Les associations sont déjà des acteurs éducatifs majeurs à la frontière du scolaire et de l’extra-scolaire, dont le rôle s’est accru avec l’aménagement des rythmes scolaires et la prise en compte de la pluralité des sources d’apprentissage dans et hors l’école. On pourrait aller plus loin en développant les « associations juniors », comme on le fait avec les conseils municipaux d’enfants, qui permettent tout à la fois d’expérimenter le lien d’association, son organisation et son expression politique. De l’avis de tous, cela vaut bien des enseignements. C’est la raison pour laquelle, pas supplémentaire, il faudrait évaluer, reconnaître et valider les compétences acquises dans les associations et les intégrer dans le dossier scolaire. Dossier scolaire qui prendrait alors des allures de « portefeuille de compétences », à charge pour chacun de le faire fructifier tout au long de la vie. Un tel dispositif donnerait en tout cas une réalité à la formation permanente, dès le début de la vie, en intégrant très tôt l’apport spécifique des associations.

La représentation de la société civile

Si ces associations d’intérêt général disposaient d’un statut commun, nul doute qu’il leur serait plus facile de se fédérer mais aussi de renforcer leur représentativité au-delà de simples coordinations, et de mieux faire entendre leurs voix. L’enceinte « politique » propre à cette expression plus puissante et plus représentative est toute trouvée puisque dans la plupart des pays existe, sous diverses variantes, un Conseil économique et social, et même un Comité économique et social au niveau européen [29]. Mais il faudrait en revoir la composition et les attributions.

Dans le cas français, la place des associations dans cette troisième chambre parlementaire, selon la Constitution, est dérisoire. Sur les 231 membres qui composent cette assemblée, 6 seulement interviennent au nom des associations. Outre la nomination discrétionnaire de personnalités qualifiées, la représentation est essentiellement syndicale. Ce qui pose au moins deux problèmes. Passe encore que la représentation économique soit uniquement à base professionnelle (contrairement à l’élargissement actuel du champ de l’économie, comme j’ai essayé de l’indiquer), mais la représentation dite « sociale » ne peut être quasiment monopolisée par les seuls syndicats. Le monde professionnel, avec toutes les difficultés qu’il rencontre pour se représenter lui-même, ne peut plus aujourd’hui prétendre à lui seul représenter le monde social et la société civile. De ce point de vue, le terme de « partenaires sociaux » est tout à fait abusif puisque statutairement et par leurs origines historiques, les syndicats ne peuvent être composés que sur base strictement professionnelle et corporative. Les syndicats pourraient très bien évoluer vers un statut plus strictement associatif, ce qui eu égard à la transformatIon du lien social peut paraître souhaitable, mais ils renonceraient alors à certains privilèges [30]. L’autre problème réitérant, sur lequel il est inutile d’insister mais qu’on ne peut indéfiniment éluder, est celui de la représentativité des syndicats. On ne peut demander à la société civile et tout particulièrement aux associations de s’auto-organiser, de faire la preuve de leur influence et de leur représentativité, et en exonérer ceux qui sont les plus en vue, notamment au sein du Conseil économique et social. Il faut en tout cas rompre avec l’héritage d’un passé où le « social » était réduit au monde du travail et rééquilibrer les composantes de cette assemblée. D’autant plus que de nombreuses voix s’élèvent pour regretter son rôle mineur et sa faible « visibilité », à l’heure où la démocratie cherche des canaux d’expression plus en phase avec l’évolution du lien social.

On avait déjà imaginé dans le passé que ce type d’assemblée proposant une autre forme de représentation politique, plus proche des questions quotidiennes et plus susceptible de créer de l’identification et donc de la participation, pouvait détrôner le Sénat et même s’y substituer, devenant ainsi la deuxième chambre du Parlement. Sans remonter à Saint-Simon, Pierre Rosanvallon [31] rappelle que dès 1894, l’abbé Lemire (1853-1928) avait proposé qu’une chambre à composition professionnelle remplace le Sénat. Plus près de nous, c’est un projet semblable sur le fond que le général de Gaulle a en tête. De Gaulle, avec la Constitution de 1958, élargit les prérogatives de l’ancien Conseil économique créé en 1925 sur le modèle allemand de la République de Weimar (1919), et institue le Conseil économique et social. Son intérêt pour cette assemblée rejoint naturellement sa volonté de promouvoir l’association et la participation, voire la démocratie participative, en donnant un porte-voix socio-économique à la représentation nationale. Son intention s’était clairement affirmée dès 1948 dans ses allocutions : « Mais les activités françaises étant ainsi rendues cohérentes par l’association, leurs représentations pourraient et devraient être incorporées à l’État. Quelle importance prendrait alors un Conseil de la République où elles siégeraient en même temps que les représentations des 1 assemblées locales ! D’autre part, de quelle utilité seraient les contacts établis entre les délégués de ces mêmes activités et leurs pairs et compagnons d’autres nations du monde [32]
 ! ». En 1964, il tente à nouveau de « réformer » le .Sénat au profit du Conseil économique et social. On sait que c’est finalement sur un projet voisin, au dispositif complexe intégrant la régionalisation, qu’il échouera dans le contexte peu propice d’un référendum [33] plébiscite, après les événements de 1968.

La chambre des associations

La montée de la société civile et de ses manifestations qu’accompagne la centralité de la question économique et sociale d’un côté, et le large consensus autour de l’archaïsme de l’institution sénatoriale de l’autre, remettent ces projets au goût du jour. Outre la nécessaire représentation des associations qui devraient au moins être à parité avec les représentants syndicaux, il est tout à fait possible de programmer dans le temps la montée en puissance progressive d’une telle Assemblée -économique et sociale -sorte de grande « Chambre des associations [34] ». De simple organe consultatif produisant des rapports de qualité, rarement pris en compte, on peut aller vers l’expertise et la formulation autonome de projets obligatoirement inscrits à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. L’associationnisme trouverait là une inscription institutionnelle et politique qui lui fait aujourd’hui défaut.

Il est remarquable qu’un même mouvement se dessine au plan des institutions internationales jusqu’ici régies par des rapports d’État à État, que les associations, par leur caractère transnational unique, pourraient grandement contribuer à rendre enfin mondiales. Ainsi, face à la montée d’une « internationale » de la société-Givile, Boutros Boutros Ghali, ancien secrétaire général des Nations-Unis, avait-il proposé la création une grande Assemblée composée essentiellement d’ONG ; disposant d’un droit de saisine sur le Conseil de sécurité. Son successeur, Kofi Annan, déclare dans la même ligne que l’ONU doit être « un pont entre la société civile et les gouvernements ». Joignant l’action à la parole, il a ainsi lancé au niveau mondial ce que j’ai appelé une « nouvelle alliance », entre les grandes multinationales et les associations, à travers le programme « Global Compact » où elles se sont entendues sur une charte des droits de l’homme, de l’environnement, de la lutte contre la pauvreté et la maladie. Incontestablement, l’associationnisme, qui est par nature un universalisme, s’impose au plan international, et dessine progressivement ce que pourraient être des formes de représentation et des institutions mondiales dépassant les cadres nationaux de la démocratie. Face aux républiques vieillies et aux démocraties fatiguées, le renouveau nous vient à la fois du fond du lien entre les individus et de l’ouverture d’une scène mondiale, improvisant de nouveaux modes de régulation face à une conscience collective qui bouscule les frontières.

La démocratie continue [35]

Au-delà des effets d’affichage et de la transposition dans les institutions du lien social d’association, sa diffusion dans la société civile nous permet de mieux comprendre la désaffection vis-à-vis du politique, et d’entrevoir ce que peut être sa régénération.

Les limites d’un procès

La cause, ou plus exactement, les causes de cette désaffection semblent entendues et les griefs dûment répertoriés. Citons pêle-mêle : les mœurs politiques et la corruption, les pratiques du pouvoir et la régression démocratique, les intérêts particuliers précédant l’intérêt général, et plus fondamentalement, le non-respect des promesses électorales et La cause, ou plus exactement, les causes de cette désaffection semblent entendues et les griefs dûment répertoriés. Citons pêle-mêle : les mœurs politiques et la corruption, les pratiques du pouvoir et la régression démocratique, les intérêts particuliers précédant l’intérêt général, et plus fondamentalement, le non-respect des promesses électorales et la désinvolture [36] à l’égard du contrat censé lier les politiques ? à leurs concitoyens. En bref, le politique ne remplirait pas son contrat. Tout cela semble vrai et doit en même temps être relativisé. S’il est vrai que les affaires de corruption (en Italie, en Allemagne, en France, par exemple) défrayent la chronique, c’est plutôt la chronique qu’on en fait qui est nouvelle que la corruption. Celle-ci est même beaucoup mieux contrôlée au regard des passe-droits d’hier dont on s’accommodait sans rien dire. S’il est vrai que la démocratie pourrait avoir un tout autre visage, en même temps elle s’est approfondie au niveau local, au niveau de l’information et même de l’écoute de l’opinion, puisque l’on reproche plutôt au politique son suivisme et une dérive vers la démocratie d’opinion. S’il semble également que le contrat politique ne soit jamais honoré, sur le temps long, la critique paraît excessive et même injuste dans la plupart des domaines économiques et même sociaux. En réalité, nous sommes victimes d’une illusion d’optique : c’est moins le politique qui manquerait à tous ses devoirs que notre regard, notre conception et nos exigences à l’égard du politique et de la démocratie qui ont changé. Notre perception du lien social et politique s’accommode moins facilement des privilèges. Si notre regard a pu ainsi évoluer, cela veut aussi dire que le politique y a contribué à sa façon et n’a pas tant démérité, mais qu’il a certainement touché aux limites de ce que pouvait apporter une démocratie représentative classique, dans le cadre d’une république nationale. La politique, encore une fois sur la longue durée, n’a pas été dépourvue d’hommes et de femmes exemplaires, elle a beaucoup moins failli qu’on veut bien le dire, et chacun, chaque profession, pourrait toujours utilement faire son examen de conscience [37]

On dira que tout cela ne change rien au malaise, ni au fossé creusé avec la société civile, ni à la « fracture politique » qui redoublerait la fracture sociale. Certes, mais si cela ne change rien au diagnostic, cela change tout quand il s’agit de l’expliquer. L’explication n’est plus alors conjoncturelle ou liée à un certain type de politique ou de personnel politique, mais structurelle. Elle ne vise plus seulement la politique mais le politique, c’est-à-dire une certaine conception du lien social ou, comme on e dit, de « l’être ensemble » et, partant, de la démocratie.

Le représentant et le représenté

Autrement dit, c’est moins la mise en question du contenu du contrat et de son respect qui me semble en jeu, que l’idée même que le et la politique seraient avant tout l’objet d’un contrat. C’est cette tradition contractualiste, issue d’une certaine interprétation du Contrat social, qui est aujourd’hui dépassée. C’est le très profond décalage entre un lien vécu et voulu sous forme d’association et la représentation symbolique du lien politique qui me paraît provoquer la crise de sa légitimité. Tout contrat suppose deux parties bien distinctes. Dans le domaine politique, cela se traduit par un profond clivage, voire une rupture, entre une société civile et un monde politique, un monde social et une classe politique, un représentannt et un « représenté ». En un mot, alors que la société, bon an mal an, devient plus solidaire et plus égalitaire dans les esprits, même si on est loin de l’association dans les faits, il resterait une grande division sociale : entre le politique d’un côté et les autres, entre une classe particulière issue d’élections de moins en moins significatives, détenant le monopole de la représentation et le reste de la société. Une classe particulière, sorte de nomenklatura dont la profession serait de représenter les autres. Si cela a pu fonctionner au nom d’un rationalisme éclairé et d’une communauté de destin incarnée par une minorité, on sent bien qu’il s’agit d’une autre époque et que, mis à part quelques personnages charismatiques ravivant plutôt des sentiments communautaires et nationaux, la représentation politique est de plus en plus contestée. Ainsi, en France, un électeur sur quatre seulement a le sentiment d’être bien représenté par un parti politique, et un sur cinq par un leader politique [38]. Pour le dire vite, aujourd’hui plus personne ne peut prétendre « représenter » qui que ce soit, a fortiori sur tous les sujets, de manière permanente et à titre professionnel. Le processus d’individualisation, l’égalisation des conditions, la complexité des questions notamment, n’autorisent plus cette fiction. La représentation, pourtant indispensable à la décision politique, ne peut se concevoir qu’à travers toute une série de délégations pour une durée limitée et sur des sujets circonscrits. Le paradoxe de la crise de la représentation aujourd’hui est qu’elle exige une nouvelle démultiplication et une continuité des représentations.

La représentation de la société civile

Tout processus de représentation politique suppose en effet une société représentable. Tel fut le cas de la société de classes, organisée autour d’une grande opposition centrale structurant le champ politique, donnant sens à une projection et à une adhésion à la droite ou à la gauche. La fin des grandes promesses idéologiques et surtout une déliaison sociale conduisant à une véritable « société d’individus » ont balayé cette représentation du politique. Or, une pure société d’individus n’est pas représentable si ce n’est, comme l’avaient pensé les révolutionnaires de 1789, dans le phantasme communautaire (et souvent totalitaire) de son unité, d’un grand Tout. Une représentation démocratique est moins celle d’individus que d’intérêts, d’aspirrations, d’idées, d’espoirs qui s’agrégent dans des groupes et des organisations dont les individus se sentent partie prenante. Aujourd’hui, avec la fin des corps intermédiaires au parfum d’Ancien Régime, quels sont les collectifs qui peuvent susciter cette agrégation et ces regroupements en dehors des associations ? Seules les associations (incluant les associations syndicales), et à condition qu’elles s’organisent, sont susceptibles de donner une certaine représentation de la société et de ses enjeux majeurs actuels (santé, éducation, type de développement, environnement, etc.) sur laquelle peut se greffer une représentation proprement politique. Dans la réalité, c’est bien déjà ce que l’on observe à petite échelle dans l’élaboration de la législation sociale (cf. supra).

Le marché politique

L’autre limite évidente d’une représentation contractualiste du politique tient au rapport de l’offre à la demande, ou plus exactement à la faiblesse de ce rapport. On sait que le marché donne une illustration exemplaire de ce rapport. Dans une société individualiste de marché, c’est moins l’offre qui répond à la demande que l’inverse comme 1’avaienl bien vu les néoclassiques, dépassant la fable de rajustement miraculeux par la « main invisible [39] ». Le marché n’est nullement la liberté de contracter entre deux parties égales, il est du côté de l’offre, c’est-à-dire des pouvoirs organisés, des « producteurs » d’autant plus puissants qu’ils sont en nombre limité. Aussi, comme le rappelle justement René Passet, le marché n’a t-il jamais été moins libéral qu’aujourd’hui [40]. L’offre conditionne sa demande et celle-ci est pour l’essentiel une réaction passive à cette offre et non un « libre choix ».

La formation du bien public reproduit un schéma similaire, et en ce sens on a raison de parler d’un marché politique ou d’une américanisation des mœurs politiques. Le pouvoir est d’abord celui de sélectionner les « élites », de coopter, de s’assurer du monopole de présentation et de représentation, de former une puissante communauté d’intérêts à partir d’un même creuset, souvent d’une même culture, d’une même origine et d’une même formation. La sélection précède et détermine l’élection. Ainsi parmi les élus à l’Assemblée nationale en France, on compte 41 % de fonctionnaires qui représentent 5 % de la population en âge de voter, contre 18 % de cadres qui, eux, représentent pourtant 34 % de cette même population. La sociologie des élus nationaux n’est nullement représentative de la sociologie du corps électoral du pays. Quant aux techniques employées pour conditionner l’opinion, on sait depuis longtemps [41] qu’elles n’ont rien à envier aux recettes les plus éprouvées du marketing. Dans ces conditions d’imposition de l’offre politique, et compte tenu d’un public de plus en plus averti et autonome dans ses choix, on ne peut s’étonner que le phénomène politique majeur de ces dernières années soit moins la recomposition politique que sa décomposition, signifiée par des taux d’abstention records qui traduisent moins l’indifférence que le rejet. La question de l’expression de la demande politique est évidemment un préalable pour envisager un quelconque renouveau.

La base de la démocratie

Par son affirmation et par la mise à distance d’une vision essentiellement contractualiste des rapports sociaux et du politique, le lien d’association nous ramène finalement aux origines de la démocratie. Plus le principe d’association s’étend et plus la démocratie représentative apparaît pour ce qu’elle est : une « petite » démocratie, une forme inachevée et très réductrice de l’idéal démocratique. On se souvient que la tradition rousseauiste est plus radicale puisque la démocratie représentative est une contradiction dans les termes. Le peuple ne peut être représenté que par lui-même. Cette tension traversera ce moment fondateur de la Révolution qui justifiera par la force des choses (c’est-à-dire en fonction de l’état du lien social) un pur régime de représentation quitte à dénier l’origine de son inspiration. La formulation de l’abbé Sieyès est à cet égard révélatrice : « Les citoyens qui se nomment des représentants doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être) ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. » Dans sa conception originaire, la démocratie ne saurait en effet être représentative, elle ne peut être que l’auto-organisation de la société par elle-même autour des valeurs fondatrices de liberté et d’égalité, c’est-à-dire une libre association. En cela, bien avant d’être une forme de régime polItique, la démocratie est un régime du lien social qui se confond avec le politique. Le lien social est politique et il ne saurait y avoir de coupure entre la société civile et le politique. Dans cette perspective. il est tout bonnement impossible de parler de démocratie si celle-ci ne s’exerce pas à la base, dans les liens et les espaces du quotidien. C’est ce qu’avaient bien vu les premiers socialistes dits « associationnistes » pour lesquels seul le lien d’association pouvait traduire la vraie démocratie, loin des formules creuses et ampoulées de la politique. La démocratie doit nécessairement s’exercer « à la base » puisqu’en bonne démocratie, il ne saurait y avoir ni base ni sommet. C’est dans cette contradiction que s’est débattue la Révolution. Nous n’en sommes justement plus là. Nous sommes même dans une situation diamétralement opposée puisque aujourd’hui c’est plus à la « base », dans la profondeur sociale du lien individuel, que se manifeste l’association démocratique qu’au sommet ! Ce sont les diverses formes de « représentation » de la société, et tout particulièrement la représentation politique, qui retardent sur l’évolution du lien social. En un sens, il faut l’envisager positivement, car le lien d’association commence déjà à sécréter ses propres formes politiques de représentation.

Le processus et la procédure

Si l’association est d’abord un lien substantiel, elle n’interdit pas son organisation et donc des formes de représentation, mais suivant une procédure qui se doit d’être la plus démocratique possible [42]

Dans cette procédure, le suffrage, l’élection et la représentation ne sont que le bout extrême d’une longue chaîne, non le centre, encore moins un maillon isolé, et ne peuvent avoir de valeur que si précisément cette chaîne est respectée. Cette longue chaîne part de la définition des questions, de l’information de chacun, des dialogues préalables, de la compréhension mutuelle, de la négociation, de la délibération et enfin des conclusions, c’est-à-dire de la reformulation des questions avant un vote éventuel. À la limite, le processus démocratique réussi est celui d’où ressort un consensus qui n’impose pas le recours au vote. Inutile de voter si l’on est d’accord, et si l’on vote il y faut un minimum d’accord. TI faut rappeler que les Grecs eux-mêmes se défiaient des procédures de vote souvent propices à la démagogie, aux abus de la majorité et à la division sociale [43]. La démocratie devait être faite d’une grande association entre pairs, c’est-à-dire de beaucoup de demos et du moins possible de kratos (pouvoir) qu’ils s’entendaient d’ailleurs à limiter par une représentation issue du tirage au sort, et par le principe de la rotation des charges publiques entre les citoyens.

Sans aller jusque-là, la procédure d’association aux différents niveaux de représentation, en ouvrant de nombreux espaces publics, peut au moins laisser espérer que la démocratie sera plus perçue comme la réponse à la question du :« Quelle est notre volonté ? » plutôt qu’à celle du : « Qu’allons-nous choisir [44] ? » Plus comme le résultat d’une entente pour s’accorder et formuler une demande que comme la soumission à une offre et à un contrat dans lesquels plus personne ne se reconnaît. À tout le moins, les associations par leur propre association peuvent-elles construire démocratiquement une société civile « présentable » et « représentable ».

Le contrat d’association

Dans cette perspective, que reste-t-il de la politique au sens habituel et quel peut. être son objet ? Sûrement de constituer d’abord cet « État facilitateur » qui permet au lien d’association de s’exprimer et de s’institutionnaliser dans des conditions et selon des procédures uni correspondent à sa nature démocratique. Le politique devrait surtout être le garant de 1a bonne représentation du lien d’association, rejoignant à nouveau la conception originaire du Contrat social selon Jean-Jacques Rousseau dont il faut ici rappeler les termes : « Il n’y a qu’un contrat dans l’Etat, et celui –là en exclut tout autre [45] ». En ce sens, la fonction politique dans une démocratie évoluée, retrouvant là aussi ses racines, pourrait progresser vers l’exercice d’un grand magistère chargé certes de dire la loi et de la faire appliquer, mais à partir de propositions résultant de délibérations démocratiques et de la recherche d’un consensus portées par les représentants de la société civile. Il s’agit « tout simplement » de retrouver le « bon sens » d’une démocratie inversée dans les siècles passés par la suprématie de la représentation et du seul contrat. La moralisation de la politique y trouverait son compte et les mandats plus précis, sans être impératifs, pourraient alors être mieux distribués entre les citoyens. On voit d’ailleurs que progresse rapidement dans l’opinion l’idée d’un mandat unique à renouvellement limité. Il y a plus que la simple idée d’un renouvellement de la vie politique et d’une meilleure répartition des mandats ; s’y exprime aussi le refus d’un monopole de la représentation, de l’existence d’une corporation professionnelle qui produit nécessairement ses propres intérêts, à commencer par l’obsession de demeurer l’éternel représentant des autres. La politique est une mission publique à partager entre le. plus grand nombre, non une profession réservée à des « initiés ». A cet égard, la définition anstotélicienne de -la démocratie comme « l’art de gouverner autant que d’être gouverné » paraît indépassable [46]. Tocqueville ne pouvait manquer d’en reprendre le principe à sa manière : « Je maintiens que le moyen le plus efficace sinon le seul d’intéresser les hommes au bien-être de leur pays est de les faire participer au gouvernement. »

La montée en puissance du lien d’association face aux liens communautaires et contractuels nous fait avancer sur le chemin d’une démocratie plus accomplie. Parce qu’il s’agit du lien démocratique par excellence qui embrasse la vie individuelle, anime de plus en plus la vie sociale, pénètre dans l’entreprise et façonne une nouvelle représentation du politique, nous approchons sans doute de ce que pourrait être une sorte de démocratie continue. La diffusion en profondeur du lien d’association permet enfin de donner une vraie chance et une consistance au contrat social de liberté et d’égalité des origines, qui avait rêvé l’association sans jamais pouvoir la réaliser. Il faut la saisir.

NOTES

[1Dominique Desanti, Les Socialistes de l’utopie, Paris, Payot, 1970 et Jacqueline Russ, Le Socialisme utopique français, Paris, Bordas, 1988

[2Socialisme utopique » est une expression de Marx qui en dénonce le « romantisme » et « l’irréalisme ». Ce « label » contribuera à discréditer un socialisme à la française en cours de réhabilitation aujourd’hui.

[3Il ne s’agit ici que de l’associationnisme politique, et non de l’exploration de ce qui est un paradigme en soi qui s’impose de plus en plus dans le monde scientifique, par différence avec un rationalisme étroit, une causalité mécanique ou le décryptage d’un contrat qu’il soit culturel ou social.

[4Comme l’écrit Pierre Rosanvallon, op. cit. : « Les vrais héritiers de Smith, ce sont Godwin, Proudhon, Fourier, Bakounine, Saint-Simon, Marx. L’ensemble des grands thèmes de l’idéologie économique du XVIU. se retrouve à la fois incorporé et transposé dans les idées socialistes du XIXe. »

[5Pierre Leroux, De l’égalité (1838), Genève, Éditions Slatkine, 1996. Voir aussi Pierre Leroux, à la source perdue du socialisme français, Anthologie établie et présentée par Bruno Viard, Paris, Desclée de Brouwer, 1997.

[6Pour Pierre Leroux : « La société n’est pas le résultat d’un contrat. Par cela seul que des hommes existent et ont entre eux des rapports, la société existe » (De l’individualisme et du socialisme, 1845).

[7Saint-Simon, L’Industrie, 1817-1818. Voir Pierre Musso, Saint-Simon et le saint-simonisme, Paris, Presses universitaires de France, 1999 et Sébastien Charléty, Histoire du saint-simonisme (1825-1864), Paris, Denoël-Gonthier, coll. « Médiations », 1965.

[8Pierre Ansart, Naissance de l’anarchisme. Esquisse d’une explication sociologique du proudhonisme, Paris, Presses universitaires de France, 1970.

[9Pierre Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? (1840), Paris, Garnier-Flammarion, 1966.

[10Charles Fourier, Œuvres complètes, Paris, Anthropos, 1966-1968. Voir Patrick Tacussel, Charles Fourier, le jeu des passions, Paris, Desclée de Brouwer, 2000.

[11Saint-Simon, Du système industriel, 1821.

[12Jean Bancal, Le Fédéralisme proudhonien, Paris, 1971.

[13Voir les actes du colloque du Palais du Luxembourg : « 1998 : l’actualité de 1848. Économie et solidarité » et particulièrement Philippe Chanial « 1848/1898/1998 : l’association est-elle une politique ? », Revue du Mauss, 2’ semestre 2000.

[14Alexis de Tocqueville. op. cit.

[15Saint-Simon, Le Nouveau Christianisme, 1825

[16La solidarité est une version à peine laïcisée de la charité qui a progressivement détourné le sens originaire de l’association faite de liberté et d’égalité et non de « redistribution », d’assistance et de bonne volonté à l’égard de ceux qui restent stigmatisés comme des déshérités. Le solidarisme du radical Léon Bourgeois (1851-1925) en donnera une version politique avec un programme fondé sur l’attribution de minima sociaux. La perception de l’association porte encore aujourd’hui l’empreinte de cette vision minimaliste.

[17La « fraternité » est une pétition de principe qu’on peut toujours affirmer, non une forme d’organisation sociale, telle l’association. La fraternité a aussi indéniablement, même symboliquement, des relents communautaires, ceux des liens de sang. Là où il y a des frères, il y a le plus souvent des non-frères et des faux frères. l’association est fondée sur la libre « élection » et n’implique nullement la fraternité.

[18Olivier Perru, « Le concept d’association et l’unité politique : étude critique chez Saint-Simon, Fourier et Marx », Philosophiques, n° 26/1, printemps 1999 et Émile Durkheim, Le Socialisme (1928), Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 1992

[19Martine Barthélemy, Associations : un nouvel âge de la participation ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2000

[20Le secrétaire général de la Ligue de l’enseignement déclarait ainsi : « Nous devons aussi faire notre autocritique. On a critiqué les partis et les syndicats. Mais la vie associative s’est aussi déqualifiée. »

[21Un statut « d’utilité sociale » a été réclamé depuis fort longtemps par nombre d’associations, par le Conseil national de la vie associative (CNVA), par le Conseil économique et social, etc. Compte tenu du poids des associations dans l’économie au sens large, ce label me paraît mieux adapté à la situation présente et au dépassement du clivage entre le « social » et « l’économique » (La Richesse des hommes, op. cit.). Ce statut n’est pas éloigné de la notion de secondary associations des Anglo-Saxons, d’associations ouvertes sur le public, contribuant au bien commun, préservées a priori des particularismes et des dérives communautaristes, comme de la soumission aux règles du marché. Voir Joshua Cohen, Joel Rogers éd., Associations and Democracy, Londres, New York, Verso, 1999

[22Plusieurs projets de loi sur le sujet, émanant de diverses sensibilités politiques, ont été déposés sur le bureau de l’Assemblée nationale et attendent toujours de passer en lecture.

[23Il existe déjà un Comité européen des associations d’intérêt général CCEDAG).

[24Edith Archambault, op. cit

[25Dan Ferrand-Bechman, Le Métier de bénévole, Paris, Anthropos, 2000.

[26Il est étonnant que l’on ait lancé de grandes campagnes de réhabilitation et de valorisation des entreprises sans en faire au moins autant pour les associations. Tout aussi étonnant que l’on ne réfléchisse pas plus aux aides publiques dont l’attribution aux entreprises et aux associations ne se compare même pas...

[27On trouve ce genre de monnaie dans de très nombreux pays, depuis les « Lets » canadiens et britanniques, le « TIme dollar » américain, les banques du temps italiennes ou les « Sel » français.

[28Il existe déjà un Service volontaire européen (SVE) pour les jeunes âgés de 18 à 25 ans qui peut être la préfiguration d’un statut d’une tout autre ampleur.

[29Le Comité économique et social européen est (comme ailleurs) un organe purement consultatif, composé de 222 conseillers représentant les organisations d’employeurs et de travailleurs, le milieu agricole, celui des PME, des professions libérales, les milieux coopératifs et mutualistes, et enfin des associations et ONG à caractère social.

[30A la différence des associations, les syndicats ne peuvent se former que sur la base de la défense d’intérêts professionnels. En revanche, ils disposent de facilités juridiques et leurs ressources et emplois ne sont pas limités « Le contrat d’association », Lamy Associations, septembre 1998).

[31Pierre Rosanvallon, op. cit.

[32Discours de Saint-Étienne, 4 janvier 1948.

[33Référendum du 27 avril 1969 sur la création des régions et la
rénovation du Sénat

[34Les syndicats étant une forme particulière d’association.

[35La démocratie continue. Actes du colloque de Montpellier, sous la direction de Dominique Rousseau, Paris, LGDJ, 1995

[36Rappelons cette phrase mémorable d’un « routier » de la politique (Pasqua, RDMP) : « Les promesses électorales n’engagent que ceux qui les croient. »

[37Il reste qu’il est évidemment insupportable que ceux qui votent les lois et les font appliquer puissent parfois se croire au-dessus de la loi commune, alors que leur mission leur commande un devoir d’exemplarité.

[38Sofres 27-28 septembre 2000.

[39Sur la « loi » de l’offre, voir Jean-Baptiste Say, op. cit.

[40« Qu’est-ce que ce « libéralisme » dans lequel une centaine de nouveaux « maîtres du monde », grands seigneurs de transnationales, dominent la planète ? », écrit René Passet, L’Illusion néo-libérale, Paris, Fayard, 2000

[41Roger-Gérard Schwartzenberg, L’État spectacle, Paris, Flammarion. 1977

[42Une fois encore la procédure démocratique ne peut être réduite à , une simple procédure juridique, à une norme contractuelle ; elle présuppose, selon les mots de Jürgen Habermas, une communication, une entente : « A la différence de la norme procédurale juridique de la liberté contractuelle, adaptée uniquement à la liberté d’agir de façon arbitraire et qui doit assurer une justice procédurale pure, ce sont ici à la fois des processus d’entente qui entrent en interaction avec des processus de convention, et des procédures juridiques avec des procédures de « discussion », de telle sorte que seule une justice procédurale « incomplète » est garantie » (L’Intégration républicaine, Paris, Fayard, 1998).

[43Nicole Loraux, La Cité divisée, Paris, Payot, 1997 et Sylvain Allemand, « La démocratie : une idée simple et un problème », Sciences humaines, n° 81, mars 1998

[44Benjamin Barber, op. cit

[45Jean-Jacques Rousseau, op. cit.

[46Dans le même esprit, Cornélius Castoriadis écrivait : « L’objet de la politique, c’est de créer des institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicite existant dans la société » (Fait et à faire. Les Carrefours du labyrinthe, t. V, Paris, Le Seuil, 1997).