Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Sylvain Dzimira

Jean-Claude Michéa :
L’empire du moindre mal
Essai sur la civilisation libérale

Texte publié le 11 octobre 2007

coll. Climats, Flammarion, 210 p., 19 €

C’est bien connu, l’enfer est pavé de bonnes intentions : la morale et la religion censées faire tenir les hommes ensemble les ont conduits à de multiples guerres, religieuses et civiles. Ces guerres ont fini par avoir raison de l’homo religiosous ou de l’homo moralis que les hommes pensaient-être, au profit d’une nouvelle vision d’eux-mêmes qui les définit comme d’abord soucieux de sauver leur peau et leurs biens. Cela laissait a priori assez mal augurer du monde commun qu’ils allaient pouvoir construire. C’était sans compter sur le libéralisme, dont toute l’ambition, soutient Jean Claude Michéa, consiste à défendre l’idée que leur souci exclusif de leurs intérêts de conservation et de possession est un « moindre mal », comparé à leur « tentation morale » ; mieux, même : que le marché dans l’ordre économique - l’accumulation de richesses matérielles (vision de Droite)-, et le contrat dans l’ordre juridique - l’accumulation des Droits (vision de Gauche)-, vont leur permettre de satisfaire efficacement leurs intérêts, et ainsi, d’atteindre le bonheur que leur ont interdit les guerres civiles et de religions. À condition qu’ils adoptent un relativisme strict, i.e. qu’ils s’interdisent tout jugement au nom d’une quelconque morale, et, finalement, qu’ils s’en tiennent à une démocratie purement procédurale. (Et à condition, encore, qu’ils veuillent bien ressembler à des homo oeconomicus … ).

Le libéralisme n’était pas loin de tenir sa promesse du plus grand bonheur pour le plus grand nombre. D’ailleurs, ne l’a-t-il pas tenu au moins partiellement ? C’est que, relève J.-C. Michéa, il reposait encore sur des éléments de la morale de l’ancien temps, comme le sentiment de loyauté, qui rend tout simplement possible les affaires. Mais au stade avancé auquel est aujourd’hui arrivée la société libéralisée, une mutation s’est opérée, qui risque fort de se retourner contre le monde que le libéralisme a façonné : le marché et le droit ont été érigés en morale - alors même que le libéralisme était censé nous prémunir de la morale - expulsant – ou presque - les derniers éléments de la common decency orwelienne (le sens de l’amitié, de l’entraide, de la réciprocité, de la loyauté…) qui nous permettaient encore de faire société, et en particulier de nous faire plus ou moins efficacement marchands et contractants. Bref, nous ne sommes pas loin de n’être plus que des « homo tractacus juridico-oeconomicus », i.e. des hommes et des femmes reliés par un marché impersonnel, se livrant des batailles à coup d’avocats et au fond assez peu soucieux du bien commun, ce qui n’est pas sans poser problème pour notre démocratie. Alors que nous sommes sur le point d’avoir réalisé la mutation anthropologique censée nous mettre sur la voie du plus grand bonheur du plus grand nombre – notre ressemblance toujours plus grande à l’ homo oeoconomicus -, c’est la démocratie elle-même qui est menacée.

Quelle issue ? J.-C. Michéa en voit trois : soit on « se résigne à tirer parti de nos égoïsmes pour édifier l’empire du moindre mal » ; soit « on maintient le projet d’un Empire du bien (autrement dit l’utopie d’un monde parfait) » [p. 163]. Mais ces deux alternatives n’en sont pas pour J.-C. Michéa, car l’une et l’autre sont autant potentiellement antidémocratiques. Il préfère la solution qui consiste à créer les conditions [1] d’épanouissement de la common decency, dont il nous voit tous dotés, au moins potentiellement, et qui s’enracine selon lui dans la triple obligation de donner, recevoir et rendre. Cette voie est celle d’un certain socialisme qu’il qualifie de conservateur et anarchiste, au sens, si nous comprenons bien, où elle dessine un chemin possible pour une société démocratique (socialisme...) où les hommes, tout en ne renonçant pas à cette morale de la common decency (...conservateur...) , sauraient ne pas se faire moralisateurs et avides de pouvoir (... et anarchiste).

J.-C. Michéa, compagnon de route du MAUSS

Jean-Claude Michéa ne se dit pas MAUSSien, même s’il se reconnait manifestement dans les questionnements du MAUSS. D’ailleurs, on retrouve dans son ouvrage les dialogues qu’il mène avec certains MAUSSiens comme Alain Caillé, Jacques T. Godbout, Michel Terestschenko, Serge Latouche et Philippe Chanial, qu’il cite. Dans un entretien avec Philippe Petit publié dans le Journal Marianne n°76 (semaine du 01 au 16 septembre 2007), J.-C. Michéa nous apprend qu’après le situationnisme, c’est la critique de la raison utilitaire conduite par le MAUSS, jointe à sa lecture d’Orwell, qui l’a fait rompre avec la tradition (familiale) communiste. J.-C. Michéa chemine ainsi avec le MAUSS depuis 1983, autant dire depuis ses débuts (le MAUSS a été créé en 1981 ; son premier bulletin date de 1982). Ce qui permet peut-être de mieux comprendre pourquoi, à ses yeux, « L’Essai sur le don (de Marcel Mauss) est assurément l’un des plus grands textes théoriques du siècle ». « Depuis cette époque bénie, poursuit Philippe Petit, Jean-Claude Michéa a trouvé son ‘monde philosophique’. ». La manière dont il « enracine » - pour reprendre son expression – la common decency dans la triple obligation de donner, recevoir et rendre, dans le « roc » de la morale éternelle disait Mauss, fait de lui, assurément un compagnon de route – des premières heures – du MAUSS, même si ses contributions à La Revue du MAUSS ont été plus tardives [2].

Poursuivons donc avec lui la discussion, en avançant quelques petites propositions.

1- La gauche et la droite, J.-C. Michéa nous le montre bien, c’est morale contre morale, ce sont deux visions de l’homme et du monde qui s’opposent, c’est même foi contre foi. Pour le libéralisme économique : foi dans l’individu, dans sa raison calculatrice et utilitaire, et dans son lieu d’expression par excellence, le marché, comme lieu de réalisation de toutes ses espérances ... utilitaristes ; et pour le socialisme tel que nous le comprenons : foi dans l’homme, dans sa capacité à se faire généreux pour peu que son environnement soit « porteur », et foi dans la démocratie comme « lieu » d’expression aboutie de son humanité politique (qui se manifeste pour nous au premier chef dans le don, en tant qu’opérateur des alliances durables).

2- La gauche tire notamment son impuissance de son abandon du terrain de la morale à la droite qui, elle, feint de l’avoir quitté en ne parlant que d’efficacité (de mérite), de Loi du marché et de pragmatisme (ce déni de la morale constituant en fait l’expression la plus entière de sa morale).

3- En renouant avec la morale, loin de faire le jeu d’un conservatisme droitier, on renoue en fait avec la tradition du socialisme français, un socialisme démocratique et associationniste. Ceux qui nous sont chers - les Durkheim, Mauss, Malon, Leroux, etc.... - définissaient en effet le socialisme comme une morale (non moralisatrice), qu’ils ne sont certes pas parvenus à énoncer clairement.

4- Mais peut-être pouvons-nous nous atteler à la tâche. Certains MAUSSiens, convaincus comme Jean-Claude Michéa que le don est « le roc de la morale éternelle », tentent d’en chercher des éléments dans la morale du don. C’est tout le sens de l’heptalogue et de la rubrique « Vers une éthique mondiale » que nous animons dans La Revue du MAUSS permanente


Le MAUSS a rencontré Jean-Claude Michéa le 16 février 2008. Cette réunion a été l’occasion de belles discussions. Son compte-rendu est disponible ici : Compte-rendu

NOTES

[1... dont on aurait aimé qu’il nous en dise plus

[2- MICHEA Jean-Claude (1997), « Les leçons de 1984 », La Revue du MAUSS semestrielle n° 9, « Comment peut-on être anticapitaliste ? », p. 193 ;