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Olivier Londeix

Les usages du don dans la fabrique du client chez Casino (1898-1960)

Texte publié le 13 mai 2020

Faire appel à la théorie du don pour étudier les archives d’une société commerciale peut paraître inédit, même si la chose est (presque) devenue habituelle en sciences de gestion [1]. Dans cet article, nous montrerons quels ont été les usages du don chez les Établissements économiques du Casino, une société d’alimentation fondée par Geoffroy Guichard à Saint-Étienne en 1898 [2]. La chaîne de magasins à succursale se caractérise par l’intégration au sein d’une même entreprise des fonctions de gros et de détail ; son modèle d’affaires repose sur le stockage de la marchandise dans des entrepôts assurant l’approvisionnement de centaines de magasins de vente au détail. Avec les coopératives de consommation, les sociétés succursalistes incarnent la deuxième vague de modernisation du commerce de détail, après l’émergence des grands magasins et avant l’apparition de la grande distribution. Nous définirons le don tel que circonscrit par Alain Testart pour illustrer la notion d’échange non marchand [3]. Le don diffère de l’échange en ce qu’il n’induit pas pour celui qui engage la transaction, le droit d’exiger une contrepartie. L’échange marchand pouvant se faire sans aucune autre relation que le seul rapport échangiste, n’implique pas de lien durable, contrairement à l’échange non marchand, qui intervient dans le cas où les rapports personnels d’amitié prédominent sur la relation échangiste. En manifestant la circulation de quelque chose de plus que ce qui est dû, le don permet de créer du lien. Chez Casino, l’instauration de relations de confiance et de fidélité entre le vendeur et l’acheteur constitue un avantage susceptible de compenser l’usage abondant du crédit par les commerçants indépendants ou la distribution de bonifications par les coopératives de consommation. La confiance et la fidélité ne sont donc pas laissées au hasard de l’habitude, de la rumeur ou livrées à la fantaisie des gérants, dans un contexte au sein duquel les affaires reposent, en premier et en dernier lieu sur la force du lien marchand. Avant d’évoquer la question du don, nous commencerons par rendre compte des « normes » définies par Alvin Gouldner afin d’aborder les fondements de la relation marchande [4].

Normaliser la prise en charge de l’acheteur

La « norme de réciprocité » repose sur un jeu de rôles ou de statuts, elle peut être considérée comme le fondement de toute relation sociale [5]. Le champ de la réciprocité couvre une riche gamme de pratiques sociales dont le point commun réside dans l’« obligation de rendre ». Chacun joue un jeu social, à son tour et selon des règles de convenances et de politesse, comme préalable à toute forme de confiance. Comme pour toute relation sociale, le respect mutuel est un principe élémentaire que l’on pourrait dire évangélique : « ne faites donc pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fasse à vous-même » [6]. Dans un contexte où les relations commerciales sont souvent empreintes de rapports de force, la direction de Casino commence par bousculer les habitudes commerciales consistant à considérer le client comme un adversaire ou une proie [7].

Le formatage de la relation marchande

Sans doute peut-on considérer les relations « réciproques » comme un progrès, dans la mesure où elles entrent dans un processus de pacification des habitudes commerciales [8]. Les préjugés existant à l’encontre du commerce et des commerçants s’étalent au fil des pages des manuels de savoir-vivre. Tel auteur insiste sur le fait que « beaucoup de gens s’imaginent que parce que les marchands échangent leurs articles pour de l’argent, on ne leur doit aucun égard » [9]. Tel autre conclut : « ce n’est pas parce qu’on paye, qu’on a le droit d’être malhonnête et grossier » [10]. Il est vrai que l’habitude de marchander pèse sur la qualité des relations commerciales, dans un contexte où le client est souvent considéré comme un « ennemi » [11]. À l’inverse, le gérant succursaliste doit détromper ceux parmi les acheteurs qui continuent de se considérer être la proie des commerçants, en acceptant par exemple de manquer une vente pour gagner leur confiance. Le terme de formatage n’est pas trop fort, tant certaines consignes paraissent aller à l’encontre des habitudes marchandes de calcul. Osons évoquer un processus de civilisation des mœurs commerçantes quand la direction de Casino affirme : « gérants, mes amis, ayez tout de suite l’air intéressé, non pas par l’argent qui va rentrer dans votre caisse, mais par le besoin que manifeste votre client » [12]. Chez Casino, le partage des tâches est simple : le siège calcule les prix de vente avant de les imposer aux détaillants. Il décharge ces derniers des principales opérations comptables pour leur demander de mieux se consacrer aux relations humaines. Quand la direction lance le « Concours de l’acheteur inconnu », en 1931, la visite impromptue d’un inspecteur doit pousser les vendeurs à faire leur « examen de conscience commerciale » [13] : ai-je bien accueilli mon client, lui ai-je dit bonjour, l’ai-je remercié, lui ai-je dit au revoir, l’ai-je accompagné à la porte ? Le concours est aussi l’occasion de rappeler ce que doit « être un bon vendeur aimable » [14] : il aide un client à ranger dans son sac les articles qu’il vient d’acheter ; offre une chaise à un client âgé ou fatigué ; il prête un parapluie à une cliente surprise par une averse ou fait traverser la rue à un enfant.

Professionnaliser l’accueil de l’acheteur

C’est dans le cadre de cette standardisation du service que les sociétés à succursales évoluent vers une normalisation de l’accueil [15]. La première des exigences imposées au gérant tient à l’hygiène et à la tenue personnelle : la maison-mère ne veut plus voir de commerçants portant des barbes de huit jours ou de commerçantes échevelées. Les mains du vendeur sont la partie du corps à la fois la plus visible et la plus sensible. Un vêtement plus ou moins uniforme doit manifester l’identité de l’enseigne [16] : pour les hommes, une blouse rayée en bleu et blanc avec un tablier bleu ; pour les femmes, un tablier à bavettes avec des manches à carreaux bleus et blancs [17]. Les inspecteurs s’appliquent à vérifier l’affichage des prix, contre l’habitude consistant à fixer les tarifs « au jugé », c’est-à-dire en fonction de l’estimation du pouvoir d’achat du prospect. Mais la direction veut aller beaucoup plus loin en mettant fin à toute inégalité dans le traitement du public. L’expression de « cochon de payant » doit être bannie, elle désigne un acheteur inconnu à qui le commerçant fait payer la marchandise plus cher qu’à un client reconnu. L’acheteur doit devenir l’hôte du détaillant dès qu’il franchit le pas de sa porte, faire l’objet du respect qui lui est dû pour lui-même. Le gérant se doit de servir « le client à 0,10 Fr. avec la même bonne grâce que le client à 20 Fr. ou à 50 Fr., l’ouvrier comme le paysan, le pauvre comme le riche » [18]. Après la Première Guerre mondiale, les vendeurs sont même amenés à considérer les enfants avec autant de respect que les adultes [19]. S’ils ne disposent pas de l’article demandé, ils doivent laisser choisir l’enfant chargé de la commission en guidant son choix [20]. De même, lui rend-on exactement la monnaie !

Les circulaires de Casino insistent sur la nécessité de sourire, nonobstant les soucis personnels. La question apparaît pour la première fois dans les archives, quand une circulaire présente la « vente active » d’origine américaine en 1920 [21]. Des formules faciles à mémoriser se renouvellent au fil des exemplaires de Casino Magazine, tel un proverbe chinois : « l’homme au visage qui ne sourit pas n’a pas à ouvrir boutique » [22]. Sourire n’est pas une question de sentiment, ce ne doit pas être le fait d’une disposition de circonstance car « c’est surtout après un échec que vous devez garder le sourire » [23]. Nous touchons ici à une spécificité des métiers de la vente et de l’accueil, dans lesquels l’accent est porté sur le « travail émotionnel » des employés [24]. Arlie Hochschild désigne ainsi l’acte par lequel chacun peut essayer de changer le degré ou la qualité d’une émotion ou d’un sentiment. Les émotions peuvent être soumises à des actes de gestion consistant à effectuer un travail qui vise à produire ou à inhiber des sentiments, de façon à les rendre « appropriés » à la situation [25]. L’histoire de Casino démontre en tous les cas une pratique plus ancienne que ne le suggère la sociologue américaine.

Construire une relation de clientèle

La « norme de bienfaisance » est présentée par Alvin Gouldner comme le moyen d’échapper à une relation mécanique ou exclusive de réciprocité [26]. À la différence de cette dernière, la norme de bienfaisance ne repose pas sur le donnant-donnant mais sur « quelque chose pour rien » - something for nothing. Même en ce qui concerne les échanges économiques, l’auteur pense qu’aucune relation humaine ne saurait être durable en s’appuyant sur la seule réciprocité. La direction de Casino présente ainsi le colporteur en contre-exemple : « un gérant n’est pas un camelot. Un camelot essaie de faire acheter le plus de marchandises possibles aux badauds qui viennent l’écouter. Ensuite il s’en va plus loin » [27]. Alors que le marchand ambulant ne connaîtrait que des transactions ponctuelles et éphémères, le commerçant sédentaire a une clientèle à satisfaire. Enfin, le commerçant peut essayer grâce à la bienfaisance, de détourner le client d’une vision exclusivement focalisée sur le prix [28].
Les primes, un échange non-marchand ?

Le principe de la fidélisation du client part d’un constat simple : il est plus coûteux de « faire un client » [29]que de le conserver. C’est ce qui explique la distribution des primes : des objets de valeur marchande de nature différente des articles constituant l’approvisionnement de la boutique, remis gracieusement aux ménagères à l’occasion de l’achat, en une ou plusieurs fois, d’une certaine quantité de marchandise. Grâce à la collection des timbres-primes, le client peut choisir parmi des centaines d’objets-primes présentés en catalogue : « il faut leur mettre le doigt dans l’engrenage […] et leur faire prendre pièce à pièce leur service complet de table ou à thé » [30]. Instituée chez Casino dès le début de son activité, la distribution des primes s’avère difficilement réductible à un « pur » échange marchand. D’une part, elle crée une sorte de dette, car l’enseigne se rend débitrice vis-à-vis de ses clients et un lien, certes impersonnel mais réel, attache le client à l’enseigne. L’idée de séquence temporelle est essentielle car le caractère différé entre un transfert et un contre-transfert la distingue des transactions instantanées, monétaires (échange d’argent contre marchandises) ou rituelles (échange de politesses). Tout l’intérêt réside dans ce déséquilibre et le prolongement perpétuel de l’apurement des comptes [31]. Susan Strasser évoque un « patronage continuel » [32] à l’égard de la clientèle. Mais l’analyse fournie par Alain Testart reste la plus percutante [33] . Il montre que « la relation d’échange elle-même se trouve invariablement associée à des éléments de don », quand il atteste de la nature oblative des cadeaux faits par les commerçants : « lorsque nous achetons un paquet de lessive sur lequel est écrit en gros caractères ’’dix francs de réduction’’ ou si cela permet de gagner quelque affreux joujou en plastique qui amusera nos enfants encore immatures, il y a bien cadeau, il y a bien un don de la part du vendeur » [34]. Cela signifie, dans le cadre de l’échange non marchand défini par l’auteur, qu’un échange associé à un don ne l’empêche pas d’être un échange [35] . Terminons en précisant que la prime constitue ce que Viviana Zelizer appelle une monnaie « parallèle », utilisable uniquement sur un certain marché, pour certains biens [36]. La sociologue américaine a montré comment les agents exercent sur ces « monnaies multiples » des opérations de marquage et de différenciation qui contraignent leur usage. Dans notre cas, les timbres permettent aux ménagères d’économiser des sommes réservées à l’acquisition de biens que leurs maris ne leurs auraient sans doute pas laissé acheter avec de la monnaie légale, par exemple ceux destinés à orner la table ou à décorer la maison.

Les ambiguïtés de « l’amitié commerciale »

Comme en ce qui concerne le sourire, le thème de l’amitié apparaît dans les circulaires de Casino en 1920, avec la demande exprimée au gérant de « se faire des amis de sa clientèle » [37]. Précisons-le tout de suite, cette relation d’amitié commerciale ne ressemble pas nécessairement à la notion commune et informelle de l’amitié. Elle se tisse au gré des dispositions personnelles, mais plus sûrement de dispositifs spécifiques de fidélisation. La direction de Casino présente en effet les primes comme des cadeaux, précisant que « le plaisir des cadeaux est resté dans les traditions familiales, car c’est le symbole de l’amitié… Voilà la source des primes » [38]. La relation d’échange se trouve invariablement associée à des gratifications dont la raison d’être réside dans l’amitié qui lie les partenaires : le bon commerçant doit mettre « tout en œuvre pour se faire d’un client nouveau, un ami donc un client fidèle » [39]. L’échange non marchand semble faire jouer aux individus un rôle plus grand, en faisant mine d’oublier les relations de valeur entre les choses. Grâce au carnet-boni (nécessaire pour profiter des primes), la proportion des clients de Casino enregistrés atteint à la fin des années 1920 une proportion de plus de 85% des acheteurs [40]. Nous retrouvons ainsi, dans la notion de patronage et de clientèle un ordre dans lequel la société est d’abord l’association de familles, une société dans laquelle les relations de cadeaux et de services reposent sur des rapports de protecteurs à protégés. Le registre de la bienveillance renvoie au familialisme qui organise les relations humaines au sein de l’entreprise stéphanoise. Désireux de trouver chez ses collaborateurs des êtres capables de s’abstraire de la notion de calcul ou de contrat, Geoffroy Guichard loue par exemple les ouvriers américains sur qui leur société peut compter « comme sur un ami » [41].

La nécessaire évolution du lien marchand

Alvin Gouldner montre enfin quel risque d’exploitation découle d’une situation déséquilibrée [42]. Si la bienfaisance s’applique d’abord au cas typique des relations entre parents et enfants, elle se manifeste également dans la relation de clientèle avec le risque de basculer dans un rapport asymétrique pouvant être vécu de façon oppressante - même si la perception de la situation par le client n’a pas laissé de trace directe dans les archives. Or la période de pénurie durant la Seconde Guerre mondiale n’a rien fait pour améliorer la méfiance des Français vis-à-vis du commerce et des commerçants.

Le danger d’une relation asymétrique

De façon paradoxale, l’amitié peut faire l’objet de prolongements agonistiques, quand Dale Carnegie l’associe par exemple au pouvoir d’influence. L’ambiguïté apparaît sans far quand la direction conseille aux gérants de ne jamais hésiter « à obliger un client dans toutes circonstances et pour les questions mêmes étrangères à votre commerce » [43]. Le gérant doit s’efforcer de procurer du travail à un client (des leçons, des travaux de ménage, etc.), il se propose d’être son témoin (État civil, passeport, etc.), de l’aider à effectuer une démarche, il assiste à des messes de mariage ou des enterrements [44]. La multiplication des consignes visant à donner au gérant l’initiative du don peut devenir pesante en période de pénurie, quand l’évidence de la domination du commerçant peut se manifester de façon cruelle. Dans un tel contexte, la relation commerciale bascule dans l’infantilisation du client. Comme le suggère l’étymologie, celui qui demande (et obéit) continue de réclamer les articles au commerçant, qui reste seul maître de leur manipulation - jusqu’à l’arrivée du libre-service [45]. L’inconditionnalité dans la conduite du commerçant envers ses clients peut renforcer ce caractère infantile, surtout quand il est se présente lui-même comme un notable [46]. Ainsi la direction de Casino perçoit-elle le danger d’une position de domination, dès 1941, quand elle dénonce les commerçants qui profitent de la situation de pénurie « pour afficher leur mauvaise humeur, répondre vertement aux clients, les rabrouer même à la première occasion [ou ceux qui] affectent pour céder un peu de marchandise, contre argent comptant, un air de condescendance et des attitudes théâtrales qui, en temps normal, éloigneraient les clients de leur boutique comme de la peste » [47]. Elle se voit obligée de rappeler en 1942 que « le client est un roi. De par son essence, le client reste le roi » [48].

Des clients en voie de détachement

Susan Strasser a montré comment l’absence de cadeau ou de lien peut constituer un argument de vente [49]. De fait, les services commerciaux de Casino misent autant sur la loyauté du client que sur sa capacité à calculer [50]. Comme beaucoup de succursalistes, le Stéphanois a adopté une démarche d’opposition à la politique de valorisation des marques de fabricants, les qualifiants le cas échéant d’ « étrangères » à ses boutiques. La volonté de tisser un lien marchand n’empêche pas les sociétés succursalistes d’être à l’origine des mécanismes conduisant à la fabrique du consommateur, un agent défini par sa capacité de choisir de façon autonome, en l’absence de tout face à face [51]. Les sociétés succursalistes Goulet-Turpin et Casino sont les premières à mettre en place le libre-service en France, en 1948, avant l’ouverture du premier supermarché dix ans plus tard. Comment dès lors s’étonner que certains clients aient pu, après des années de loyauté plus ou moins contrainte, vivre l’ouverture des grandes surfaces à libre-service comme une délivrance [52] ? Un nouveau consommateur, détaché des liens marchands et focalisé sur les prix deviendrait l’idéal-type aux États-Unis à partir des années 1930, au moment où beaucoup d’Européens continuent d’appréhender le prix élevé comme un gage de qualité [53]. Certes, la décision est prise par Casino en 1956 de ne plus ouvrir ou rénover de succursales qu’en libre-service, mais cette évolution s’effectue au sein de structures immobilières contraintes, souvent inférieures à 40 mètres-carrés. Contrairement aux États-Unis, où elle est étroitement liée à la création des supermarchés, l’introduction du libre-service se fait surtout sous la forme d’une transformation des magasins existants. Les entreprises de la génération de Casino ne semblent pas désireuses de remplir toutes les conditions d’exercice de la liberté de choix du consommateur, jouer à plein la « guerre des prix » et accompagner le remplacement du lien personnel par de nouveaux dispositifs marchands. Répugnant à tirer toutes les conséquences opérationnelles et stratégiques de cette révolution commerciale, la famille Guichard décline l’offre de Marcel Fournier de s’associer pour créer l’hypermarché.

Le 18 mai 1960, Casino inaugurait son premier supermarché à Grenoble, un magasin proposant l’ensemble des produits alimentaires en libre-service sur une surface de 850 mètres-carrés. Mais les nouveaux acteurs de la grande distribution (comme Carrefour ou Leclerc) devaient exploiter mieux qu’elle les possibilités offertes par le libre-service et le prix pour transformer les clients en consommateurs de marques. Après avoir écrasé les succursalistes (à l’exception de Casino), cette génération d’opérateurs devait pourtant de nouveau chercher à s’attacher le public. Ignorants de l’histoire du lien marchand [54], les marketers concluaient à la nouveauté du phénomène, le plus souvent daté du milieu des années 1970 et théorisé comme l’évolution « du paradigme transactionnel au paradigme relationnel » [55]. De fait, les enseignes de la grande distribution ambitionnent à leur tour de tisser du lien avec les consommateurs à partir des années 1980. Chez Casino, une carte privative de paiement est créée en 1983 dans le but de resserrer un lien de fidélité avec les consommateurs, tout en se donnant les moyens de les attacher par le biais du crédit [56]. En tout état de cause, la pérennité des dispositifs destinés à s’attacher le client montre la difficulté de mettre un terme à la contamination de l’échange marchand par le don. La chose était déjà clairement explosée lors des débats parlementaires au sujet de l’interdiction des primes (entre 1905 et 1951), quand l’un des arguments de la défense reposait sur le caractère inévitable des « cadeaux » [57]. Les derniers dispositifs mis en œuvre relèvent de la même entreprise, consistant à créer des habitudes d’achat tout en éludant le lien marchand.

NOTES

[1Cf. Bernard Cova, « Aux limites des dernières théories en management : le don ! », Revue du MAUSS, 2003/2, pp. 158-174 ; Jacqueline Winnepenninckx, « La lecture anthropologique du cadeau en marketing : une approche multidimensionnelle du lien marchand », in Franck Cochoy (dir.), Du lien marchand, op. cit,, pp. 219-240. Sans oublier « Consommer, donner, s’adonner », Revue du MAUSS, 2014/2 n°44.

[2Nous avons pu étudier les archives du Groupe Casino au siège social en 2014 avant qu’elles ne soient déposées aux Archives municipales de Saint-Étienne – AM SE.

[3Alain Testart, « Échange marchand, échange non marchand », Revue française de sociologie, 2001, 42-4. pp. 719-748.

[4Alvin Gouldner, For Sociology. Renewal and Critique in Sociology today, London, Penguin Books, 1975.

[5Alvin Gouldner, For Sociology, idem., p. 242.

[6Circulaire Casino du 5 février 1932.

[7Cf. Alain Plessis, « L’opinion des Français sur le monde de la boutique », in Jacques Marseille, La révolution commerciale en France, Paris, Le Monde Éditions, 1998, pp. 11-17 ou concernant les relations entre détaillant et ménagère, Tracey Deutsch, Building a Housewife’s Paradise, Chapel Hill, University of North Carolina, 2010.

[8C’est la thèse défendue pour les États-Unis par Mark Tadajewski in « The foundations of relationship marketing : reciprocity and trade relations », Marketing Theory, Vol. 9 (I) : 9-38, Sage, 2009, pp. 9-38.

[9M. Salva, Le savoir-vivre pour les jeunes gens, Paris, Librairie Boloud et Barral, 1898, p. 136.

[10GM F., Manuel de politesse à l’usage de la jeunesse, Tours, Mame, 1908, p. 70.

[11Pierre-Robert du Maroussem, La question ouvrière, t. IV : Les Halles centrales de Paris et le commerce de l’alimentation, Paris, Arthur Rousseau, 1894, p. 162.

[12Casino Magazine (CM), septembre 1933, p. 4.

[13CM, septembre 1931, p.1.

[14Circulaire du 29 mai 1931.

[15« L’égalité d’humeur est le propre du bon vendeur », Manuel du gérant, 1937, p. 5 - AM SE 102 S 492.

[16D’après Jean Nizet, Natalie Rigaux, La sociologie de Erving Goffman, Paris, La Découverte, 2014, pp. 40-41.

[17La circulaire du 16 septembre 1905 prévoit une amende de 25 centimes pour tenue irrégulière.

[18CM, octobre 1925, p. 5.

[19Cf. Janusz Korczak, Comment aimer un enfant  ; Le Droit de l’enfant au respect publié vers 1928-1929.

[20CM, octobre 1925, p. 2.

[21Circulaire du 26 janvier 1920.

[22CM, novembre 1928, p. 1.

[23Circulaire du 26 janvier 1920.

[24Cf. Aurélie Jeantet, « L’émotion prescrite au travail », Travailler, n°9, 2003/1, p. 102 ; voir également Les émotions au travail, Paris, Éditions du Cnrs, 2018.

[25« ’’Effectuer un travail sur’’ une émotion ou un sentiment c’est, dans le cadre de nos objectifs, la même chose que ’’gérer’’ une émotion ou que jouer un ’’jeu en profondeur’’ », in Arlie R. Hochschild, « Travail émotionnel, règles de sentiments et structure sociale », Travailler, 2003/1, n°9, p. 32 ; voir également, Le prix des sentiments au cœur du travail émotionnel, [trad. The Managed Heart. The Commercialization of Human Feeling, Berkeley, The University of California Press, 1983], Paris, La Découverte, 2017.

[26Cf. l’introduction de Philippe Chanial (dir.), La société vue du don, La Découverte, 2008.

[27Circulaire du 9 juin 1950.

[28Dans une perspective éloignée de la notion de générosité, souvent attachée au don, un autre auteur résume les choses : « le geste gratuit n’est jamais vraiment désintéressé. Nous sommes dans les affaires pour faire des affaires », Willy Hayman, « Service aux clients », Vendre, n°251, janvier 1951, p. 40.

[29« ’Faire’ un client, selon l’expression, c’est bien ; mais le retenir, c’est mieux et beaucoup plus difficile », CM, janvier 1932, p. 2.

[30CM, mai 1926, p.2.

[31Michel Callon, Bruno Latour, « ‘Tu ne calculeras pas !’ou Comment symétriser le don et le capital », Revue du MAUSS, n°9, 1er semestre 1997, p. 57.

[32Susan Strasser parle de « continuous patronage », cf. Satisfaction Guaranteed. The Making of the Modern Mass Market, New-York, Basic Books, 1989, p. 178.

[33Il ajoute que « la raison de ces cadeaux est toujours la même, elle gît dans cette amitié qui lie les partenaires, et n’est guère plus mystérieuse que cette ’’amitié’’ dont se réclame le camelot pour mieux écouler sa marchandise », in « Échange marchand, échange non marchand », Revue française de sociologie, 2001, 42-4. p. 740.

[34Alain Testart, op. cit., p. 740.

[35Dans le cadre de l’échange marchand au contraire, la vente implique pour le vendeur le droit d’être payé.

[36Viviana Zelizer, La signification sociale de l’argent, Paris, Seuil, 2005, p. 155.

[37Circulaire du 26 janvier 1920. L’origine américaine du principe est également mentionnée. Depuis 1912, Dale Carnegie (1888-1955) dirige des séminaires dans lesquels il cherche à montrer que la réussite est due à l’habileté sociale, cf. Comment se faire des amis, Paris, Hachette, Le livre de poche, 1990 [1936], p. 14.

[38CM, octobre 1930, p. 4.

[39Circulaire du 18 mai 1951.

[40Il a été relevé le nombre de 253 000 clients au 1er octobre 1927, in Rapport d’exercice de 1926-1927, p. 35.

[41CM, juin 1928, p. 4.

[42Gouldner n’évoque pas directement l’exploitation du client par le commerçant, mais celle du patient par le médecin, de l’élève par le professeur, de l’ouvrier, de la femme, etc., in Alvin W. Gouldner, For Sociology. Renewal and Critique in Sociology Today, Harmondsworth, Penguin Books, 1975, p. 236.

[43Circulaire du 16 septembre 1905, du 18 mars 1932 ou du 18 mai 1951.

[44Circulaire du 22 mars 1957.

[45On peut traduire l’anglais patronize par « traiter avec une gentillesse apparente qui trahit un sentiment de supériorité » ou dans le sens inverse « fréquenter ». À Rome, le chef d’une gens patricienne (patronus) entretient des personnes libres de condition inférieure (cliens) chargées de représenter et de défendre ses intérêts.

[46« Dans un village, le curé, le maire, l’instituteur, l’épicier, le boucher, et quelques autres forment la véritable hiérarchie », CM, octobre 1942, p. 1.

[47CM, février 1941, p. 1. Dans le même article, une caricature montre une ménagère tirant la langue à quatre pattes, aux pieds d’un épicier campé les bras croisés.

[48CM, avril 1942, p. 1.

[49Reynols lance la marque de cigarettes Camel en 1913, en faisant de l’absence de prime un argument de vente, cf. Susan Strasser, Satisfaction Guaranteed, op. cit., p. 174.

[50Les « beurres du Casino s’imposent aux ménagères économes et avisées », CM, septembre 1933, p.7.

[51Franck Cochoy montre l’existence de dispositifs de médiation entre le prix et la loyauté, cf. Loyalty and price mediations : Tracing devices in the history of US grocery retailing, paper submitted for the 2nd Workshop on the Evolution of the Retail Trade in the 20th Century, 22-23 September 2016, Uppsala, Sweden (non publié).

[52Jean-Sébastien Marcoux a décrit comment le marché peut être un moyen de se libérer du don, in « Escaping the Gift Economy », Journal of Consumer Research, vol. 36, december 2009, pp.671-685.

[53En 1951, le journaliste et auteur américain Sidney Margolius presse ses concitoyens de devenir des « acheteurs de valeur », prônant la chasse aux réductions et la comparaison des prix, cf. Uwe Spiekermann, « From Neighbour to Consumer. The Transformation of Retailer-Consumer Relationship in Twentieth-Century Germany », in Trentmann Frank (ed.), The Making of Consumer, Oxford-New York, Berg, 2005, pp.147-174.

[54Ce qui ne peut guère leur être reproché, en l’absence de recherche historique dans ce domaine, et à la notable exception de Pierre Volle ou de Gilles Marion.

[55Cf. Patrick Hetzel, Le marketing relationnel, Paris, Que sais-je ?, PUF, 2007 [2004], p. 18.

[56Casino Cent ans 1898-1998, Saint-Étienne, Éditions Graphite Développement, 1998, p. 158. Ces nouveaux dispositifs ont été créés par les compagnies aériennes américaines, déstabilisées par les chocs pétroliers : American Airlines lance le programme de fidélisation AAdvantage en 1981.

[57Le député de Paris, P.-C. Schauffler compare le ticket-prime à « ces monstres qu’on croit avoir définitivement terrassés mais qui, périodiquement réapparaissent et font à nouveau parler d’eux », in Brisset Pierre, Les méfaits économiques et moraux des timbres-primes, Angers, Éd. de l’Ouest, 1950, p. 9.