Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Elodie Richardet

En faveur d’une « socialisation à liminalité » pour un idéal démocratique retrouvé

Texte publié le 2 septembre 2021

Dans cet article, après être revenus, à la suite de Caillé, sur les similitudes entre régimes totalitaires et démocraties de la modernité tardive, je montre l’intérêt de la perspective interactionniste pour évaluer les degrés de non respects, de déviation ou de perversion de la démocratie à l’aune d’une Vie Bonne. En référence à la théorie de la Résonance de Rosa (2018) et au théorème du don élargi de Caillé (2019), nous envisagerons les conditions d’une relation au monde réussie. Des relations aux autres, à soi, à l’environnement naturel et matériel, dans lesquelles l’opposition, inhérente au pluralisme et donc au fondement de la démocratie, est féconde, créatrices de vie et de sens. Nous verrons que cette qualité relationnelle implique des apprentissages alternatifs à ceux proposés par la modernité. Or, ces apprentissages sont au cœurs des thérapies et spiritualités dites « alternatives » (Richardet, 2021) dans lesquelles s’investissent un nombre croissant de personnes depuis les années 1970 dans les sociétés de la modernité tardive. En référence à l’anthropologie du rite, je décrirai comment ces pratiques socialisent à la « liminalité » et favorisent des relations dans lesquelles les sujets font l’expérience de la résonance (Rosa, 2018), l’expérience de l’adonement/donativité (Caillé, 2019). Nous conclurons sur l’idée que la Résonance et l’adonement/donativité peuvent être appréhendés comme des méta-critères, des dispositifs de transcendance indispensables, selon des auteurs comme Robespierre, Agnès Antoine et Fleury (2005), pour qu’une démocratie ne s’effondre pas ou ne désespère pas d’elle-même.

Contrairement aux espoirs des années 1990, l’idéal démocratique semble aujourd’hui avoir basculé désormais partout dans une forme de « négation et de perversion de la démocratie, comparable à la perversion totalitaire » (Caillé, 2005 : 104). Que faire ? Changer d’idéal ? Renoncer à la démocratie ? Il ne semble pas qu’il existe d’autre idéal concevable que la liberté collective. Dès lors, il paraît urgent de « nous donner des instruments de pensée qui nous permettent d’apprécier le degré de non-respect, de déviation ou de perversion de la démocratie » (Caillé, 2005 : 104) pour être à même de repérer et de dénoncer tout ce qui va à l’encontre de cette liberté collective. De même, il semble plus important que jamais de se donner les moyens d’identifier des idéaux démocratiques alternatifs, potentiellement adaptés aux conditions de la modernité tardive telles que définie par Rosa (2018 : 466). Dans cette optique, je propose tout d’abord de revenir sur la comparaison de Le Goff (2002), reprise par Caillé (2005 et 2008), entre régimes totalitaires et démocraties actuelles. Le Goff définit huit traits caractéristiques des régimes totalitaires. Huit traits que Caillé retrouve dans les démocraties de la modernité tardive sous la forme de cinq continuités et trois renversements. Me référer à ces huit traits me permettra de systématiser la comparaison de la théorie de la résonance et du théorème du don pour analyser en termes de relation au monde les dimensions totalitaires des démocraties actuelles. C’est à partir de cette comparaison systématique que j’envisagerai mes propres analyses de certaines pratiques thérapeutiques comme une possible socialisation à des relations au monde « alternatives ». Je fais l’hypothèse que la socialisation alternative proposée par ces thérapies, auxquelles les personnes sont de plus en plus nombreuses à recourir depuis les années 1970, sont à même de favoriser les apprentissages nécessaires pour retrouver un idéal démocratique en accord avec la modernité tardive. Un idéal dans lequel les oppositions, les paradoxes, inhérents au pluralisme démocratique, génèrent un processus « fécond », créateur « de vie et de sens » (Caillé, 2021 : 76-77). Commençons donc par nous intéresser aux huit traits caractéristiques des régimes totalitaires selon Le Goff et Caillé.

Les huit traits des régimes totalitaires présents dans nos démocraties modernes

Organisation à partir d’un « grand savoir ». Pour Caillé, alors que le savoir totalitaire cherchait à tout synthétiser, nous serions aujourd’hui confrontés à une infinité de savoirs experts quasiment impossibles à articler les uns aux autres (Caillé, 2008 : 17). Nous serions passés d’une extrémité à l’autre. Selon l’auteur le mouvement de balancier à 180 degrés est vraisemblablement aussi problématique pour la viabilité de la démocratie que le totalitarisme. Pour ma part, si je constate également que nous sommes aujourd’hui confrontés à une pluralité de savoirs spécialisés, il me semble important de souligner que la référence reste le grand savoir objectif et rationnel. La réalité observable mesurable, quantifiable. Comme l’écrit Rosa, « le monde nous fait face comme une chose qui échappe à notre savoir mais dont les différentes composantes se prêtent à la recherche et peuvent être connus grâce aux méthodes d’une connaissance réifiante et objectivante. » (Rosa, 2018 : 472-473)

Du prométhéisme, mort et résurrection de l’homme nouveau. Selon Le Goff on ne vit plus sous la promesse d’un avenir radieux post-historique. D’après Caillé, si effectivement, on ne fabrique plus l’homme nouveau en l’enrégimentant de force dans un collectif politico-idéologique, le désir de créer un homme nouveau est omniprésent. Le désir jamais atteint de s’approprier un avenir radieux alimente la surconsommation des hommes et des femmes de la modernité tardive. « Cette veste de randonnée outdoor et cette tente de trekking changeront du tout au tout mon rapport à la nature ; cette nouvelle chaîne stéréo et ce synthétiseur me feront vivre la musique de façon plus profonde ; ce déodorant ou ce bracelet m’aidera à me sentir mieux dans ma peau et à nouer des relations sociales plus ouvertes et plus agréables » (Rosa, 2018 : 292)

La création d’un monde fictif. Le recours à la propagande est un autre trait des totalitarismes. Peut-on dire que le recours massif à la publicité ne cessant d’exhorter tant et plus à la consommation est réellement moins mensonger ? Pour des auteurs comme Durand, Burgos et Midol qui s’intéressent à l’imagination, il y a urgence de développer une pédagogie de l’imaginaire (Durand, 1960, 1964) dans une société catapultée société de l’image en quelques décennies, où les gouvernements, les publicistes gardent le monopole des effets des images à des fin de manipulations des masses (Midol, 2010 : 171-172). Selon Rosa (2018 : 292) « Dans les sociétés d’abondance, on achète chaque année toujours plus de livres, de supports musicaux, de télescopes, de raquettes de tennis et de pianos mais on les lit, les écoute, s’en sert et en joue de moins en moins » (Rosa, 2018 : 292).

Mouvement permanent. En se référant à Hannah Arendt et à Le Goff, Caillé (2008 : 15) écrit que « Le totalitarisme est ce régime à la fois politique, symbolique et social qui sort de l’orbe de la démocratie pour basculer dans l’illimitation ». Il est animé par « une espérance sans fin, jamais rassasiée ». Caillé l’évoque dans son article, mais Rosa (2012) y consacre un ouvrage « Aliénation et accélération » dans lequel il montre comment le capitalisme est régit par une accélération exponentielle, par un désir insatiable qui mène à la surconsommation à l’épuisement de ressources tant humaines que naturelles. Dans son ouvrage Rosa (2012 : 42) écrit que dans les sociétés de la modernité tardive, avec un changement social de plus en plus rapide dans tous les domaines de la vie, « les individus ont souvent l’impression qu’ils sont sur des « pentes glissantes » : prendre du repos prolongé revient à devenir démodé, dépassé, anachronique en ce qui concerne son expérience et son savoir, son équipement et ses vêtements aussi bien que ses orientations et même son langage ».

Rapport au temps et à l’espace. Alors que le totalitarisme dénonçait le présent et le passé pour annoncer un avenir radieux tout en se déployant dans un espace fermé sur lui-même (Caillé, 2008 : 17), le capitalisme mondialisé semble fonctionner à l’inverse, à nouveau dans un mouvement de balancier à 180 degrés. « Le futur idéal ne se construit pas sur la dévalorisation du présent mais dans sa survalorisation. Non pas pour jouir de l’instant présent mais parce que tout se joue dans l’instant. « C’est à la seconde qu’il faut trancher, à l’instant qu’il faut acheter ou vendre, embaucher ou licencier. Quelques minutes de retard et les cours de la Bourse auront déjà̀ changé » (Caillé, 2008 : 17). De même, avec la mondialisation, nous sommes loin d’un espace fermé sur lui-même. Pour Rosa « la globalisation signale aujourd’hui, dans le discours politique, la perception d’un extérieur chaotique, périlleux, incontrôlable, qui exerce une pression dangereuse sur l’espace délimité de notre univers familier » (Rosa, 2020 : 27-28)

Dénégation du pouvoir. Le chef totalitaire exerce la violence, mais contrairement au dictateur, il prétend ainsi lutter contre tout écart entre dirigeants et dirigés. Les nouvelles gouvernances semblent remplir une fonction analogue. Pour Caillé (2008 : 19), l’évolution culturelle de la modernité « est celle de la « libération » des individus par rapport à tous leurs cadres d’appartenance hérites (Caillé, 2005 : 126). De même pour Rosa, « Les individus des sociétés modernes se sentent, sur le plan moral et sur le plan éthique, « libres » à un degré sans précédent : personne ne leur dit quoi faire, à quoi croire, comment vivre, penser ou aimer, ni où vivre et avec qui. Du point de vue de l’idéologie libérale moderne ainsi que de la façon dont les individus se perçoivent, il semble qu’il n’y a virtuellement pas, de normes sociales, religieuses ou culturelles » (Rosa, 2012 : 101). Cependant en interdisant le monopole du pouvoir le risque est que le pouvoir de chacun empiète sur celui de tous les autres (Caillé, 2005 : 109-110).

Dénégation de la division sociale. Selon Caillé toujours, alors que les totalitarismes ne valorisent que l’identique, les démocraties de la modernité tardive ne célèbrent que la différence et la singularité. Mais dans un nouveau mouvement de balancier, lorsque chacun est posé comme identiquement différent « il n’y a plus de différences véritables appelées à tresser un monde politique commun et pluraliste » (Caillé, 2008 : 18). Comme le souligne Fleury (2005) se référant tant à Tocqueville ainsi qu’à Robespierre, confrontés à l’impossibilité de faire valoir une norme plus qu’une autre, les citoyens pratiquent la surenchère des valorisations identitaires entraînant « la dissolution progressive de la notion d’intérêt général ». S’il y a du bon à avoir fait « l’expérience de l’insuffisance de la notion de norme, de son caractère arbitraire, et du fait qu’elle est avant tout un instrument de pouvoir et de contrôle » (Fleury, 2005 : 122), il est périlleux de confondre liberté et libéralisme, individuation et individualisme.

La création systémique de l’ennemi. Un autre trait commun entre régimes totalitaires et démocratiques semble être « la mise en scène systémique d’un ennemi insaisissable, le bourgeois, le juif hier, le terroriste islamiste aujourd’hui, qui justifient toutes les répressions et les violations du droit » (Caillé, 2008 : 20). Mais dans un monde où la concurrence est généralisée, c’est chacun qui devient potentiellement l’ennemi de chacun, dans une course à la croissance exponentielle. Selon Rosa (2018 : 480) l’attribution des positions dans le monde et des ressources est soumise à une concurrence dynamique d’accroissement qui contraint les sujets de la modernité tardive à envisager le monde comme un capital à investir dans la lutte concurrentielle. Travailler sans relâche à accroitre aussi bien notre capital économique que nos capitaux culturels, sociaux, corporels pour ne pas risquer de décrocher, d’être dépassé, démodé.

La qualité interactionnelle pour apprécier les degrés de non respects, de déviation ou de perversion de la démocratie 

Après avoir passé en revue ces huit concordances - par continuité ou renversement – cherchons à identifier, en référence à la théorie de la résonance de Rosa (2018) et au théorème du don élargi de Caillé (2019), la qualité des relations au monde qui caractérisent ces huit traits. En effet, pour ces deux auteurs, dans la perspective d’une socio-anthropologie de la Vie Bonne, l’analyse doit porter sur la qualité des relations que le sujet entretient non seulement avec les autres, mais aussi avec son environnement tant matériel que naturel et avec lui-même. Caillé, spécialiste de la théorie de Mauss sur le don, mentionne qu’il en est « venu peu à peu à la conviction que la relation de don, telle qu’analysée par Mauss, est la forme générale du rapport entre les sujets humains (…)  » (Caillé, 2019 : 10) Selon lui, « les rapports sociaux se créent et s’entretiennent en entrant dans la dynamique de ce que Mauss appelait la triple obligation de donner, recevoir et rendre » (Caillé, 2019 : 15) Dès lors, relève Caillé (2019 : 303) une vie réussie est une vie dans laquelle nos relations aux autres sont suffisamment harmonieuses, soit une vie dans laquelle nous nous insérons correctement dans le cycle du don. Dans son ouvrage sur le don étendu, Caillé nous invite à prendre en considération la place de l’adonnement et de la donativité pour que le cycle du don puisse vraiment être un critère qualitatif d’une Vie Bonne. Pour Caillé (2019 : 43), « Si l’adonnement prend et nous entraîne » - comme dans le sport, le jeu, la musique, l’art, toutes ces pratiques auxquelles on s’adonne - « c’est parce qu’il nous met en contact avec une dimension de donation », tout un ensemble de choses qui « nous sont comme données : le monde, la nature, la vie, l’inspiration, la grâce, la beauté, etc. » (Caillé, 2019 : 305-306). Avec l’adonnement et la donativité, écrit Caillé (2019 : 43), « l’énergie que nous dépensons nous vaut un surcroît d’énergie en retour, la vie nous est alors donnée et, parfois, nous touchons à une forme ou une autre d’extase ou d’état de grâce ».

Rosa (2018 : 209) introduit quant à lui la notion de résonance pour qualifier la qualité des relations entretenues dans une Vie Bonne. Si je résume et simplifie, une relation résonante se distingue d’une relation réifiante ou aliénante du fait que le moi et le monde se transforment mutuellement et réciproquement au sens d’une assimilation. Alors que dans des relations réifiantes ou aliénantes - qu’il s’agisse du rapport à son propre corps, à ses sentiments, du rapport à l’autre, du rapport à l’environnement matériel ou naturel - le monde se montre insensible, hostile, muet. Le sujet ne fait ni l’expérience d’être touché par l’autre pôle de la relation, de même il se sent dans l’incapacité d’atteindre le sujet avec lequel il interagit. La relation n’entraîne donc aucune transformation, aucune assimilation, pour les sujets (subjectifs, objectifs ou sociaux) interagissant. La résonance est « une relation au monde marquée par l’ouverture dynamique dans le rapport entre le monde et le sujet dont elle tire précisément sa force » (Rosa, 2020 : 66). Rosa, comme Caillé pour l’adonnement, se réfère au sport, à la musique pour illustrer la résonance. Il donne l’exemple du joueur de tennis ou du pianiste dont, pour ce dernier, « les doigts trouvent en quelque sort d’eux-mêmes les touches » (Rosa, 2020 : 66). La résonance nécessite une relation au monde dans laquelle le vis-à-vis est, d’une manière ou d’une autre, atteignable mais n’est pas entièrement disponible et contrôlable. « Un fragment du monde rendu complètement disponible perd, dans ce sens, sa qualité de résonance : il ne tarde pas à se taire et ne nous inspire plus alors que de l’ennui » (Rosa, 2020 : 58). De même, « que l’autre puisse aussi dire « non » ou « pas maintenant ! » est une condition pour que nous puissions entrer en résonance » » (Rosa, 2020 : 56). Tout comme pour Caillé, « Fait dans le cadre d’une obligation, l’obligation sociale, de donner, recevoir et rendre, il (le don) ne manifeste sa force, son efficace, sa puissance que s’il témoigne de la liberté et de la créativité du donateur et que s’il laisse au receveur la liberté en retour de rendre ou de ne pas rendre. De rendre tôt ou tard, à égalité, à parité, en moins ou en plus, etc. » (Caillé, 2019 : 36).

En référence aux théories du don et de la résonance, il m’est apparu qu’il était possible de répartir les huit traits totalitaristes des démocraties actuelles en trois catégories. Chacune de ces catégories correspond à une dimension de la relation au monde induisant l’aliénation, la réification plutôt que la résonance. Ou pour le dire dans les termes de Caillé, chacune de ces dimensions insère le sujet dans un cycle du ignorer-prendre-refuser-garder plutôt que dans le cycle du demander-donner-recevoir-rendre (Caillé, 2019). La première catégorie est relative à la difficulté du sujet de la modernité tardive de se laisser « toucher » et à l’absence de transformation mutuelle des sujets interagissant qui en découle. Dans cette catégorie nous trouverons la création d’un monde fictif avec la résurrection d’un homme nouveau, le rapport au temps, le mouvement permanent. La deuxième catégorie est celle de la quasi impossibilité de faire l’expérience de son « efficacité personnelle ». Elle comprend les traits relatifs à la multiplication des savoirs, la dénégation du pouvoir et au rapport à l’espace. La troisième catégorie porte sur le positionnement des sujets sur un mode compétitif, combatif plutôt que créatif. Dans une création systémique de l’ennemi, les sujets sont amenés à « ignorer-prendre-refuser-garder », plutôt que de chercher « une ouverture dynamique » dans laquelle l’opposition serait féconde et produirait « un surcroît d’énergie » dont il serait possible de tirer de la force au nom du « bien commun ».

La première catégorie rassemble donc les traits du totalitarisme relatifs au fait que les sujets de la modernité tardive ne se laissent ni toucher, ni transformer par le vis-à-vis (qu’il soit humain, naturel ou matériel) avec lequel ils entrent en relation. Le grand savoir scientifique ne légitime que ce qui est observable, mesurable, quantifiable. Le sujet moderne socialisé à ce seul grand savoir porte un regard qui objective et réifie le monde. Un regard à sens unique qui ne tient pas compte de la subjectivité du sujet, de comment le sujet se laisse toucher et transformer par ce qu’il observe, mesure, quantifie. Paradoxalement, le sujet de la modernité tardive cherche désespérément à être touché/transformé (mort et naissance d’un homme nouveau) dans une relation de résonance avec le monde qu’il objective. La publicité (création d’un monde fictif) joue sur cette aspiration. Il suffirait d’acheter ce gel douche pour faire entrer une bouffée de printemps dans son bain, de faire ce cours de yoga pour éveiller en soi les forces de la nature, de se procurer ce livre pour devenir un bon amant, etc. (Rosa, 2018 : 426). On nous incite à consommer en nous promettant des relations au monde résonantes, une expérience d’adonnement/donativité. Cependant, « dans l’acte d’achat je m’approprie la planche de surf, mais c’est sur la vague seulement que je parviens à l’assimiler  » (Rosa, 2018 : 292). Il est facile d’acquérir des biens, mais « l’assimilation, au contraire, nécessite du temps (mouvement permanent ; rapport au temps), elle exige que l’on s’engage dans les choses et que l’on soit prêt à se transformer soi-même » (Rosa, 2018 : 223). Pour Rosa « l’absence de résonance véritable sous forme d’assimilation-transformation du monde conduit alors à vouloir intensifier les effets : le prochain voyage sera encore plus exotique, la qualité de la chaîne stéréo encore plus époustouflante, le film violent ou pornographique encore plus brutal. La quête de résonance est ainsi intégrée dans la logique de la modernité d’accroissement » (Rosa, 2018 : 427).

Avec la deuxième catégorie nous retrouvons la thèse du « Parcellitarisme » de Caillé. Pour cet auteur, dans les régimes du « parcellitarisme », « tout ce qui est de l’ordre du commun se dissout en parcelles, parcelles de sujets, parcelles de savoir, parcelles de pouvoir, parcelles de collectifs » (Caillé, 2019 : 310). Dans cette vision « parcellitaire », on retrouve la dénégation du pouvoir, l’exacerbation de la division sociale et le renversement du grand savoir en de multiples savoirs spécialisés. Il n’existe plus de norme, de repère, de méta-critère à même de rallier les individus à une vision commune de l’intérêt général. Avec la modification du rapport à l’espace, la globalisation, il n’y a plus non plus d’espace délimité dans lequel les interactions sont susceptibles de s’inscrire. Face à ces parcelles de collectifs, de sujets, de savoir, de pouvoir, l’individu peine à identifier son interlocuteur. Le cadre relationnel ne peut être clairement défini puisqu’il implique inévitablement d’autres cadres, d’autres espaces, d’autres sujets, d’autres savoirs. Le sujet se trouve dans un rapport d’impuissance, il se trouve dans l’impossibilité de faire l’expérience de son « efficacité personnelle » (Rosa, 2020 : 44) conditionnant une relation au monde résonante. Le sujet se sent aliéné, il ne peut en aucune manière s’insérer dans le cycle du don - contre-don.

Ne sachant comment « être relié au monde d’une manière efficace et vivante » (Rosa, 2020 : 44), le sujet de la modernité tardive semble adopter une « position de combat ». Il développe des relations de compétition (création systémique de l’ennemi) non seulement avec ses concitoyens mais aussi avec l’environnement (qu’il soit physique ou naturel) ainsi qu’avec lui-même. Nous abordons là la troisième catégorie. Plutôt que d’inscrire les oppositions inhérentes au pluralisme et à la liberté collective dans un processus créateur dont chacun bénéficierait du surcroit d’énergie, de la nouveauté inspirante qui en résulteraient, les sujets rivalisent pour déterminer qui a raison en regard d’une réalité unique, rationnelle et objective. Qui obtient le droit de s’approprier une part du monde à défaut de l’assimiler ? Qui gagne la légitimité - la gauche ou la droite - d’imposer sa vision du monde ? Dans son rapport à l’environnement tant matériel que naturel, le sujet renforce ses tentatives de contrôle, de maîtrise plutôt que de ménager une marge d’incertitude d’où pourrait émerger la résonance, la donativité. Comme l’écrit Rosa (2018 : 461) « (…) l’obligation bureaucratique de documenter et consigner les moindres démarches et actions, de mesurer et quantifier les moindres performances, voire les moindres idées » est toujours plus prégnante. Or selon Rosa toujours « toute tentative de rendre la résonance calculable et disponible conduit directement à l’aliénation » (ibid). Et c’est ce même rapport conflictuel où l’on cherche constamment à dominer, soumettre, maîtriser les autres et son environnement que l’on entretient avec son propre corps, ses capacités psychiques et émotionnelles.

Dans ces circonstances l’étau se resserre, les démocraties de la modernité tardive deviennent chaque jour plus tyranniques, les relations à soi, aux autres toujours plus aliénantes, les relations à l’environnement matériel ou naturel toujours plus réifiant. En effet, si nous revenons sur la définition que donne Rosa de la résonance dans son dernier ouvrage (2020 : 47), nous retrouvons, dans les trois catégories décrites plus haut, la négation des quatre caractéristiques de la résonance : 1) le moment de contact (affection) cela signifie être atteint, touché ou animé en quelque sorte « intérieurement » par le fragment du monde qui nous fait face ; 2) le moment de l’efficacité personnelle (réponse) nous réagissons à l’impulsion de l’interpellation, nous allons à la rencontre de ce qui nous a touché. La notion d’émotion se prête tout à fait à cette deuxième caractéristique, car elle désigne le mouvement vers l’extérieur (e-movere) ; 3) « Le moment de l’assimilation (transformation). « Sans la triade composée de l’affection (dans le sens où l’on est touché par quelque chose d’autre), de l’ émotion (comme réponse auto-efficace par le biais de laquelle s’instaure une relation) et une transformation débouchant sur l’assimilation » la relation demeure une relation faite d’absence de relation ; 4) le moment de l’indisponibilité. «  L’indisponibilité de la résonance signifie (…) qu’elle ne se laisse ni accumuler, ni stocker, ni accroître de manière instrumentale ». On ne peut pas non plus « se battre pour l’obtenir. Car dès que nous entrons dans « une relation de combat (ou que nous basculons sur le mode de l’agression) nous ne nous laissons pas toucher, nous imposons, nous ne visons pas l’efficacité personnelle affectante, mais instrumentale et manipulatrice » (Rosa, 2020 : 49).

Penser un idéale démocratique adapté à la modernité tardive

Dans leurs écrits, Rosa et Caillé, fournissent des analyses très riches de la perte de résonance, de la raréfaction d’expérience de donativité et d’adonnement, conduisant à des sociétés aliénantes, réifiantes, dans lesquelles on retrouve les caractéristiques des régimes totalitaristes. Ils nous donnent les moyens « d’apprécier le degré de non-respect, de déviation ou de perversion de la démocratie ». Cependant on trouve peu de propositions concrètes pour penser un idéal démocratique adapté à la modernité tardive. Un projet est ébauché avec l’initiative convivialiste. Pour Caillé, « Le convivialisme, qui condense cette aspiration à une société post-croissantiste et post-néolibérale, repose sur quatre principes : un principe de commune humanité ; un principe de commune socialité ; un principe de légitime individuation ; un principe de maîtrise de l’individuation. Il admet donc le bien-fondé de la quête d’une reconnaissance de l’identité singulière des individus pour autant qu’elle n’entre pas en contradiction avec les principes de commune humanité et socialité » (Caillé, 2019 : 232). Concilier commune humanité et socialité avec la reconnaissance des identités singulières implique, toujours selon Caillé, « une éthique de la discussion ». Ceux qui ne respectent pas le « principe de charité discursive », qui ne comprennent pas la légitimité de la pluralité des points de départ, ne peuvent être dits convivialistes (Caillé, 2021 : 84). Pour Caillé, l’opposition, non seulement inévitable mais également souhaitable, ne serait « féconde », « créatrice de vie et de sens » (Caillé, 2021 : 76-77) uniquement dans une société « décente ». Soit une société « dans laquelle on ne parle pas en vain, où la parole de chacun produit un effet, et où l’entrecroisement des paroles de tous produit une transformation, aux résultats imprévisibles » (Caillé, 2019 : 307-308). Ou pour le dire dans les termes de Rosa, une société dans laquelle on se laisse « affecter » « transformer » par son vis-à-vis, tout en faisant l’expérience de son « efficacité personnelle ». Une société dans laquelle on s’attèle à rendre la résonance atteignable, conscients du fait qu’elle reste cependant « indisponible ».

Mais la question demeure me semble-t-il : comment favoriser une éthique de la discussion, dans laquelle on ne parle pas en vain, où la parole de chacun produit un effet, où l’entrecroisement des paroles de tous produit une transformation, aux résultats imprévisibles » ? Ceci afin que l’opposition inhérente au pluralisme soit féconde, créatrice de vie et de sens ? L’étude des relations au monde auxquelles sont socialisés les pratiquants de certaines thérapies dites « alternatives » me semblent susceptibles de nous apporter un certain nombre de pistes intéressantes. Depuis les années 1970, en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, un nombre croissant de personnes s’investissent dans des thérapies dites « alternatives », le plus souvent alliées à des spiritualités dites « alternatives ». Pour plusieurs auteurs dont l’anthropologue François Laplantine (2003 : 12), il s’agit là d’ « un des phénomènes sociaux et culturels les plus significatifs de la fin du 20e siècle ». Les propositions qui feront l’objet de la deuxième partie de cet article se fondent sur mes recherches (Richardet, 2021) portant sur ces thérapies dites « alternatives » et mettant en exergue la socialisation au cœur de ces pratiques. Dans mes recherches comparatives, portant sur l’analyse de 72 entretiens semi-directifs avec des thérapeutes d’hypnose ericksonienne, d’art thérapie inspirées par Jung et de Core shamanism tel que proposé par Michel Harner, j’ai identifié six points communs qui favorisent, selon moi, des relations au monde résonantes, des expériences d’adonnement et de donativité. Voyons quels sont les six points communs aux thérapies « alternatives » étudiées :

L’attention portée aux perceptions. Dans ces pratiques, les personnes sont invitées à porter leur attention sur leurs perceptions, que ce soit sur ce qu’elles voient, entendent, leur ressenti corporel, le toucher de la matière avec laquelle elles vont créer, le son du tambour ou l’odeur de la sauge. Les pratiquants font alors l’expérience d’une certaine porosité entre le Je qui touche et ce qui est touché. Pour certains de mes interlocuteurs ce qu’on appelle « état de conscience modifié » n’est rien d’autre que cette absorption dans les perceptions. Les pratiquants disent se retrouver « dans un espace où ils remettent les sens en éveil ». « L’attention aux perceptions » les amène à « entrer dans une expérience » où ils « relâchent le mental », ils ont l’impression de « faire partie d’un ensemble plus large », d’être « reliés à un monde plus grand ». Ils se sentent « branchés différemment ». Ils vivent « un sentiment d’ouverture particulier », « une fluidité entre le cosmos et l’individu ». Une expérience qui les rapproche de « quelque chose qui a déjà existé au début de leur vie ». Mais à la différence d’une expérience que certains associent à l’enfance, à l’animalité ou à l’état de flow (Csikszentmihalyi, 1972), les pratiquants s’entrainent à adopter un « double positionnement psychique ».

Le double positionnement psychique. Il s’agit non seulement, pour les personnes investies dans ces pratiques, de se laisser toucher par ce qu’elles touchent (quel que soit le sens qui touche : kinesthésique, visuel, auditif, olfactif, gustatif), mais aussi de s’observer être touchées par ce qu’elles touchent. D’un côté, le sujet expérimente la « participation », il n’est « plus au centre », il se laisse « impacte »r par le processus. D’un autre, le sujet reste le « témoin » du « processus », le « garant d’une intention bénéfique » et « constructive ». L’apprentissage de ce double positionnement psychique et de la dialectique qui s’instaure entre les pôles de ce double positionnement psychique est au centre du processus thérapeutique et se fait notamment par le biais de la relation « thérapeute » - « patient ». Un de mes informateur m’explique qu’il devient naturel de prendre « la posture du metteur en scène », de regarder « ce qui se joue sur scène » (sous-entendu la scène intérieure). « Il y a toujours l’instance qui observe, qui commente souvent… (…) mais elle n’est pas pesante cette présence-là ». Et en même temps, elle est importante cette « forme de volonté, de raison… parce que c’est ce qui va permettre d’accueillir ce que j’ai appelé avant, volontairement de manière un peu provocatrice, la folie… » « L’étincelle du témoin » reste la gardienne du « libre arbitre ». Ainsi, non seulement le sujet devient « poreux », « branché différemment » il fait l’expérience d’un « sentiment d’ouverture particulier », mais il devient aussi pluriel, contradictoire, paradoxal.

L’accueil de la polyphonie intérieure : Il y a celui qui observe, celui qui touche, celui qui se laisse être touché, celui qui juge ou cherche à inhiber, celui qui ne veut pas juger ou inhiber, etc. La réalité, comme l’identité, se multiplie en fonction des points de vue. Une multiplication qui conduit presque inévitablement à des tensions, des conflits, des paradoxes. Les personnes investies dans ces pratiques apprennent à « accueillir la polyphonie » qui les habitent plutôt que de chercher à « l’inhiber ». Mes interlocuteurs relatent qu’ils apprennent à « sortir d’une relation totalitaire » avec eux-mêmes. Ils s’habituent à laisser s’exprimer « les instances qui ne sont pas toujours d’accords » entre elles. Ils mettent « leur intelligence, leur volonté, leur jugement en suspens » et laissent « dialoguer, s’opposer, collaborer », les différentes « figures » auxquelles ils donnent parfois des formes en imagination ou en création. Un enseignant d’hypnose explique « Je ne vous dis pas le nombre de personnes qui viennent me voir pour me dire « je suis vraiment nulle, chaque fois je me comporte de la même manière » que font elles quand elles me disent ça ? Elles réduisent qui elles sont à un comportement parmi des millions (…) Quelle tristesse de me résumer à un comportement foireux parmi des millions. Pourtant c’est ce que nous faisons le plus souvent (…) Je suis composé de plusieurs parties ». Je peux essayer de les nommer ces parties, même si c’est un peu réducteur de les nommer... (…) Je pense que c’est de l’ordre d’une certaine hygiène relationnelle avec soi, de pouvoir accueillir et favoriser une forme de communication avec ces différentes parties de nous-mêmes, d’arriver à apaiser, pacifier les relations que nous entretenons entre ces différentes parties et surtout que les différentes parties de nous-mêmes entretiennent avec les autres. Car c’est une vraie petite société à l’intérieur. Il y a plein de monde à tous les étages ».

Le recours à un « tiers » : Comme le relève un des formateurs interviewé, si « j’ai plein de ressource entre moi et moi » en même temps, « je pense qu’on a aussi la nécessité d’être relié à quelque chose de plus grand ». Ainsi dans des formes très différentes, on retrouve dans chaque pratique étudiée le recours à ce que certaines praticiennes nomment « un tiers ». Qu’il s’agisse de « la relation thérapeutique », de « l’inconscient », de « la nature », de la « sagesse du corps », de « la partie de soi qui sait », d’un « ancêtre » décédé, ou d’un « esprit allié », les « tiers » jouent le rôle de médiateur entre une « réalité ordinaire » et une « réalité non ordinaire », pour reprendre les termes de Michael Harner. Ils facilitent le passage entre la situation connue – « ce qui se joue sur scène », la « polyphonie » - et une situation peut-être pacifiée mais jusqu’ici inconnue. Certaines praticiennes comparent les « tiers » aux objets transitionnels (Winnicott, 1975) auxquels recourent les enfants pour faciliter la transition entre les monde familiers et étrangers. Ces « tiers » ont la caractéristique d’être à la fois suffisamment familiers pour être envisagés comme dignes de confiance, mais à la fois suffisamment mystérieux pour ne pas appartenir à la réalité ordinaire. Là aussi, pendant l’apprentissage, en attendant que le pratiquant ait identifié ses propres « tiers », le thérapeute peut faire office de « tiers », suffisamment mystérieux car il ne fait pas partie du quotidien de la personne mais aussi familier de par les propos intimes échangés dans le cadre thérapeutique.

L’expérience d’une « fluidité enchanteresse » [1] vécue comme un cadeau : Si la mise en place du dispositif impliquant les quatre points précédents ne garantit pas un « insight », une « révélation », une prise de conscience radicale, cela génère néanmoins pour ainsi dire systématiquement un mouvement « autonome », quelque chose « se constelle », « ça se fait ». Par ailleurs, il est courant que le processus débouche sur une « surprise », un « cadeau ». Ainsi, après avoir « préparé le terrain à un moment donné ça se passe ». Que ce soit au niveau des « images », des « mains », des « doigts », de la rencontre avec « la terre », la matière, des « figurines », « l’opération opère ». Les praticiens décrivent : « une partie s’enclenche ça appelle la suite mais on ne sait pas vraiment ce qu’on va faire avec nos mains et ces figurines » ou « c’est une autre langue qui parle en moi, sans que je le décide en dehors de ma volonté… » Ou encore « il y a ces petits mouvements idéo-moteurs qui se font, pis on les sent se faire, pis c’est tout à fait indéniable qu’on sent, par exemple, que ça veut se tordre comme ça ou que ça se lève ». De même une thérapeute mentionne qu’elle a « pas mal de rêverie par rapport à la matière, par rapport à la terre… et pis après quand on est dans le « laisser advenir » la forme qui… justement… à un moment donné on sent qu’on a le masque qui vient… mais c’est pas, c’est pas ce qu’on a voulu tel ou tel au départ, c’est que tout à coup ça prend forme dans les mains, de manière autonome ». Tour à tour ils soulignent « Le fait de prêter attention… de respecter… d’être dans une sorte de respect… on va recevoir des cadeaux… » « Tu ouvres, et puis il y a quelque chose qui vient, et pis tu le comprends pas quoi… et pis tu te rends compte que c’était juste le parfait cadeau ». Très souvent, il y a un « effet de surprise », ce qui apparaît est « totalement nouveau », jamais « conçu, jamais imaginé, jamais pensé » auparavant. 

L’importance du cadre, de l’intention : Enfin, tous relèvent l’importance du cadre, du contexte thérapeutique pour effectuer cet apprentissage. J’ai recueilli plusieurs témoignages d’expériences spontanées qui avaient été particulièrement angoissantes et déstabilisantes pour les personnes qui n’y avaient pas été préparées. Ces expériences se sont pour ainsi dire toutes produites dans des moments charnières de l’existence, lorsque « la » réalité et « l’identité » étaient ébranlées : lors d’une adoption, d’un décès d’un proche, d’une grossesse, d’un voyage initiatique, lors de l’annonce d’une maladie. Le cadre thérapeutique sert de support jusqu’à ce que le pratiquant ait intériorisé la capacité d’adopter un double positionnement psychique garante d’un espace intérieur. Mes interlocuteurs parlent de cet espace en termes « d’espace transitionnel », d’ « espace psychoïde ». Le cadre est indispensable pour « contenir » toutes les contradictions, les paradoxes, pour délimiter un espace-temps dans lequel toutes les possibilités peuvent coexister. Dans les récits des différents thérapeutes et pratiquants, on retrouve l’idée de conserver la « force », la « puissance », l’ « énergie ». Si elle n’est pas contenue, comme dans le « vase alchimique », la « force », la « puissance », l’ « énergie » se « déliterait », se « diluerait », empêchant que « ça se passe », que la transformation « se fasse ».

Dans les récits des expériences d’une « fluidité enchanteresse », on retrouve des éléments évoqués par Rosa ou Caillé pour décrire des relations au monde résonantes, des relations de don - contre don qui incluent l’adonnement et la donativité. Rosa écrit : « (…) certaines conceptions de la grâce ou du don suggèrent que la « rencontre » ne peut certes pas être méritée, exigée ou obtenue par la force – de là le fait que la grâce apparaisse comme un cadeau -, mais qu’elle se fonde sur une atteignabilité à laquelle le sujet recevant la grâce ou le don peut tout à fait contribuer dans la mesure où il doit être prêt à les accueillir. Sous un angle sociologique, cela signifie que la résonance renvoie également toujours à quelque chose de l’ordre du cadeau ; elle se produit sous la forme de ce qui advient » (Rosa, 2020 : 74-75). Ce sont là les expériences qui, pour ces deux auteurs, font défaut à la modernité tardive. Ce sont là des expériences que font régulièrement les personnes, toujours plus nombreuses depuis les années 1970, investies dans les thérapies alternatives. Je formule l’hypothèse que ces personnes ne sont pas toujours plus nombreuses à souffrir d’une pathologie dite « limite » (Ehrenberg, 2012) mais qu’elles trouvent dans ces pratiques une socialisation qui fait défaut à la modernité tardive, une socialisation à la « liminalité ».

Une socialisation à la liminalité

Le terme « liminalité » nous vient de l’anthropologie du rite. Arnold Van Gennep (1909) et Victor Turner par la suite, ont classiquement identifié trois phases constitutives de tous rites. Une phase de séparation (pré-liminale), une phase de transition (liminale), et enfin une phase d’incorporation (post-liminale). C’est la phase de transition que Van Gennep a plus spécifiquement nommé « margin » ou « limen » signifiant le seuil en latin (Turner, 1974). Différents spécialistes du rite (Turner, Levi-Strauss, Severi et Houseman) relèvent que cet espace liminal se distingue par une certaine absence de forme (pas d’habits, pas de noms), par la coexistence d’éléments contraires et paradoxaux (« condensation rituelle » (Houseman, 2012 : 185)). Selon ces mêmes anthropologues, c’est dans cet espace-temps « liminal » qu’opère la « recontextualisation » propre aux rituels. En effet, pour ces spécialistes toujours et notamment Victor Turner (1967, 1969, 1974), l’action rituelle permet aux alternatives potentielles, à la nouveauté, d’émerger lorsque le système normatif en place le requiert. Ainsi, le fonctionnement en vigueur dans la vie quotidienne est considéré en termes de « structure », alors que la « recontextualisation » est associée à ce qu’ils nomment l’ « anti-structure », que d’autres ainsi que moi-même appelons « liminalité ». Ainsi, une socialisation à la liminalité permet, d’une part, d’apprendre à vivre l’absence de forme associée à la coexistence d’éléments contraires et paradoxaux, d’autre part de laisser émerger la nouveauté, de favoriser la recontextualisation, le renouvellement lorsque le fonctionnement en vigueur le requiert.

Il est intéressant de noter que les analyses de Houseman et Severi (1994) auxquels je vais plus particulièrement me référer portent, comme les analyses de Rosa et Caillé, sur les schèmes de relations mis en jeu dans et par le rituel. Cette prise en compte des interactions rituelles se distingue des approches traditionnelles du rituel. En effet, généralement, les actions rituelles sont envisagées, soit d’un point de vue fonctionnaliste (le rituel comme soutien aux structures sociales existantes), soit dans une optique symbolique (la production d’un message précis à déchiffrer) (Houseman, 2012 : 191). Sur la base d’une analyse ethnographique et d’une interprétation fondée sur l’anthropologie du rite, intéressons-nous à la manière dont les pratiques alternatives étudiées, d’une part, favorisent l’apprentissage de la liminalité, d’autre part nous donnent les moyens de penser un idéal démocratique adapté à la modernité tardive. Nous verrons comment une socialisation à la liminalité est susceptible d’apprendre à accueillir la relation à l’informe, à l’insaisissable résultant du parcellitarisme actuel, (exacerbation de la division sociale, multiplication des savoirs experts, dénégation du pouvoir, modification du rapport au temps et à l’espace). Ensuite nous envisagerons comment la liminalité permet d’envisager de manière positive et constructive (et non dans une création systémique de l’ennemi) les oppositions, les conflits, les paradoxes inhérents au pluralisme et à la liberté collective. Puis nous détaillerons le processus grâce auquel la liminalité favorise la créativité, non pas comme une fiction mensongère (création d’un monde fictif), ni comme un mirage s’évanouissant à son approche (mort et résurrection de l’homme nouveau) mais comme la possibilité de renouveler régulièrement « la structure » (mouvement permanent) pour s’adapter au vivant, par définition en perpétuelle évolution. Nous accorderons une attention particulière aux rôles du cadre et du tiers dans ce processus « créateur de vie et de sens ».

Socialisation à l’informe. Si l’on accepte de s’inspirer des pratiques alternatives pour repenser l’idéal démocratique en fonction des conditions de la modernité tardive, cela impliquerait de commencer par une attention renouvelée aux perceptions pour appréhender les choses dans leur diversité phénoménale et non conceptuelle. En effet, revenir à la diversité phénoménologique, aux perceptions singulières, permet de déconstruire une réalité conceptuelle généralisante, pour revenir à des expériences singulières à partir desquelles il est ensuite possible de construire de nouveau concepts généralisant, intégrant les contradictions, les paradoxes, susceptibles de revitaliser la « structure ». Pour des auteurs comme G.H Mead (1934), Berger et Luckmann (2006) mais aussi pour les sciences cognitives (Lakoff et Johnson (1999), Damasio (2017), Varela et Dépraz (2001)), les perceptions (et les métaphores qu’elles génèrent) sous-tendent l’édifice de la raison, la « construction sociale de la réalité », elles sont « la main cachée » qui fondent nos croyances, qui gouvernent nos choix. Ainsi, revenir aux perceptions pour aborder les conflits, les oppositions, les paradoxes inhérents au pluralisme permettrait de revenir en deçà des partis pris, des arguments rationnels érigés en vérité. L’expression des perceptions relatives à une expérience singulière, un vécu particulier, permet de se « laisser toucher », transformer par ce qui fonde la position inébranlable de l’« autre ». De même le partage de ses propres perceptions permet de faire l’expérience de son « efficacité personnelle » en touchant, à son tour, son interlocuteur, dans un échange dont chacun sort changé. A noter que porter son attention aux perceptions plutôt qu’à la réalité conceptuelle est, selon Rosa, une dimension de la résonance mise-à-mal dans nos sociétés. Il écrit, en référence à Adorno et Rilke, « nous ne faisons pas du tout l’expérience des choses dans leur diversité phénoménale, nous ne les appréhendons que dans ce que nous avons rendu disponible en elles sur le plan conceptuel, économique ou technique » (Rosa, 2020 : 73-74).

Partager sur le mode des perceptions, de l’expérience phénoménale, et non plus sur le plan des concepts, est en soi un apprentissage de la liminalité. C’est se familiariser avec une certaine absence de forme. La réalité « prise comme allant de soi », figée dans des « concepts » lors de l’apprentissage du langage, est relativisée. Ce qui faisait bloc se subdivise sous le prisme des perceptions. Certaines de ces perceptions sont similaires à celles du vis-à-vis auquel on est opposé, avec d’autres il est possible de trouver un accord, d’autres encore nous relient à un vécu qui nous permet de changer notre regard sur les faits, etc. Ce qui me distingue de l’autre n’est plus aussi évident, ce qui nous sépare n’est plus aussi net. Mais plus informe encore, tout ceci se passe en deçà du langage, au niveau du ressenti. Il est question d’une relation au monde proche de celle vécue lorsque les concepts pour identifier ce qui est perçu n’étaient pas encore acquis, lorsque la généralisation n’était pas encore stabilisée. Le monde perçu était alors malléable. Un monde que nous avons peu à peu appris à lire, suite à notre socialisation primaire, en généralisant des perceptions singulières répétées. Porter son attention aux perceptions et communiquer sur des expériences phénoménales, c’est accepter de s’approcher de cette relation au monde encore malléable pour appréhender les perceptions qui seraient les nôtres si nous avions appris à lire le monde comme notre interlocuteur. Dans les pratiques alternatives, les personnes se familiarisent à des relations au monde dans lesquelles la distinction sujet-monde n’est plus aussi radicale que dans la socialisation à la rationalité et à l’objectivité qui domine largement dans nos sociétés de la modernité tardive (Rosa, 2018 : 272). Ces personnes cherchent, tout comme Rosa dans la « sociologie de la relation au monde » à dépasser le problème conceptuel majeur auquel on se heurte nécessairement lorsqu’on cherche à « définir adéquatement et séparer analytiquement le « sujet » et le « monde » » en radicalisant la notion de relation (Rosa, 2018 : 42). « Loin d’affirmer que les sujets font face à un monde préformé, elle postule au contraire que le sujet et le monde ne se constituent l’un et l’autre que dans et par leur interrelation » (Rosa, 2018 : 43).

Socialisation à la « condensation rituelle ». L’attention aux perceptions, l’intérêt pour la diversité phénoménale plutôt que conceptuelle, amène à relativiser un point de vue unique sur la réalité. Dès lors, tant à l’interne que dans sa perception du monde, la réalité devient plurielle. Cette multiplication de la réalité amène quasi inexorablement à des tensions, des conflits, des paradoxes. Il s’agit du second apprentissage lors d’une socialisation à la liminalité. Un apprentissage qui paraît particulièrement approprié pour aborder les oppositions inhérentes au pluralisme, à la démocratie. Si l’on admet que les actes démocratiques puissent être envisagés comme des rites, une « anti-structure », permettant aux alternatives potentielles, à la nouveauté, d’émerger lorsque le système normatif en place, la « structure », le requiert, il est intéressant de noter que pour Houseman et Severi (1994 :164), c’est dans la phase liminale du rituel que « surgissent des identités à la fois complexes, plurielles et contradictoires ». Un constat que relève également Turner (1962 : 125) pour qui les relations rituelles sont notoirement « polysémiques », alors que Gluckman (1962) emploie le terme de « multiplexes » (cités par Houseman, 2012 : 184). Dans ce que Houseman et Severi nomment une « condensation rituelle », sont rassemblés des éléments disparates, contradictoires, paradoxaux. Si ces éléments prennent la forme de messages qui peuvent paraître incompréhensibles, obscurs, ou même absurdes aux participants, ils « deviennent cependant les composantes interdépendantes d’une nouvelle totalité » (Houseman, 2012 : 185). Selon Houseman (2012 :76), c’est l’incertitude conceptuelle, générée par la « condensation rituelle », qui va ouvrir un « espace potentiel dans lequel une nouvelle signification partagée (…) est susceptible d’émerger ». Tout comme pour Rosa se référant à Adorno (2003) le « penser identifiant », auquel nous sommes socialisés dans les sociétés de la modernité tardive, néglige « qu’il demeure toujours une fissure, une crevasse qui nous sépare du monde ou de l’Autre que l’on cherche à appréhender, et que c’est précisément et seulement dans cette déchirure, dans ce qui demeure indisponible, dans ce qui se dérobe, que peuvent venir au jour l’expérience et la vitalité réelle » (Rosa, 2020 : 119-120). En réhabilitant cette marge liminale - dans laquelle existe une incertitude quant à la définition du « quasi-sujet » et du « quasi-objet » (Latour, 2009), un doute sur le fait que le monde réponde favorablement ou non, une possibilité qu’il n’y ait pas, ou pas tout de suite, de « contre-don » - les pratiquants, dans un cadre délimité, favorisent un processus créatif, l’expérience d’une « vitalité réelle », la probabilité d’« un surcroît d’énergie en retour » (Caillé, 2019 : 43). C’est en nous intéressant à l’« efficacité symbolique » que l’on comprend comment la socialisation à l’informe et à la « condensation rituelle » permet d’atteindre le but recherché par les actions rituelles, soit le renouvellement de « la structure », une « recontextualisation ».

Socialisation à l’« efficacité symbolique ». De nombreux auteurs (Moerman, Dow, 1986 ; Lurhmann, 2013 ; LeBreton, 1991) et notamment Caillé (Caillé et Pradès, 2015 ; Caillé, 2019) se sont penchés sur l’expression évocatrice d’« efficacité symbolique » que Lévi Strauss officialisa dans un article parût en 1949 (Lévi-Strauss, 1949) pour désigner un problème central : « comment expliquer que les mots, mais aussi les gestes, les postures, les incantations puissent soigner hors de tout contact physique ? Et guérir non seulement les maux de l’âme mais également ceux du corps » (Caillé & Prades, 2015 : 291-292). L’analyse qui amène Lévi-Strauss à proposer le terme d’« efficacité symbolique » porte sur les cinq cent trente versets de « La Voie de Mu » qu’un chamane Cuna du Panama a chanté lorsqu’une femme rencontrait des difficultés au cours d’un accouchement. Jusqu’aux recherches relativement récentes de Severi (2007) il était généralement admis (Dow, 1986) que c’était la manipulation de symboles culturels spécifiques par le chamane qui agissait en assignant une forme et un sens là où se déployait auparavant un chaos de sensations brutes et absurdes (Le Breton, 1991). Pour Severi (2007, 229-233), si cette hypothèse était séduisante, elle se révèle impraticable. En effet, il s’avère que les patientes ne comprennent pas le sens des mots employés par le chamane dans la langue rituelle. Dès lors, Severi (2007 : 217), en référence à des auteurs tels que Leach (1966), Tambiah (1984), Tedlock, (1983) s’est tourné vers l’aspect performatif des chants chamaniques.

Si la parturiente ne comprend pas le langage rituel qu’emploie le chamane, il semble cependant qu’elle connaît ce que tout le monde sait d’un chamane : il part en voyage, il est à la recherche d’une âme qui s’est enfuie de son corps, il s’engage dans un duel avec les esprits animaux. Toutes ces idées lui sont familières. De plus comme d’autres recherches effectuées par l’auteur (Severi, 1983) l’ont démontré, un lexique limité venant de la langue quotidienne filtre toujours, même partiellement, dans le langage de l’initié. Ainsi, l’énonciation « chantée » apparaît comme une sorte de tapis sonore, une tache de Rorschach auditive (si l’on peut dire), une image sonore incomplète sur laquelle apparait « de manière discontinue et irrégulière, comme des points lumineux, les mots dont le patient aura compris le sens » (Severi, 2007 : 251). « Dans ce vide se réalise, comme dans le cas d’une illusion ou d’une figure partielle, un travail mental qui pousse à compléter, par projection, l’image sonore, engendrée par le son énoncé » (Severi, 2007 : 251-252). Pour Severi, avec cette perspective, on peut enfin commencer à comprendre le genre de communication rituelle que Claude Lévi-Strauss a appelé « efficacité symbolique ». Le point de conjonction résiderait dans la construction non plus d’un discours, non plus d’un système de signes, mais d’une « illusion perceptive orientée ». La force magique, l’ « efficacité symbolique » du chant Cuna n’aurait donc pas son origine dans la capacité du chamane à assigner « une forme et un sens là où se déployait auparavant un chaos de sensations brutes et absurdes » (Le Breton, 1991). Cette magie proviendrait du patient lui-même, qui crée une nouvelle réalité à partir d’une liste d’indices incomplète et d’un espace laissé vide.

Généralisant à partir de l’expérience Cuna, pour Severi, ainsi que pour plusieurs chercheurs en sciences cognitives comme Varela et Depraz, dans tout phénomène de perception, il y aurait à la fois une phase de projections phantasmatiques, déclenchée par l’interprétation d’une constellation incomplète d’indices, mais aussi, en même temps une objectivation dans le caractère externe et objectif de ces projections. Selon Varela et Depraz (2001 : 200-201) il est encore fréquent de considérer que la cognition se situe au niveau des représentations de la réalité tangible, médiatisée par les sens. Or, pour ces auteurs, et d’autres depuis, cette vision est problématique. En réalité la cognition peut difficilement être envisagée comme un processus linéaire qui prendrait place entre les inputs sensoriels et les outputs sous forme d’action. Varela et Depraz conçoivent plutôt la cognition comme un processus qu’ils nomment « enactive cognition » (Varela et Depraz, 2001 : 215). Selon cette approche, le sujet perçoit son environnement en fonction des informations qu’il possède, sous forme d’images mentales (projections), mais ces images sont elles-mêmes informées par le contexte (objectivation), ceci dans un processus simultané et réciproque. Dans ce contexte, toujours selon Varela et Depraz, se référant à Bruno Latour « There is no gap to bridge, only traces to follow » (ibid  : 226). Le nouveau sujet « ressemble plutôt à un feuilleté, traversé par les véhicules divers dont chacun le définit en partie, ainsi sans jamais s’y arrêter tout à fait » (Latour, 2009 : 106-107). Il semble aujourd’hui plus pertinent d’envisager un « quasi-sujet » mêlé à des « quasi objets » (Latour, 2009 : 109). Cette compréhension renouvelée de l’« efficacité symbolique » nous permet de saisir comment il est possible de passer de l’informe, de la condensation rituelle, à la création d’une nouvelle réalité réunissant et transcendant les postions antagonistes, paradoxales.

Résonance, Adonement et Donativité comme méta-critère pour un idéal démocratique retrouvé

Nous nous souvenons que pour des individus, faire l’expérience de la liminalité sans y avoir été préparés avait pu être très déstabilisant. De même, au niveau démocratique, le rituel ne peut pas être considéré comme un jeu. La « recontextualisation » que génère le rituel implique de passer par une phase de complète de déstructuration. Dans la sociologie de la relation au monde de Rosa, la résonance implique nécessairement la transformation des deux pôles de la relation. Une transformation qui nécessite de se laisser profondément « affecter » tout en cherchant à « émouvoir » l’autre (Rosa, 2020 : 47). Dans les termes de Caillé citant Mauss, « il faut savoir s’opposer sans se massacrer (…) et se donner sans se sacrifier » (Caillé, 2021 : 85) pour que les désaccords soient féconds, créateurs de vie et de sens. Accepter de se laisser affecter, émouvoir de part et d’autre, de se laisser déstructurer pour pouvoir se transformer, nécessite un contenant, un cadre qui garantisse l’entier du processus créatif avec un « avant » et un « après », qui assure le respect du processus susceptible de générer, sans que cela soit assuré, la résonance, la donativité. Rappelons-nous que la phase liminale, l’ « anti-structure », s’insère entre une phase « pré-liminale » dans laquelle le sujet se sépare de la réalité « prise comme allant de soi », et une phase « post-liminale » au cours de laquelle le sujet intègre la nouvelle réalité à la « structure » en vigueur.

De même, nous avons vu que passer de la « condensation rituelle » à l’émergence spontanée d’une nouvelle réalité dans laquelle les deux pôles de la relation sont transformés implique également l’intervention d’un « tiers ». Selon Tobie Nathan, les « sociétés traditionnelles » ont compris depuis longtemps que « (…) pour penser l’interaction entre deux personnes, il était indispensable de passer par un troisième terme, de nature radicalement différente, destiné à l’intercaler entre les deux protagonistes, sans qu’aucun des deux ne parvienne jamais à le maîtriser » (Nathan, 2001 : 25-26). Ainsi dans les « tradi-thérapies » on recourt aux « esprits », aux « divinités », au « fétiches ». Pour Nathan et Stengers (2012 : 18), le recours à un troisième terme engendre un processus créatif, producteur de vie parce que les fétiches, les objets rituels et les tiers de manière générale, se situent à l’interface d’univers multiples. Ils permettent de rendre palpable puis pensable une réalité émergente, à la frontière d’univers multiples. Il me semble intéressant de mettre ces analyses du rôle du tiers dans l’interaction rituelle en lien avec les propos de Robespierre et Agnès Antoine, cités par Fleury, sur l’importance d’un rapport avec le Transcendant. Selon Robespierre « pour qu’une République ne s’effondre pas ou ne désespère pas d’elle-même, il faut qu’elle préserve un rapport avec le Transcendant, quelque chose qui l’oblige à se dépasser » (Fleury, 2005 : 52). Pour Fleury, « c’est toujours la même difficulté qui revient comme une fatalité, celle de la disparition de cette foi publique ou de quelque critère métaphysique qui font tant défaut aujourd’hui à la démocratie. Et la question demeure « Quel type de foi est-il possible d’envisager à l’intérieur de la condition démocratique ? (Agnès Antoine : 15) » La démocratie « peut-elle, en dehors de la religion, créer à l’intérieur d’elle-même des dispositifs de transcendance ? » (Agnès Antoine : 15) » (Fleury, 2005 : 272).

Rosa et Caillé nous proposent la Résonance et l’adonement/donativité comme dispositif de transcendance dans une perspective convivialiste. Pour ma part, j’ai présenté la socialisation à la liminalité comme condition pour favoriser la Résonance ou l’adonement/donativité. J’ai tenté de transposer mes analyses des pratiques alternatives au fonctionnement démocratique en partant de l’hypothèse que si un nombre croissant de personnes recourent depuis les années 1970 à ces thérapies c’est pour palier à une socialisation défaillante. Une socialisation alternative implique d’apprendre 1) à accueillir la pluralité, les oppositions, les paradoxes plutôt que de chercher à les inhiber, 2) à appréhender la réalité dans sa diversité phénoménale plutôt qu’au travers de concepts généralisant 3) de réhabiliter le recours à des « tiers », des dispositifs de transcendance 4) de définir d’une part des espace-temps collectifs consacrés à l’anti-structure propre à revitaliser la structure. D’autre part, au niveau individuel, se familiariser avec le « double positionnement psychique », garant de l’espace psychique, accueillant déjà à l’interne le processus créateur. S’exercer individuellement à ce processus doit non seulement faciliter le « jeu » à plusieurs, comme un violoniste doit s’exercer individuellement s’il veut jouer avec d’autres. Mais apprivoiser ses propres paradoxes et contradictions éviterait de chercher à les régler dans des débats publics. Si ces hypothèses s’avèrent fécondes, il semble qu’au sein d’« anti-structure » ainsi qu’au niveau personnel, la démocratie et les individus qui la composent seraient à même d’aborder le mouvement permanent inhérent aux sociétés et constitutif des hommes et femmes de la modernité tardive, qui se renouvellent constamment (l’homme nouveau) dans un processus créatif perpétuel grâce au recours à l’imagination (monde fictif) qui se trouve au fondement de l’interrelation entre des « quasi-sujets » et des « quasi-objets ». La division sociale ne serait pas déniée mais justement conçue comme une interrelation dans laquelle la distinction entre les « quasi-sujet » est plus relative. La pluralité des savoirs et la concurrence systémique seraient alors mises au service non pas d’un pouvoir (nié ou non) mais d’une transcendance qui s’exprimerait dans une « fluidité enchanteresse » favorisant un « surcroit d’énergie », une « vitalité réelle » au processus démocratique.

Ce que nous propose Rosa, relève Caillé (2019 : 306) c’est « d’étendre sa réflexion sur la vie bonne à l’échelle des communautés politiques. « Comment améliorer, ou restaurer, la qualité résonante de la démocratie ? Quels instruments d’élaboration et d’intercompréhension politique sont-ils aptes à instaurer une société de post-croissance sensible à la résonance ? Ces questions comptent parmi les plus difficile » (Rosa, 2018 : 506). Pour l’auteur, « il ne peut être en tout cas le fait d’une simple réforme « par en haut » des institutions formelles, non plus que d’un train de réformes politiques. Il exige tout autant une réorientation « par en bas » des pratiques quotidiennes des acteurs sociaux » (Rosa, 2018 : 507). Une « réorientation par le bas » qui pourrait prendre en compte une socialisation à la liminalité ? Quel intérêt pour les démocraties de la modernité tardive de promouvoir une socialisation à la liminalité ? Si l’on admet avec Caillé que « la démocratie ne peut perdurer que sous la forme d’un double équilibre, précaire, perpétuellement menacé, entre unité de la communauté et pluralisme d’une part, entre universalisation de la puissance d’agir et lutte contre l’illimitation de l’autre » (Caillé, 2005 : 110), il paraît intéressant de donner les moyens aux individus de renforcer leur puissance d’agir justement grâce à l’accueil du pluralisme, en laissant cohabiter les contraires et les paradoxes. Je ne prétends pas que toutes les thérapies alternatives socialisent à la liminalité. Il nous faut, de ce point de vue-là, tenir compte des réflexions de Rosa sur les pratiques de développement personnel visant une optimisation de soi, un plus grand contrôle et une plus grande maîtrise, renforçant une relation au monde aliénante et réifiante. Par contre, je ne suis pas aussi critique que semble l’être Rosa par rapport au fait que la modernité tardive, avec certaines pratiques alternatives, semble créer des espaces pour « rendre disponible l’indisponible ». Au contraire, je trouve plutôt prometteur qu’il existe des espaces « liminaux » au sein desquels les individus se socialisent aux processus susceptibles de participer, à une « éthique de la discussion », au renouvellement de « la structure », à un idéal démocratique retrouvé.

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NOTES

[1J’empreinte cette expression à Michael Houseman et al. (2016) dans leur article sur la pratique des danses rituelles en occident.