Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Henri Raynal, Cosmophilie. Nouvelles locales du Tout

Texte publié le 19 avril 2020

Henri Raynal
COSMOPHILIE
Nouvelles locales du Tout

Le désenchantement n’a pas lieu d’être. Il y a même un merveilleux objectif : chaque jour la science apporte de nouvelles preuves de l’inventivité, de la subtilité de la vie. L’univers n’est pas absurde. Son histoire nous le montre. Des subparticules jusqu’aux atomes, puis aux molécules, de celles-ci jusqu’aux créatures pensantes, un élan ascendant d’innovation, de créativité a engendré le complexe et le divers. Ce prodige devrait être au coeur de notre culture. Au lieu de cela, un incompréhensible acosmisme prédomine : l’humanité – cela ne s’était jamais produit – est devenue en esprit une île sans océan. Telle est une des causes majeures de la mélanomanie et du nihilisme contemporains, de la dévitalisation des valeurs, et de ce qu’il ne faut pas craindre d’appeler une décivilisation.
Une cosmophilie ou philocosmie s’impose. Se nourrissant de tout ce qui témoigne d’une complicité entre la nature et l’humanité. À commencer par cette mystérieuse affinité grâce à laquelle l’esprit humain, au moyen de l’abstraction mathématique, accède aux lois physiques qui régissent le cosmos. D’autres noms pour cet univers : le Divers, la Merveille-l’Énigme.
L’artisan, le peintre, le poète répondent à l’immense générosité anonyme en créant à leur tour, en ajoutant à la diversité naturelle (dont la montagne est l’exemple majeur). On a trop insisté sur l’opposition entre la nature et l’être humain, au détriment de l’émulation. On sous-estime la composante du don qui entre dans la création. On oublie quelle part ont pris, et peuvent encore prendre, dans celle-ci, l’éloge de ce qui est et la méditation de l’Énigme qui lui est inhérente.
Nous avons un rôle : c’est ce qui nous est suggéré, si nous contemplons le visible qu’elle imprègne.
H.R.

Écrivain, poète et critique d’art, Henri Raynal a notamment publié Aux pieds d’Omphale (Pauvert, 1957), L’Œil magique (Seuil, 1963), L’Orgueil anonyme (Seuil, 1965), Dans le secret (Fata Morgana, 2004), L’Accord (Fata Morgana, 2010) Ils ont décidé que l’univers ne les concernait pas (Klincksieck, 2012). À quoi s’ajoutent des textes dans de nombreuses revues parmi lesquelles Le Surréalisme même, La NRF, Tel quel, Le Mercure de France. Critique, Les Cahiers du sud, Opus, Les Lettres françaises, Le Nouveau Commerce, Poésie, Art press, Autre sud, Missives et la Revue du MAUSS dont il est membre.

Editions INGED/MAUSS
Collection Les extras du MAUSS
506 pages
24 € (franco de port)

Commandes :
Chèque à l’ordre du MAUSS
MAUSS, 13 rue des Croisiers 14 000 Caen

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Entretien avec l’auteur :
http://www.journaldumauss.net/?Entretien-filme-avec-le-poete

Textes de l’auteur publiés dans le Journal du MAUSS :
http://www.journaldumauss.net/?Innombrables-sont-les-voies
http://www.journaldumauss.net/?L-emulation-originelle-ou-L

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Préface

Par Belinda Cannone

« Nous avons pris le parti du lumineux. » (LAccord )

Un matin tôt, dans ma maison des champs (le ciel de presque hiver était traversé des longues traînées rose et orange de fin d’aube), je me rinçais le visage à l’eau fraîche quand, dans la fenêtre

à droite, sont apparus trois grands chevreuils. Ils broutaient puis relevaient la tête, oreilles dressées, en alerte entre chaque bouchée, se déplaçant sans cesse, et parfois l’un qui s’était laissé distancer par les deux autres s’élançait vers eux, provoquant un bref début de galopade générale, puis ils s’apaisaient aussitôt. Comme souvent, j’ai eu le sentiment d’une sorte de modeste miracle, d’un cadeau de la Fortune — j’aurais pu me trouver dans la ville, très loin de ces champs —, et bien sûr je me suis précipitée vers mon téléphone pour les photographier. Il fallait ne pas s’approcher de la vitre et ne pas bouger trop vivement — ils étaient si inquiets ! —, la photo serait forcément médiocre mais le cœur me battait à l’idée de fixer ce moment d’émerveillement. J’ai tout de suite envoyé l’image de ces élégants visiteurs à plusieurs personnes que j’aime : il était très important pour moi de le faire — mystère du désir, ou plutôt de l’intime obligation de faire part.

l’émerveillement

« Je suis gros de la merveille. Elle souffre d’être enfermée dans mes limites. Elle attend son élargissement. Elle qui est faite pour être exposée. » (LOrgueil Anonyme)

Henri Raynal est le poète-philosophe qui a le plus obstinément décrit l’enchantement du monde, des êtres et des œuvres, le mécanisme et l’origine de l’émerveillement, la nécessité de la célébration. Il a tôt noté ce désir irrépressible qui nous incite à attirer l’attention de qui nous accompagne sur le spectacle émerveillant : « Regarde ! Écoute ! », et notre plaisir s’accroît que nous soyons deux à jouir de cette beauté.

En se complexifiant, ce même mouvement nous oblige à écrire — à témoigner, dit Raynal. Cette obligation qui est celle de l’écrivain n’a que peu à voir avec l’expression (de soi, forcément), et Raynal la qualifie d’apostolat pur, de dévouement à l impersonnel, voulant souligner qu’elle est distincte de tout mouvement égoïque. Quel mystère dans ce désir de communion ! À quoi tient-il ? Pourtant, nous est-il arrivé une fois, une seule, de voir un spectacle émerveillant, ou surprenant, et de ne pas le signaler à qui nous accompagnait ?

Je ne sais à quoi nous faisons appel en l’autre lorsque nous désirons qu’il partage notre émerveillement, à quelle partie-sœur de son esprit nous faisons confiance en lui prêtant une semblable aptitude à l’étonnement enchanté. Henri Raynal explore ces questions depuis l’origine de son œuvre.

Posons que la littérature creuse des sillons divers — si l’on m’accorde cette image agricole —, ou qu’elle suit différents filons (si l’on préfère la mine aux champs), et que l’un d’eux est la célébration.

On a si longuement écrit sur le désastre, la conscience malheureuse, l’absurdité ou la violence, qu’il est juste de réserver une place à l’enchantement et ce n’est pas une option si sotte ou si naïve qu’on le prétend parfois. Je me rappelle cet éloge d’un livre de poésie que le critique entamait en disant du poète : « Ce n’est pas lui que l’on prendra à se livrer à la célébration du monde ». Il y aurait donc scandale à célébrer ? Ce ne serait pas l’une des vocations principales de la poésie ? Le filon d’or raynalien produit un chant rare qui constitue une option sérieuse : pensée alternative qui au lieu de dire le désenchantement généralisé promeut la joie, la reconquête, l’amour du Lieu, le respect des choses et des rêves, la perméabilité, l’alerte, la beauté.

Je ne conteste pas qu’il y ait chaque jour matière à se plaindre, et aujourd’hui peut-être plus que jamais. Ce moment où j’écris (automne 2015) vient d’être marqué par des actes terroristes qui nous laissent penser que les temps à venir seront difficiles. Nous en tremblons d’inquiétude. Et de toute façon, vivre, n’est-ce pas, simplement vivre, même en temps de paix, est une affaire qui ne s’apprend pas aisément et pour laquelle nombre d’entre nous demeurent définitivement incompétents. Reste… reste l’univers, excusez du peu. Et s’il fallait résumer en quelques mots la position de Raynal, ce ne serait pas tant « Soyez heureux d’être en vie », que « Voyez donc ». Voyez, regardez, admirez au-delà de nous-mêmes tout ce que l’univers nous présente et tout ce que les hommes ont représenté de l’univers — refus de l’enténèbrement plus que jamais nécessaire, car il s’élève contre les forces obscures, il assure la marche du monde, il est valeur philosophique.

Ce qui peut nous émerveiller ? La diversité. Maître-mot de Raynal, lié à sa représentation de la physis, il désigne l’incessant surgissement de la vie, ses formes infiniment renouvelées. « Cette planète-ci est un chef-d’œuvre », dit-il volontiers, s’inquiétant qu’il ne reste guère que les astrophysiciens pour interroger le vertige du cosmos. Voici pourquoi Raynal est nécessaire : il faut non seule- ment se préoccuper aujourd’hui de l’état de notre planète mais encore savoir la chanter, elle et son entour. Et chanter ce « partenaire mystérieux », cette source de l’existant dont l’énigme appelle notre amoureuse participation.

Car Raynal est de ceux pour qui la réalité existe. Irrité par la trop grande importance accordée au regardeur, il part même du principe qu’elle existe en dehors de notre regard, avant lui, après lui — position qui oblige à la respecter. Et à partir à sa rencontre. D’un côté, la vie, la matière exultante, le foisonnement et la surprise du vivant. La vie : jubilation, diversité, originalité, perpétuel surgissement du nouveau. De l’autre, un spectateur au regard amoureux, curieux, à l’affût (« Regardez, regardez la nature dans une de ses coquette- ries », me disait-il un jour en m’offrant un morceau de corail séché). Il a écrit, il y a longtemps déjà, « Je suis fier de ce qui est ».

Geste inaugural du poète : nous saisir par la manche pour attirer notre attention. Car la poésie est d’abord une vigilance.

contre le désastre

La réception de l’œuvre de Raynal, dans l’athanor depuis soixante ans (Aux pieds dOmphale date de 1957), a rencontré un double écueil : d’abord, celui du rapport malheureux de la conscience au monde qui caractérise notre société depuis, au moins, le romantisme. À ce premier obstacle, de taille, s’en est ajouté un second, celui de l’époque qui vit naître ses premiers écrits. Alors que ses débuts très prometteurs avaient attiré l’attention de l’intelligentsia du temps, le structuralisme triomphant le perdit : pensée intransitive, enfermée dans le texte ou le système, elle incitait à déconsidérer une œuvre valorisant l’altérité, l’extérieur, « l’Océan » alentour.

À tout cela s’ajoute une indépendance d’esprit tellement naturelle que je ne lui ai jamais entendu le moindre commentaire sur ce trait de son caractère ; sa constante préoccupation a toujours concerné l’œuvre à déployer, sa personne aucunement.

Le triomphe ultérieur d’un individualisme consumériste et narcissique pouvait encore moins permettre qu’on entende distinctement cette voix : on était devenu « île sans Océan ». Raynal a travaillé dans l’ombre et le silence. Sa parole célébrante, fidèle à un chemin qui ne se préoccupait pas de prendre posture dans l’époque, s’est fortifiée à rebours d’une tendance générale à l’auto- célébration et au dénigrement du monde, de sa réalité comme de sa beauté. Quand j’ai fait sa connaissance, à la fin des années 1990, j’ai découvert que l’époque pouvait donc, encore et toujours, passer à côté d’un contemporain capital.

Il y a une forme d’audace aujourd’hui à tenir une parole de célébration : la noirceur depuis longtemps se porte mieux que l’admiration et l’étalage d’une supposée abjection du monde fait tous les jours recette, comme en témoignent les suppléments littéraires. La tristesse et le dégoût étant considérés comme des marques de lucidité, certains reprocheront à Raynal d’avoir choisi une tout autre perspective. Mais enfin, pourquoi l’ombre constituerait-elle toute la vérité ? Notre seule relation avec le monde serait donc de malheur et la seule évidence la laideur ? Nul ne pourrait le soutenir sérieusement. Ombre il y a car lumière aussi. On nous dit très bien la première : nous n’avons pas assez de poètes pour exprimer la seconde.

La pensée du malheur est tellement dominante (et commode, bizarrement), qu’un écrivain ne peut lui opposer que cette « puissance de négation » que Bergson, dans La Pensée et le mouvant, prêtait à l’intuition et qui est la ressource des conceptions alternatives :

« Devant des idées couramment acceptées, des thèses qui paraissent évidentes, des affirmations qui avaient passé jusque-là pour scientifiques, elle souffle à l’oreille du philosophe le mot : Impossible.

Impossible, quand bien même les faits et les raisons sembleraient t’inviter à croire que cela est possible et réel et certain. Impossible, parce qu’une certaine expérience, confuse peut-être mais décisive, te parle par ma voix […]. Singulière force que cette puissance intuitive de négation ! »

Si j’essaie de comprendre ce qui a pu donner à Raynal cette forte intuition que le désastre n’était pas le seul mode d’être de l’existant, il me semble qu’il faut accorder une attention particulière au fait qu’il a toujours refusé de placer la mort à l’horizon de sa pensée. Un jour, il m’a dit : « Moi, vous savez, j’enjambe la mort ». Écrivain de la joie, de la splendeur des formes créées et données, il a d’abord dit non à la fausse évidence du malheur. Non qu’il néglige ou ignore notre condition d’êtres mortels, mais il considère que la mort ne discrédite pas la vie, qu’elle en est simplement le terme.

C’est pourquoi il explore la finitude en suivant le tracé subtil du vivant lorsqu’il rencontre et longe cet infini au creux duquel il est délicatement inséré. D’où sa réflexion sur l’apparence qui en est le corollaire : « L’apparence est la servitude et le privilège de l’être fini. » (Dans le secret) Puisque nous — nous  : l’homme, la plante, la montagne — sommes des êtres distincts, nous avons une fin et un contour, et cette frontière est notre zone de contact avec l’uni- vers. Ce qui nous confère une grande responsabilité : dans cette rencontre avec l’immensité, il s’agit de se montrer à la hauteur, de savoir se « présenter ». Ainsi le paon déploie-t-il sa roue, la montagne sa majesté, la femme son vêtement. Sa pensée du vêtement féminin — lapparure —, très originale, souligne sa dimension de création poétique personnelle et le présente à la fois comme étoffe qui étreint et restitue le corps, mais aussi comme intériorité et émotivité, respect et louange du visible, présence dans l’espace.

Car toute créature est à la fois organisme — dotée d’un fonctionnement — et œuvre — affranchie de l’utilité et occupée de sa seule beauté. « Toute créature » : Henri Raynal nous propose une cosmologie. Dans sa vision, tous les règnes séparés, animal, minéral, végétal, procèdent d’un seul règne qui les unifie : le règne esthétique. Fort de cette évidence, le poète philosophe nous entraîne depuis son premier livre dans les plis et replis de la splendeur du monde — paysages, parures féminines, tableaux, tout le visible lui est délectation, matière à s’émerveiller, sujet d’admiration.

Ainsi, enjamber la mort n’est pas nier la finitude mais se livrer à l’examen enjoué des modes d’exister du fini, des formes et des atours qu’emprunte la vie pendant le temps qu’elle est séparée avant de rejoindre le grand Tout. Façon d’accorder toute sa dignité, et sa chance, à l’intervalle, au don, qui nous sépare de l’évidente échéance. En somme, sa révérence d’être mortel et le sachant va à la vie. Sa révérence : le geste dansant par lequel il rend hommage à la joie d’être vivant, qui est geste d’écriture.

la sortie de soi

Je crois que le malheur n’est bon à rien — vérité historique autant qu’individuelle. Pour que l’altérité nous comble, il faut sortir de soi, et pour sortir de soi, il faut n’être pas si mal en soi.

Cette question de l’hors-de-soi me paraît capitale dans la possibilité qu’advienne l’émerveillement. Pour défamiliariser le réel et être accessible à la nouveauté, on doit être capable de s’extraire de l’ego. Le regard qui conduit à la voyance, à la disponibilité poétique au monde, n’est possible que lorsque les yeux sont tournés vers l’extérieur. Le regard de l’enfant est un regard qui s’ignore, entièrement captivé par le spectacle du monde. C’est aussi le regard de la sagesse, passée l’époque — quand elle passe — où soi-même est un constant problème pour soi. Je comprends ainsi la formule par laquelle Baudelaire loue la posture du dessinateur Constantin Guys : « un moi insatiable du non-moi  ».

Pour accueillir, comme le fait Raynal, la splendeur de la nature en ses déploiements, la beauté des œuvres, du visible, de l’audible, de l’univers et de ses éléments, il faut cette disposition généreuse qui permet de sortir de soi pour aller à la rencontre de l’objet de notre admiration : oubli de soi, quand l’ego est congédié, qu’on n’est ni replié en soi-même, ni exporté dans l’objet, mais tout entier dans la relation entre ces deux pôles. Le moi n’est pas haïssable : il n’est qu’un tremplin d’où rebondir vers le réel.

« Libre, néanmoins j’appartiens » dit la narratrice de Dans le secret. Cette apparence d’oxymore, un lien qui est liberté, exprime la relation profonde qui nous unit à l’univers et nous assure une sortie du moi étriqué. La femme, enchaînée dans une sorte de cellule de pierre d’où elle nous parle, est un esprit profondément « anonyme » : « ce n’était pas mon esprit […] c’était l’esprit en moi » ; « c’est la joie qui s’épanouit en moi et non pas ma joie ». Tout à fait dépourvue d’ego (lequel lui apparaît comme un « simple parasite »), elle est bien sûr une figure de l’écrivain dans la mesure où elle est comme lui reliée (de religere, qui donne aussi religion) : étant « dans le secret » de l’univers, sa voix se fait « servante » pour en témoigner. Cette conception a-psychologique des affects n’est pas sans rappeler la pensée grecque antique : de même que la colère prend Achille ou que l’inspiration visite le poète, la joie investit la narratrice et l’émerveillement se pose en elle… Ainsi comprend-on que Raynal ait pu très tôt écrire : « Pourquoi ne l’avouerais-je pas ? Oui, je suis fier. Je suis fier de ce qui est. » (Lorgueil anonyme) Audace de cette fierté comme sentiment non égoïque…

Dans une remarque subtile, belle manière et contre-intuitive de renverser l’idée que le jour montrerait tandis que la nuit cacherait, Philippe Jaccottet se demande : « Est-ce un voile qui se retire pour que se révèle une Isis immense et noire ? Ou une limite qui s’efface, une protection assurée par le jour contre l’espace trop grand, l’excès de profondeur du monde ? » La lumière diurne nous dissimule l’immensité du ciel, or la perception de cette immensité nous est nécessaire.

Chaque fois que, dans ma maison des champs, je lève les yeux vers la voûte étoilée, je regrette l’omniprésence d’objets volants. Ce ciel nocturne, qui donnait à mes ancêtres le sentiment du temps long et donc une certaine modestie dans leur perception d’eux- mêmes, ou du moins un sens de la relativité de leur passage, parce que les astres y étant fixes et lointains, ils savaient que leurs parents et les parents de leurs parents les avaient contemplés du même lieu (planète Terre) et dans le même état, est à présent devenu un endroit très encombré où croisent visiblement des satellites et invisiblement des milliers de tonnes d’objets de rebut (étages supérieurs de fusée, satellites en fin de vie, sangles, boulons et tous les morceaux de ce qui a explosé en cours de vol ; aujourd’hui, aucun engin ne peut éviter d’être percuté plusieurs fois durant son vol et on estime qu’aux altitudes de 900 et 1 500 kilomètres on a déjà atteint la saturation). Ce regret n’est pas une nostalgie mais la déploration d’une situation qui conduit à la perte du sentiment métaphysique.

On trouve chez Raynal, depuis les premiers textes jusqu’aux récents développements de son essai Ils ont décidé que lunivers ne les concernait pas, une pensée du cosmos qui n’a cessé de prendre de l’ampleur et qu’il nomme à présent cosmophilie.

« Partout le secret est présent.
Nous habitons un temple.
Cosmos : le temple de l’Énigme. »

Pourquoi accorder tant d’importance aux retrouvailles de l’homme et du cosmos ? Pour sortir de l’impasse dans laquelle cette formidable invention, l’individualisme, dégradée en une conception de l’être réduit à ses intérêts minimaux, nous a conduits. Raynal propose une posture qui ne soit justement plus « minimale », qui évite le désastre de cet individu qui « n’est plus qu’un ego nu — à vif, exacerbé, fou (comme une roue, une balance, une boussole est folle) ». Pour la première fois dans l’histoire humaine, remarque-t- il, est apparue une civilisation (la nôtre) acosmique. Or retrouver le sentiment du cosmos, c’est se réassurer dans sa verticalité car « la pression bienveillante de l’entour — où les lointains convergeaient— tenait l’homme debout » (Retrouver lOcéan).

Cette perte de contact avec l’univers (« Nous avons cessé d’éprouver en nous sa présence une, totale, l’énergie de ce flot qui nous atteint, nous entoure, nous porte, tel l’Océan lorsque nous y entrons »), peut pourtant être corrigée. La science, en nous révélant la merveilleuse complexité de la machinerie du monde, nous relie à lui. Il n’y a en effet chez Raynal pas de nostalgie d’une innocence originelle qui résulterait d’une ignorance préscientifique : au contraire, la louange de la science la plus contemporaine conditionne le réenchantement de la pensée en général. C’est pourquoi il réserve à l’astrophysique comme aux mathématiques une place d’honneur. « L’Univers nous est intelligible : une telle accessibilité n’atteste-t-elle pas puissamment de l’affinité qui nous lie à lui ? D’une entente fondamentale — originelle ? » (Dans le secret). Les techniques dérivées de la science, manipulatrices et tyranniques, ont organisé une « gigantesque captation-dérivation des ressources de la Physis » et ont interrompu la continuité psychique entre l’individu et le cosmos. La science en tant que connaissance rétablit cette continuité. Elle nous révèle l’infinie diversité des êtres et des choses, la possibilité inépuisable du renouvellement : « Qu’est-ce que le big bang  ? C’est le lancement du Divers ». La diversité lui paraît « l’incompréhensible prodige de la particularisation de l’Absolu », le témoignage de cette « perfection sans modèle » à l’œuvre dans l’univers. Cette diversité dont témoigne le monde, du microcosme au macrocosme, manifeste, selon Raynal, une Source qui est aussi une Énigme.

Car la cosmophilie raynalienne est une pensée de la transcendance. Raynal dit avoir éprouvé dès l’enfance la très forte présence de la totalité cosmique et perçut tôt la continuité de l’individu et du tout qui l’enceint. Convaincu que tant de beauté et de cohérence ne sauraient émaner de rien, il conçoit le cosmos comme l’œuvre d’une pensée supérieure, ou plutôt d’une « Source » qui est aussi bien métaphore poétique que mysticisme sans église. Source « une, non pensable, insondable ». Il rejoint en cela nombre d’astrophysiciens, mais aussi la conception du sacré qui habite l’homme depuis l’origine : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Une telle perfection peut-elle n’avoir point de cause ? Chacun de nous y répondra diversement.

témoigner (l’obligation)

Que l’individu ne soit pas au pur spectacle du monde, que le monde perçu ne soit pas une pure création de l’imagination humaine : deux postulats capitaux. Dans un texte intitulé « Nature et paysage dans l’art moderne », Raynal avait développé la notion de primat de la relation : contre l’idée très répandue que le paysage a été « inventé  » au xve siècle (« Si le véhicule du regard apporte tout pour que le paysage paraisse, alors il ny a rien à voir  »), il y développait une nouvelle fois l’idée de la collaboration entre l’homme et l’univers que j’ai déjà évoquée à propos du vêtement : point de contact entre l’intime et le cosmos, le vêtement est le paradigme de l’artifice premier, témoignant d’un effort de distinction (au double sens de raffinement et de singularité). Plus généralement, l’art par lequel l’homme, comme la nature, vise la diversité, manifeste cette collaboration (« le mot-clé »).

« En son essence même, cet Univers est poétique. Il nous offre aussi bien la suavité ou l’élégance qu’une ampleur exaltante. Tour à tour il ravit, enthousiasme, charme, fait naître le sentiment du sublime. La beauté nous est prodiguée. » (Dans le secret) Cette beauté qui nous est généreusement offerte, il faut la « rendre ». Une grande idée traverse la pensée raynalienne : de l’infiniment petit à l’infiniment vaste, la beauté du monde n’est pas un hasard, elle trouve son origine au plus profond du Tout, dans son mouvement créateur même. Cette cohérence et cet ordre essentiels, mystérieusement évidents, en accord avec nous-mêmes, nous sont donnés pour être admirés : « l’architecture florale se surpasse, elle prétexte la fécondation pour déployer un zèle éblouissant ; celui de l’oiseau confine à l’ivresse tant il excède dans ce chant ce que l’utilité réclamait. Le félin que distingue une suprême élégance se fait, dans sa progression sur coussin d’air, la délicatesse même. » Et d’ajouter : « Rien n’oblige la puissance à la délicatesse — sinon une délicatesse. » Délicatesse de l’intention à nous destinée, cette beauté se développe entre ce qui est et ce qui voit en nous, dynamiquement, en relation.

Si nous consentons à cette collaboration, alors, entre l’Univers et nous s’établit une connivence qui se traduit par une « émulation originelle » : « L’inlassable mouvement inventif à l’œuvre dans la nature s’est transmis à l’homme. Le maître mot : ÉMULATION. » C’est elle qui anime au premier chef l’écrivain ou le peintre, qui est l’intercesseur, ou encore l’instrument au service de ce qui est.

« Que faire de cet amour qui s’impatiente dans ma poitrine, la dis- tend, sinon l’employer à dire ? » demande la narratrice de Dans le secret. À « l’appel de connaissance » contenu dans le monde répond l’obligation de témoigner. Dans un entretien que nous avions fait pour la revue Autre Sud, en 2007, Raynal me disait : « Tout a un sens qu’il s’agit de faire venir jusqu’à la lumière — en l énonçant créativement. Formuler, c’est transformer l’implicite en explicite, le concret du ressenti (du réel éprouvé) en le concret des mots, transmuter la présence de ce qui est en la présence de la parole. La parole doit être vive, ardente. Je veux convaincre : tourner le regard d’autrui vers ce qui est. C’est porté par l’intérêt, la curiosité de ce que je vois, entends, apprends, que j’écris. Par amour. Pour célébrer. De là que j’aspire à faire de chaque texte une œuvre (souci souvent contesté aujourd’hui). Pourquoi ? Pour que cet écrit soit, si possible, à la hauteur de ce qui l’inspire. »

J’ai souvent pensé aux écrits esthétiques de Baudelaire en lisant Raynal. Parenté que je crois déceler d’abord dans leur posture commune à l’égard des œuvres et du monde, celle que Baudelaire qualifiait d’« impeccable naïveté », cherchant à désigner ce regard d’enfance sans lequel le monde demeure invisible, drapé par l’habitude qui le dissimule. Dans Le Peintre la vie moderne, il notait — et la déclaration, pour être bien connue, ne va pourtant pas de soi — que « le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté ». Je ne crois pas qu’il associe ici l’enfance à l’ingénuité, ni même à une posture « originelle » ou à un paradis perdu. L’incite à rapprocher l’artiste de l’enfant ce qu’il nomme la curiosi devant un réel où tout paraît neuf (« L’enfant voit tout en nouveauté  ; il est toujours ivre  »), curiosité qui est fraîcheur du regard chez celui pour qui « aucun aspect de la vie n’est émoussé  ». Même curiosité profonde et joyeuse chez Raynal, dont témoignent notamment un grand nombre de textes de prose poétique concernant aussi bien les grillons que la vague, la montagne ou les galets, et aussi tant de textes généreux sur les peintres ou les écrivains qu’il aime. L’expression la plus juste pour qualifier son enthousiasme de grand vivant, c’est lui-même qui un jour me l’a suggérée en me disant « Mon régime est la ferveur ».

On peut aussi reconnaître une parenté avec Baudelaire dans son goût pour l’extrême concision. Chaque mot pesé, à sa place, tenu, comme s’il fallait, pour évoquer ce qui nous déborde et nous enchante, une langue d’autant plus précise et rigoureuse, ciselée. Parce que nous sommes les « obligés du monde », affirme Raynal, il nous revient de l’exprimer dans une langue qui soit digne de ce qui est.

C’est sans doute le terme d’essai, avec ce qu’il indique d’invention et de liberté, qui décrit le mieux la majeure partie de cette production, surtout si on lui accole l’adjectif « poétique », qui décrit au mieux les formes inventées par Raynal. Le sensible et l’intelligible, on l’aura compris, n’entrent ici jamais en contradiction, car la pensée qui se développe dans ses livres est arrimée (portant sur, louant) le sensible, pensée du monde tel qu’il se donne à voir et tel aussi qu’il résiste à la perception simplificatrice, monde doté de ses harmoniques de pensée et d’émotion.

Dans le secret s’achevait par l’évocation d’une vague somptueuse. Très récemment, une autre vague se retrouve dans « Méditer le déploiement souverain, la fête insolite » :

« À quelques pas de là, la nappe insaisissable, si impatiente, en laquelle se métamorphose l’ultime volute effondrée, dispose de plus de place pour s’étendre. Sur le sable, une parure jubilante, une robe effervescente court. Une mousseline ivre glisse, coulisse. Je contemple ce luxe de l’abîme qu’est une telle éclosion de blancheur. Elle exulte dans la nuit. L’abîme me prend à témoin. De la splendeur. Du mystère. Il m’interroge. Jamais il ne faudrait oublier qu’il nous appartient de méditer le spectacle, si étrangement beau, qui nous est offert.

Je serai éternellement fasciné par le ressac, l’approche d’abord féline de la vague, puis sa croissance irrésistible, son érection, suivie de son explosion triomphale d’où résulte l’expansion des broderies liquides sur la plage, la floraison des boucles de l’écume, le pétillement des perles proliférantes de l’eau. »

On ne doit pas être surpris de ce retour : la vague n’est-elle pas tout à la fois unique et reliée à l’élément dont elle se détache momentanément comme un de ses aspects ? Cette image fondamentale dans la perception raynalienne m’évoque immanquablement ce que Romain Rolland, dans une lettre à Freud, qualifiait de « sentiment océanique » : sentiment d’une continuité entre le moi et l’univers, d’une fusion dans le tout. Raynal m’a toujours donné l’impression qu’il éprouvait continûment un sentiment océanique. Mais qui ne l’inciterait pas au silence. Sa voix, très poétique et ferme, jubilatoire et minutieuse, confirme cette évidence que la pensée, comme la matière, ne réalise toute sa puissance que dans une forme belle.

Décembre 2015-janvier 2016.

NOTES