Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Olivier Fressard

Castoriadis : une pensée politique radicale pour notre temps ?

Texte publié le 3 janvier 2021

Olivier Fressard, conservateur des bibliothèques, a étudié la sociologie et la philosophie. Il a publié des articles dans diverses revues sur l’ontologie du social et sur la philosophie pratique.

Les jeunes lecteurs qui auront aujourd’hui la curiosité d’ouvrir les gros volumes des Ecrits politiques de Castoriadis, dont les éditions du Sandre viennent d’achever, magnifiquement, la publication et qui feront l’effort d’une lecture suivie, pourraient bien être déconcertés, voire rebutés. Les analyses de Castoriadis ne font-elles pas, en effet, référence à des réalités et des problématiques – l’URSS, le marxisme, le mouvement ouvrier – qui appartiennent désormais au passé ? La pensée politique d’ensemble que traduit, d’un côté, le portrait de nos sociétés dressé par Castoriadis en termes de bureaucratie et d’oligarchie libérale, de l’autre un projet d’autonomie sous forme de démocratie directe et d’autogestion, peut-elle encore être d’actualité ? Quelle résonance ces idées peuvent-elles avoir aujourd’hui ? Sont-elles en mesure de nous inspirer encore ou bien ont-t-elles tant vieilli que seuls les historiens sont encore susceptibles s’y intéresser ? L’interrogation est, sans conteste, légitime.A considérer l’état actuel du monde, il se pourrait bien que cette pensée radicale ait conservé sa capacité de nous interpeller et de nous aider à nous orienter. L’évolution de l’humanité depuis la disparition de Castoriadis il y a plus de vingt ans ne semble pas à même de conforter et légitimer les orientations fondamentales de nos sociétés. Indubitablement, et pour s’en tenir au plus flagrant, nos institutions et, en général, l’imaginaire social régnant ne sont guère à la hauteur de ce à quoi nous devons faire face de manière criante : les immenses dégradations écologiques dont les conséquences nous menacent aujourd’hui gravement. Après la chute du mur de Berlin en 1989 et l’effondrement du système soviétique, certains ont cru naïvement entrevoir la fin de l’histoire sous la forme de l’universalisation de la démocratie représentative et de l’économie capitaliste de marché. Or, aujourd’hui, où qu’on regarde, la situation est alarmante. Outre les désastres écologiques en cours, la situation géopolitique mondiale, avec le repli des Etats-Unis sur eux-mêmes, les ambitions de la Chine totalitaire, la tragédie d’un monde musulman à feu et à sang, mais aussi les crises financières, la montée des « populismes » et, aujourd’hui, la pandémie de coronavirus forment un horizon bien sombre. Le monde apparaît aujourd’hui particulièrement vulnérable et son avenir fort incertain. Et il est, pour le moins, peu évident que les pays occidentaux, îlot démesurément prospère, riche surtout des libertés conquises par les luttes passées, se montrent, dans cette situation, particulièrement avisés et exemplaires. Il paraît donc intéressant, à l’occasion de cette publication et au vu de l’état présent du monde, en particulier, des sociétés occidentales, de reconsidérer aujourd’hui les idées politiques de Castoriadis pour juger s’il peut encore être un penseur pour notre temps. Il convient, à cette fin, de rappeler ses principales thèses et d’examiner les critiques qui leur ont été adressées ainsi que les objections qu’il serait possible de leur faire considérant l’évolution de nos sociétés depuis une bonne vingtaine d’années. Dans cette perspective, on examinera successivement six thèmes au cœur des analyses sociales de Castoriadis : la société bureaucratique, la démocratie directe, l’autogestion, la privatisation des individus, le délabrement de la culture contemporaine et, enfin, la visée de maîtrise pseudo-rationnelle du réel.

Une société bureaucratiquement structurée

La société bureaucratique, c’est le thème fondateur du groupe Socialisme ou Barbarie (S. ou B.) et de la revue éponyme dans laquelle Castoriadis a fourbi les premières armes de sa critique des sociétés occidentales et de la Russie du 20e siècle. Selon lui, donc, nos sociétés doivent, avant tout, être caractérisées comme bureaucratiques, non comme capitalistes, industrielles ou encore libérales. Castoriadis se démarque ainsi, d’emblée, des analyses marxistes habituelles. La bureaucratie est, affirme-t-il, un trait majeur, partagé par les pays de l’Ouest et les pays de l’Est. La bureaucratie est, là, partielle et limitée, et elle est, ici - en URSS et dans les pays satellites - totale. Quel contenu recouvre donc précisément cette appellation ? Le concept de bureaucratie est-il sociologiquement et politiquement pertinent ? Ne résonne-t-il pas aujourd’hui comme un terme obsolète caractéristique d’une langue de bois gauchiste et désuète ?

La bureaucratie, faut-il le rappeler, est un thème classique de la sociologie. Pour Max Weber en particulier, l’Etat moderne fonde sa légitimité sur la rationalité d’une bureaucratie fonctionnelle et efficace, incarnée dans un corps de fonctionnaires politiquement neutres, sélectionnés pour leur compétence. Castoriadis juge, a contrario, que tout pouvoir bureaucratique exerce une domination arbitraire. Selon lui, la société bureaucratique moderne est une société dans laquelle le pouvoir est aux mains d’une nouvelle couche sociale, différente de la bourgeoisie de la première période de l’histoire des sociétés capitalistes. Le concept de bureaucratie met l’accent sur le fait qu’une catégorie sociale fonde son pouvoir, à la fois pouvoir de domination politique et d’exploitation économique, non pas sur la propriété des moyens de production, selon la thèse marxiste, mais sur le pouvoir, dissociable de la propriété, de concevoir et diriger les activités de production, de prendre les décisions et de faire les choix les concernant. Elle légitime son pouvoir par la prétention de savoir comment orienter et organiser les activités collectives, à commencer par la production. C’est donc, avant tout, une classe dirigeante, qui prétend être spécialisée dans les fonctions de gouvernement et d’administration, de direction et de gestion, et qui, ce faisant, exclut les travailleurs de leur capacité et, éventuellement, de leur propre prétention à prendre en mains leurs activités.

La bureaucratie, c’est donc, d’une manière générale, la classe dominante, celle qui décide des grandes orientations de la société, qui fait, du moins, les principaux choix décidant de son devenir. Le pouvoir de cette classe n’est certainement pas rationnel aux yeux de Castoriadis, pas plus qu’il n’incarne l’autorité d’une tradition ou repose sur le charisme d’un quelconque chef suprême, pour reprendre la typologie wébérienne. Le concept castoriadien de bureaucratie n’entre dans aucune de ces catégories. Il est pouvoir, dans son vocabulaire, d’un imaginaire social qui allie plusieurs significations, une idée particulière, mythique, de la rationalité, et la visée de la croissance sans fin de la production et de la maîtrise instrumentale du réel. La thèse de Castoriadis met donc en cause la conception wébérienne aussi bien que la conception marxiste. Elle diffère également de la critique courante de la bureaucratie, qui trouve sa forme savante, en sociologie, chez Michel Crozier [1] ou, plus récemment, chez l’anthropologue anarchiste David Graeber [2]. Pour ces auteurs, ainsi que pour le sens commun, la bureaucratie est le pouvoir d’une machine administrative hypertrophiée dont le formalisme est source d’une considérable lenteur et d’une insupportable inefficacité. C’est là une critique dans laquelle se retrouvent libéraux et anarchistes, pour lesquels la bureaucratie est un immense obstacle à la liberté d’initiative ou d’entreprendre et, plus généralement, à la vitalité et la créativité de la société. C’est un point de vue compatible avec celui de Castoriadis, mais celui-ci insiste moins sur la pesanteur dysfonctionnelle de la bureaucratie que sur son caractère politiquement hétéronome.

De manière plus précise, nos sociétés sont, selon Castoriadis, divisées de manière asymétrique entre, d’un côté, ceux qui gouvernent et dirigent, à tous les échelons, et ceux qui sont gouvernés et dirigés, dont on exige une obéissance passive. Telle est la coupure fondamentale de nos sociétés, non pas celle, secondaire, qui oppose les propriétaires des moyens de production à des travailleurs qui, ne possédant que leur force de travail, sont contraints de la vendre aux premiers. C’est probablement l’analyse critique de la Russie stalinienne qui a conduit Castoriadis à mettre ainsi l’accent sur le caractère crucial du phénomène bureaucratique. En effet, faute d’en avoir saisi l’enjeu, les bolchéviques ont porté la bureaucratie à son summum. Convaincus d’être les détenteurs d’un savoir scientifique de l’histoire, ils ont prétendu réaliser la révolution socialiste en confisquant le pouvoir à la société et en établissant, à la fin, un régime totalitaire. Très rapidement, les bolchéviques se sont, en effet, institués en une nouvelle couche dirigeante, celle d’un parti politique qui se confond avec l’Etat et qui entend décider dans le moindre détail de tout ce qui se passe dans la société, jusque dans l’intimité de la vie des gens.

Les autres thèses de Castoriadis découlent en grande partie de cette analyse. Ainsi, en va-t-il de cette deuxième idée fondamentale qui fait valoir que la domination bureaucratique, que ce soit au niveau de la société globale ou au niveau des entreprises et des administrations, est essentiellement contradictoire. Il n’est plus question, ici, de la contradiction que Marx pensait avoir identifié au plan des lois de l’économie capitaliste. En quoi consiste-t-elle alors ? D’un côté, analyse Castoriadis, le pouvoir bureaucratique dans les entreprises se propose d’organiser intégralement le travail en en fournissant des plans et des procédures extrêmement détaillés, qu’il a conçu de son côté et qu’il ordonne ensuite aux travailleurs d’appliquer à la lettre. Ce pouvoir tend donc à réifier, c’est-à-dire à transformer en choses les travailleurs, censés, selon cet idéal, mettre en œuvre strictement et passivement cette organisation de papier [3]. Mais, de l’autre côté, il ne peut, en réalité, se passer de l’activité des travailleurs, de leur capacité de se saisir activement des tâches à effectuer et, partant, de leur capacité d’initiative face à tous les problèmes imprévus qui toujours se présentent dans une réalité vivante. Par suite, les bureaucraties sont en permanence prises dans une sorte de double contrainte, d’une part faire respecter strictement les principes d’organisation et les procédures fixés par la hiérarchie et les bureaux, et, face aux impossibilités qui en résultent, solliciter l’initiative des travailleurs d’autre part. C’est ce que démontre, a contrario, la grève du zèle comme moyen de lutte des travailleurs. Cette contradiction est peu ou prou transposable aux institutions politiques, soit à la direction de la société globale. Ainsi, les gouvernants exigent, d’une part, des citoyens qu’ils obéissent strictement aux décisions prises et aux lois faites indépendamment d’eux et, d’autre part, face à l’apathie grandissante qui en résulte, ils cherchent à solliciter l’adhésion et la participation active des citoyens, sans laquelle les institutions se sclérosent. Si l’on accorde cette analyse, nous sommes aujourd’hui typiquement dans une phase où l’apathie citoyenne grandissante suscite suffisamment l’inquiétude des couches dirigeantes pour qu’elles fassent appel de nouveau, aussi timide cela soit-il, à la participation des citoyens.

Cette conception, Castoriadis l’a aussi largement forgée à l’examen des grèves et luttes sociales de son époque et, plus largement, de l’histoire du mouvement ouvrier. Il a également, pour ce faire, pris en compte les résultats des premiers grands travaux de terrain de sociologie du travail. Ces derniers avaient, en effet, mis en évidence que les entreprises n’arrivaient pas à fonctionner selon les procédures qu’elles fixaient, pour la raison que celles-ci se heurtaient, dans leur mise en œuvre, à de nombreux obstacles ou impossibilités non anticipés. Or, au lieu que le travail s’en trouve bloqué, révélait l’observation, se mettait en place une organisation informelle parallèle à l’organisation officielle du travail. Cette organisation spontanée était le fait des collectifs de travailleurs eux-mêmes, initiée indépendamment de toute hiérarchie et par laquelle, seule, les objectifs posés par les directions pouvaient être atteints. C’est donc en s’appuyant sur cette capacité empiriquement constatée d’auto-organisation des collectifs de travail que Castoriadis en est venu à poser la « nécessité d’organes autonomes de pouvoir des travailleurs » [4] comme base d’une société autonome. Il prétend, d’une manière générale, tirer les leçons de l’expérience du mouvement ouvrier [5].

Ces analyses du pouvoir et de l’organisation bureaucratiques de la société contiennent en puissance l’essentiel des propositions politiques de Castoriadis, qu’il rassemblera plus tard sous l’expression « projet d’autonomie ». La pensée n’est donc pas seulement critique, elle comprend aussi un considérable volet positif. Le modèle alternatif à la société bureaucratique, ce serait une société qui éliminerait cette division structurante entre gouvernants et gouvernés, entre dirigeants et dirigés. Une société autonome serait, par contraste, une société qui s’auto-organiserait, hors de toute division asymétrique et de toute hiérarchie. Elle le ferait à tous les niveaux, des cellules de base de l’activité sociale – une entreprise, une administration, un quartier d’habitation - à la société globale. Au plan politique, Castoriadis considère, logiquement, que les institutions de nos sociétés ne sont pas démocratiques, contrairement à ce qu’elles prétendent. Il s’inscrit là, pour partie, dans le sillage de Rousseau au plan des idées, mais aussi, dans une moindre mesure, des considérations de Tocqueville sur l’importance vitale du self-government local dans la jeune démocratie américaine. Il devait, plus tard, se pencher aussi, au cours d’une longue enquête, sur les germes grecs de la démocratie, qui aussi limités qu’ils furent au regard des exigences modernes en la matière, ont pourtant incarné, de manière très suggestive, une démocratie directe en acte [6]. Selon Castoriadis, l’idée de démocratie représentative est une contradiction dans les termes, comme elle l’avait été pour les Anciens Grecs, selon lesquels élection était synonyme d’aristocratie, la démocratie appelant, elle, le tirage au sort. Nos régimes sont, de son point de vue, des ’oligarchies libérales ». Par-là, il faut entendre, d’une part qu’une couche très minoritaire y détient le pouvoir effectif [7] et y prend l’essentiel des décisions concernant la collectivité, d’autre part que, malgré tout, les individus y disposent de libertés non négligeables, à la fois individuelles et collectives, qui sont le résultat des luttes passées. Par contraste avec ce régime, Castoriadis fait des propositions pour une démocratie radicale, où le gouvernement de la société serait assumé par tous à égalité, où les citoyens participeraient de manière substantielle à l’élaboration des lois et aux grandes décisions gouvernementales. En résumé, ce que Castoriadis nomme projet d’autonomie comprend un double volet, d’un côté la démocratie directe, c’est-à-dire l’autogouvernement, de l’autre l’autogestion généralisée de toutes les activités sociales, à commencer, bien entendu, par la production économique.

La démocratie directe face à ses contradicteurs

Il convient de s’attarder sur la question de la démocratie directe, si centrale dans la pensée politique de Castoriadis. Discuter du régime démocratique en général, c’est poser la question des meilleures institutions politiques concevables pour les sociétés issues des révolutions fondatrices de la modernité. Le plus souvent, la démocratie représentative en est considérée comme la meilleure incarnation possible. Rares sont donc ceux qui, aujourd’hui, la mettent sérieusement en cause. L’idée de démocratie directe continue pourtant de travailler nos sociétés qui, régulièrement, s’alarment de la fragilité des institutions existantes, de la faible participation électorale des citoyens et du peu de considération dont jouit le personnel politique dans l’opinion publique. De ce constat, on déduit la nécessité de compléter la démocratie représentative par certaines procédures de démocratie directe, qu’on préfère, en général, nommer participative. Les analyses en ce sens se multiplient, mais l’idée d’une éventuelle substitution de la démocratie directe à la démocratie représentative est tout à fait absente des débats, y compris chez des intellectuels aussi radicaux qu’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe [8]. Elle est aujourd’hui identifiée le plus souvent au ‘populisme’, à un rejet démagogique des nécessaires et saines médiations. Dans la pensée la plus contestatrice même de la société existante, l’idée s’impose que le mieux que les citoyens puissent faire pour satisfaire leurs aspirations est de réclamer de nouveaux droits à l’Etat, si nécessaire par la désobéissance civile [9]. Castoriadis, qui prend position sans réserve en faveur de la démocratie directe, fait donc figure d’exception. Selon lui, la démocratie représentative n’est qu’une prétendue démocratie. La véritable démocratie ne peut être, martèle-t-il sans cesse, que directe. Ainsi seulement, en effet, le projet d’autonomie, celui d’une collectivité vivant selon les lois qu’elle s’est librement données, pourrait-il se réaliser [10].

Pour Castoriadis, l’autonomie est, on l’a vu, inséparablement individuelle et collective. Par conséquent, une société ne saurait être autonome si ses membres individuels ne le sont pas également et, réciproquement, les individus ne peuvent pas être autonomes si la société, en tant que totalité, n’est pas autonome. A quoi, il convient encore d’ajouter qu’un individu ne saurait être autonome seul, isolément des autres : il ne peut l’être que si son prochain l’est également. Il en résulte que tout membre de la société doit pouvoir participer librement, chacun à égalité avec chacun des autres, à son pouvoir d’autodétermination, c’est-à-dire à l’élaboration des lois et aux décisions gouvernementales. Si les conditions d’une telle participation ne sont pas réunies, d’une part les individus ne sont au mieux libres que dans les conditions générales fixées indépendamment de lui, d’autre part le pouvoir d’orientation de la société est inégalement réparti entre ses membres. Cette exigence d’autonomie ne comporte pas pour autant la promesse d’une unanimité démocratique par quoi les préférences de tout un chacun viendraient nécessairement coïncider avec les choix de la collectivité. Ce qui satisfait à l’autonomie individuelle en régime démocratique, c’est que chacun puisse, s’il le souhaite, y exposer publiquement ses propositions et les soumettre ensuite à la discussion et au vote. Mais, l’opportunité dont chacun dispose de persuader les autres au cours d’un débat public fait place, à la fin, à la règle de la majorité.

En prenant parti pour la démocratie directe, Castoriadis ne fait pas valoir sa préférence dans une discussion portant sur la meilleure forme de démocratie. C’est, en effet, l’idée même de démocratie représentative qu’il met en cause, qui, selon lui, usurpe le mot de démocratie. Comment alors qualifier nos régimes ? Ce sont, dit-il, des oligarchies libérales. Ce vocabulaire est devenu, aujourd’hui, caractéristique du discours dit populiste. C’est qu’on se heurte ici à un problème que Castoriadis a lui-même régulièrement pointé, l’usure considérable de certains termes tant ils sont maltraités. En l’occurrence l’oligarchie, qui signifie étymologiquement le pouvoir du petit nombre, appartient aux typologies classiques des régimes politiques héritées de la Grèce ancienne. Pourtant, dès le début du XXe siècle, les sociologues Roberto Michels, Gaetano Mosca, Vilfredo Pareto et Joseph Schumpeter considéraient que nos prétendus régimes démocratiques étaient, en réalité, de nature oligarchique. Certes, ils en tiraient des conséquences contraires à celles de Castoriadis, défendant « une interprétation fonctionnelle de la démocratie […] comme méthode de sélection des élites » [11]. Plus récemment, on trouve, sous la plume de Raymond Aron l’affirmation suivante : « On ne peut concevoir de régime qui, en un sens, ne soit oligarchique. L’essence même de la politique est que les décisions soient prises pour, non pas par, la collectivité. » [12]. Bernard Manin défend également une position semblable dans son livre de référence, Principes du gouvernement représentatif. Faisant valoir que le régime représentatif n’a pas été, à l’origine, conçu pour faire en sorte que la volonté populaire s’exprime, c’est seulement un mixte d’aristocratie et démocratie qui, selon cet auteur, caractérise en réalité nos régimes [13].

Voilà pour les principes. Quelles sont donc, lorsqu’elles sont explicitement formulées, les objections opposées à l’idée d’une démocratie directe ? On peut en repérer quatre au moins. Premièrement, fait-on valoir, ce qui était possible dans les petites cités de la Grèce antique ou les républiques italiennes de la Renaissance est techniquement impossible dans des sociétés modernes qui rassemblent des dizaines de millions de citoyens. Deuxièmement, si la démocratie directe correspond bien à notre idéal normatif, les hommes réels ne sauraient être à la hauteur d’un tel régime. C’est un argument moral dont Rousseau a offert une célèbre formulation : il faudrait un peuple de dieux pour mettre en œuvre les principes juridiques du contrat social idéal [14]. Dans un vocabulaire courant, on dirait que les hommes sont, en général, ou trop ignorants ou trop passionnés ou encore trop sujets aux croyances irrationnelles pour pouvoir se gouverner par eux-mêmes. Il leur faut donc être guidés par les plus compétents et les plus sages d’entre eux. Troisièmement, la démocratie moderne s’est, dans sa signification, éloignée de son sens étymologique : elle n’est plus tant un problème de souveraineté du peuple que de mécanique du pouvoir. Dans cette perspective, il s’agit, avant tout, de concevoir un dispositif de division du pouvoir et de séparation de ses différentes branches de telle sorte qu’elles s’équilibrent en exerçant un contrôle les unes sur les autres. C’est l’héritage, presque universellement admis dans les pays occidentaux, de Montesquieu [15]. La souveraineté du peuple est, de ce point de vue, perçue comme une redoutable puissance, capable d’écraser certaines parties constitutives de la société, les minorités et, bien entendu, les individus, qui ne sont rien face à un tel pouvoir lorsqu’il se déchaîne. Il s’agit donc, avant tout, de le contenir, de trouver les moyens de le limiter pour s’en protéger. La très influente conception de la liberté négative d’Isaiah Berlin, qui doit beaucoup de sa crédibilité à l’expérience des régimes totalitaires, est caractéristique de cette manière d’appréhender les choses [16].

La quatrième objection appelle un plus long développement, à la fois pour la raison qu’elle est plus délicate à exposer et parce qu’elle est défendue par des auteurs en proximité conflictuelle avec Castoriadis, Claude Lefort, devenu son frère ennemi, puis par celui qui fut d’abord l’élève de celui-ci, Marcel Gauchet [17]. Ni l’un ni l’autre ne s’attardent à examiner la démocratie directe pour elle-même, mais leur objection à cette dernière découle directement de leur conception de la démocratie. De leur point de vue, l’idée même de démocratie directe ignorerait une dimension essentielle de l’institution de toute société et de son pouvoir sur elle-même, sa dimension symbolique. Toute société humaine, Lefort pense-t-il avoir découvert à travers sa lecture de Machiavel, s’institue originairement dans et par la division [18]. C’en est un principe constitutif. De ce point de vue, une société d’égaux, en particulier, une société où tous participeraient également au pouvoir politique, est un fantasme qui déroge à cette loi d’airain du social. Que dire alors des sociétés primitives décrites, par exemple, par Pierre Clastres comme sociétés égalitaires sans Etat ? Lefort s’en explique en faisant valoir que ce n’est pas la présence ou l’absence de division empirique qui doit être prise en compte, mais la division au plan symbolique. Or, de ce point de vue, les sociétés primitives ne seraient pas moins divisées que les autres sociétés humaines puisque, pour elles, la source du pouvoir et la loi sont hétéronomes, attribuées à une source extra-sociale, en particulier aux ancêtres mythiques [19]. Mais, c’est donner un sens excessivement large au concept de division sociale, qui rompt avec la tradition sociologique et devient par trop polysémique. Il en vient alors à désigner le fait, somme toute banal, qu’il n’y a pas d’unité possible d’une société au sens atomiste du terme de ce qui n’est pas divisible. Or, un collectif étant par nature une pluralité, il est d’emblée impossible que son unité soit celle d’une entité coïncidant immédiatement avec elle-même, sauf dans un pur fantasme.

Quoi qu’il en soit, l’idée d’une démocratie directe ferait donc fi de la constitution symbolique de toute société. Comment faut-il le comprendre ? En premier lieu, une société, démocratique du moins, ne saurait s’instituer sans poser un pouvoir séparé à distance d’elle-même. Il faut, dans cette perspective, qu’il y ait une différenciation du politique au sein de la société, que le pouvoir y devienne une instance relativement autonome. Dans les conditions des sociétés modernes, il faut donc qu’il y ait un Etat distinct du reste de la société en tant qu’institution à laquelle cette dernière peut s’adresser et qui soit capable d’avoir prise sur elle. Or, la démocratie directe promet, elle, une société qui exercerait directement, en tant que telle, le pouvoir sur elle-même. La société y serait immédiatement le pouvoir politique. Ensuite, l’idée de démocratie directe est inséparable de la représentation d’une société d’égaux. Or, du point de vue de Lefort, une société ne peut s’instituer que dans et par la division sociale entre plusieurs classes antagonistes. Les deux arguments sont liés, car un pouvoir séparé est, précisément, nécessaire à l’arbitrage des conflits entre les classes sociales, ce qui est, tout de même, une conception assez traditionnelle de la fonction de l’Etat. L’argument opposé à la démocratie directe n’est pas, ici, celui de la nécessité d’une médiation entre la souveraineté de principe du peuple et ceux qui lui donnent forme et sens, puis l’exercent en son nom, mais celui d’une division sociale originaire qui appelle une structuration sociale triadique : deux classes en lutte et un pouvoir auquel elles peuvent s’adresser.

Il faut alors demander à quoi l’idée de démocratie directe tient son pouvoir de séduction, puisqu’elle insiste et que, régulièrement, elle se présente à nouveau comme une réponse possible aux insuffisances de la démocratie existante. La théorie de Lefort semble, sur ce point, directement inspirée de Lacan [20]. Elle soutient, au fond, que l’idée de démocratie directe est une manifestation de l’imaginaire, une représentation fantasmatique dont l’esprit est captif. Ce fantasme est, selon les termes de Lefort, celui d’un « peuple Un », par quoi il faut comprendre un peuple unanime politiquement. C’est, en d’autres termes, l’image d’une société qui coïncide avec elle-même, qui est, par institution, réconciliée avec elle-même. Transparente à soi, elle a donc expurgé d’elle-même toute pluralité et toute conflictualité. La division sociale et l’institution d’un pouvoir séparé à distance de la société relèvent, en revanche, du symbolique, c’est-à-dire d’une forme structurante au plan de l’esprit. Enfin, le réel, en matière de société, est, d’une part, ce qui échappe au savoir positif des sciences sociales, pour la raison que celles-ci manquent ce que l’effectivité sociale doit aux principes symboliques de sa genèse. Pourtant, l’idée qu’une société est inséparable de la représentation d’elle-même relativement à laquelle elle s’auto-institue ne suffit pas encore à établir la thèse d’une institution symbolique. Ce qui compte, en effet, n’est pas, ici, la signification du symbolisme, ce qui ouvrirait la voie à une multiplicité indéterminée de symbolismes instituants, mais sa fonction formelle structurante, celle d’une double division sociale et politique des collectifs humains. D’où, aussi, l’aspect structuraliste de cette conception de la fonction symbolique.

Que se passe-t-il, selon cette vue, lorsque l’imaginaire prend le dessus sur le symbolique ? Les effets en sont, selon Lefort, tout à fait délétères. C’est le moment où, par exemple, la Révolution française verse dans la terreur, où les régimes démocratiques laissent place au totalitarisme. Tout l’effort de Lefort va à l’élucidation de cette métamorphose monstrueuse. Mais alors le concept de symbolique mobilisé par Lefort est grevé d’une ambivalence problématique. En effet, si le symbolique peut être transgressé, aussi terribles en soient les effets, c’est qu’il n’est pas aussi constitutif qu’il a été soutenu au départ. Si l’imaginaire peut prévaloir sur le symbolique, au détriment de ceux-là mêmes qu’il mobilise, c’est que ce dernier n’est pas alors strictement un concept descriptif – il ne nous parle pas seulement de ce qui est -, mais aussi bien un concept normatif – il nous parle de ce qui doit être. Faute de l’expliciter, l’usage de ce concept, polysémique, devient incertain et la théorie de la constitution symbolique de la société pâtît d’osciller sans cesse entre un niveau ontologique et un niveau normatif [21].

Quelles sont, maintenant, les réponses de Castoriadis à ces différentes objections à la démocratie directe ? A la première objection, il oppose ses propositions concrètes, en particulier dans Le contenu du socialisme, pour organiser, sur une base conseilliste, une démocratie directe à l’échelle de nos sociétés modernes [22]. A la deuxième, il oppose, dans un esprit aristotélicien, que les questions les plus authentiquement politiques relèvent de l’opinion, non du savoir et de la compétence spécialisée de quelques-uns, et que la sagesse ou la prudence d’un petit nombre n’est précisément pas à la hauteur des défis auxquels ont à faire face les collectifs humains. Ce qui est requis, fait-il valoir, est que, investissant avec passion les affaires publiques et le bien commun, tous soient sages ou prudents [23]. Concernant la troisième objection, Castoriadis dirait que la démocratie directe n’est aucunement incompatible avec la division des pouvoirs, en faveur de laquelle il se prononce au demeurant. Dans la société autonome telle qu’il la conçoit, il prévoit, en effet, de séparer les pouvoirs législatif, judiciaire et gouvernemental (le prétendu pouvoir exécutif de nos régimes est aussi, en réalité, un pouvoir gouvernemental et, même, pourrait-on ajouter, pour partie un pouvoir législatif) [24]. Là où nos institutions se préoccupent moins de qui détient et exerce le pouvoir que du mécanisme d’équilibre entre une pluralité de pouvoirs, dont les détenteurs peuvent être simplement nommés, Castoriadis insiste pour que tous les pouvoirs soient le fait d’assemblées ou de juridictions populaires. On le voit, la démocratie directe n’est pas, pour lui, le pouvoir exercé par un peuple décidant de tout en assemblée plénière. En revanche, les différents organes de pouvoir sont toujours des émanations du peuple, jamais un « corps intermédiaire » ou un comité d’experts. Enfin, à la quatrième objection [25], Castoriadis répond qu’une société d’égaux exerçant directement le pouvoir (dans le cadre d’assemblées de base où chacun pèse autant qu’un autre et, au fur et à mesure que s’élargit le cercle de la coopération, dans le cadre d’assemblées de délégués sans mandat impératif, mais révocables à tout instant par les assemblées de l’échelon inférieur [26]) ne comprend pas, en son concept, l’exigence d’unanimité, pas plus que l’absence de conflit. Elle n’abolit pas plus la distinction entre société instituée et société instituante, condition de la réflexivité sociale, puisque, selon Castoriadis, une dynamique instituante n’a lieu qu’en mettant en cause la société instituée, en mettant, donc, celle-ci à distance de telle sorte qu’elle puisse être considérée de manière critique [27]. Ni la conflictualité, ni la dualité de l’institué et de l’instituant n’exigent, selon lui, une inégalité structurale ou symbolique. Il n’existe pas, de son point de vue, de nécessité que les divisions constitutives d’une société soient, dans son vocabulaire, asymétriques. Il n’existe pas de « fonction symbolique » au sens d’une condition de possibilité de l’institution même du social. Partout où existent des inégalités constitutives, elles sont le signe d’une domination des uns sur les autres. En revanche, le modèle conseilliste par lequel Castoriadis propose de mettre en œuvre la démocratie directe [28] ne prend pas en compte l’exigence de publicité. Ce qui paraît juste chez Lefort, mais est obscurci par sa conception de « la primauté de l’ordre symbolique », est la nécessité que les croyances, les valeurs et les visées de la société lui soient visibles, que ce qui la fait tenir ensemble, ce qui unit tous ses membres, soit représenté quelque part par quelqu’un. Il faut, donc, en effet, que ce principe d’unité soit incarné publiquement pour tous.

Il semble donc qu’aucune de ces quatre principales objections à la démocratie directe telle que la conçoit Castoriadis ne soit irréfragable. Peut-être, faut-il toutefois, considérer encore une autre objection, qui n’est pas de l’ordre du faisable, mais des valeurs et des choix qu’elles expriment. On la trouve, en particulier, chez Benjamin Constant qui, dans son célèbre discours « De la liberté des Modernes comparée à celle des Anciens » [29], met en avant une différence dans les préférences des uns et des autres. Ce serait un choix culturel, en quelque sorte, que les Modernes auraient fait en se consacrant principalement à leurs affaires personnelles et en s’en remettant, pour la gestion des affaires publiques, à des représentants, déléguant donc les questions politiques à des gouvernants professionnels [30]. Les Modernes ne revendiqueraient plus de participer directement aux affaires publiques, parce qu’ils placeraient plus haut d’autres aspects de leur existence, en l’occurrence dans les sphères privée et sociale, soit la vie familiale et les activités économiques (affaires, travail, consommation). C’est un fait souligné plus récemment par le politiste Walter Lippmann. Il est vain, selon lui, de chercher sans fin à solliciter la participation politique des citoyens ordinaires alors que les questions publiques sont toujours plus nombreuses et complexes. Se faire une opinion en connaissance de cause les concernant implique d’y consacrer un temps dont l’individu contemporain ne dispose pas nécessairement. Il y faut également une appétence pour certains efforts intellectuels que celui-ci ne serait pas, le plus souvent, disposé à fournir [31]. En fin de compte, ce ne serait donc pas tant une question de compétence que d’arbitrage entre les différentes activités auxquelles l’individu moderne est appelé à consacrer son temps. Castoriadis serait outré par de telles considérations, car elles heurteraient, au fond, son idée d’une vie humaine dotée de sens et de valeur. Elles reviendraient, dans sa perspective, à prétendre que les Modernes ne se préoccupent plus d’être véritablement libres sous le prétexte qu’ils auraient mieux à faire. Ce que décrivent Constant et Lippmann, c’est la forme de vie politique correspondant à un type anthropologique, c’est-à-dire au type d’individu social caractéristique des sociétés de leur temps. C’est que la démocratie n’est pas, selon Castoriadis, une question de procédure, mais de régime. Elle dépend d’une forme d’institution globale de la société qui donne simultanément des institutions et le type humain correspondant, des institutions et des mœurs. D’où l’importance considérable attribuée à l’éducation au sens le plus large du terme, en tant qu’elle intègre la socialisation et la scolarisation, soit l’éducation explicite. Castoriadis pointe à juste titre, qu’à l’exception des philosophes contemporains de la politique, tous les grands philosophes ont conçu la politique inséparablement de l’éducation et des mœurs. Reste toutefois la question de l’émergence d’un mouvement instituant d’ensemble portant sur la société en sa globalité. Les propositions pour une démocratie radicale de Castoriadis se heurtent à l’apathie durable des citoyens. Les conditions de l’autonomie individuelle et collective ayant été pleinement élucidées, il n’y a plus, apparemment, qu’à déplorer l’éclipse présente de la motivation pour l’autonomie [32]. Le philosophe s’en trouve réduit au silence, puisqu’il ne lui reste plus qu’à attendre que l’homme contemporain sorte de son « grand sommeil » et retrouve le désir d’une authentique liberté. Castoriadis élucide cette puissante apathie par une considération psychologique : elle serait due à « une fragilité psychologique de l’individu contemporain » [33] s’enracinant dans une difficulté foncière à faire face à la condition humaine sans la religion. Car, sans la tutelle hétéronome de cette dernière, il faut à l’homme affronter sa mortalité et regarder en face l’abîme sur lequel il vit. C’est ce qu’exigerait, en dernière instance, le projet d’autonomie.

L’exigence autogestionnaire

Le thème autogestionnaire ne pose pas de problèmes très différents de ceux de la démocratie directe. L’autogestion, c’est avant tout, dans la perspective de Castoriadis, l’organisation et la gestion des activités de production des biens ou des services par les collectifs de travailleurs eux-mêmes, là où partout prévaut aujourd’hui l’organisation bureaucratique. Ce principe autogestionnaire peut être étendu à toutes les cellules concrètes de la vie sociale, en particulier aux quartiers d’habitation. Ainsi, l’autogestion réalise l’autogouvernement décentralisé des activités de la société civile. On dirait, dans le vocabulaire contemporain, qu’elle vise à faire entrer la démocratie dans les entreprises et les administrations, dont le mode de fonctionnement reste aujourd’hui essentiellement hiérarchique et bureaucratique [34]. Sur ce plan, les analyses de Castoriadis conservent une singulière actualité. L’atteste en particulier le besoin qu’éprouvent régulièrement les dirigeants des entreprises et des administrations d’introduire de nouvelles méthodes de management pour solliciter l’adhésion et l’implication des travailleurs et employés, des cercles de qualité aux pseudo-méthodes qui, toutes, prétendent faire appel à l’autonomie et la créativité des agents. Ceci correspond précisément à ce que Castoriadis pointait, dès les premiers textes de S. ou B., comme la contradiction centrale du capitalisme. Il s’appuyait, au demeurant, sur les travaux de sociologie du travail de l’entre-deux-guerres qui avaient mis au jour ce fait majeur : les entreprises n’arrivaient pas à fonctionner selon les plans fixés par ses dirigeants, mais moyennant l’indispensable organisation informelle des travailleurs à l’échelle d’un atelier ou d’un service. Castoriadis voyait là la véritable contradiction du capitalisme, qui ne tenait nullement, selon lui, à une implacable loi. Elle peut s’énoncer comme suit. La visée inhérente à l’organisation bureaucratique du capitalisme est de réifier le travail, c’est-à-dire de le soumettre entièrement à une conception préalable en réglant tous les détails. C’est ce que l’Organisation scientifique du travail selon F.W. Taylor puis H. Ford a illustré de façon caricaturale. Or, par nature, le travail est une activité vivante qui ne se laisse pas ainsi mécaniser. De ce fait, l’organisation bureaucratique du travail échoue et doit, à contre-cœur, faire appel, à des degrés divers, à l’initiative des travailleurs pour réaliser ses objectifs de production Ainsi, un mouvement continu de balancier se produit au sein des entreprises et administrations entre tentatives de réifier le travail en processus quasi automatiques et efforts pour en contrer les effets négatifs en faisant appel à l’implication autonome des travailleurs. Ce thème n’a cessé d’être repris depuis les années 1950 dans les travaux de sociologie et de psychosociologie du travail, dans la dernière période pour constater et analyser les dégâts produits par les nouvelles méthodes de management [35].

Privatisation et individualisme

Castoriadis avait fixé ses principales conceptions en matière sociale et politique au cours des années 1950 et 1960. A partir des années 1980, il formule un nouveau diagnostic, qui ne remet pas tant en cause le précédent qu’il ne prend en compte les évolutions de la société après l’essoufflement des mouvements des années 1960 et le reflux prolongé du mouvement ouvrier. Dans la perspective du projet d’autonomie qui reste la sienne, Castoriadis juge que l’évolution des sociétés occidentales est marquée négativement par une tendance sans précédent à la privatisation. Les individus, analyse-t-il, sont devenus profondément apathiques et dépolitisés. Ils se sont repliés presque entièrement sur leur sphère privée, affairés dans la consommation ou cultivant leurs hobbies. Cette privatisation manifeste, selon lui, « une éclipse » de la visée d’autonomie.

Cette analyse contraste fortement avec le thème aujourd’hui prépondérant de l’individualisme, auquel Castoriadis oppose explicitement celui la privatisation. Pour la majeure partie des analystes, de Norbert Elias à Louis Dumont, de Marcel Gauchet à Gilles Lipovetsky ou François de Singly, la société contemporaine est « la société des individus ». L’individualisme est d’abord identifié à un phénomène sociologique consubstantiel à la modernité et il n’est que secondairement une question éthique. Selon cette conception, les sociétés modernes sont venues à l’existence en promouvant l’individu comme valeur. Elles ont mis l’accent sur les droits de la subjectivité, selon l’expression de Hegel, et ont inversé l’ordre de préséance des sociétés traditionnelles : désormais, la société doit se mettre au service des droits de l’individu, que sont les droits de l’homme, et de son bonheur, là où, auparavant, il était subordonné aux finalités du groupe, de la totalité sociale. Le Je l’emporte désormais sur le Nous.

Mais ce que Castoriadis appréhende négativement comme privatisation n’est-il pas, en réalité, l’effet de l’individualisme, c’est-à-dire du réordonnancement de la société en fonction de l’individu comme valeur ? Ce soupçon a son origine, dans l’histoire des idées, chez Benjamin Constant, régulièrement commenté par Castoriadis. Selon Constant, on l’a vu, les Modernes ne tiennent plus à la liberté de participation aux affaires politiques mise en avant par les Anciens. Ils aspirent, au contraire, à se consacrer à leurs affaires personnelles et à jouir de leurs biens dans la sphère privée. Par suite, ils ne demandent plus au gouvernement que d’assurer les conditions extérieures de cette jouissance et, pour le reste, de gouverner le moins possible. Indubitablement, Castoriadis est, lui, partisan de la liberté des Anciens, comme le sont, d’ailleurs, les auteurs du courant néo-républicain (John Pocock, Quentin Skinner ou encore Hannah Arendt, qui peut leur être associée) [36] et aux antipodes, sur ce sujet, des conceptions du libéralisme politique. Son argumentation à ce propos est double. En premier lieu, Castoriadis est, sans conteste possible, un moderne : son projet d’autonomie est, indissociablement, projet d’autonomie individuelle et d’autonomie collective. Pas de holisme normatif chez lui : il ne saurait accepter une subordination de l’individu à la collectivité. En deuxième lieu, fait-il valoir, l’individu qui imagine qu’il peut être libre dans la seule sphère privée, étendue si l’on veut à la sphère sociale ou à la société civile, s’illusionne. La liberté négative selon Isaiah Berlin, qui protège l’individu à l’égard des intrusions de l’Etat, n’est qu’une liberté partielle. Ce qu’un individu peut faire dans les sphères privée et sociale dépend éminemment de l’institution globale de la société et, partant, des lois et des décisions gouvernementales, donc de la politique. Si, par conséquent, il ne participe pas librement et à égalité avec les autres à la formation des lois, sa liberté s’en trouve singulièrement limitée puisqu’il ne prend pas part à la détermination du cadre dans les limites duquel il peut agir. Pour cette raison, Castoriadis fait valoir, qu’en un sens, il est plus individualiste [37] que les promoteurs contemporains des droits et libertés de l’individu. Dans une société autonome selon ses vœux, l’individu serait, en effet, encore plus individualisé, puisque, invité à exposer et défendre ses vues personnelles dans les assemblées de démocratie directe, il contribuerait à déterminer le cadre le plus général dont dépend son existence. Mais il serait aussi, de cette façon, moins disposé au conformisme [38], puisqu’il devrait plus que jamais à lui-même son penser et son faire. L’individu comme citoyen actif d’une démocratie directe serait, dans cette perspective, non pas plus contraint, mais plus libre au sens d’autonome. En résumé, Castoriadis distingue privatisation et individualisme. Pour lui, non seulement un individu individualisé n’est pas nécessairement un individu privatisé, mais celui-ci n’est encore qu’insuffisamment individualisé si l’on veut bien entendre par là autonome [39].

Le délabrement de la culture contemporaine

La culture n’est pas, chez Castoriadis, une question subsidiaire, même s’il ne lui consacre que de brèves analyses, fort suggestives toutefois. Car, avec elle, c’est la question du contenu substantiel de la société qui se trouve posée, si l’on prend en compte le sens qu’il donne au terme, intermédiaire, dit-il, entre les beaux-arts et l’acception extensive qu’en donne l’anthropologie culturelle de langue anglaise, soit l’ensemble des valeurs échappant à la dimension fonctionnelle et instrumentale de la vie sociale [40]. Certes, bureaucratie et autonomie ne sont pas des formes pures d’institution de la société, elles ont aussi des implications substantielles et ne sont donc pas susceptibles d’accueillir n’importe quels contenus culturels. La distinction est, néanmoins, utile pour les besoins de l’analyse.

Pour commencer, Castoriadis porte un jugement particulièrement négatif sur la culture contemporaine, qui est, écrit-il, « en première approximation, nulle ». Pouvons-nous imaginer, demande-t-il, que les artistes contemporains les plus réputés répondraient positivement si on leur demandait s’ils « se considèrent sincèrement sur la même ligne de crête » que les plus grands écrivains, musiciens et peintres du passé ? Castoriadis donne à son jugement un caractère dramatique : c’est, selon lui, « la culture occidentale qui est en train de mourir aujourd’hui », nous assistons à sa « décomposition », voire sa « destruction » [41]. Il ne s’agit certes pas de se laisser impressionner par ce jugement tranchant, dont on pourrait penser qu’il procède, étrangement, de l’habitus de classe aristocratisant d’un révolutionnaire, mais d’examiner les arguments qu’il mobilise pour le défendre. L’appréciation que fait ainsi Castoriadis de la culture contemporaine n’est pas séparable de ses autres analyses de la société. Il ne se préoccupe pas de proposer une philosophie de l’art, mais considère comment la crise des sociétés occidentales, en panne d’autonomie, se traduit au plan de la culture. Le jugement sur la culture contemporaine n’est, donc, qu’un aspect de son diagnostic d’ensemble. Les réalisations culturelles de nos sociétés sont, de ce point de vue, révélatrices d’un état global. L’art y est en crise profonde. Comment pourrait-il donc en aller autrement dans une société plongée dans une crise générale dont elle n’arrive pas à s’extraire ?

Précisons ici qu’il s’agit, à ses yeux, d’une crise spécifiquement contemporaine, non d’une crise de la modernité en tant que telle. Selon le résumé historique qu’en donne Castoriadis, la bourgeoisie, classe dominante des Temps modernes, a été pendant plusieurs siècles particulièrement productive et créatrice dans tous les domaines, en matière de culture y compris. Pourtant, à partir d’un moment, que Castoriadis situe dans l’entre-deux-guerres, cette créativité aurait commencé de se tarir. Elle n’aurait, selon lui, plus rien produit de significatif depuis, ni dans les arts ni même dans les sciences, de telle sorte que c’est à un épuisement de la culture occidentale que nous assisterions désormais. Nos sociétés, soutient-il, ne vivent plus que sur leurs acquis et c’est pourquoi elles s’adonnent à un véritable culte du patrimoine –que Castoriadis juge, au demeurant, raisonnable tant qu’aucune œuvre authentiquement nouvelle ne vient pour l’instant prendre la suite des précédentes. L’état de la culture des sociétés occidentales en voie reste, toutefois, largement préférable à ce qu’il en est dans la Russie poststalinienne, animée, selon lui, par « la haine du beau ». Quoi qu’on pense de ce dernier jugement, il est tout à fait caractéristique de Castoriadis qu’il éprouve le besoin, dans un ouvrage consacré à une Russie engagée, avec un certain succès, dans la course aux armements avec les Etats-Unis, d’aborder la question de l’art et de la beauté [42].

A suivre Castoriadis, nos sociétés n’ont pas été toujours conformistes puisqu’elles ont exercé une critique radicale à l’égard de la culture héritée, comme elles l’ont fait pour d’autres de leurs institutions centrales, telles la religion et la famille. En revanche, elles n’ont pas su remplacer ce qu’elles avaient ainsi désinstitué par de nouvelles créations ou institutions. De la destruction créatrice, selon l’expression de Schumpeter, elles n’auraient réalisé que le moment destructeur. En termes hégéliens, au travail de la négativité n’aurait pas succédé celui de la positivité. Quoi qu’il en soit, Castoriadis ne voit aucune fatalité dans cette évolution, à la différence de nombreux auteurs. On ne trouvera pas plus de conception cyclique de l’histoire chez lui qu’aucune autre philosophie de l’histoire. Un regard nostalgique sur une prétendue décadence serait tout à fait étranger à ses vues. Toute situation social-historique reste, pour lui, à des degrés divers certes, candidate à un possible mouvement instituant. Reste qu’il n’aperçoit pas, pour l’instant, dit-il, de signes d’une nouvelle dynamique créatrice.

Toujours est-il que, dans nos sociétés, une production culturelle a, selon Castoriadis, remplacé l’authentique création culturelle. La culture y a ainsi pris une forme industrielle, selon un thème déjà mis en avant par l’Ecole de Francfort [43]. Cette industrie produit des biens de divertissement qui se consomment comme ceux de toute industrie. Son esprit est, en outre, susceptible de contaminer les œuvres authentiques, comme il le fait valoir, s’interrogeant sur ce que les contemporains font, non certes de leurs propres produits culturels, mais des œuvres d’art du passé qu’ils ont le plus grand souci de conserver [44]. C’est qu’on considérait, en principe, que la fréquentation des œuvres d’art était susceptible de nous changer, à condition du moins de savoir se laisser affecter et travailler par elles. Castoriadis, on le voit, prend l’art très au sérieux et ne le considère pas d’un point de vue esthétique étroit. Seul l’art vivant l’intéresse, un art qui s’inscrit activement dans la société et contribue ainsi à sa dynamique. Il insiste, en particulier, sur la fonction politique de l’art, sans être pour autant partisan d’un art, tel le réalisme socialiste, assujetti au pouvoir politique. Ainsi, la tragédie athénienne, que Castoriadis admire particulièrement, était un événement public, doté d’une forme cérémonielle, quasi rituelle, que les festivals de nos sociétés ne rappellent que lointainement. Elle jouait, dans la cité, un rôle politique, qu’Arendt avait déjà pointé [45]. Castoriadis reconnaît certes la valeur du roman moderne, genre individualiste par excellence [46], mais il rejette aussi bien l’art pour l’art que l’art au service du pouvoir. Il adopte un point de vue médian où le rapport de l’artiste à la société et de la société à ses artistes est une réalité vivante qui n’est pas cantonnée dans une sphère séparée du reste de la vie sociale, mais participe de son mouvement instituant d’ensemble. Dans cette perspective, l’artiste maudit, aux marges de la société et en révolte contre elle, ne saurait constituer le paradigme du grand artiste. Bien au contraire, l’art ne peut être grand que s’il participe aussi positivement de son temps. Le grand artiste n’est pas, par essence, un individu incompris, en butte au philistinisme de ses contemporains, créant ses chefs-d’œuvre dans la plus grande solitude. Partie prenante de la dynamique de sa société, dès lors qu’elle est créatrice, il établit un rapport vivant avec le public, même s’il lui présente également l’absence ultime de sens de ce qu’elle est et fait.

Si Castoriadis défend donc, classiquement, le grand art, celui-ci ne se réduit pas, pour autant, à la culture savante. En effet, il ne manifeste aucun dédain pour l’art populaire, à l’égard duquel, au contraire, il exprime son admiration. Son critère de jugement ne repose donc pas sur la dichotomie art savant/art populaire. Il n’a, en revanche, aucune considération pour l’art mineur, dont, par exemple, Baudelaire, souhaitant dissocier le beau de l’idéal, prenait la défense [47]. Pour lui, pourrait-on dire, le grand art est celui qui produit les chefs-d’œuvre, qui seuls sont à la hauteur de la quête de sens et d’un rapport authentique aux énigmes de la condition humaine dans le monde. De ce point de vue, il existe bien un grand art populaire dont il donne quelques exemples selon son goût, la poésie démotique [48] ou le flamenco. Ce qui réunit le grand art savant et le grand art populaire, c’est sa capacité, selon son expression, à « ouvrir une fenêtre sur le chaos » [49]. Il a ainsi cette portée existentielle : présenter à l’homme le sans-fond sur lequel il se tient ultimement. Or, l’art à la hauteur de cette exigence n’est pas nécessairement un art sophistiqué techniquement et ou un art rationnalisé, au sens de Max Weber [50].

L’appréciation catégoriquement négative de la culture contemporaine, ne trahit-il pas, de la part de Castoriadis, un certain élitisme en contradiction avec ses convictions démocratiques ? Si l’on suit Tocqueville, scrutant l’Amérique de son temps, il est caractéristique de la société démocratique, par contraste avec les siècles aristocratiques, que les beaux-arts « multiplient leurs œuvres et diminuent le mérite de chacune d’elles. Ne pouvant plus viser au grand, on cherche l’élégant et le joli ; on tend moins à la réalité qu’à l’apparence. » [51]. Faut-il en conclure que Castoriadis voudrait la société démocratique sans l’art qui lui correspond sociologiquement ? A l’aune de la sociologie de l’art de Bourdieu, devenue classique, les jugements de Castoriadis expriment le goût culturel caractéristique de l’habitus de la classe dominante. Le panthéon personnel de Castoriadis correspond pleinement, en effet, aux standards de ’la culture cultivée’, celle des milieux sociaux à « grand capital scolaire et culturel », selon les expressions du sociologue. Mais, à cet égard, le point de vue de Castoriadis ne concorde-t-il pas surtout avec l’objectif traditionnel de l’école républicaine : offrir au plus grand nombre un accès à la haute culture, aux grands chefs-d’œuvre du patrimoine culturel artistique, ainsi qu’à la pratique artistique elle-même, celle du dessin ou la musique ?

Nous avons vu, cependant, que Castoriadis n’oppose pas l’art savant à l’art populaire, et s’il y a, en effet, une haute culture pour lui, ce n’est pas en raison de la sophistication des œuvres. Sa position est, en réalité, différente. Son critère est celui de la créativité et celle-ci est susceptible de se manifester partout dans la société, elle n’est le privilège de personne, pas plus des plus éduqués que des autres. C’est que cette créativité traduit, avant tout, un certain rapport de la collectivité à elle-même. Elle est le fait d’une société qui n’est pas aliénée à son institution, à son héritage, à son patrimoine, mais qui est capable, tout en s’appropriant celui-ci, de créer de nouvelles formes d’art et de nouveaux chefs-d’œuvre. Dans la société contemporaine telle que Castoriadis la voit, il n’y a pas plus de créativité du côté de l’art savant que de l’art populaire. Le premier cède au mythe de l’avant-garde, où le nouveau est recherché pour lui-même, seul critère d’un art qui n’est plus porté par aucun contenu substantiel original. Le deuxième a disparu et a été remplacé par une production culturelle, qui obéit, avant tout, aux visées économiques du capitalisme. Si cet art mérite encore le nom de culture, c’est une culture pour le peuple, non une culture du peuple. L’art populaire, c’est alors l’art ordinaire, celui du plus grand nombre [52].

Que s’est-il passé ? Faut-il incriminer l’éducation nationale ? S’il s’agit d’un échec de l’école républicaine, comment faut-il le comprendre ? Jamais les populations n’ont été si longuement scolarisées, jamais elles n’ont été autant diplômées, une part toujours croissante de chaque génération accédant aujourd’hui aux études supérieures. Pourtant, les effets de l’éducation de masse ne semblent pas à la hauteur de ce qu’on en attendait. D’un côté, les journalistes et les sociologues en viennent à caractériser nos sociétés comme sociétés de l’information, de la communication ou encore de la connaissance, de l’autre, croissent les croyances irrationnelles de toute sorte, en particulier les thèses complotistes. Il n’apparaît donc pas que les connaissances et le grand art se soient diffusés de manière proportionnelle aux progrès de la scolarisation et à l’augmentation du nombre des diplômés. L’éducation, la formation des individus par l’enseignement public, semble donc bien avoir échoué, pour partie du moins. Castoriadis comprend ce phénomène de la manière suivante. Selon lui, les valeurs de nos sociétés sont dans un état d’usure avancée. Le savoir n’est plus investi pour lui-même, car il est de plus de plus considéré comme un moyen au service de la technique et de l’économie. L’art du passé est, lui, muséifié et n’est donc plus réellement vivant. L’un et l’autre continuent certes à être enseignés - ils appartiennent aux programmes officiels d’enseignement - mais, faute d’un rapport vivant aux valeurs qu’ils incarnent, ils ne sont plus assimilés, ou alors médiocrement. Ce à quoi nous assistons, selon Castoriadis, c’est au recul de l’imaginaire de l’autonomie corrélativement au règne de plus en plus exclusif de l’imaginaire de la maîtrise pseudo-rationnelle du réel où s’associent étroitement l’économie capitaliste et la technoscience. Cette évolution, ajoute-t-il ne peut qu’être constatée, elle est sans explication possible.

Une autre hypothèse n’est-elle par, pourtant, possible, celle que la société s’est, pour partie, désintéressée de son héritage culturel et des valeurs qu’elle porte pour la raison qu’elle a créé, à sa manière, une autre culture ? Il semble bien, en effet, que « la culture savante » ait perdu de son aura, qu’elle ait cessé d’en imposer [53]. Une majorité de la société a, à partir d’un moment, investi de manière décomplexée des expressions artistiques plus populaires, réputées secondaires, comme si, pour le dire dans les termes de Bourdieu, la culture dominante avait cessé d’exercer sa pleine domination symbolique. A quoi cela est-il dû ? Ce fut l’une des caractéristiques de la révolte de la jeunesse urbaine des années 1960, dont bien des membres devaient, ensuite, passer aux commandes dans de nombreux domaines, que de remettre en cause la domination de la haute culture et de la culture scolaire. Corrélativement à cette mise à distance du patrimoine culturel classique, émergea une nouvelle culture, à destination, d’abord, de cette jeunesse. Moins intellectuelle, liée à des valeurs hédonistes, elle était propre à satisfaire plus directement les pulsions et les affects. La musique et l’image l’ont alors emporté sur les arts littéraires et les arts plastiques traditionnels, mais aussi, des expressions artistiques ont été promues qui ont aujourd’hui le vent en poupe et repoussent les formes classiques d’art à l’arrière de la scène culturelle : la musique rock et pop et ses multiples genres, la bande dessinée, les séries, les performances. L’adoption de cette nouvelle culture par les classes moyennes devenues majoritaires a entraîné un divorce entre la culture personnelle et la culture scolaire, porteuse de la haute culture. Avec cette dernière, obligatoire, s’est établi un rapport utilitaire tandis que l’investissement affectif se concentrait sur la première. Cette évolution peut, d’une manière plus générale, être comprise comme manifestation de « l’éthique de l’authenticité », telle que Charles Taylor l’a décrite [54]. Le philosophe diagnostique « un tournant subjectif global de la culture moderne » [55]. C’est en lui-même, dans un contact immédiat avec ses sentiments, que l’individu rechercherait désormais les règles de la morale et les principes de son accomplissement personnel. Or, l’expression artistique de soi est conduite, dans cette perspective, à jouer un rôle important. Il est donc aussi question d’un tournant expressiviste pour lequel l’objectivité du beau n’est plus un enjeu. L’individualisme ne doit donc pas être rejeté en bloc. S’il a donné lieu à des dérives égoïstes et subjectivistes extrêmes, il manifeste, en son cœur, une authentique recherche de l’individu pour donner sens et valeur à son existence.

Il n’est donc pas nécessaire de conclure de cette évolution à un échec de l’école républicaine, qui n’aurait pas su mobiliser assez de moyens ou déployer la bonne pédagogie, ni, peut-être non plus, à l’absence complète d’une création culturelle corrélativement à l’usure de la culture bourgeoise classique. Il est possible de la comprendre plutôt comme une préférence, assumée et revendiquée, pour une culture plus légère et moins intellectuelle. La culture de masse des sociétés contemporaines ne correspond-elle pas à ce que les classes moyennes, qui forment le cœur de nos sociétés, attendent de la culture, que ne peut leur offrir l’art savant ? Nul doute que Castoriadis ne soit excessif lorsqu’il réduit cette nouvelle culture au simple divertissement et, même, à l’abrutissement. Faut-il invoquer un relâchement de l’idéal culturel de nos sociétés ? Ne serait-il pas plus pertinent d’admettre, au vu des efforts qu’exige pour être comprise et appréciée la haute culture, qu’il faut, aux individus, non pas des talents naturels spéciaux, mais des motifs sérieux, bien particuliers, pour la cultiver ? Dans l’esprit de Castoriadis, l’authentique culture est celle qui met l’homme devant les grandes questions liées à son existence et à sa destinée. La culture a, alors, pour fonction d’inquiéter et de faire réfléchir. Or, peut-on penser, la plupart des hommes préfèrent, s’ils ont le choix, une culture dont les plaisirs et les émotions n’appellent pas tant d’exigence et de sublimation.

L’autonomisation de la technoscience et l’écologie de bon sens

L’orientation substantielle de nos sociétés comprend aussi ce que Castoriadis identifie comme la deuxième grande signification imaginaire sociale qui les anime et les oriente : « le projet de maîtrise rationnelle sans fin du réel ». C’est là le sens de la technique et de la science dans nos sociétés, où elles sont devenues quasiment indissociables. Castoriadis précise aussitôt que la prétendue maîtrise n’est que partielle en réalité et qu’elle se retourne contre elle-même, comme l’écologie le montre dramatiquement. Cela tient à ce que la raison sur laquelle elle prétend se fonder est, encastrée dans un imaginaire social particulier, qui en donne une figure étroite et aliénante. Nous n’avons donc jamais affaire qu’à une ‘pseudo-maîtrise’ et une ‘pseudo-rationalité’. Cet imaginaire est, selon Castoriadis, le sens profond du capitalisme, ne serait-ce que dans la mesure où, pour réaliser le toujours plus qu’elle vise (plus de croissance, plus de consommation), il lui faut exploiter les perpétuelles innovations techniques que lui fournit la technoscience. Il rejoint ainsi Jacques Ellul diagnostiquant l’autonomisation de la technique dans la société contemporaine [56]. Ces analyses constituent la contribution de Castoriadis à l’écologie politique, dont il avait reconnu très tôt l’importance, pointant, par contraste, la sagesse des sociétés traditionnelles dans leur rapport à leur environnement naturel [57]. Il soulignait toutefois l’insuffisance des écologistes au plan politique qui, selon lui, n’appréhendaient pas correctement les conditions politiques de la transition écologique de la société, qui, pour lui, ne pouvaient être que celles du projet d’autonomie [58]. Par ailleurs, Castoriadis, qui en appelait simplement à gérer la nature « en bon père de famille », n’aurait certainement pas adhéré aux nouvelles ontologies d’inspiration écologique, à leur rejet radical de tout anthropocentrisme ainsi qu’à leur promotion de l’animalisme et, pour certains, d’un nouveau mythe de Gaïa.

La critique de cette orientation de nos sociétés, devenue prédominante, pose la question d’un imaginaire social alternatif. Quel serait le projet culturel substantiel, demande Castoriadis, qui serait à même d’inciter les contemporains à réinvestir le projet d’autonomie ? Il ne souhaite pas s’avancer sur ce terrain, car il doit être, d’après lui, laissé à la créativité de la société, non pas lui être fourni par des experts ou des sages. On trouve, toutefois, une indication à cet égard. Castoriadis se prononce en faveur d’un mode de vie frugal [59] dont l’adoption signerait le passage d’une orientation dominante vers les choses à l’investissement privilégié des relations humaines [60], c’est-à-dire un renversement de ce qu’est, selon Louis Dumont, l’orientation fondamentale de l’idéologie individualiste moderne.

Bilan provisoire. L’autonomie, une exigence morale trop élevée ?

Au bout de ce parcours, quel bilan est-il possible de dresser de la pensée politique de Castoriadis ? Il est indéniable, en premier lieu, que l’organisation bureaucratique des activités sociales et politiques se porte bien. Nos sociétés demeurent structurées, de part en part, par la division entre dirigeants et exécutants, entre ceux qui conçoivent et décident et ceux censés mettre en œuvre ce que les précédents leur ordonnent de faire. Il en va ainsi partout où il y a hiérarchie et encadrement, soit des activités organisées moyennant des relations d’ordre et d’obéissance. La justification de cet état de fait reste désespérément la même : petites ou grandes, les positions de pouvoir, dites de ‘responsabilité’ sont occupées par les personnes compétentes ou expérimentées, dont la compétence et l’expérience, acquises par l’effort et la discipline, sont affaire de mérite. Pourtant, la position originaire d’égalité des chances, dans le cadre de laquelle est censé se manifester, sans biais, le mérite de chacun, est, comme l’indiquent sempiternellement les statistiques de corrélation entre l’origine sociale et le niveau de diplôme, moins réalisée que jamais. Il ne saurait agir, certes, d’affirmer, de manière démagogique, que l’accès aux postes de pouvoir n’est aucunement corrélé aux compétences de ceux qui viennent à les occuper. Mais ce qu’il est pertinent de prendre en compte, ce sont les conditions psychosociologiques de leur acquisition. Au plan de l’économie, la démocratie, serait-elle représentative, s’arrête aux portes de l‘entreprise ou de l’administration, et directions et syndicats y campent sur des positions antagonistes convenues. Au plan de la politique, les populations hésitent entre indifférence, défiance et contestation. Aux élections, tantôt l’abstention atteint des records, tantôt une révolte électorale porte au pouvoir des leaders démagogues. Ainsi, nos sociétés connaissent toujours la domination et l’aliénation et cette situation alimente un renouveau, depuis le début du siècle, de la réflexion sur la démocratie directe et participative, marqué par de nombreuses publications [61].

Il fut toujours caractéristique de Castoriadis de ne pas chercher, en matière de politique, à fonder et construire un système sur des principes et des concepts a priori, mais d’étayer ses idées politiques sur les mouvements sociaux, de s’attacher à en comprendre les intentions effectives pour en dessiner les possibles prolongements. Or, le moins que l’on puisse dire à ce propos, est que les mouvements sociaux caractéristiques du XXIe siècle ne s’inscrivent guère dans le projet d’autonomie collective. Hors les traditionnels mouvements de défense des droits sociaux, ce sont les mouvements dits sociétaux qui, surtout, ont le vent en poupe, portés par des minorités, petites ou grandes, qui hésitent, contradictoirement, dans leurs revendications, entre le droit d’être traitées également et celui d’être reconnues dans leur différence [62]. En France, avec le mouvement des Gilets jaunes, s’est manifestée une profonde division sociale entre un pays périphérique et un pays métropolitain, une ligne de fracture à laquelle Castoriadis n’aurait probablement pas songé. Certes, il y a, chez les Gilets jaunes, comme également dans le mouvement Me Too, des revendications classiques de justice, mais l’articulation avec une politique comprise en termes d’autonomie y reste déficiente.

Concernant le type d’individu social caractéristique de nos sociétés, Castoriadis n’a certainement pas tort d’insister sur le phénomène négatif, au plan politique, de la privatisation. On ne voit pas, en effet, que ce repli soit une manifestation de l’individu-valeur caractéristique de l’individualisme contemporain [63]. Toutefois, la description qu’il donne de la vie ainsi privatisée est, souvent, caricaturale. Il ne veut y voir que l’insignifiance d’une existence passée à consommer et à s’abrutir devant la télévision. Au mieux, les individus y cultiveraient-ils des hobbies. C’est, de toute évidence, sous-estimer la diversité et le sens des pratiques culturelles contemporaines dans le temps, significativement élargi, des loisirs et des vacances, sans parler de la vie associative. N’est pas non plus pris en compte, de ce fait, toute la sociabilité que ces activités impliquent, qui s’étend très au-delà de la sphère domestique. Elle donne lieu à des réseaux relationnels, amicaux en particulier, qui jouent un important rôle affectif dans l’existence de beaucoup. Cette sociabilité a, par ailleurs, trouvé à s’exprimer avec une ampleur sans précédent dans les réseaux sociaux, que Castoriadis n’a pas connus. Certes, l’esprit qui y préside est particulièrement ambigu. Il est cependant intéressant, à cet égard, de pointer qu’Internet est le type même d’outil de communication qu’il appelait de ses vœux lorsqu’il critiquait avec véhémence les médias de son époque, centralisés, jamais à l’abri d’une intrusion du pouvoir.

L’appréciation très négative, par Castoriadis, de la culture contemporaine pourrait bien nous mettre sur la voie d’une difficulté de fond dans ses propositions politiques. Elle ne saurait être mieux identifiée que dans cette formulation qu’en donne Vincent Descombes : « la question de la psychologie morale que suppose le projet d’autonomie » [64]. De ce point de vue, les conditions de possibilité anthropologiques de ce projet sont particulièrement exigeantes à l’égard de l’individu. Castoriadis reprochait à la morale kantienne d’être faite pour des saints et de conduire, de ce fait, à l’hypocrisie. Mais la personnalité de base que son projet appelle prend parfois un caractère nettement aristocratique, voire héroïque. Comme tous les bons auteurs de philosophie politique, Castoriadis ne sépare pas la question des institutions de celle des mœurs. Pour lui, la démocratie ne saurait être procédurale, mais doit être conçue comme un régime qui, aux institutions, fait correspondre le type d’homme à même de les faire vivre [65]. Pour cette raison, la question politique est, chez lui, inséparable de celle de l’éducation au sens le plus fort du terme, celui pour lequel Castoriadis retient le mot grec de paideia (plus que l’allemand Bildung), en ce qu’il intègre la socialisation et l’éducation explicite. C’est là, sans aucun doute, la position juste sociologiquement. On peut se demander, toutefois, si la paideia appropriée au projet d’autonomie de Castoriadis est bien praticable, si l’individu autonome selon ses vœux peut exister dans la durée, hors des épisodes exceptionnels de mobilisation révolutionnaire. La politique comme autonomie a l’allure, sous sa plume, d’une révolution permanente. Or, il semble difficile d’imaginer que la liberté effervescente caractéristique de certains événements et épisodes puisse se muer en disposition durable. N’est-il pas plus vraisemblable que les hommes, quelle que soit la forme d’institution de la société, éprouvent rapidement, après une intense mobilisation politique, le besoin de routiniser une grande partie de leurs activités et, en général, de leur existence ? Il est vrai, néanmoins, que Castoriadis ne pensait pas que la liberté de l’homme était toute politique, comme celle de l’homme des cités antiques, dans l’image que Constant en avait faussement donnée. Il affirme, au contraire, à plusieurs reprises, que le gouvernement d’une société autonome serait celui qui, précisément au nom de l’autonomie, gouvernerait le moins. En revanche ce sur quoi il ne voulait rien céder, à juste titre, c’est l’existence incontournable du moment spécifiquement politique, celui qui vise l’institution globale de la société. olivier fressard2020-12-27T23:27:00ofProblème de transition.

Castoriadis renvoie toujours à la spontanéité et à la créativité, à l’œuvre dans l’histoire, des travailleurs et, plus largement, des peuples, pour justifier ses propositions politiques. Mais, devant leur éclipse durable, il est difficile de ne pas céder à une certaine déception, voire à un sentiment d’impuissance. Castoriadis n’aurait-il pas surestimé la créativité spontanée des peuples ?

L’argument ultime de Castoriadis réside dans la possibilité de l’autocréation collective d’un nouveau type anthropologique. Nous serions aveugles, selon lui, aux formidables potentialité [66]s humaines, car nous envisageons toujours le possible sur la base du type d’individu caractéristique de nos sociétés. Or, celui-ci n’est aucunement l’homme naturel et universel, mais l’individu social formé en profondeur – ‘fabriqué’ dit carrément Castoriadis - par ces sociétés. C’est pourquoi la politique, considérée radicalement, doit créer tout à la fois de nouvelles institutions et le type humain qui aura intériorisé, pour les porter, les dispositions vertueuses qui leur conviennent. Cette conception est circulaire, mais, affirme Castoriadis, le cercle n’en est pas vicieux, il est celui de la création. Ainsi, l’éloignement durable de nos sociétés des perspectives du projet d’autonomie ne doit pas conduire à remettre celui-ci en cause. Certes, nos sociétés occidentales se montrent toujours plus incapables de produire le type anthropologique à même d’investir un tel projet. Que faut-il donc faire alors aujourd’hui ? Qu’un nouvel homme apparaisse, avec d’autres représentations, d’autres affects et d’autres visées, ne saurait être l’affaire de la politique au sens ordinaire. Ce serait, en effet, tomber dans le totalitarisme, puisqu’elle devrait alors se mêler des mœurs de manière volontariste et autoritaire. Il faut donc que, pour l’essentiel, le mouvement instituant surgisse spontanément de la société, sans qu’un quelconque pouvoir chercher à la forcer. La volonté politique doit s’étayer sur une dynamique sociale spontanée, sur les mouvements sociaux qui y surgissent d’eux-mêmes. Or, si ceux-ci, comme c’est le cas aujourd’hui, ne vont pas dans le sens souhaité par Castoriadis, faut-il, à la manière de Heidegger, adopter une attitude quiétiste, attendre qu’un miracle se produise et passer, entretemps, à autre chose ? Ne conviendrait-il pas, plutôt, d’être plus attentif aux problèmes et aux attentes actuels de la société effective, de chercher à mieux la comprendre sociologiquement plutôt que de renvoyer à une énigmatique « fragilité psychologique de l’homme contemporain » qui le conduit durablement « à abandonner l’initiative et à trouver un abris protecteur » [67] ?

NOTES

[1Michel Crozier, Le phénomène bureaucratique, Seuil, 1964.

[2David Graeber, Bureaucratie (trad. fr. de The Utopia of Rules), Les liens qui libèrent, 2015.

[3Castoriadis se souvient ici des analyses, qu’il a lues attentivement, du Lukacs d’Histoire et conscience de classe (Minuit, 1960.

[4Cf. p. ex. « Capitalisme moderne et révolution », in Sur la dynamique du capitalisme et autres textes, Ecrits politiques. VIII, éd. du Sandre, 2020, p. 357.

[5Selon le titre de l’un des volumes des écrits de S. ou B. publiés dans la collection 10/18 (Union générale d’éditions, 1974).

[6Voir Ce qui fait la Grèce  ; 1, 2, 3, Seuil, 2004-2010.

[7Un énarque, Sébastien Hua, décrit dans un article récent consacré aux élites actuelles « le millier d’individus qui contribuent à la construction des offres politiques » (« Le désarroi réprimé des élites », in Le Débat, 2002/2n°209, p. 26-37.

[8Ernesto Laclau, La raison populiste, Seuil, 2008 ; Chantal Mouffe, Ernesto Laclau, Hégémonie et stratégie socialiste : vers une radicalisation de la démocratie, Hachette, (Pluriel), 2O19. Voir, d’un point de vue comparatif, l’article d’Arnaud Tomès, « Démocratie radicale et représentation chez Cornelius Castoriadis et Ernesto Laclau », in Raisons politiques, 2019/3, n°75, p. 45-61.

[9C’est une position que l’on trouve, entre autres, chez Claude Lefort (« Les droits de l’homme et l’Etat-Providence », in Essais sur la politique. XIXe-XXe siècles, Seuil, 1986), Catherine Colliot-Thélène (La démocratie sans démos, PUF, 2011) ou encore chez Sandra Laugier et Albert Ogien (Pourquoi désobéir en démocratie ?, La Découverte, 2011).

[10Il est possible, faut-il rappeler ici, d’adhérer à cet idéal caractéristique des Modernes, sans pour autant s’accorder sur les modalités institutionnelles propres à l’incarner. Ainsi en va-t-il pour Marcel Gauchet, selon qui nos sociétés sont d’ores et déjà pleinement instituées conformément au principe de l’autonomie. En effet, soutient-il, la démocratie représentative est la manière adéquate enfin trouvée d’en incarner l’exigence. Voir Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, Gallimard, 1986, et, en dernier lieu, L’Avènement de la démocratie  ; 1, 2, 3, 4, Gallimard, 2007-2017.

[11Jean-François Kervégan, « Démocratie », in Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 1996.

[12Cette phrase apparaît dans un chapitre au titre significatif, « Du caractère oligarchique des régimes constitutionnels-pluralistes », de Démocratie et totalitarisme, Gallimard, Folio essais, 2015, p. 131. C’est l’auteur qui souligne les termes.

[13Ed. Flammarion, (GF), 2015.

[14« S’il y avoit un peuple de Dieux il se gouverneroit Démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas aux hommes », in Du contrat social, Gallimard, (Folio), 1993, p. 228

[15Pierre Manent présente avec une grande clarté cette innovation de Montesquieu dans son Histoire intellectuelle du libéralisme, Hachette, (Pluriel), 1988, chap. V, p. 119-142.

[16Isaiah Berlin, Deux concepts de liberté, 1958. Repris dans Eloge de la liberté, Calmann-Lévy, 1994.

[17Pour la comparaison Castoriadis/Lefort, on se reportera à Hugues Poltier, « De la praxis à l’institution et retour », in Autonomie et autotransformation de la société : la philosophie militante de Castoriadis, Droz, 1989, p. 419-39, point de vue favorable à Lefort, et à Philippe Caumières, « Au-delà de la division sociale, le peuple instituant. Une lecture croisée de Lefort et Castoriadis », in Tumultes, 2013/1, n°40, p. 69-85, point de vue favorable à Castoriadis.

[18Claude Lefort, Machiavel, le travail de l’œuvre, Gallimard, (Tel), 1986. C’est là le livre fondateur, mais le thème et les analyses correspondantes sont repris dans les ouvrages ultérieurs. Pour Marcel Gauchet, voir, en dernier lieu, Le Nouveau monde, Gallimard, 2017.

[19Voir Claude Lefort, « Dialogue avec Pierre Clastres », in Ecrire à l’épreuve du politique, Calmann-Lévy, (Agora), 1995, p. 303-335.

[20Sur ce point, on lira l’article de Pauline Colonna d’Istria, « La division originaire du social. Claude Lefort lecteur de Lacan ? », in Politique et société, vol. 34, n° 1, 2015, consultable sur Internet (https://id.erudit.org/iderudit/1030104ar).

[21Nous nous inspirons, ici, de Vincent Descombes, « L’équivoque du symbolisme », in Cahiers confrontation, 1980, n°3.

[22Cf. « Le contenu du socialisme ; I, II, », in La question du mouvement ouvrier. Tome 2. Ecrits politiques, éd. du Sandre, 2012.

[23Voir la conclusion de « Voix sans issue ? », in Ecologie et politique, Ecrits politiques. VII, éd. du Sandre, p. 184-5.

[24Par exemple, Quelle démocratie ? Tome 2. Ecrits politiques. IV, éd. du Sandre, 2012, p. 466.

[25Parmi les quelques passages où Castoriadis répond plus ou moins explicitement aux thèses de Lefort, voir : Fait et à faire, p. 62 ; « Socialisme et autonomie », in Quelle démocratie ? Tome 2, op. cit., p. 112-3 ; Ecologie et politique, op. cit., p. 282-3 et 386.

[26Ces deux règles ont pour but, selon Castoriadis, d’échapper à la fausse alternative entre des ‘représentants’ qui dépossèdent les ‘représentés’ et délégués à mandat impératif dépourvus de toute initiative. Cf. p. ex. Quelle démocratie ? Tome 2, op. cit., p. 472.

[27Castoriadis est, par excellence, un penseur de l’institution et il est, par conséquent, absurde de reprocher aux idées d’autogouvernement et d’autogestion de rejeter l’institutionnel, comme le fait, par exemple, Paul Thibaud.

[28L’unité politique de base, le conseil, est l’assemblée de tout collectif constitué de fait par l’une quelconque des cellules de base de la vie sociale. La remontée vers le centre politique s’effectue moyennant la nomination de délégués, sans mandat impératif, mais révocables à tout instant, aux conseils de niveau supérieur.

[29On en trouvera le texte dans De la liberté chez les Modernes. Ecrits politiques, éd. par Marcel Gauchet, Hachette, (Pluriel), 1980.

[30Cf. infra la section « La privatisation ».

[31Walter Lippmann, Le public fantôme, Demopolis, 2008.

[32Voir, par exemple, cette formulation caractéristique : « Il ne pourra y avoir d’issue que si les hommes et les femmes partout se réveillent et décident de prendre leur sort entre leurs mains… Rien ne garantit qu’ils le feront, mais rien ne garantit non plus qu’ils ne le feront pas. Nous ne pouvons rien faire d’autre que travailler pour qu’ils se réveillent – qu’ils se réveillent de l’apathie et de l’abrutissement des supermarchés et de la télévision. », in Quelle démocratie ? Tome 2, op. cit., p. 468.

[33In Quelle démocratie ? Tome 2, op. cit., p ;

[34Sur l’actualité de l’autogestion, voir le volume collectif Autogestion. La dernière utopie ? sous dir. Franck Georgi, Publications de la Sorbonne, 2003. On se reportera également aux propositions, timides relativement à celles de Castoriadis, faites récemment par Isabelle Ferreras pour battre en brèche cette organisation, in Gouverner le capitalisme ? Pour le bicamérisme économique, PUF, 2012.

[35Sur ce sujet, on pourra lire, parmi bien d’autres ouvrages, Jean-Pierre Le Goff, La barbarie douce : la modernisation aveugle des entreprises et des écoles, Jean-Pierre Le Goff (La Découverte, 1999).

[36Associé également à ce courant, Philip Pettit (Républicanisme : une théorie de la liberté et du gouvernement, Gallimard, 2004) est, en revanche, tout à fait opposé à l’idée de démocratie directe, qu’il identifie au populisme (p. 26-29). Dans sa perspective, la conception libérale de la liberté négative doit être remplacée par « la liberté comme non-domination » pour rendre libéralisme compatible avec plus la justice.

[37« En un sens, une société autonome serait plus individualiste que la société actuelle. », in Quelle démocratie  ? Tome 2, op. cit., p. 454.

[38In Ecrits politiques, éd. du Sandre, VII ou VIII, op. cit., p. Castoriadis décrit notre société présente comme celle du « conformisme généralisé ».

[39Alain Renaut développe une conception semblable, dans une perspective kantienne, dans L’ère de l’individu, Gallimard, 1989.

[40In « Transformation sociale et création culturelle », in Le Contenu du socialisme, Union générale d’éditions, (10/18), p. 415-16.

[41Id., p. 414, 419-20 et 421.

[42Devant la guerre, Fayard, 1981, section « La laideur et la haine affirmative du beau », p. 238-242. Repris dans Ecrits politiques. VIII, op. cit.

[43Voir Theodor Adorno, Max Horkheimer, « La production industrielle de biens culturels » (titre original : « Kulturindustrie »), in La Dialectique de la Raison, Gallimard, (Tel), 1983, p. 129-176.

[44C’est un fait qu’avait également noté Herbert Marcuse. Quand l’individu contemporain lit encore les dialogues de Platon faisait-il valoir, c’est pour se divertir. Voir L’homme unidimensionnel, Seuil, (Points), 1970.

[45Voir La crise de la culture, Gallimard, (Idées), 1972, p. 273-88.

[46Voir Lucien Goldmann, Pour une sociologie du roman, Gallimard, (Tel), 1992.

[47Voir « Le peintre de la vie moderne », in Ecrits sur l’art, Le Livre de poche, 1999, p. 503-7.

[48La poésie populaire de langue grecque moderne.

[49Voir Fenêtre sur le chaos, Seuil, 2007. Recueil de textes divers sur l’art édités par E. Escobar, M. Gondicas et P. Vernay.

[50Le processus de rationalisation de la civilisation occidentale concerne aussi, selon Max Weber, les arts et, en particulier, la musique. Cf. Sociologie de la musique. Les fondements rationnels et sociaux de la musique, éditions Métailié, 1998.

[51Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique. II, Flammarion, (GF), 1981, p. 65.

[52Jean Cuisenier, La tradition populaire, PUF, Que sais-je ?, 1995, p. 116-7.

[53Quant aux traditions artistiques populaires, elles ne survivent, aujourd’hui, que sous la forme artificielle d’un folklore pour touristes. Pour le destin des traditions populaires dans le contexte de la société contemporaine, voir Jean Cuisenier, La tradition populaire, op. cit.

[54Charles Taylor, Le malaise de la modernité, Cerf, 1994 ; Les sources du moi : la formation de l’identité moderne, Seuil, 1998.

[55Id. p. 34.

[56On pourra lire, à ce propos, une brève correspondance entre les deux auteurs dans Ecologie et politique, op. cit.

[57Cornelius Castoriadis, Daniel, Cohn-Bendit, De l’écologie à l’autonomie, Seuil, 1981. Voir aussi l’ensemble des textes rassemblés aujourd’hui dans Ecologie et politique, op. cit.

[58Par exemple, il faut « que le mouvement écologique se défasse de sa cécité politique », in Quelle démocratie ? Tome 2, op. cit., p. 384.

[59Cf. par ex., Fait et à faire, op. cit. p. 77.

[60Id. p. 76

[61Voir les travaux de Loïc Blondiaux, en particulier : Le nouvel esprit de la démocratie : actualité de la démocratie participative, La République des idées, 2008.

[62Vincent Descombes, Les embarras de l’identité, Gallimard, 2015, p. 231-4.

[63Marcel Gauchet, qui a conceptualisé avec force le thème de « la société des individus », réintroduit la privatisation au côté de l’individualisme dans son dernier article sur le sujet, in Le Débat, 40 ans, n°210, p. 161-2, mai-août 2020.

[64« Entretien avec Vincent Descombes réalisé par Claire Pagès », in Rue Descartes, 2019/2, n°96, p. 90

[65« La démocratie comme procédure et comme régime », in La montée de l’insignifiance, Seuil, 1996, p. 221-241.

[66« Je suis convaincu que l’être humain a un potentiel immense, qui est resté jusqu’ici monstrueusement confiné. La fabrication sociale de l’individu, dans toutes les sociétés connues, a consisté jusqu’ici en une répression plus que mutilante de l’imagination radicale de la psyché », in Domaines de l’homme, Seuil, 1986, p. 259.

[67« Psychanalyse et société. I », op. cit., p. 36.