Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Laurie Catteeuw

Denis Crouzet, « Les Enfants bourreaux au temps des guerres de Religion »

Texte publié le 3 septembre 2020

Laurie Catteeuw est docteure en philosophie politique (laboratoire Sophiapol), directrice de crèches et formatrice. Avant de se positionner sur le terrain du travail social, elle a été attachée de recherche à l’EHESS, chercheuse contractuelle au CNRS, chargée de cours à Sciences Po Paris et rédactrice en chef adjointe de la Revue de synthèse. Elle a travaillé sur les rapports entre Censures et raisons d’Etat (Paris, Albin Michel, 2012), la sauvegarde des libertés fondamentales, la question du mensonge et de l’éducation politique moderne. Elle consacre désormais ses travaux au domaine de la petite enfance, à la philosophie du premier âge et l’éveil à la citoyenneté dans une démarche transculturelle. Elle fait partie du groupe pédagogie de l’association Pikler-Lóczy France. Par sa pratique, elle s’inscrit dans l’héritage de la pédagogie institutionnelle. Elle a publié « Identité, petite enfance et philosophie. Georges Devereux hors les murs », L’Autre, cliniques, cultures et sociétés (n° 3, 2016, p. 300-310) et « L’espace potentiel, lieu de socialisation. Winnicott, la philosophie et les jeunes enfants », Spirale, n° 88, 2018 (repris dans Miriam Rasse, dir., La Socialisation dans la petite enfance, Toulouse, Erès, Collection « 1001 BB », 2020, p. 213-253).

Maltraitances baroques

À propos de Denis Crouzet, Les Enfants bourreaux au temps des guerres de Religion, Paris, Albin Michel (Bibliothèque Histoire), 2020, 325 p.

Masqués de leur seule innocence, des enfants de deux à quatorze ans, « bourreaux » et voleurs de cadavres, défilent par les rues, têtes nues, pour perpétrer d’abominables cruautés. Nous sommes en 1559, « des petits enfants » se saisissent du corps d’un hérétique supplicié : « entre autres choses par trop barbares, ses entrailles lui furent arrachées du ventre, traînées par la ville, puis jetées dans les fossés d’icelle, en un lieu le plus puant et le plus infect. Son cœur et son foie furent départis, emmanchés dans des bâtons et portés par la ville comme en triomphe. Bref, leur rage [celle des petits enfants] fut si débordée que l’un d’eux présenta un morceau de ce foie à son chien, auquel fût trouvé plus d’humanité qu’aux hommes, car il le refusa » (relaté p. 104).

Durant les guerres de Religion, ces scènes se répètent. Ces enfants, rangés à la cause du catholicisme, combattraient ainsi les protestants à leur manière. Après la mise à mort par le bourreau, ils décrochent les cadavres des potences pour s’approprier ces objets macabres. Ici, l’humanité n’excède l’animal que par sa cruauté. L’enfant est devenu pire que son chien ! Pourtant, à quelques exceptions près, l’ouvrage, de plus de 300 pages, nous livre un portrait de ces jeunes enfants en innocents. Pourquoi ces « enfants bourreaux » sont-ils des innocents ? Et pourquoi ces innocents sont-ils des « bourreaux » ?

Le système interprétatif de l’historien fait entrer ces violences enfantines dans l’arsenal symbolique des guerres de Religion. Le lecteur se réjouit de voir une place enfin accordée aux enfants dans le traitement des sources devenues classiques, pour cette période : traités, pamphlets, chansons, écrits d’auteurs connus, méconnus, anonymes, etc., exhumés notamment depuis les Guerriers de Dieu (D. Crouzet, Champ Vallon, 1990). Des textes cités, il ressort que « l’enfance est Dieu parmi les hommes » (p. 137). Ainsi, exercée sous le signe de Dieu, cette « violence spontanée des petits enfants » est « merveilleuse », « miraculeuse » (p. 156). Il émerge un devoir de combattre les hérétiques (ie les protestants), un « devoir de violence » (p. 125) pour lequel la petite enfance est perçue comme « une humanité de Dieu », une « innocence sacrale » (p. 130). Nous sommes en plein mystère… l’historien en appelle à la « réversibilité biblique de la violence » (p. 160), donnant aux crimes enfantins un caractère sacré. Les enfants deviennent le moyen de faire accomplir des violences sous couvert de leur innocence ! Ainsi, de ce simple argument, tout bascule.

L’innocence devient l’opérateur du transfert d’attributs divins chez les jeunes enfants, comme la sacralité. L’opération symbolique est délicate ; l’opération politique, très grossière. Les exemples ne manquent pas : « la sainteté de l’enfant bourreau » (p. 192) surgit lors du régicide de 1589 (Henri III) ; plus loin, « la violence et la sainteté sont synonymes » (p. 216). Enfin, dans un tel contexte, « les petits enfants du royaume de France voulaient se faire les guides et les pédagogues d’une Vérité qui exigeait que tous les hérétiques du royaume soient exterminés, sans exception » (p. 238). On voit ici le glissement de sens qui prête aux enfants le désir, le rôle moteur du choix du crime.

Tout est décrit comme si les enfants étaient les acteurs de cette opération symbolique qui les montre tels des ambassadeurs d’un office divin sur Terre. Ainsi, les agissements criminels des enfants sont présentés comme « le redoublement de la sentence qui rend obsolète le jugement rendu par la justice des adultes, donc par le pouvoir institué » (p. 48). Serait-ce à penser qu’aux cœur des guerres de Religion, les enfants prennent le pouvoir ? Qu’ils se font eux-mêmes pouvoir constituant ? Pour des raisons religieuses ? Ici comme ailleurs, « l’innocence relève du “principe de l’autorité“ » (E. Garin, p. 189). Sans innocence, pas de crimes justifiés. Ainsi, parés de leurs prétendus innocence et caractère divin, les enfants paraissent tout puissants là où ils ne sont que de misérables objets du pouvoir.

L’historien présente les sources qu’il cite, nombreuses et variées, sans véritablement les mettre en perspective. Il en fait fonctionner les arguments à la manière dont ils pouvaient être utilisés à l’époque, au cœur de ces guerres. La peinture qui en ressort est très réaliste, impressionnante. Le lecteur ne sait pas, au fond, ce que l’historien en pense mais il connaît son intention : se distinguer « des vulgates historiographiques » habituelles pour proposer un « voyage dans une terrible petite enfance ». Certes, mais ce voyage ne considère l’enfant que du seul point de vue théologico-politique. En arguant de sa célèbre innocence, il s’agit de « transformer le peuple des enfants de Dieu en un corps mystique » (p. 238), de lui faire représenter Dieu sur Terre ; et ainsi, d’incarner une symbolique politique allant jusqu’à mettre en cause l’autorité du roi (p. 271). L’enfant est devenu un criminel sacré.

Si l’on change de point de vue, si l’on adopte celui de l’enfant, nous sommes ici face à une description d’une forme particulière de maltraitance du jeune enfant à l’époque moderne, une maltraitance à la fois politique et religieuse. Cela, car la mécanique historique décrite par l’auteur est elle-même indissociablement politique et religieuse : elle relève de la métamorphose des enfants en corps mystique, incarnant la sacralité à l’œuvre dans le crime de guerre. Il n’y a plus d’individualité.

Ainsi, d’enfance et de petite enfance, il n’est point question. L’enfant est devenu un objet, une arme de guerre, un moyen puissant d’une idéologie, d’une religion. Rien n’est précisé sur ce qu’est un enfant, son développement, ses besoins, son imaginaire créatif, ses compétences pour penser et se socialiser dès le plus jeune âge. Rien non plus sur ses conditions réelles d’existence à l’époque : la mortalité élevée, les infanticides habituels, les placements chez des nourrices, les abandons quotidiens, etc.

L’historien n’interroge pas l’injonction paradoxale qui lui est intimée : enfant, par ton innocence, sois criminel ! Cette interrogation ne transparaît pas car il faut adopter, dans cette histoire, le positionnement de l’enfant pour qu’elle émerge. En restant campé sur la position religieuse, l’historien décrit toutes les nuances, toutes les subtilités de ces violences enfantines mais il ne les qualifie pas pour ce qu’elles sont. Quant à savoir qui formule et impose cette injonction, cela reste un mystère. La société des guerres de Religion ne peut offrir aux enfants qu’une « pédagogie de l’inhumain de soi » (p. 66). Pourtant, être un enfant, c’est le devenir. Et devenir enfant, c’est s’humaniser (Winnicott) : par l’éducation, les soins, l’attachement, la socialisation. Les sociétés de guerre ont bien du mal à engager un tel travail d’humanisation.

Se désintéressant de la « psyché enfantine qui a pu déterminer ce basculement dans l’inhumain » (p. 30), l’auteur se désintéresse aussi de l’enfant, de ce processus qui fait que naître, c’est s’humaniser. Les interprétations et les représentations de l’enfance sont toutes tournées ici vers le péché. C’est pourquoi l’innocence religieuse supputée dans ces pages sera le seul axe d’intérêt pour ces enfants, qui pourront ainsi devenir des « bourreaux ». Mais qui sont ces enfants ?

Voici ce que nous lisons dans un épisode postérieur à la signature de l’Edit de Nantes (1598), au temps où la pacification du royaume avait débuté. Il relate des troubles et des violences d’enfants qui détruisent des maisons de réformés : « L’état d’urgence est proclamé par le magistrat […]. Un procès-verbal est dressé, commandant aux parents de garder chez eux les enfants, sur peine de devoir en répondre… Il est prohibé, à cause du rôle mobilisateur des rumeurs, de faire courir de faux bruits, de tenir “aucun propos scandaleus“ [sic] incitant le peuple à la sédition » (p. 252). La grille d’interprétation entièrement tournée vers des motifs religieux donne l’impression que ces enfants n’ont ni parents, ni société, ni lois régissant les interdits, les autorisations, les droits et les devoirs (Pour une telle approche, voir Philippe Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Le Seuil, 1973.)

Ainsi, l’auteur ne se prononce pas sur l’enrôlement des enfants par des adultes, des religieux fanatiques, des idéologues, etc. Progressivement, le lecteur comprend, non sans étonnement, que ce point ne fait pas partie du sujet de l’ouvrage. Cela, au motif du manque de source : « Mais quant à savoir d’où viennent les petits enfants, s’ils sont manipulés par des prêtres [ou certaines paroisses…], aucune indication n’est donnée » (p. 250).

De ce fort volume, qui relate à foison des crimes et des violences d’enfants, l’hypothèse de leur instrumentalisation n’apparaît qu’au crépuscule de cette histoire, page 254 : « il est fortement envisageable que les adultes aient instrumentalisés les petits enfants, qu’ils les aient placés sur le devant de la scène afin que leur innocence mette en cause les protestants comme étant ceux qui n’adhèrent pas à la communauté civique ». Les « enfants bourreaux » semblent n’être « passibles d’aucune justice », « ils ont agi […] sous la garantie sacrée de l’innocence enfantine, de la capacité de celle-ci à parler pour Dieu, à dire ce que Dieu proclame » (p. 254-255). Au final, les petits enfants paraissent vouloir « signifier qu’un souverain qui protège des ennemis de Dieu exerce mal sa justice, que son “peuple“ a le droit d’assumer la défense, par-delà le commissaire qui le représente [ie le roi], de bons catholiques ». Ainsi, « n’ont-ils pas proclamé au roi quels étaient ses devoirs ? » (p. 255). Ce sont donc eux, « les petits enfants » qui « instrumentalisaient » (p.254) cette symbolique religieuse et politique. Durant ces conflits, les enfants seraient devenus des acteurs de première importance ! Ils voulaient, désiraient, dictaient au roi.

Dans cette lecture donnée par l’historien, l’enfant n’existe pas. L’enfant en tant que personne n’est pas encore advenu ! Il n’est considéré que par le rôle religieux (et son pouvoir politique) que lui donne l’adulte en guerre. Dans les sources de l’époque moderne, il est normal que l’enfant en tant que personne n’existe pas. Dans les analyses historiques portant sur ces sources, il n’est pas recevable que l’enfant en tant que personne ne soit pas pris en compte, comme si sa compréhension s’ancrait dans un horizon clos par un schéma, des croyances, des représentations se répétant mécaniquement, sans apports nouveaux, du 16e au 21e siècle…

Dans cette histoire de pouvoirs, telle qu’elle nous est racontée, tout se passe comme si les enfants étaient maîtres de leurs actions, choisies selon leur libre arbitre : « Les enfants se mettent en situation prophétique » (p. 102), « les enfants s’appropriaient en quelque sorte le rôle du prêtre » (p. 115). Dans un autre exemple les enfants auraient signifié, par eux-mêmes, « qu’ils étaient les émissaires de la justice biblique de Dieu et les médiateurs, auprès du peuple catholique, du devoir de violence » (p. 159). Ce pouvoir donné aux enfants n’a d’égal que le manque d’intérêt qui leur est porté. Sont absents de cette histoire les acteurs, les responsables, les metteurs en scène, les auteurs du scenario. Il est d’ailleurs étrange, au fil des pages, de voir s’écrire, en creux, une histoire de la déresponsabilisation des instances d’endoctrinement et des institutions maltraitantes des enfants. Enfin, en miroir de cette histoire fugace, le lecteur attend en vain de voir posée et traitée une question fondamentale suscitée par ce travail d’historien : l’Église avait-elle vraiment besoin des enfants pour mener ses combats contre la liberté de conscience ?

Au final, le récit historique déployé dans l’ouvrage semble relever des mystères. De la même manière qu’il y avait à l’époque moderne des arcanes du pouvoir, des mystères religieux, il y a ici des mystères d’ordre historique. Quels sont-ils dans cette enquête complexe, pour laisser de côté les acteurs principaux, en attribuant aux enfants le premier rôle lorsqu’ils ne sont qu’instrumentalisés ? L’ouvrage entier fonctionne comme un mystère. Qui sont ces enfants ? Sont-ils seuls ? Ont-ils des parents ? Où sont les hommes, les femmes qui veillent sur eux et les nourrissent ? Où sont les lois qui leur donnent leurs droits et leurs devoirs, qui régissent leurs vies, leurs abandons, leurs maltraitances ordinaires ? Sont-ils instrumentalisés, endoctrinés ? Oui, non, comment ? Rien de tout cela n’est précisé. Ce qui est parfaitement décrit en revanche, ce sont les opérations symboliques, religieuses et politiques qui font de ces enfants des victimes de guerre, de manière désincarnée. Alors, qui sont les bourreaux ?

Le lecteur pourra se demander quelle image de l’enfant donne aujourd’hui ce livre d’historien. Participe-t-il ou non à l’évolution des représentations du jeune enfant dans la société actuelle ? En quoi contribue-t-il à la compréhension des enfants, de leurs histoires, de leurs besoins, de leurs pouvoirs, de leurs faiblesses ? L’ouvrage est centré sur des représentations d’enfants obsolètes, forgées par des adultes qui ne regardent l’enfance qu’à travers le prisme des guerres de Religion, jamais de leur résolution. Ainsi, le lecteur est plongé dans la multitude des crimes relatés, sans que soit rappelé à son esprit l’élément de sortie de crise : la liberté de conscience. L’ouvrage se passe de cette liberté, la seule à pouvoir résoudre durablement les conflits religieux. Serait-ce que la liberté, la liberté de conscience et la pensée n’appartiendraient pas pleinement au domaine de l’enfance ? Dans cette histoire, les enfants ne seraient-ils concernés que par les crimes ?

Il est étonnant de voir à quel point le sujet de ce livre, les « enfants bourreaux », fait peu de cas des enfants. Qui plus est, les qualifier de « bourreaux » laisse perplexe. Un bourreau se définit par trois éléments essentiels : il exécute une peine ordonnée par une cour de justice ; il procède à la mise à mort d’un condamné ; il accomplit ses fonctions masqué, la tête couverte. Les enfants décrits ici n’opèrent sur ordre d’aucune cour de justice ; ils ne mettent pas à mort mais agissent sur des cadavres ; enfin, ils vont tête nue, masqués de leur seule innocence, de cette prétendue innocence au motif religieux. L’innocence devient ainsi le masque des « enfants bourreaux ». Mais il manque à cet ouvrage d’avoir établi qui étaient les bourreaux de ces enfants-là.

Laurie Catteeuw

NOTES