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Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

David Graeber et David Wengrow

Cachées, à la vue de tous. Les origines autochtones de la démocratie dans les Amériques

Texte publié le 26 janvier 2021

Cet article a paru dans le numéro Democracy de la revue Lapham’s Quarterly (automne 2020). Cette publication a été rendue possible grâce au généreux soutien de la fondation John S. and James L. Knight.

Traduction de Morgane Iserte et Nicolas Haeringer, janvier 2021.

Cachées, à la vue de tous. Les origines autochtones de la démocratie dans les Amériques [1]

On nous apprend à être fiers de vivre en démocratie. Et dans le même temps, on nous enseigne de mille manières subtiles que la démocratie véritable est probablement impossible. Assurément, l’histoire de la démocratie est toujours racontée de manière à nous rappeler qu’elle est extraordinairement difficile à atteindre. Elle n’est jamais enseignée comme une histoire d’habitudes (les citoyens régissant collectivement leurs propres affaires) ou de sensibilité (le sentiment que chaque personne a son mot à dire quant aux décisions qui la concernent), mais plutôt comme l’histoire d’un mot : le grec δημοκρατία, le latin democratia ou le français démocratie. Les plus fervents défenseurs de la démocratie, ainsi que ses détracteurs les plus acharnés, affirment tous qu’elle est le produit unique de « l’Occident », une percée conceptuelle — réalisée pour la première fois dans la Grèce antique par le même peuple qui inventa la science et la philosophie « occidentales » — qui ensuite plana pendant environ deux mille ans sur l’Europe comme une potentialité largement inaboutie, jusqu’à ce qu’une bande de génies la fasse revivre au siècle des Lumières en France.

Ce récit est criblé de tellement de trous conceptuels, il est si manifestement incohérent qu’il faut une volonté à toute épreuve pour en assurer la cohésion. « L’Occident », par exemple, peut-être défini d’une demi-douzaine de façons contradictoires : il s’agit tantôt d’une tradition intellectuelle, tantôt d’une notion géographique, culturelle, raciale, etc. Si l’on se conformait avec constance à un de ces usages, le système tout entier, bâti de pièces disparates, s’effondrerait. Pour ne prendre qu’un exemple, si « l’Occident » est une tradition où les uns lisent les écrits des autres, comment comprendre que jusqu’au 18e siècle, tous les auteurs inscrits à son patrimoine aient été explicitement antidémocratiques ? Et s’il s’agit plutôt d’une question de sensibilité culturelle, les véritables héritiers des Grecs anciens ne seraient-ils pas les Grecs modernes ? Après tout, ils parlent la même langue
— mais les partisans de la thèse de ce que Samuel P. Huntington a nommé le « choc des civilisations » considèrent que les Grecs modernes ne sont pas du tout des Occidentaux étant donné qu’ils optèrent au Moyen-Âge pour la forme erronée de christianisme. (Les mêmes honorent David Hume et Adam Smith comme incarnations suprêmes des valeurs occidentales, alors que Platon les aurait sans doute considérés comme des descendants à peine civilisés de sauvages celtes).

Tout cela sent la manœuvre spécieuse, mais au profit de quoi ? Ceux qui racontent cette histoire transmettent, en substance, deux messages implicites. Le premier est que l’histoire de la démocratie est désormais nôtre, tout comme le sont les marbres du Parthénon [2] ; le second est que la démocratie est à la fois tout à fait insolite dans l’histoire mondiale et qu’il est fort difficile d’y parvenir. On nous fait comprendre que la démocratie véritable et directe ne fut possible que pour une race extraordinaire, vivant dans une ville antique dont les dimensions étaient idéales. À l’échelle d’une nation, seule la version la plus atténuée est envisageable et nous ne devrions vraiment pas nous blâmer si nous échouons la moitié du temps ; à l’échelle de la planète, c’est évidemment irréalisable. Jusqu’au 18e siècle, la plupart des philosophes politiques européens considéraient la démocratie comme une aberration. Les révolutionnaires américains, tel John Adams, s’y opposaient ouvertement. C’est seulement vers 1800 que certains commencèrent à utiliser le terme de démocratie pour rebaptiser les systèmes constitutionnels modernes, élaborés en réalité pour imiter la République romaine. Ce faisant, ils créèrent nombre des casse-têtes auxquels nous nous heurtons aujourd’hui, comme lorsqu’une partie de l’opinion publique assimile la démocratie à la « volonté du peuple » tandis que l’autre l’identifie aux pouvoirs et contre-pouvoirs institutionnels du pouvoir populaire.

Cette situation aurait beaucoup surpris les philosophes des Lumières, qui aimaient à penser que leurs idéaux de liberté et d’égalité devaient beaucoup aux peuples autochtones de ce qu’ils appelaient le « Nouveau Monde ». Bien sûr, ils pouvaient alors être plus ouverts à leurs influences car « l’Occident » n’avait pas encore été inventé, et s’ils considéraient l’Europe occidentale comme héritière d’une longue tradition intellectuelle, c’était à la théologie chrétienne qu’ils pensaient (celle-là même à laquelle ils essayaient d’échapper). Les historiens de demain pourraient peut-être décrire les origines de la gouvernance moderne comme un alliage culturel, assemblé à partir de notions amérindiennes de liberté personnelle, de théorie africaine du contrat social, d’économie de marché inspirée par l’Islam médiéval et des modèles chinois d’État-nation (une fonction publique recrutée par concours sélectif, administrant une population ethnolinguistique uniforme).

D’aucuns pourraient également faire valoir que certains des tout premiers salons des Lumières ne se sont pas tenus en Europe mais à Montréal, dans les années 1690. C’est là qu’un homme d’État autochtone du nom de Kandiaronk, agent de liaison entre la confédération wendat (ou « huronne ») et le régime de Louis XIV, s’entretenait régulièrement avec le gouverneur général français, le comte de Frontenac et de Palluau, et ses adjoints — parmi lesquels, un certain baron de Lahontan — pour débattre des questions de morale économique, de droit, de mœurs sexuelles et de religion révélée. Kandiaronk fut largement encensé par les observateurs français qui voyaient en lui le logicien le plus brillant et le rhéteur le plus spirituel que personne ait jamais rencontré (un jésuite légèrement irrité écrivit : « personne ne l’a sans doute jamais dépassé en intelligence ») ; par la suite, un livre rédigé à partir des notes de ces débats connut un grand succès dans toute l’Europe.

Les Dialogues curieux entre l’auteur et un Sauvage de bon sens qui a voyagé de Lahontan, publiés en 1703, inspirèrent notamment une importante production théâtrale. Presque tous les grands penseurs du Siècle des Lumières en proposèrent leur version, mettant en scène un observateur étranger (généralement amérindien, parfois polynésien, persan ou chinois) qui décortique les absurdités de la société française, en s’inspirant du style si propre à Kandiaronk et à son rationalisme sceptique lorsqu’il déconstruit la doctrine chrétienne, plaide en faveur de la liberté sexuelle et affirme que tous les problèmes sociaux de l’Europe résultent en définitive de la répartition inégale des richesses. Plus tard, les penseurs conservateurs imputèrent les violents excès de la Révolution française aux Relations des jésuites [3] et à d’autres textes tels que ceux de Lahontan qui, selon eux, furent les premiers à introduire des idées aussi contagieuses au sein d’une hiérarchie sociale stable.

Au fil du temps, les termes de ce débat ont viré d’un extrême à l’autre. De nos jours, se risquer à suggérer que les autochtones ont enseigné aux Européens quelque valeur morale ou sociale que ce soit, c’est s’exposer à la dérision et se voir accusé de céder au « mythe du bon sauvage », voire être fustigé de manière quasi hystérique, comme ce fut le cas lors du débat sur la « thèse de l’influence », suscité par l’hypothèse que la confédération Haudenosaunee (les Six-Nations iroquoises) aurait pu servir de modèle à la constitution américaine. [4]

Il semble que l’histoire de la démocratie est prise en étau. Ses fervents adeptes — qui mettent l’accent sur le mérite qu’elle a de canaliser la volonté populaire, tout comme ceux qui n’y voient qu’un moyen de coercition de cette même volonté seront vraisemblablement d’accord pour dire que la démocratie est un produit exclusif de la « civilisation occidentale ». De même, face aux preuves manifestes qu’en Afrique, en Océanie, en Asie ou dans les Amériques, les citoyens participaient à la prise de décisions, les historiens réagissent généralement en les réfutant ou en les ignorant ; dans le meilleur des cas, ils font valoir que quoiqu’il se soit passé, il ne peut s’agir d’une démocratie pour quelque raison technique. (Bien entendu, jamais une telle rigueur n’est appliquée à l’Athènes du Ve siècle av. J.-C. : une société militariste, esclavagiste, fondée sur la répression systématique des femmes.)

Que se passerait-il si nous cessions d’agir ainsi ? Les activités humaines du passé nous apparaîtraient très différentes, tant il est vrai que les preuves de pratiques démocratiques sont bien plus courantes qu’on ne le pense, une fois que l’on se met à les chercher – et celles-ci surgissent même à certains moments étonnamment charnières de l’histoire du monde. La plupart du temps, elles sont cachées à la vue de tous.

Prenez le cas de Tlaxcala, une ville-état jouxtant l’actuel état mexicain de Puebla, qui joua un rôle clé dans la conquête espagnole de la « Triple Alliance », ou Empire aztèque. Voici comment Charles C. Mann, dans son ouvrage 1491 : Nouvelles Révélations sur les Amériques avant Christophe Colomb, décrit ce qui s’est passé en 1519, lors du passage d’Hernán Cortés :

« S’éloignant du littoral pour explorer l’intérieur des terres, les Espagnols commencèrent par affronter à plusieurs reprises la confédération des Tlaxcalas, quatre petits royaumes qui avaient sauvegardé leur autonomie malgré les agressions récurrentes de l’Alliance. Grâce à leurs fusils, à leurs chevaux et à leurs lames d’acier, les étrangers remportèrent toutes les batailles en dépit de la supériorité numérique des Tlaxcalas. Ceci dit, les effectifs de Cortés diminuaient à chaque affrontement. Il était sur le point de tout perdre lorsque les quatre rois tlaxcalas changèrent brusquement de tactique. Ayant conclu de l’issue des combats qu’ils pouvaient éliminer les Européens, quoiqu’en payant le prix fort, les souverains indiens proposèrent un marché avantageux pour tout le monde : ils cesseraient d’attaquer Cortés, épargneraient sa vie, celles des Espagnols survivants et les vies de nombreux Indiens s’il acceptait en échange de se joindre aux Tlaxcalas pour une offensive contre la Triple Alliance exécrée. [5] »

Cette description pose problème : il n’y avait pas de rois à Tlaxcala. Il suffit de comparer le récit de Mann, établi à partir de sources secondaires, à celui que Cortés adressa lui-même à son roi, le Saint empereur romain Charles Quint. Dans ses Cinq lettres narratives (1519-1526), Cortés rapporte que de nombreuses villes parsemaient la vallée de Puebla ; la plus grande était Cholula, constellée de pyramides. Il poursuit en décrivant Tlaxcala et son arrière-pays, d’une population totale de 150 000 habitants, en notant que « la forme de gouvernement jusqu’à présent rencontrée parmi le peuple ressemble beaucoup aux républiques de Venise, de Gênes et de Pise, car il n’y a pas de souverain suprême ».

Cortés était un petit aristocrate, originaire d’une région d’Espagne où les conseils municipaux relevaient encore de la nouveauté ; on pourrait avancer qu’il n’avait qu’une maigre connaissance des républiques et que donc, il n’était sans doute pas le juge le plus fiable en la matière. Toutefois, il possédait une grande expérience, acquise dès 1519, pour identifier les différents rois mésoaméricains, les recruter ou les neutraliser ; c’était en bonne partie ce qu’il faisait depuis son arrivée sur le continent. Et à Tlaxcala, il n’en trouva aucun. Au contraire, après un premier affrontement avec les guerriers tlaxcalas, il se retrouva impliqué dans des discussions avec les représentants d’un conseil municipal populaire, dont chaque décision devait être ratifiée collectivement. C’est là que les choses prennent une tournure résolument étrange, quant à la manière dont ces événements sont parvenus jusqu’à nous. De nombreux débats eurent lieu dans Tlaxcala sur la nature des relations à nouer avec les nouveaux arrivants espagnols. À leur façon, ces délibérations pourraient être considérées comme des événements charnières de l’histoire mondiale puisque Cortés n’aurait jamais pu conquérir la capitale aztèque Tenochtitlán, qui était alors une ville d’environ un quart de million d’habitants, sans l’aide de ses alliés de Tlaxcala. Pourtant, il est frappant de voir que les historiens ne leur accordent que peu d’attention et ignorent presque entièrement le cadre institutionnel dans lequel ces discussions se déroulèrent. À l’époque, Tlaxcala et la Triple Alliance se livraient fort régulièrement des batailles, que cette dernière aimait à dépeindre comme une sorte de jeu, les « guerres fleuries [6] ». Les élites aztèques affirmèrent aux chroniqueurs espagnols qu’elles avaient accordé à Tlaxcala la possibilité de rester indépendante, afin que leurs soldats aient un lieu où s’entraîner et leurs prêtres suffisamment de victimes humaines à sacrifier, mais c’était pure esbroufe.

En vérité, Tlaxcala et ses unités de guérilla otomis avaient réussi à tenir en échec les Aztèques depuis des générations. Leur résistance n’était pas simplement militaire. Tlaxcala cultivait un éthos civique qui empêchait l’émergence de dirigeants ambitieux, et donc de potentielles querelles — un contre-exemple aux principes de gouvernance aztèques. Politiquement, les villes de Tenochtitlán et de Tlaxcala incarnaient deux idéaux antagonistes. Cette histoire est peu connue car le récit de la conquête des Amériques auquel nous sommes habitués est celui du destin manifeste : une armée invisible de microbes de l’Ancien Monde néolithique marchant aux côtés des Espagnols, transmettant par vagues l’épidémie de variole pour décimer les populations autochtones, et un legs de l’âge du bronze composé d’armes en métal, de fusils et de chevaux, pour frapper de stupeur et de terreur les peuples autochtones sans défense.

Nous aimons nous raconter l’histoire d’Européens n’exposant pas seulement les Amériques à ces agents de destruction mais aussi à la démocratie industrielle moderne, dont les ingrédients — prétend-on — étaient introuvables sur place, même à l’état d’embryon. Tout ceci est censé constituer un ensemble culturel unique : une métallurgie avancée, des véhicules à traction animale, des systèmes d’écriture alphabétique et une certaine disposition à la libre pensée perçue comme nécessaire au progrès technologique. Les « autochtones », au contraire, étaient supposés avoir existé dans une espèce d’univers alternatif, quasi-mystique. Ils étaient par définition incapables de débattre de constitutions politiques, de s’engager dans des processus apaisés de délibération et de prendre des décisions qui changeraient le cours de l’histoire mondiale. Et si des observateurs européens témoignent les avoir vus faire, c’est qu’ils se sont trompés ou qu’ils ont simplement projeté leurs propres idées de gouvernance démocratique sur les « Indiens », alors même que ces notions n’avaient guère cours en Europe.

Dans le cas de Tlaxcala, nous disposons d’une source où sont compilés les débats tels qu’ils ont été menés au sein du conseil : la Crónica de la Nueva España, œuvre inachevée, composée entre 1558 et 1563 par Francisco Cervantes de Salazar, un natif de Tolède devenu l’un des premiers recteurs de l’Université du Mexique. Pendant plus de quatre siècles, la Crónica était cachée à la vue de tous. Condamnée à rester dans l’ombre par une Inquisition qui voulait effacer les traces des « pratiques idolâtres », celle-ci a végété dans des collections privées avant de se retrouver finalement à la Biblioteca Nacional de Madrid, où elle fut mise au jour en 1911 grâce aux efforts de Zelia Nuttall, archéologue et anthropologue avant-gardiste, grande découvreuse de codex perdus. La Crónica fut finalement publiée en 1914. À ce jour, il n’existe toujours aucune introduction ou commentaire critique qui puisse guider les lecteurs dans son décryptage ou les aider à saisir la portée de ces chroniques qui retracent la vie politique d’une ville autochtone de Mésoamérique.

La Crónica porte directement sur le Conseil gouvernant Tlaxcala et ses délibérations sur les envahisseurs espagnols. Cervantes de Salazar rédige son rapport à partir de données historiques recueillies auprès de dirigeants autochtones qui survécurent à la conquête et de leurs descendants immédiats. Nous disposons de témoignages sur les échanges de discours et de cadeaux diplomatiques entre les représentants espagnols et leurs homologues tlaxcalas, dont l’éloquence en séances du conseil suscitait l’admiration. Parmi ceux qui parlèrent au nom de Tlaxcala figurent d’anciens hommes d’État — comme Xicotencatl l’Ancien, père du général du même nom, aujourd’hui encore adulé dans l’état de Tlaxcala — mais aussi des négociants autochtones, des dignitaires religieux et les plus hauts magistrats de l’époque. Ce que l’auteur décrit dans ces passages remarquables n’est évidemment pas le fonctionnement d’une cour royale, mais celui d’un parlement urbain qui recherchait le consensus pour ses décisions, par la mise en discussion d’arguments raisonnés et de longues délibérations, qui pouvaient se poursuivre, si nécessaire, durant des semaines entières.

Les passages clés du texte se trouvent dans le livre trois, alors que Cortés et ses troupes campent encore à l’extérieur de la ville avec ses nouveaux alliés totonaques et de Zempoala [7]. Un seigneur nommé Maxixcatzin — bien connu pour « sa grande prudence et sa conversation affable » — donne le coup d’envoi en lançant un appel éloquent aux Tlaxcalas pour qu’ils suivent les ordres donnés par les dieux et les ancêtres et s’allient à Cortés pour se soulever contre leurs oppresseurs aztèques. Son raisonnement est très bien reçu, jusqu’à ce que Xicotencatl l’Ancien — alors âgé de plus de cent ans et presque aveugle — n’intervienne. Rien n’est plus difficile, rappelle-t-il au conseil, que de résister à un « ennemi intérieur », ce que deviendront sans doute les nouveaux venus s’ils sont accueillis dans la ville. Pourquoi, demande Xicotencatl,

« Maxixcatzin considère-t-il ces gens comme des dieux, alors qu’ils ressemblent plutôt à des monstres voraces, sortis tout droit de la mer démontée pour nous briser, se gavant d’or, d’argent, de pierres et de perles, dormant dans leurs propres vêtements et se comportant d’ordinaire à la manière de ceux qui un jour se changeront en maîtres cruels... Il n’y a pas assez de poulets, de lapins ou de champs de maïs dans tout le pays pour assouvir leurs appétits d’ogres ou ceux de leurs “grands cerfs” [chevaux espagnols]. Pourquoi — alors que nous avons toujours vécu libres, sans roi — devrions-nous verser notre sang, et nous transformer en esclaves ?  »

Nous paraphrasons ici l’espagnol, car il n’existe aucune traduction de la Crónica en anglais [8]. Les paroles de Xicotencatl influencèrent les membres du conseil, apprend-on : « Un murmure commença à se répandre parmi eux, ils se parlaient les uns aux autres, les voix s’élevaient, chacun déclarait ce qu’il ressentait [9]. » Le conseil était divisé. Ce qui advint ensuite sera familier à quiconque a participé à un processus de prise de décision par consensus : lorsque surgissent des désaccords importants, plutôt que de les soumettre au vote, quelqu’un formule généralement une synthèse créative. Temilotecutl, l’un des quatre hauts magistrats de la ville, proposa un plan astucieux. Pour satisfaire les deux camps, Cortés serait invité dans la ville mais dès qu’il aurait pénétré en territoire tlaxcaltèque, le général en chef de la ville, Xicotencatl le Jeune, lui tendrait une embuscade avec un contingent de guerriers otomis. Si l’embuscade réussissait, ces derniers seraient des héros ; si elle échouait, les Tlaxcalas en feraient porter la responsabilité aux impudents et impulsifs Otomis, formuleraient leurs excuses et feraient alliance avec les envahisseurs. Soit dit au passage, Xicotencatl l’Ancien avait vu juste sur ce qui allait se passer. Peu de temps après la conquête de Tenochtitlán, Tlaxcala perdit les privilèges et les exemptions qu’elle avait obtenus pour service rendu à la couronne espagnole, et sa population fut réduite à n’être qu’une source additionnelle de tribut.

De tels récits n’ont pas rencontré un grand succès auprès des historiens modernes. La plupart d’entre eux les récusent, n’y voyant que la projection fantaisiste par l’auteur de quelque scène d’une agora grecque ou d’un sénat romain, ce qui en soi exige un extraordinaire effort d’imagination puisque le Conseil de Tlaxcala continua à siéger pendant longtemps encore durant la période coloniale. Les travaux menés en son sein, et l’habileté de ses caciques à conduire des débats raisonnés, sont consignés dans les Actas de Tlaxcala [10] des 16e et 17e siècles. Ces registres constituent une autre source que les historiens modernes ont eu tendance à balayer d’un revers de la main, alléguant que les « Indiens rusés » avaient simplement adopté les mœurs démocratiques européennes (alors qu’à cette époque, celles-ci n’existaient qu’à peine en Europe) afin d’impressionner leurs nouveaux souverains (qui étaient en réalité résolument antidémocratiques et peu susceptibles d’être séduits). Affirmer le contraire vous expose à être accusé de romantisme naïf.

Pourtant, il est possible d’affirmer avec fermeté que les délibérations recueillies dans les archives espagnoles sont exactement ce qu’elles semblent être : un aperçu des mécanismes de gouvernance participative des villes autochtones. Et si celles-ci ressemblent par certains aspects aux débats rapportés par Thucydide ou Xénophon, c’est bien parce qu’il n’existe pas mille façons de conduire un débat politique. Une autre source en fournit la confirmation. En 1541, le frère Toribio de Benavente — surnommé Motolinía (le « malheureux » [11]) par les locaux — rédigea une histoire de la constitution de Tlaxcala, qui explique en partie l’idéologie qui la sous-tend. La ville, écrit-il, était en effet une république, gouvernée par un conseil de dignitaires élus (teuctli), tenu de rendre des comptes à ses citoyens. On ne sait pas exactement combien de personnes siégeaient au conseil supérieur de Tlaxcala — entre cinquante et deux cents selon les sources. Motolinía n’explique pas non plus comment elles étaient sélectionnées ni qui était éligible (dans d’autres villes de la région de Puebla, la rotation des mandats s’opérait entre représentants des différents quartiers, ou calpulli [12]). En revanche, son récit s’anime lorsqu’il évoque les modes de formation et d’instruction politiques tlaxcalas.

Ceux qui aspiraient à jouer un rôle au sein du conseil de Tlaxcala, loin de le faire pour exercer leur charisme personnel ou leur aptitude à surpasser des rivaux, le faisaient dans un esprit d’auto-dépréciation — voire de honte — et devaient se subordonner aux habitants de la ville. Pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une simple parade, chacun d’entre eux était soumis à des épreuves, et pour bien débuter, impérativement exposé à des injures publiques — l’outrage étant considéré comme la juste rétribution de l’ambition. Par la suite, une fois leur ego en lambeaux, ils étaient placés en réclusion et subissaient les épreuves du jeûne, de la privation de sommeil et des saignées, tout en suivant un régime strict d’instruction morale. L’initiation prenait fin avec le « coming out » du nouveau conseiller lors d’agapes et de célébrations. Manifestement, la prise de fonction dans cette démocratie autochtone requérait des traits de caractère fort différents de ceux que nous considérons comme allant de soi dans la politique électorale moderne.

Cortés fit peut-être l’éloge de Tlaxcala comme d’une arcadie agraire et commerçante, mais comme l’explique Motolinía, lorsque ses citoyens réfléchissaient à leurs propres valeurs politiques, ils les concevaient en réalité comme provenant du désert. À l’instar d’autres Nahuas, les Aztèques inclus, les Tlaxcalas se plaisaient à proclamer qu’ils étaient les descendants des Chichimèques [13]. Ces derniers, considérés comme les premiers chasseurs-cueilleurs, menaient une vie ascétique dans les déserts et les forêts ; ils habitaient des huttes primitives, ignoraient tout de la vie de village, refusaient de cultiver du maïs et de cuire leurs aliments ; ils allaient sans vêtements ni religion, à l’état de nature. Les épreuves qu’enduraient les aspirants conseillers parlementaires de Tlaxcala étaient là pour rappeler combien il restait nécessaire de cultiver les qualités chichimèques, même si celles-ci se voyaient au final contrebalancées par les vertus toltèques du guerrier urbain.

Tout cela dut sans doute résonner aux oreilles des Franciscains comme des tropes de la vertu républicaine issus de l’Ancien Monde, ce profond sillon atavique qui court des prophètes bibliques jusqu’à Ibn Khaldoun, sans parler de leur propre éthique du renoncement. Les correspondances sont telles que l’on peut légitimement se demander si les citoyens de Tlaxcala se sont présentés aux Espagnols en des termes dont ils savaient qu’ils seraient instantanément reconnus et appréciés. À l’évidence, ils organisèrent de remarquables représentations théâtrales pour leurs nouveaux seigneurs, dont un spectacle sur le thème des croisades en 1539, La Conquête de Jérusalem, dont le point culminant fut un baptême en masse de (véritables) païens, accoutrés en Maures. Possiblement, les observateurs espagnols apprirent alors des Tlaxcalas ou des Aztèques ce que signifie avoir été un « bon sauvage [14] » — mais nous nous écartons du sujet.

Dans ce contexte de repositionnements réciproques, quelles conclusions pouvons-nous tirer sur la constitution politique de Tlaxcala au moment de la conquête ? S’agissait-il vraiment d’une démocratie urbaine opérationnelle ? Si oui, combien d’autres cités de ce type ont bien pu exister dans les Amériques précolombiennes ? Sommes-nous sinon face à un mirage ou à une conjuration stratégique de « communalisme idéal » offerte à un public réceptif de frères millénaristes ? Des éléments d’histoire et de mimèsis étaient-ils en même temps à l’œuvre ? Il y aurait toujours place pour le doute si ces faits n’étaient corroborés que par des sources écrites. Mais les archéologues confirment qu’au 14e siècle, l’organisation de la ville de Tlaxcala était complètement différente de celle de Tenochtitlán, par exemple. Il n’existe de fait aucune trace de palais ou de temple central, ni de vaste cour où se pratiquait le jeu de balle (haut lieu de rituel royal dans d’autres villes mésoaméricaines). Au contraire, les fouilles archéologiques mettent au jour un paysage urbain presque entièrement dédié à l’habitat des citoyens, avec des résidences bien aménagées, selon des normes uniformes de construction de qualité supérieure, et réparties autour d’une vingtaine de places de quartier, toutes surélevées sur de grandes terrasses en terre. Les plus grandes assemblées citoyennes étaient hébergées en dehors de la ville dans un complexe municipal appelé Tizatlán, pourvu d’espaces pour les rassemblements publics, auxquels on accédait par de larges portes.

Tlaxcala était-elle unique ? Cela semble peu probable. Les villes-états démocratiques émergent rarement seules. Les preuves archéologiques revêtent ici une importance particulière car elles nous donnent une idée de ce à quoi pourraient ressembler les vestiges d’une forme de gouvernement (polity) démocratique en Mésoamérique, même en l’absence de sources écrites. Une capitale royale est généralement plus simple à identifier. Les rois mésoaméricains, comme la plupart des rois, avaient tendance à s’offrir en spectacle ; on peut donc normalement s’attendre à ne pas seulement y trouver des palais et des temples pyramidaux, mais aussi des terrains de jeu de balle, des images guerrières et des scènes d’assujettissement, des stèles où figurent des souverains soumettant des captifs (souvent sacrifiés par la suite au cours de jeux), des rites calendaires à la gloire des ancêtres et des registres des actes royaux. Dans certaines villes anciennes de Mésoamérique, rien de tout cela n’apparaît, ou du moins n’apparaît plus depuis de nombreux siècles.

Teotihuacán est la plus ancienne et la plus grande de ces cités, qui connut son apogée entre 100 et 600 ans. Peuplée de plus de cent mille habitants à l’époque, elle fut la plus grande ville des Amériques, et sans doute, l’une des plus grandes au monde. Au cours de ses premiers siècles, la ville se développa comme on pouvait s’y attendre autour d’un centre royal florissant où se dressaient les deux grandes pyramides jumelles et le temple du serpent à plumes ; chaque grand projet de construction était sanctifié par des sacrifices humains, dont on retrouve les preuves dans leurs fondations. Puis, vers 300, un changement s’opéra. Le temple fut défiguré et incendié, les sacrifices humains prirent fin et de nouvelles constructions firent leur apparition : quelques centaines d’appartements spacieux en pierre — à mi-chemin entre logements sociaux et petits palais — tous disposés en îlots de forme carrée, construits selon un même schéma. À partir de ce moment-là, plus rien n’indique une autorité centrale ou des signes ostentatoires d’inégalité dans la ville.

Les ruines de Teotihuacán sont-elles le témoignage d’une révolution sociale précoce ? La ville fut-elle administrée démocratiquement dans sa phase tardive ? Nous ne pouvons le dire avec certitude, mais nous pouvons affirmer que le contexte pour de tels débats est en train de changer. Outre des exemples plus tardifs dans les Amériques, la recherche contemporaine en Eurasie commence à montrer que bien avant l’Athènes du Ve siècle, les villes égalitaires et les formes de gouvernement participatif étaient largement répandues, par exemple parmi les premières cultures urbaines de Mésopotamie, d’Ukraine et de la vallée de l’Indus ; et qu’il y eût aussi d’autres révolutions sociales, comme dans la ville chinoise de Taosi, vers 2000 avant J.-C. Là encore, les historiens de demain étudieront probablement la généalogie des États-nations modernes autrement que nous le faisons aujourd’hui. Il nous semble aussi qu’ils devront abandonner la vision d’un passé gravé dans les marbres du Parthénon et faire place à des histoires de démocratie entièrement nouvelles.

NOTES

[1Quoique « indigène » ait acquis en français une dimension politique qui correspond au propos de D. Graeber et D. Wengrow, « autochtone » reste le terme employé par les acteurs et actrices contemporain·es dans les arènes internationales. C’est donc ainsi que nous avons traduit les termes « native » et « indigenous » – NDT.

[2En anglais, « the Elgin Marbles  ». Lord Elgin, général et diplomate écossais, démonte en décembre 1801 le Parthénon puis vend ses marbres au British Museum en 1816, notamment la moitié de la grande frise qui décorait le temple. Si les premières demandes de restitution ont été faites par la Grèce au lendemain de son indépendance en 1832, le British Museum s’est toujours refusé à leur donner suite, affirmant que ces illustres antiquités faisaient partie d’un patrimoine commun à tous et que leur acquisition s’était faite en toute légalité. Depuis près de 200 ans, Athènes réclame la restitution de ces marbres, dans l’espoir de les voir prendre place au musée de l’Acropole - NDT.

[3Les Relations des Jésuites sont le recueil des correspondances entre les missionnaires de la Compagnie de Jésus envoyés en Nouvelle-France et leurs supérieurs religieux de Paris entre 1632 et 1672. Ces documents retracent méthodiquement l’histoire de la colonie depuis ses débuts et comptent parmi les plus importantes sources d’information sur les peuples et l’histoire de la Nouvelle-France – NDT.

[4Voir Philip A. Levy, « Exemplars of Taking Liberties : The Iroquois Influence Thesis and the Problem of Evidence », William & Mary Quarterly 53(3), 1996, pp. 587-604, in David Graeber, « La sagesse de Kandiaronk : la critique indigène, le mythe du progrès et la naissance de la Gauche », publié le 28 septembre 2019 sur le site journaldumauss.net : http://www.journaldumauss.net/?La-sagesse-de-Kandiaronk-la-critique-indigene-le-mythe-du-progres-et-la

[5Charles C. Mann, 1491 : Nouvelles Révélations sur les Amériques avant Christophe Colomb, traduction française de Marina Bosano, Albin Michel, 2007, pp 148-150.

[6Une « guerre fleurie » (expression traduite du nahuatl Xōchiyāōyōtl) est le nom donné aux batailles opposant les Aztèques (les Mexicas ou un de leurs alliés de la Triple Alliance) aux troupes de Tlaxcala ou d’une autre cité de la vallée voisine de Puebla. Il s’agissait d’un exercice très codifié et ritualisé dans lequel s’affrontaient deux camps, dans le but de procéder à la capture de prisonniers à sacrifier aux divinités – NDT.

[7Zempoala (ou Cempoala) était une ville mésoaméricaine très importante du royaume totonaque, située dans ce qui est aujourd’hui l’état mexicain de Veracruz.

[8Ni en français ! NDT – voir Francisco Cervantes de Salazar, Crónica de la Nueva España, Linkgua ediciones S.L, 2008, téléchargeable en ligne : https://es.b-ok.lat/book/1218190/e66b50 « (…) porque no me parecen a mí dioses, sino monstruos salidos de la espuma de la mar, hombres más necesitados que nosotros, pues vienen caballeros sobre ciervos grandes, como he sabido ; no hay quien los harte ; dondequiera que entran, hacen más estragon que cincuenta mil de nosotros ; piérdense por el oro, plata, piedras y perlas (…) ¿qué mayor mal podría venir a nuestra patria que recibir en ella por amigos a tales monstruos, para que quedemos obligados a sustentarlos a tanta costa de nuestras haciendas, que aun para hartar de maíz aquellos mochos venados que traen, no bastarán nuestros campos ? ; pues para ellos, ¿qué gallinas, qué conejos, qué liebres bastarán ? (...) No es, pues, razón que los que derramamos nuestra sangre por defender nuestra patria y vivir sin servidumbre, metamos en ella por nuestra voluntad quien nos haga tributarios. », pp. 240-241.

[9« comenzó entre ellos un murmurio, hablando los unos con los otros, iban creciendo las voces, declarando cada uno lo que sentía (…) », idem, p.242.

[10James Lockhart, Arthur J. O Anderson et Frances Berdan, The Tlaxcalan actas : a compendium of the records of the Cabildo of Tlaxcala, 1545-1627, University of Utah Press Salt Lake City, 1986 - NDT.

[11En nahuatl - NDT.

[12Le calpulli est l’unité de base à la fois territoriale et sociale des Nahuas. Ce terme signifie littéralement « grande maison » en nahuatl, et se réfère à une « maison communale », un « groupe de maisons », une commune. Il est souvent traduit par « quartier » (« barrio ») chez les chroniqueurs espagnols de l’époque de la conquête, et par « clan » chez les auteurs américains modernes – NDT.

[13Chichimèques était le nom que les Nahuas du Mexique utilisaient généralement pour désigner un ensemble de peuples semi-nomades qui habitaient le nord de l’actuel Mexique et le Sud-Ouest des États-Unis, et qui avait la même signification que le terme européen « barbares » - NDT.

[14En anglais, on parle du mythe du « noble sauvage » -NDT.