Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

David Graeber

Donnez donc ! ou les nouveaux Maussquetaires

Texte publié le 5 septembre 2020

 David Graeber, dont la mort subite, nous laisse démunis et un peu sans voix, a été un magnifique compagnon de route du MAUSS. Nous étions entrés en contact avec lui suite à ce texte paru, il y a presque vingt ans, le 21 août 2001, dans la revue en ligne In these times, sous le titre « Give it away », et était annoncé en couverture avec en gros titre « The new maussketeers ».

Il a publié de nombreux articles marquants dans La Revue du MAUSS et, sur ce site, récemment :
http://www.journaldumauss.net/?La-sagesse-de-Kandiaronk-la-critique-indigene-le-mythe-du-progres-et-la
http://www.journaldumauss.net/?La-fatigue-du-desespoir-ou-comment-le-manque-d-espoir-peut-devenir-ennuyeux
http://www.journaldumauss.net/?La-Democratie-Aux-Marges

Nous lui rendrons hommage dans le tout prochain numéro de La Revue du MAUSS. Mais dès avant, son ami Christophe Petit lui consacre déjà un bel hommage personnel :
http://www.journaldumauss.net/?HOMMAGE-A-DAVID-GRAEBER
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 Avez-vous remarqué qu’on ne trouve plus guère de nouveaux intellectuels français ? À la fin des années 70 et au début des années 80, c’était plutôt le trop-plein : Derrida, Foucault, Baudrillard, Kristeva, Lyotard, de Certeau... Mais, depuis, à peu près plus rien. Du coup les universitaires tendance et les intellectuels dernier cri se sont vus contraints de recycler indéfiniment les théories d’il y a 20 ou 30 ans, ou bien d’aller chercher de la métathéorie mirobolante dans des pays comme l’Italie ou même la Slovénie.

 Il y a beaucoup de raisons à cet état de fait. La première est en rapport avec l’évolution politique de la France où l’on a assisté à un effort concerté des médias pour remplacer les vrais intellectuels par des têtes-creuses et pontifiantes à l’américaine. Cet effort n’a pourtant pas été pleinement couronné de succès. La raison la plus importante tient à l’engagement politique croissant de la vie intellectuelle française. La presse américaine fait une sorte de black-out sur les nouvelles culturelles qui concernent la France depuis que celle-ci, avec le grand mouvement de grève de 1995, est devenue le premier pays à avoir rejeté radicalement le « modèle américain » de l’économie en refusant de démanteler son système de protection sociale. Aussitôt, dans la presse américaine, la France apparut sous les traits du mauvais élève s’évertuant en vain à nager à contre-courant de l’histoire.

 Bien sûr, ce n’était pas cela qui allait déranger les lecteurs américains habituels de Deleuze et Guattari. Ce que les universitaires américains attendent de la France, c’est de la hauteur intellectuelle, la capacité de nous faire vibrer avec des idées dérangeantes et radicales — qui démontrent par exemple, la violence inhérente aux conceptions occidentales de la vérité ou de l’humanité, ou des choses de ce genre —, mais sur un mode qui n’implique aucun programme politique déterminé ni, plus généralement, un quelconque appel à s’engager concrètement en quoi que que ce soit. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi c’est ainsi que raisonne cette catégorie sociale — les chercheurs et les universitaires — à laquelle tant les élites politiques que 99% de la population dénient la moindre pertinence politique. Bref, alors que les médias américains insistent sur la folie française, les universitaires sont à la recherche de penseurs français glamour.

 Voilà pourquoi vous n’entendez jamais parler de certains des chercheurs français parmi les plus intéressants d’aujourd’hui. Comme par exemple, ce groupe d’intellectuels réunis autour de l’appellation plutôt incommode de Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales, ou M.A.U.S.S., qui a décidé de s’attaquer aux fondements philosophiques de la théorie économique. Ce groupe puise son inspiration chez le célèbre sociologue français du début du XXe siècle, Marcel Mauss, dont l’œuvre la plus fameuse l’Essai sur le don (1924), est sans doute la plus magnifique réfutation jamais écrite des hypothèses qui sont à la base de la théorie économique. À une époque où l’on nous serine à longueur de temps que le « libre marché » est le résultat à la fois naturel et nécessaire de l’humaine nature, le travail de Mauss — qui démontre que non seulement la plupart des sociétés non occidentales ne s’organisent pas en fonction de quoi que ce soit qui ressemble aux principes du marché, mais que cela est vrai également de la plupart des Occidentaux modernes — apparaît plus pertinent que jamais.

 Petit retour en arrière. Mauss est né en 1872 dans une famille juive pratiquante des Vosges. Son oncle, Émile Durkheim, est considéré comme le fondateur de la sociologie moderne. Durkheim s’est entouré d’un cercle de brillants collaborateurs, parmi lesquels Mauss, assigné à l’étude de la religion. Ce cercle, cependant, fut décimé par la Première Guerre mondiale. Beaucoup disparurent dans les tranchées, dont le fils de Durkheim, et Durkheim lui-même mourut de chagrin peu après. Il ne restait plus que Mauss pour recoller les morceaux.

 Tout indique qu’il ne fut jamais pris pleinement au sérieux dans ce rôle d’héritier présomptif. D’une érudition extraordinaire (il parlait au moins douze langues, dont le sanscrit, le maori et l’arabe classique), il lui manquait toutefois la gravité qu’on attend d’un grand professeur. Boxeur amateur dans sa jeunesse, solidement bâti, du genre joueur et plutôt original, il était plus enclin à jongler avec une dizaine d’idées brillantes à la fois qu’à bâtir des grands systèmes philosophiques. Il passa sa vie à travailler sur cinq livres en même temps (sur la prière, la nation, les origines de la monnaie, etc.) sans jamais en achever aucun. Pourtant, il réussit à former une nouvelle génération de sociologues et à inventer, presque en solitaire, l’anthropologie française tout en publiant une série d’essais incroyablement novateurs dont chacun a donné naissance à un pan entier de la théorie sociologique.
 Mauss était aussi un socialiste révolutionnaire. Déjà, étudiant, il donne des contributions régulières à la presse de gauche et il restera presque toute sa vie un membre actif du mouvement coopérativiste. Fondateur d’une coopérative de consommation parisienne, qu’il aida longtemps à gérer, il fut chargé de prendre contact avec le mouvement coopérativiste étranger (c’est à ce titre qu’il passa quelque temps en Russie après la Révolution). Pour autant, Mauss n’était pas marxiste. Son socialisme s’inscrivait davantage dans la lignée de Robert Owen ou Pierre-Joseph Proudhon. Il rejetait la croyance commune aux communistes et aux sociaux-démocrates que la société pourrait être transformée au premier chef par l’action étatique. Le rôle de l’État, selon lui, est plutôt de fournir un cadre légal à un socialisme qui doit plutôt émerger de la base en inventant des institutions alternatives.
 C’est ainsi que la Révolution russe le plongea dans une ambivalence profonde. Excité d’un côté par la perspective d’une expérience socialiste authentique, il était horrifié, de l’autre, par le recours systématique des bolcheviques à la terreur, par la suppression des institutions démocratiques et par l’essentiel de leur « doctrine cynique que la fin justifie les moyens », qui n’était rien d’autre, pensait-il, que l’amoralité du calcul marchand légèrement transposée.

 Son essai sur le don représentait avant tout une réponse aux événements de Russie — notamment à la NEP décrétée par Lénine en 1921 et qui renonçait aux tentatives précédentes d’abolir le commerce. Si même en Russie, qui était probablement la société européenne la moins monétarisée, il s’avérait impossible d’abolir le marché par décret, alors de toute évidence, en déduisait Mauss, il allait falloir que les révolutionnaires se mettent à réfléchir beaucoup plus sérieusement à ce qu’est le marché en réalité, d’où il vient, et à ce qui pourrait prétendre le remplacer de manière plausible. Il était temps de prendre en compte les résultats de la recherche historique et ethnographique.

 Les conclusions de Mauss étaient surprenantes. Tout d’abord, il apparaissait que presque tout ce que la science économique avait à dire sur l’histoire économique était faux. L’hypothèse partagée par tous les fanatiques de la libre concurrence, à l’époque comme aujourd’hui, est que le mobile essentiel des êtres humains est le désir de maximiser leurs plaisirs, leur confort et leurs possessions matérielles (en un mot, leur « utilité ») et qu’en conséquence toute interaction humaine significative peut être analysée en termes de relations marchandes. À l’origine, explique la version officielle, il y a eu le troc. Pour obtenir ce que l’on désirait, on était obligé d’échanger directement un bien contre un autre. Mais comme ce n’était pas pratique, il fallut inventer la monnaie et en faire le moyen d’échange universel. Les techniques d’échange qui apparurent ensuite (le crédit, la finance, les Bourses) ne furent que de simples conséquences logiques de cette première invention.

 Le problème, comme Mauss s’en convainquit rapidement, c’est qu’aucune société n’a jamais reposé sur le troc. Au contraire, ce que les anthropologues découvraient, c’était des sociétés dans lesquelles la vie économique s’inspirait de principes profondément différents et où les objets circulaient sous la forme de dons — et où à peu près tout ce que nous considérerions comme relevant de l’action « économique » se basait sur une démonstration de générosité et sur un refus de calculer avec précision qui a donné quoi et à qui. À l’occasion, ces « économies de don » pouvaient devenir hautement compétitives, mais c’était alors d’une manière radicalement opposée à la nôtre : au lieu de lutter pour accumuler le plus possible, les gagnants étaient ceux qui s’arrangeaient pour donner le plus possible. Dans des cas fameux, comme celui des Kwakiutl de la Colombie britannique, cela pouvait déboucher sur de dramatiques défis de générosité par lesquels des chefs ambitieux s’efforçaient de s’écraser les uns autres en distribuant des milliers de bracelets d’argent, de couvertures ouvragées, ou des machines à coudre Singer et même parfois en détruisant leurs richesses — ils jetaient alors à la mer des bijoux de famille réputés ou mettaient le feu à d’énormes piles de biens précieux pour défier leurs rivaux de faire de même.

 Tout cela peut sembler bien exotique. Mais jusqu’à quel point, s’interrogeait Mauss ? Même dans notre société, n’y a-t-il pas quelque chose qui résonne étrangement dans l’idée de don ? Comment se fait-il que celui qui reçoit un don de la part d’un ami (un verre, une invitation à dîner, un compliment) se sente en quelque sorte tenu de rendre la pareille ? et que celui qui y échoue s’en trouve diminué ? Ne trouve-t-on pas là des exemples de sentiments humains universels — même s’ils sont d’une certaine manière minorés dans notre société alors que dans d’autres, ils formaient le soubassement du système économique ? Et même dans notre système capitaliste, les impulsions et les critères moraux de ce type ne sont-ils pas à la racine de nos aspirations à des visions alternatives du monde et à une politique socialiste ? C’est en tout cas très certainement ce que pensait Mauss.
 À bien des égards, l’analyse de Mauss ressemble étroitement aux théories marxistes de l’aliénation et de la réification développées à peu près à la même époque par des auteurs comme Georg Lukacs. Selon Mauss, dans les économies qui reposent sur le don, les échanges ne revêtent pas la dimension impersonnelle qu’ils prennent sur le marché capitaliste. En fait, même lorsque des objets de grande valeur passent d’une main à l’autre, ce qui importe vraiment c’est la relation entre les gens ; l’objet de l’échange est la création de liens d’amitiés, ou la mise en jeu des rivalités et des obligations. C’est seulement à la marge qu’il s’agit de faire circuler des richesses. En conséquence tout est personnalisé, même la propriété : dans les économies du don les biens précieux les plus fameux — bijoux de famille, colliers, armes, manteaux de plumes — semblent toujours posséder une personnalité propre.

 Dans une économie de marché, c’est exactement le contraire qui se passe. Les transactions apparaissent uniquement comme un moyen de s’approprier des biens utiles. En théorie, les qualités personnelles de l’acheteur et du vendeur sont totalement non pertinentes. Il en résulte que tout, jusqu’aux personnes elles-mêmes, y est traité comme s’il s’agissait de choses (considérez d’ailleurs sous cet angle l’expression « les biens et services »). La différence principale avec le marxisme, cependant, est que les marxistes de l’époque invoquaient un déterminisme économique radical, alors que Mauss soutenait que dans les sociétés sans marché — et du coup dans toute société pleinement humaine à venir —, l’« économie », au sens d’un domaine d’action autonome concerné uniquement par la création et la distribution de richesses, n’existe tout simplement pas.

 Mauss ne sut jamais très bien quelle conclusion pratique en tirer. L’expérience russe l’avait convaincu que les relations d’achat et de vente ne peuvent pas être éliminées d’une société moderne, au moins « dans un avenir prévisible », mais que l’on peut se débarrasser de l’ethos du marché. Il est possible d’organiser le travail sur un mode coopératif, de garantir une protection sociale effective et de créer un nouvel ethos selon lequel la seule justification à l’accumulation de la richesse serait la capacité à tout donner. Avec, au bout du compte, une société dans laquelle les valeurs les plus hautes consisteraient dans « la joie de donner en public, de la dépense artistique généreuse, dans le plaisir de l’hospitalité dans les fêtes publiques ou privées ».

 Vu dans une perspective actuelle, tout cela peut sembler quelque peu naïf. Mais pour l’essentiel, les intuitions centrales de Mauss semblent encore plus percutantes aujourd’hui qu’il y a 75 ans — maintenant que la « science » économique est devenue bel et bien la religion révélée de l’âge moderne. Tel était, en tout cas, le sentiment des fondateurs du MAUSS.

 Le projet du MAUSS naît en 1980 [1] à la suite, paraît-il, d’un déjeuner entre un sociologue français, Alain Caillé, et l’anthropologue suisse, Gerald Berthoud. Sortant de quelques jours de colloque interdisciplinaire sur le don, ils constatent avec stupéfaction qu’aucun des savants réunis ne semblait avoir soupçonné que la générosité ou une véritable préoccupation pour le bien-être d’autrui puissent constituer des mobiles significatifs du don. En réalité, le présupposé commun était que les « dons » n’existent pas en réalité ; grattez assez profondément et vous finirez toujours par découvrir, derrière toute action humaine, une stratégie de calcul égoïste. Plus bizarrement encore, les savants congressistes faisaient l’hypothèse que cette stratégie égoïste constitue toujours et nécessairement la vérité profonde de l’affaire ; plus réelle en tout état de cause que tout autre motif qui pourrait s’y mêler. Comme si pour être scientifique et « objectif », il fallait être complètement cynique. Pourquoi cette obligation de cynisme ?

 Pour l’expliquer, Caillé en vint à incriminer le christianisme. La Rome ancienne préservait encore quelque chose du vieil idéal aristocratique de la largesse. Les notables édifiaient des monuments et des jardins publics, et c’était à qui subventionnerait les jeux les plus magnifiques. Mais, de toute évidence, cette générosité était aussi blessante. Une des coutumes favorites consistait à jeter des pièces d’or et des joyaux à la foule, et à la regarder se ruer dessus et se battre dans la boue pour s’en emparer. C’est en réaction à de telles pratiques odieuses que les premiers chrétiens développèrent leur conception de la charité. La charité véritable ne doit s’appuyer sur aucun désir d’affirmer sa supériorité, de gagner des faveurs ou, plus généralement, sur aucun motif égoïste de quelque ordre qu’il soit. Si on peut penser que le donneur a gagné quelque chose dans l’affaire, alors c’est que son don n’en était pas un.

 Mais cette vision, à son tour, soulève des problèmes sans fin puisqu’il est très difficile d’imaginer un don qui ne rapporte rien. Même un acte absolument exempt d’égoïsme est susceptible de marquer des points auprès de Dieu. Ainsi fut prise l’habitude de scruter dans chaque acte la part d’égoïsme qui s’y dissimule et de considérer que c’est elle qui compte vraiment. C’est le même mouvement de la pensée qu’on retrouve systématiquement dans les sciences sociales modernes. Les économistes considèrent, comme les théologiens chrétiens, que s’il entre du plaisir dans un acte généreux, alors d’une manière ou d’une autre il l’est un peu moins. Ils ne divergent que sur l’appréciation morale de la chose. C’est pour contrecarrer cette logique particulièrement perverse que Mauss insistait sur le « plaisir » et la « joie » de donner. Dans les sociétés traditionnelles, personne ne voyait de contradiction entre ce que nous appellerions le self-interest, l’intérêt égoïste (une notion intraduisible dans la plupart des langues humaines, soit dit en passant), et le souci des autres. Le point fondamental dans le don traditionnel, c’est qu’il obéit à ces deux mobiles en même temps.

 C’est dans ce genre de discussions en tout cas que s’engagea le petit groupe de savants francophones (Caillé, Berthoud, Ahmet Insel, Serge Latouche, Paulette Taieb) qui allaient devenir le MAUSS. En réalité le groupe démarra sous la forme d’une revue, baptisée Bulletin du MAUSS — une très petite revue imprimée au petit bonheur et sur du mauvais papier —, que les auteurs concevaient aussi bien comme une sorte de plaisanterie que comme l’amorce d’un travail scientifique sérieux, voire comme la revue porte-drapeau d’un vaste mouvement international alors inexistant. Caillé écrivait des manifestes. Insel s’amusait à imaginer les grands congrès anti-utilitaristes mondiaux de l’avenir. Les articles sur l’économie alternaient avec des extraits de romans russes. Mais, progressivement, le mouvement commençait à prendre corps. Vers le milieu des années 90, le MAUSS était devenu un impressionnant réseau de chercheurs — allant des sociologues et des anthropologues aux économistes, aux historiens ou aux philosophes d’Europe, d’Afrique du Nord ou du Moyen-Orient — dont les idées s’exprimeraient dans pas moins de trois formules de la revue [2], dans une importante collection de livres (tous en français) et dans des rencontres annuelles.

 Après les grèves de 1995 et l’élection d’un gouvernement socialiste, les œuvres de Mauss lui-même ont connu en France un regain d’intérêt considérable avec la publication d’une nouvelle biographie et d’un recueil de ses écrits politiques. De son côté, le groupe du MAUSS est devenu de plus en plus engagé politiquement. En 1997, Caillé rédige un gros article intitulé « 30 thèses pour une gauche nouvelle », et le MAUSS commence à consacrer ses rencontres annuelles à des thèmes politiques. La réponse des Maussiens aux injonctions permanentes d’adopter le « modèle américain » et de démanteler le système français d’État-providence fut de commencer à propager une idée tout d’abord défendue par le champion de la Révolution américaine Thomas Paine : le revenu minimum garanti. La vraie réforme de la protection sociale, explique le MAUSS, ne passe pas par la liquidation des acquis sociaux, mais par une reformulation complète de ce que l’État doit aux citoyens. Débarrassons-nous des stages et des politiques spécifiques pour les chômeurs, et à la place, créons un système dans lequel chaque citoyen français se voit garantir le même revenu de base (par exemple, 20 000 euros versés directement par l’État). Après, à chacun de jouer [3].

 Il n’est pas très facile de savoir comment situer cette gauche maussienne, et d’autant moins qu’ ici ou là, M. Mauss est présenté comme une alternative à Marx. Il serait assez facile de s’en débarrasser en présentant les Maussiens comme des super-sociaux-démocrates, guère soucieux de transformer radicalement la société. En reconnaissant que le marché est pour partie inévitable, les « 30 thèses » de Caillé par exemple rejoignent Mauss ; mais, à l’instar de ce dernier, elles visent à l’abolition d’un capitalisme défini par une poursuite du profit financier devenue à elle-même sa propre fin. À un autre niveau, cependant, l’attaque maussienne contre la logique du marché est autrement plus profonde et plus radicale que tout ce qu’on trouve ailleurs aujourd’hui dans le champ intellectuel. C’est précisément pour cette raison sans doute que les intellectuels américains, et particulièrement ceux qui se croient les plus radicaux et les plus prompts à déconstruire tous les concepts — sauf ceux d’appât du gain ou d’égoïsme — ne savent tout simplement pas quoi faire des Maussiens et que leur travail a été largement ignoré.

(traduit par Pierre Eliac)

NOTES

[1Le Bulletin du MAUSS (1982-1988), puis La Revue du MAUSS trimestrielle (1989-1992), et enfin La Revue du MAUSS semestrielle, la formule actuelle née en 1993.

[2Le Bulletin du MAUSS (1982-1988), puis La Revue du MAUSS trimestrielle (1989-1992), et enfin La Revue du MAUSS semestrielle, la formule actuelle née en 1993.

[3Ici, David Graeber attribue au MAUSS les premières positions présentées en fait au départ par Philippe Van Parijs sous le nom d’allocation universelle, alors que le MAUSS défend un revenu de citoyenneté nullement incompatible avec le maintien du salaire minimum et de certaines mesures de politique sociale spécifiques le cas échéant. Les deux positions ont en commun d’affirmer un principe inconditionnel d’humanité ou/et de citoyenneté hiérarchiquement premier par rapport à toute considération d’efficacité instrumentale. Par ailleurs, 20 000 euros n’ont de sens qu’à titre de capital inconditionnel et non de revenu minimum [NdT].