Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Sylvain Pasquier

Clément Morier, « Les morphologies du politique. Approche comparée des œuvres de René Thom et de Marcel Gauchet »

Texte publié le 2 octobre 2019

**Morier Clément, Les morphologies du politique. Approche comparée des œuvres de René Thom et de Marcel Gauchet, Institut Universitaire Varenne, Collection des Thèses, 2018, 494 p., 45 euros.

Cet ouvrage, tiré d’une thèse en sciences politiques, impressionne par la rigueur et la précision de la discussion engagée. Le sujet interpelle : la confrontation des approches de René Thom, mathématicien célèbre pour sa théorie des catastrophes et de Marcel Gauchet, qui est aussi le préfacier du livre. C’est autour de la notion de forme que se réalisent le rapprochement et la confrontation. D’un côté, Marcel Gauchet nous a livré, à la suite de Claude Lefort, une lecture des sociétés humaines selon laquelle le politique en constitue la mise en forme première. De l’autre, René Thom a établi avec sa théorie des catastrophes une liste des formes qui se différencient en fonction des processus de changement qui les caractérisent.

Le premier intérêt est donc d’en revenir à cette approche par les formes du social et du politique, qui a eu d’autres représentants dans le passé avec Simmel dans les domaines de l’art, de la philosophie ou de la sociologie ; avec le courant de la théorie de la gestalt en psychologie ; avec la tradition de l’interactionnisme symbolique américaine qui s’en rapproche comme les différentes approches phénologique en sociologie pour ne citer que ceux-là. La thèse de Clément Morier, en s’en tenant pour l’essentiel à son sujet, ouvre aussi à une interrogation épistémologique générale sur le concept de forme et ses différents usages.

Le lecteur ne sera pas surpris de retrouver comme principale vertu des approches morphologiques de Gauchet et de Thom le caractère dynamique qui fait des formes le résultat d’un processus perpétuel de mise en forme rappelé par l’auteur dans les termes de « morphologies de processus » ou de « travail de la forme ». Cela ne surprendra pas dans le domaine des sciences sociales ou de la pensée politique pour qui a, notamment, lu Lefort et Gauchet. Mais, comme le signale ce dernier dans sa préface se trouve posée la question de « la spécificité du domaine humain-social » dont la réponse « dans un mot : sa nature symbolique  » est loin d’être achevée. Aussi, peut apparaître alors ce qui différencie les approches morphologiques des approches structuralistes : évidemment, pour l’essentiel, une plus grande souplesse pour faire droit au caractère dynamique du social et du politique, mais aussi une moindre prédisposition à faire système qui pour les uns en fera la faiblesse et la richesse pour les autres.

Face à l’étonnement suscité par le rapprochement se pose la question de savoir si nous avons affaire à une simple transposition des logiques des processus morphologiques mises en évidence par le mathématicien servant de grille de lecture à l’oeuvre du penseur du politique ou s’il s’agit de dégager une même logique propre alors à la morphogenèse en général. La réponse semble pencher vers cette seconde voie de l’alternative. « Comprendre les modalités morphologiques par lesquelles les collectivités humaines-sociales tiennent ensemble  » (p.10) mérite certainement de suivre cette logique. Cependant, il faut aussi montrer «  en quoi de telles modalités expriment les manifestations (historiquement différenciées) d’un « mode d’être » politique, propre au niveau humain-social » (ibid.). Une même logique donc, mais des modalités différentes de ces manifestations dans la réalité « humaines-sociales » qui, de plus, peuvent encore se décliner au sein de celle-ci. La spécificité tient «  à la texture symbolique de l’espace social » et à sa mise en forme première opérée par le politique selon Gauchet. Dès lors, considérer le symbolisme de ces modalités en termes de processus invite à un essai de systématisation qui, là encore, se démarque de celui opéré par le structuralisme. Là où Lévi-Strauss parle de « symbolique » et de « fonction symbolique », l’approche par la forme, tout en mettant en exergue le politique, ne peut retenir ce masculin et l’ordre qu’il impose à propos du symbolisme et rejette l’idée d’une fonction du politique. De plus, à considérer que ces processus et les modalités de la symbolisation sont le fait d’un jeu de transpositions confinant à la mise en abyme, la question se pose de savoir si les formes sociales et politiques ne s’établissent pas en rusant avec, voire en déjouant, leur logique première.

Les remarques et les questions mentionnées ici ne peuvent rendre compte de la réflexion de l’ouvrage dans le détail. Cependant, elles en traversent, selon nous, l’ensemble. Fort d’une entrée particulière et originale, au point qu’elle peut paraître restreinte, chacun des nombreux éléments de la réflexion offre des pistes à qui voudrait participer à un tel « morphological turn » - un turn de plus dira-t-on ? Le chantier est immense et ne peut être celui d’un seul. Le rapprochement et la confrontation opérées par Clément Morier mériteraient d’être menés avec d’autres courants et auteurs des sciences sociales et cette perspective morphologique se montrera certainement d’un secours utile dans l’étude et la compréhension de la réalité sociale et politique contemporaine. Aussi, afin de mieux partager cette approche, l’auteur serait bien venu, à la suite de ce préalable nécessaire, de nous proposer un ouvrage plus court et plus percutant où il prendrait l’argument davantage à son compte afin d’exposer au plus grand nombre d’entre nous le sens et l’intérêt d’une telle perspective.

NOTES