Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Christophe Petit

La philosophie des sciences humaines de Roy Bhaskar

Texte publié le 2 octobre 2019

« Les problèmes fondamentaux [de la discipline de l’économie moderne] trouvent leur origine principalement au niveau de la méthodologie, et en particulier dans l’accent mis actuellement sur les méthodes de modélisation mathématique. Cette emphase sur la méthodologie mathématique [nomologico-déductive] est une erreur étant donné le manque d’adéquation des méthodes en question avec les conditions dans lesquelles elles sont appliquées. Tant que le cœur de la critique restera mis uniquement, ou même principalement, sur la théorie économique subestantielle et/ou sur les questions de politique économique, aucune quantité de manuels scolaires, de séminaires, [...] n’atteindra le cœur des problèmes et n’aura les moyens d’aider à faire de l’économie une discipline suffisamment pertinente. Ce sont les méthodes et la manière de les utiliser qui sont le problème de base. Ces méthodes nécessitent plus ou moins que les types de théories et de formulations politiques envisagées soient toujours (bien qu’implicitement) des récits de mondes fermés habités uniquement par des atomes isolés (entités qui agissent toujours avec le même effet, séparé et indépendant, quel que soit le contexte) ; la réalité sociale s’avère très différente [....] L’économie dominante est guidée par une idéologie méthodologique selon laquelle la modélisation mathématique est la bonne voie vers la science économique (...) La récente négligence de l’ontologie est l’une des principales raisons pour lesquelles les mythes et les erreurs du type de ceux qui sont critiqués ici ont prévalu. L’ontologie est l’étude de l’être. Comme toutes les formes de philosophie, l’ontologie joue un rôle de clarification et de débroussaillage dans la science. Mais cela ne signifie pas pour autant que les scientifiques, quel que soient leurs domaines d’étude, n’ont pas besoin de s’y engager à des moments importants dans l’avancement de la connaissance causale, voire de toute autre forme de connaissance. De nombreux physiciens se préoccupent d’étudier le matériau fondamental de la réalité lorsqu’ils étudient la nature des champs quantiques, la matière noire, les particules et les ondes, la masse, la courbure de l’espace-temps, la gravité quantique, les trous noirs, etc. L’économie aussi a ses préoccupations les plus fondamentales. Il s’agit de questions telles que les relations sociales, la pratique collective, les positions sociales, la communauté, le capitalisme, l’argent, les entreprises, la technologie, le genre, les droits, les obligations, la nature humaine, les soins, les crises, l’économie, etc. Pourtant, la plupart des économistes, bien qu’ils se réfèrent inévitablement occasionnellement à de telles catégories, étudient rarement leur nature. Cependant, il est impossible de fournir beaucoup d’informations sans au moins une certaine compréhension de la nature de l’être social en général et des phénomènes sociaux spécifiques qui sont ’théorisés’. Ces questions, qui concernent toutes l’analyse ontologique sociale, sont facilement démontrées comme faisant partie de l’objet de toute science sociale sérieuse en puissance …] La discipline contemporaine de l’économie, comme la plupart s’accordent aujourd’hui à le reconnaître, s’est égarée. Il est assez facile de démontrer que cela est dû en grande partie à la persistance contemporaine généralisée des méthodes de modélisation mathématique (que ce soit par une insistance générale ou par une confusion/optimisme hétérodoxe) dans des conditions où cette persistance est injustifiée. La solution ultime, et, comme Veblen l’a clairement vu, la base de toute économie pertinente, réside d’abord dans la découverte de la nature de la réalité sociale, et ensuite, et certainement pas de manière moins importante, par la prise au sérieux des connaissances ontologiques ou métaphysiques ainsi découvertes dans la conception des méthodes des sciences économiques. Il s’agit de comprendre la nature de la société, puis de s’assurer que les méthodes de recherche sont adaptées à cette nature. Il s’agit de rendre réelle une situation que Veblen pensait depuis longtemps inévitable. Plus concrètement, il s’agit de remplacer l’obsession actuelle, bien que dépassée depuis longtemps, de rechercher ou de construire des comptes rendus de corrélations d’événements par une préoccupation sérieuse de développer une science sociale causale-explicative (abductiv), fondée sur l’ontologie.’ Tony Lawson – Essays on the Nature and State of Modern Economics – Pages 6 et 93.

« Issu des travaux de Roy Bhaskar, le réalisme critique (initialement baptisé « réalisme transcendantal ») a été importé en économie dans les années 1980 et 1990. Si plusieurs auteurs sont à l’origine de cette importation, ce sont essentiellement les contributions de Tony Lawson, professeur d’économie à Cambridge en Angleterre, qui constituent le point focal autour duquel s’organisent les discussions concernant le réalisme critique. Comme son nom l’indique, le réalisme critique est porteur d’une démarche réaliste. L’idée de réalisme a plusieurs significations, mais Lawson (1997, p. 15) se focalise volontairement sur le réalisme au sens ontologique, qui renvoie à l’idée d’enquête sur la nature des choses, de l’être, de l’existence. Par ailleurs, Lawson (1997, Chap. 2) insiste sur le fait qu’il faut distinguer rigoureusement le réalisme critique du réalisme empirique [voir aussi Hogdson (2001, Chap. 2)] : tandis que le premier avance l’idée que le monde (naturel ou social) existe indépendamment des représentations que l’on en a et qu’une analyse et qu’une analyse de ce dernier passe par l’étude des mécanismes le régissant, le second postule a) qu el emonde est fait de régularités empiriques qu’il importe de découvrir et b) que ce monde, et donc ses régularités, sont directement accessibles et connaissables (par exemple via des études économétriques). Le réalisme ainsi défini n’est certes pas la propriété exclusive du réalisme critique (Lawson 2003, p. 63). Mais la spécificité du projet du réalisme critique en sciences sociales vient du fait que, outre qu’il entend développer une critique des présupposés ontologiques des différentes théories économiques, il se propose de s’engager explicitement dans une analyse ontologique de la réalité sociale, engagement qui fait précisément défaut à l’ensemble des approches économiques. Le second terme constitutif du réalisme critique, « critique », demande également à être précisé. Selon Lawson [notamment Lawson (1997, p. 157-158)], il renvoie au fait que la spécificité du monde social est d’être structuré de manière duale par les rapports entre l’action humaine et les structures sociales (cf. infra). Ce faisant, les individus ont un pouvoir de transformation sur les structures sociales et ces dernières, lorsqu’elles se modifient, affectent à leur tour les pratiques humaines. Cette réflexivité et cette sensibilité de l’action humaine par rapport aux structures sociales résident dans la capacité de critique à disposition des individus : critique des structures prévalentes et critique des pratiques en vigueur (…) Selon Lawson, afin de postuler l’existence de systèmes fermés, l’économie standard est forcée d’appréhender son unité d’analyse – les individus – comme un ensemble d’atomes isolés : « Un point essentiel, qui est peu souvent perçu (ou qui est rarement explicitement reconnu), est que la dépendance des méthodes déductivistes et mathématiques à l’égard des systèmes fermés nécessite à son tour, ou en tout cas encourage, des analyses en termes d’atomes isolés » (Lawson 2003, p.23, notre traduction). L’ontologie sociale dégagée par le réalisme critique vise précisément à montrer que concevoir de la sorte l’individu (et donc l’action humaine) est erroné. Tout en précisant que la conception ontologique proposée n’est pas la seule qui soit envisageable, le réalisme critique entend expliquer la faillite de l’économie standard et proposer certains fondements pour des approches économiques alternatives. On peut appréhender la démonstration ontologique du réalisme critique en distinguant deux étapes : il s’agit dans un premier temps de proposer une « structure ontologique » générale commune au monde social et au monde naturel, pour ensuite élaborer les spécificités ontologiques du monde social. La première étape constitue en fait une transposition directe du réalisme transcendantal de Bhaskar (Lawson 1997, o. 21) : à l’encontre d’une conception humienne de la causalité et de la réalité (conception à l’origine du réalisme empirique), le réalisme critique considère que le monde n’est pas réductible aux évènements empiriques tels qu’ils peuvent être perçus par les individus. Au-delà de ces phénomènes, il existe un ensemble de mécanismes non directement perceptibles, mais néanmoins bien réels, qui agissent en tant que forces pour produire des phénomènes empiriques. En d’autres termes, les mondes naturel et social sont ontologiquement structurés en différents domaines liés entre eux mais ontologiquement distincts (…) La conception structurée du monde social et du monde naturel développée par le réalisme critique implique une reconsidération de l’objectif de la science : plutôt que de prédire l’occurrence l’évènements à partir de la découverte de régularités déterministes, il s’agit au contraire de mettre au jour les mécanismes causaux issus des structures sous-jacentes. A ce stade, se pose la question de la méthode par laquelle les structures fondamentales régissant le monde social peuvent être découvertes. Puisque la méthode déductive (et, par symétrie, l’induction) n’est adaptée que dans un contexte ontologique spécifique, il importe de mettre en œuvre une inférence permettant d’aller au-delà de l’observation empirique. Selon Lawson (Christophe Petit : Lawson reprend ici encore la philosophie de Bhaskar), on peut parvenir à cet objectif par le biais du raisonnement transcendental et de l’inférence dite « rétriductive ». La rétroduction, contrairement à la déduction ou à l’induction, amène le chercheur à rechercher les causes des phénomènes observés au niveau empirique à un niveau ontologique supérieur, en l’occurrence celui où se manifestent les structures. Elle consiste à inférer d’un phénomène empirique, sous la forme d’une hypothèse, les causes structurelles l’ayant produit. Il s’agit « d’un mouvement, se fondant, entre autres, sur l’analogie et la métaphore, partant d’une certaine conception d’un phénomène digne d’intérêt pour aboutir à une conception d’un objet, mécanisme ou structure totalement différent qui, au moins en partie, est responsable du phénomène considéré ( Christophe Petit : la rétroduction est explicitée dans le premier article consacré à la philosophie de Roy Bhaskar mais il faut tout simplement constaté que cette méthode est la reien des méthode scientifique dans les sciences dures, c’est ce que l’on nomme l’expérience de pensée en physique et ce n’est que récemment qu’est arrivée une dévaluation du rôle de lcette méthode du fait d’un imaginaire cybernétique qui dévalue le rôle de l’imagination et donc, la méthode rétroductive qui est son expression dans la procédure scientifique) » - Cyril Hédoin – Le Réalisme Critique de Tony Lawson : Apports et Limites dans une Perspective Institutionnaliste.

Nous rappelons que le premier article concernait la philosophie des sciences naturelles de Bhaskar. Ce deuxième article aborde la philosophie des sciences sociales de Bhaskar. Le troisième article qui est selon nous le plus important sera consacré à une application empirique de la philosophie des sciences sociales de Bhaskar grâce à l’anthropologie de Turner. Le quatrième article étudiera le lien entre la philosophie de Bhaskar et l’anthropologie du don.

Cette présentation de la philosophie des sciences sociales de Roy Bhaskar comprend elle-même cinq parties. Dans une première partie, nous préciserons l’épistémologie des sciences sociales de Roy Bhaskar et articulerons la différence fondamentale entre son épistémologie des sciences sociales et son épistémologie des sciences naturelles. La seconde partie est le cœur de cet article puisqu’elle décrit le modèle socio-économique de la philosophie de Roy Bhaskar qui compare son modèle à ceux de Weber, de Durkheim et de Marx. Si son modèle est plus proche de celui de Marx, nous évoquerons aussi les similitudes frappantes entre la philosophie des sciences sociales de Bhaskar et celle de Veblen, similitudes qui ont amené Lawson à synthétiser ces deux œuvres. Dans un troisième temps, nous expliquerons en quoi le modèle théorique des sciences sociales de Bhaskar peut unifier et harmoniser les sciences sociales actuelles. Dans un quatrième temps, nous étudierons le fondement éthique des sciences humaines pour Bhaskar. Enfin, dans un cinquième et dernier temps, nous montrerons en quoi cette philosophie est essentielle pour comprendre et affronter les crises économiques et écologiques actuelles. L’article est cependant écrit de telle manière que les parties 1, 2 et 3 sont les plus objectives et se contentent de présenter la philosophie de Bhaskar tandis que les parties 4 et 5 sont des réflexions sur l’œuvre de Bhaskar qui requièrent une connaissance de toute l’œuvre de Bhaskar pour dresser l’éthique sous-jacente à l’œuvre de Bhaskar dans la partie 4 et pour démontrer dans la cinquième partie en quoi cette philosophie est essentielle pour sortir du paradigme néoclassique actuel. Les longs extraits, notamment ceux de Lawson et de Hédoin juste avant la première partie, nous ont paru nécessaires dans un souci pédagogique pour mieux comprendre une philosophie dont la complexité requiert à la fois une répétition des explications mais aussi le recours à des auteurs qui éclairent cette philosophie sous des angles différents.

Nous allons analyser la philosophie des sciences sociales de Bhaskar. Cette dernière philosophie est l’aboutissement de la philosophie des sciences de Bhaskar puisque, comme l’écrit Graeber : « Alors que Bhaskar a acquis une réputation dans la philosophie des sciences, son principal intérêt est social, il essaie de trouver une théorie de l’émancipation humaine, une manière de mettre en relation la connaissance scientifique et la liberté humaine (…) Les réalistes critiques pensent qu’une science sociale descriptive et non prédictive est possible si elle abandonne le positivisme des chiffres qui est commun chez les économistes et les sociologues. [1] ». Bhaskar s’inscrit comme Hegel, Marx ou encore Whitehead dans une tradition héraclitéenne dans laquelle la réalité est faite de mouvement et non dans la tradition parménidienne et platonicienne dans laquelle la réalité est faite de formes pures mathématiques. Dans cette conception, l’essence de la réalité est faite de tendance, de « mécanismes générateurs » que le chercheur découvre par des expériences de pensées [2] et que le chercheur valide par des expériences de laboratoire dans les sciences naturelles qui sont prédictives et par la capacité des « mécanismes générateurs » à expliquer les phénomènes sociaux dans des sciences sociales qui ne sont pas prédictives mais explicatives . La place accordée à la formation des modèles par le schème transcendantal de l’imagination nommée « expérience de pensée » en physique prime alors sur la formalisation mathématique ou algorithmique de l’expérience de pensée puisque si l’expérience de pensée est fausse, sa formalisation le sera aussi, quelle que soit la virtuosité technique de celle-ci. L’efficacité de l’outil mathématique ou informatique découle de celle de la qualité de l’expérience de pensée, c’est-à-dire du modèle théorique, puisque le chercheur traduit l’expérience de pensée dans le langage mathématique pour pouvoir ensuite vérifier la correspondance entre le modèle et la réalité empirique. L’œuvre théorique de Roy Bhaskar et de Tony Lawson montre que les outils mathématiques utilisés par les néoclassiques ne sont pas neutres et qu’ils impliquent une ontologie atomistique du champ social erronée. Nous citerons encore Lawson à ce sujet : « la nature du projet moderne dominant durable auquel les traditions hétérodoxes continuent de s’opposer et contre lequel elles doivent en fin de compte s’identifier comme hétérodoxes, n’est pas définie en termes de résultats substantiels ou d’unités d’analyse de base, mais en fonction de son orientation vers la méthode. Le projet principal de l’économie moderne n’est rien d’autre qu’une insistance, en tant que principe à l’échelle de la discipline, pour que les phénomènes économiques soient étudiés en utilisant seulement (ou presque seulement) certaines formes de raisonnement mathématico-déductif. Les lacunes et les limites intellectuelles souvent notées de ce projet grand public sont dues au fait qu’il met l’accent sur le raisonnement mathématico-déductiviste, ce qui est inapproprié compte tenu de la nature du matériel social. En d’autres termes, le présupposé ontologique de ces méthodes ne correspond pas partout à la nature de la réalité sociale. L’opposition hétérodoxe est fondée sur une compréhension (bien que souvent seulement implicite) de la situation exprimée dans l’affirmation qui vient d’être mentionnée. En d’autres termes, l’hétérodoxie moderne est avant tout une orientation en ontologie. Elle se distingue du courant dominant par sa volonté d’aborder la théorie et la méthode d’une manière éclairée par les connaissances disponibles sur la nature de la réalité sociale.

1. La Différence entre les Sciences Naturelles et les Sciences Humaines et Sociales.

La philosophie de Bhaskar, essentiellement ontologique, distingue trois domaines ontologiques qui sont le domaine du réel composé de mécanismes générateurs, de tendances, de potentialités ; ce domaine du réel inclut le domaine de l’actuel où s’actualise les potentialités (ainsi la potentialité gravitationnelle de la pierre s’actualise dans sa chute) ; ce domaine de l’actuel inclut le domaine de l’empirique où sont observés et mesurés ces phénomènes (ainsi la chute de la pierre est mesurée par le physicien). Cette distinction est valable dans les sciences naturelles comme dans les sciences sociales pour Roy Bhaskar. Par ailleurs, la philosophie de Bhaskar dont la visée est un changement de paradigme de la politique économique consiste à clarifier l’ontologie du monde physique et du monde social. Ainsi la différence fondamentale entre les sciences naturelles et les sciences humaines est que la différence ontologique – déjà expliquée dans notre premier article consacré à Bhaskar [3] - entre le monde intransitif des objets et le monde transitif des individus qui produisent un savoir sur ces objets, est abolie. Par définition, les objets d’études des sciences humaines sont des sociétés humaines et sont donc transitifs. Ainsi, si les hommes disparaissent, les lois de la nature – ou plus exactement les mécanismes générateurs de la nature pour le réalisme critique - comme la loi de la gravité, ne changeront pas, d’où l’intransivité des sciences naturelles, mais les lois humaines et sociales – ou plus exactement les mécanismes générateurs de la société, pour le réalisme critique, des sociétés humaines, disparaîtront, d’où la transivité des sciences humaines. La philosophie des sciences humaines de Bhaskar est fondamentalement une philosophie des mécanismes générateurs de la matière qui s’inscrit dans le matérialisme dialectique de Marx et Bhaskar se revendique comme étant un marxiste qui prolonge les œuvres de Hegel et de Marx. La différence entre les sciences naturelles et les sciences humaines est alors fondée sur quatre piliers :

Comme Veblen, Bhaskar ne choisit pas entre le holisme et l’individualisme parce qu’il préfère une approche dynamique qui a pour centre de gravité théorique le modèle transformationnel de l’activité sociale. Ce qui importe pour Bhaskar dans les sociétés, ce n’est ni l’individu ni la société mais la relation entre l’individu et la société. L’ontologie de Bhaskar, qui est une ontologie des « mécanismes générateurs », se traduit dans les sciences sociales par une ontologie des relations entre individus et sociétés qui sont les « mécanismes générateurs » des phénomènes sociaux. Dans ce modèle relationnel, la société agit sur l’individu par socialisation et l’individu agit sur la société par transformation et reproduction. C’est une conception qui insiste sur la dimension temporelle et historique de la société. Les objets et les institutions au sein desquelles nous vivons ont été construits dans le passé et possèdent une inertie si bien que la transformation du monde se heurte à cette inertie. Ce modèle est proche de celui de Veblen en économie. Bhaskar inscrit ce modèle relationnel dans une stratification ontologique des niveaux de réalité qui correspond aussi à la procédure scientifique décrite dans notre premier article parce que le scientifique dévoile des « mécanismes générateurs » ontologiquement toujours plus profonds pour expliquer les phénomènes observés à la surface où s’actualisent les phénomènes. Ainsi, au niveau social, Bhaskar propose une typologie dans la concaténation hiérarchique de niveaux de « mécanismes générateurs » - les strates ontologiques du monde social - avec notamment le niveau sous-individuel inconscient des pulsions, le niveau individuel des romanciers, le niveau micro-social des sociologues comme Goffman (nous ajouterons ici Todd et son analyse des systèmes familiaux), le niveau méso-social des classes sociales, le niveau macro-social de la totalité d’une économie comme par exemple l’économie française, le niveau mega-social pour l’histoire de la longue durée et les régimes comme le féodalisme ou l’islam, et enfin le niveau cosmologique d’Einstein.

Si les sciences naturelles et les sciences sociales ne peuvent pas être étudiées de la même manière, les sciences sociales peuvent tout de même être étudiées scientifiquement. La différence épistémologique fondamentale réside dans le fait que les sciences sociales ne peuvent pas être prédictives. Le raisonnement consiste à dire que le test empirique en laboratoire n’est pas possible dans les sciences humaines et que les sciences sociales peuvent donc être explicatives mais ne peuvent pas être prédictives [7]. Il nous paraît cependant essentiel que si la liberté des agents économiques issue de la liberté créatrice de leurs imaginations ne permet pas la possibilité de la prédiction, le degré de solidité du modèle explicatif correspond toutefois à une probabilité de prédiction. Ainsi l’œuvre de Keen témoigne du fait qu’un modèle économique plus rigoureux, notamment par sa prise en compte dans la tradition de Minsky et de Keynes [8] mais aussi de Veblen de la création monétaire par le crédit, aboutit à des probabilités de prédiction bien plus élevées que les modèles économiques néo-classiques et néo-libéraux inspirés par exemple des travaux de la théorie monétaire de Friedman. Il ne s’agit donc pas de rejeter toute possibilité prédictive mais de constater avec Bhaskar les limites prédictives intrinsèques aux sciences sociales. Les modèles macro-économiques issus des travaux de Minsky ne peuvent pas prédire avec certitude les phénomènes économiques du fait de la liberté des acteurs économiques mais ils possèdent un pouvoir explicatif supérieur aux modèles néo-classiques et l’histoire montre que les économistes qui s’inspirent de Minsky comme Hudson ou encore Keen se trompent moins souvent dans leurs prédictions que les économistes qui s’inspirent des modèles néo-classiques. Nous notons au passage que le réalisme critique de Bhaskar qui s’appuie sur la démarche abductive utilisée par la théorie de la régulation [9] est aussi totalement opposée au conséquentialisme de Friedman. Une hypothèse théorique n’est pas bonne parce que ses conséquences le sont mais parce qu’elle décrit un mécanisme générateur du réel qui explique et s’actualise dans des phénomènes socio-économiques qui peuvent être mesurés empiriquement. La réfutation du conséquentialisme est la conséquence de celle des raisonnements nomologico-déductifs de Hempel inspirés par Hume. Bhaskar est un matérialiste dialectique dans la tradition de Marx pour qui il est nécessaire de commencer par étudier les mécanismes générateurs anthropologiques des actions humaines pour comprendre les phénomènes socio-économiques. Autrement dit, la recherche est toujours pour Bhaskar un réalisme transcendantal entre le domaine du réel – réalisme - que le chercheur tente de découvrir par la construction de théories et d’hypothèses dans son imagination – transcendantal – que le chercheur teste dans le réel – réalisme – quitte à modifier par son imagination les hypothèses – transcendantal – et ainsi de suite.

2. Le Modèle Transformationnel de l’Action Sociale de Roy Bhaskar.

Comme dans les sciences naturelles, Bhaskar cherche à dépasser l’opposition entre le positivisme de Hume et l’herméneutique de Weber et de Dilthey issu de l’idéalisme transcendantal de Kant. Ainsi Bhaskar écrit : « Dans quelle mesure la société peut-elle être étudiée de la même manière que la nature ? Sans exagérer, je pense que l’on pourrait appeler cette question le problème primordial de la philosophie des sciences sociales. Car l’histoire de ce sujet a été polarisée autour d’un différend entre deux traditions, apportant des réponses rivales à cette énigme. Une tradition naturaliste a prétendu que les sciences sont (en fait ou idéalement) unifiées dans leur concordance avec les principes positivistes, basés en dernier ressort sur la notion humienne de loi (d’où la démarche nomologico-déductive de l’économie néo-classique). Par opposition au positivisme, une tradition antinaturaliste a posé un clivage méthodologique entre les sciences naturelles et les sciences sociales, fondé sur une différenciation de leurs matières. Par cette tradition, l’objet des sciences sociales consiste essentiellement en objets significatifs et leur but est d’élucider la signification de ces objets. Bien que son inspiration immédiate découle de l’herméneutique théologique (ou travail d’interprétation) de Schleimacher, la lignée philosophique de cette tradition remonte, à travers Weber et Dilthey, à l’idéalisme transcendantal de Kant [10]. ». On retrouve alors dans les sciences sociales les deux mêmes traditions philosophiques que Roy Bhaskar a déjà réfutées dans les sciences naturelles. Après nous avoir expliqué le lien généalogique des sciences sociales avec les sciences naturelles, Roy Bhaskar nous explique que les deux fondements actuels des sciences sociales sont l’individualisme sociologique et le réalisme empirique. Roy Bhaskar critique le fait que les lois sociales prennent leur modèle sur les lois naturelles et deviennent tout aussi coercitives. Nous renvoyons au premier article consacré à Bhaskar pour comprendre qu’il n’existe pas de lois de la matière mais des propriétés de la matières et que, si l’assimilation des propriétés de la matière à des lois – par exemple la loi de la gravité – ne pose pas de problème dans les sciences naturelles du fait de la « pauvreté ontologique » de ses objets, cette assimilation est catastrophique dans des sciences humaines et sociales. Ainsi les lois de l’austérité issues du monétarisme friedmanien – la création de monnaie par les états est considérée comme la route à une catastrophe hyperinflationniste alors que Benjamin Lemoine montre le contraire pour la France de l’après-guerre et de ces jours heureux parce que inflationnistes mais pas hyperinflationnistes - ne posent pas seulement des problèmes parce qu’elles sont fausses sur le plan épistémologique et scientifique mais elles détruisent des millions de vies dans le monde et notamment 15,000 chômeurs par an en France d’après les statistiques officielles. L’absence de prise en compte de la création monétaire par la théorie quantitative de Friedman et sa méthodologie conséquentialiste nomologico-déductive mènent inéluctablement aux politiques d’austérité, à l’économie de prédation financière et l’absence de toute alternative politique. Dès lors que vous acceptez les prémisses de Friedman, vous détruisez toute alternative politique et vous condamnez la société à la régression sociale. Si les hypothèses ne sont pas réalistes alors elles sont des dogmes destinés à défendre une classe sociale. La monnaie n’est pas neutre mais le cadre théorique épistémologique et ontologique d’où naissent les conventions sociales et économique l’est encore moins. Pour Bhaskar, il s’agit avec l’économie néo-classique de la même « erreur épistémologique » qui consiste à remplacer les propriétés du réel par des lois métaphysiques qui représentent non pas les mécanismes générateurs de la société par lesquelles les hommes créent les lois mais des régularités conjoncturelles de séquences d’évènements qui sont fétichisées sous la forme de lois de la nature. Le chercheur choisir alors, selon ses convictions, les séquences d’évènements qui l’arrange pour les universaliser au nom de ses convictions et dissimuler la normativité de sa recherche derrière une prétendue objectivité. La solution consiste alors, comme dans les sciences naturelles, à substituer une ontologie matérialiste des structures stratifiées – le réel qui comprend l’actuel qui comprend l’empirique - à une ontologie des évènements. Nous ne nous étendrons pas ici sur le raisonnement du rejet par Bhaskar des philosophies post-humiennes et post-kantiennes dans les sciences économiques et sociales puisque le raisonnement est le même que le rejet de ces philosophies dans les sciences naturelles que nous avons déjà décrit dans notre premier article consacré à la philosophie de Bhaskar.

Une fois posées à la fois la généalogie de la philosophie des sciences sociales depuis Hume et Kant et ses limites, qui excluent donc la prédiction au sens des sciences naturelles du fait de la liberté des individus à créer des alternatives, Roy Bhaskar présente ensuite sa propre philosophie des sciences sociales. Roy Bhaskar s’inscrit alors dans le marxisme. La méthodologie ou plus exactement l’épistémologie sociale de Roy Bhaskar est un réalisme fondé sur son ontologie générale, le réel stratifié de Roy Bhaskar et composé de tendances, de mécanismes générateurs , qui s’actualisent dans certaines conditions. L’ontologie sociale de Roy Bhaskar est une ontologie relationnelle fondée par une épistémologie générale, le réalisme critique, qui consiste à créer des modèles et à les tester pour découvrir les propriétés, les mécanismes générateurs, des strates ontologiques du réel. On peut alors comparer sa philosophie des sciences sociales marxistes avec l’utilitarisme, la philosophie de Durkheim et la philosophie de Weber par un tableau [11] :

MéthodeObjet
Utilitarisme Empirisme Individualisme
Weber Néo-Kantisme Individualisme
Durkheim Empirisme Holisme
Marx Réalisme Relationalisme

Roy Bhaskar oppose dans son modèle des sciences sociales le « volontarisme » de Durkheim et la « réification » de Weber. Il entend par ces deux termes que pour Weber les « objets sociaux » sont les résultats des comportements intentionnels des hommes et que pour Durkheim, les « objets sociaux » possèdent leur propre vie, externe aux individus et coercitive pour ces individus. Il nous semble ici fondamental de montrer par une longue citation que Bhaskar se situe dans un dialogue constant avec les principaux auteurs des sciences sociales qu’il connaît très bien. Ce n’est pas un hasard puisque le but de Bhaskar est de s’inspirer de Marx, Durkheim et de Weber pour tenter de proposer une nouvelle fondation des sciences sociales visant à affiner celle de Marx : « Il est évident qu’il y a, à l’œuvre dans l’individualisme méthodologique, un réductionnisme sociologique et un atomisme psycho-(ou praxio-) logique qui déterminent le contenu des explications idéales en isomorphie exacte, le réductionnisme théorique et l’atomisme ontologique fixant leur forme (...) Or la conception relationnelle du sujet de la sociologie ne se contrastait pas seulement avec la conception individualiste, illustrée par la théorie utilitariste, mais avec ce que j’appellerai la conception ’collectiviste’, illustrée peut-être au mieux par le travail de Durkheim, qui met fortement l’accent sur le concept du groupe. Le groupe de Durkheim n’est pas celui de Popper. C’est, pour invoquer une analogie sartrienne, plus comme un groupe fusionné qu’une série. En particulier, en tant qu’indice du social, il se caractérise par la possession de certains pouvoirs émergents, dont la justification sera examinée ci-après. Néanmoins, les concepts clés du corpus durkheimien, tels que la conscience collective, la solidarité organique contre la solidarité mécanique, l’anomie, etc., tirent tous leur sens de leur relation avec le concept de la nature collective des phénomènes sociaux. Ainsi, pour Durkheim, dans la mesure au moins où il doit rester engagé dans le positivisme, les relations durables doivent être reconstruites à partir de phénomènes collectifs ; alors que dans la vision réaliste et relationnelle avancée ici, les phénomènes collectifs sont considérés avant tout comme les expressions de relations durables. Notons que, dans cette conception, non seulement la sociologie ne s’intéresse pas essentiellement au groupe, mais elle ne s’intéresse pas essentiellement au comportement. Si Durkheim combinait une conception collectiviste de la sociologie avec une méthodologie positiviste, Weber combinait une méthodologie néo-kantienne avec une conception encore essentiellement individualiste de la sociologie. Sa rupture avec l’utilitarisme se situe principalement au niveau de la forme d’action ou du type de comportement qu’il est prêt à reconnaître, et non au niveau de l’unité d’étude. Il est significatif que, tout comme l’élan contenu dans l’isolement de Durkheim des propriétés émergentes du groupe est vérifié par son engagement continu à une méthodologie empiriste, les possibilités ouvertes par l’isolement de Weber de l’idéal-type sont limitées par son engagement continu à une ontologie empiriste. Dans les deux cas, un empirisme résiduel freine, et finalement annule, un véritable progrès scientifique (...) Quant à la théorie économique néoclassique (...), elle peut être considérée comme une théorie normative de l’action efficace, générant un ensemble de techniques pour atteindre des fins données, plutôt que comme une théorie explicative capable de mettre en lumière des épisodes empiriques réels. C’est-à-dire, en tant que praxéologie, pas en tant que sociologie. [12] ».

Le modèle théorique en sciences sociales de Roy Bhaskar n’est donc ni holiste, ni individualiste mais relationnel. Ce modèle est en adéquation avec son modèle des sciences naturelles puisqu’il s’agit dans les deux cas pour le chercheur d’expliquer les phénomènes par les relations entre les éléments du réel, lesquelles relations produisent des mécanismes générateurs, des propriétés, qui s’actualisent ensuite dans des phénomènes. Il semble aussi nécessaire de noter que cette ontologie relationnelle et donc dynamique correspond à la manière dont l’esprit humain fonctionne ainsi que l’a montré Jean Piaget dans ses travaux. En effet, dans le constructivisme de Piaget, l’enfant construit des représentations à partir de ses relations avec les autres et avec les objets. De la même manière, l’homme construit ses représentations par ses relations avec la société. C’est une piste de recherche qui a notamment été explorée par David Graeber [13]. Cette ontologie des relations comprend aussi bien les relations entre individus (le mari et son épouse) ou entre groupes d’individus (les classes sociales) [14]. Si le rejet de l’empirisme dans les sciences sociales par Bhaskar correspond à ce même rejet dans les sciences naturelles, son rejet de l’individualisme – pour remplacer l’ontologie individualiste par celle des relations – vient de ce que tout individu existe dans une relation avec les autres. Un enfant requiert des parents, un juge un système juridique, etc. Le rejet du holisme vient de ce que pour Bhaskar, contrairement à Durkheim, ce ne sont pas les groupes qui structurent les relations entre individus mais les relations entre individus qui structurent les groupes.

Après avoir décrit le modèle relationnel et réaliste de Roy Bhaskar qui s’inspire de Marx, nous allons schématiser ce modèle selon un raisonnement à plusieurs étapes extraites de son ouvrage « The Possibility of Naturalism [15] ». Bhaskar rejette donc les modèles de Durkheim et de Weber ci-dessous :

Une fois ces deux modèles rejetés du fait de leurs empirismes implicites (cf. la citation de Bhaskar plus haut), il construit un troisième modèle qui offre une synthèse des deux premiers modèles :

Roy Bhaskar n’est cependant pas satisfait par ce troisième modèle. En effet, pour Bhaskar, l’individu et la société ne sont pas dans une relation dialectique puisqu’ils se réfèrent à deux choses radicalement différentes. On ne peut dire ni que les hommes existent avant la société, ni que la société existe avant les hommes. Les hommes ne créent pas la société mais ils la transforment. Pour résumer, Bhaskar rejette le réductionnisme par le bas qui dérive la société de l’individu et dont l’école néo-classique est la principale forme (réductionnisme qui est aussi, comme on l’a vu, chez Weber). Il rejette aussi le réductionnisme par le haut dans lequel l’individu est pour caricaturer une marionnette de forces sociales et que l’on peut trouver à des degrés divers chez Durkheim, Althusser, ou encore dans le structuralisme. Enfin, il rejette ce que nous nommerons « le réductionnisme dialectique » par lequel l’individu et la société sont les deux faces d’une même pièce de notre troisième modèle ci-dessus où la société génère l’individu qui génère la société. Ainsi, pour le réalisme critique, « il faut regarder l’individu et la société séparément. On ne peut réduire ni l’individu à la société, ni la société à l’individu et ils ne sont pas les deux côtés d’une même chose. La société et l’individu sont comme deux animaux qui vivent en symbiose.  [16] ».

Le « modèle transformationnel de l’action social » proposé par Bhaskar est alors un modèle marxiste – ou plus exactement marxo-veblenien - dans lequel « les gens ne créent pas la société. Celle-ci préexiste toujours et est une condition nécessaire de leur activité. Au contraire, la société doit être regardée comme un ensemble de structures, de pratiques et de conventions que les individus reproduisent ou transforment mais qui ne pourrait pas exister sans leur existence. La société n’existe pas indépendamment de l’activité humaine (erreur de la réification de Durkheim) mais elle n’est pas le produit de l’activité humaine (erreur du volontarisme de Weber). La procédure par laquelle les compétences, les habitudes et les biens et services appropriés au contexte social et nécessaires à la reproduction sociale sont acquis et maintenus peut être nommée « socialisation ». Il faut alors souligner que la transformation de ces habitudes, etc. n’est pas une conséquence mécanique des conditions antérieurs. [17] ».

Nous reproduisons ci-dessous le schéma du « modèle transformationnel de la connexion entre la personne et la société [18] » de Roy Bhaskar :

Le modèle transformationnel de Bhaskar est proche du modèle de Veblen qui d’ailleurs entre en résonance avec Bhaskar très régulièrement sans que Bhaskar apparemment connaisse ces travaux. Que deux approches différentes se rejoignent si souvent, les admirateurs de Bhaskar et de Veblen devraient s’en réjouir alors que James Galbraith évoquait dans son ouvrage « L’Etat Prédateur » qu’il était très dommage que la troisième voie veblenienne – il ne mentionne étrangement pas Keynes alors qu’il en est assez proche - au-delà du marxisme et du libéralisme n’ait jamais été développée alors qu’elle semble plus adéquate aujourd’hui pour décrire notre société. Et en effet, des idées proches de celles de Veblen telles que le capitalisme de connivence émergent mais sans l’architecture théorique si subtile de Veblen. Le modèle de Veblen est comme celui de Bhaskar, un modèle fondé épistémologiquement sur l’abduction, peut-être est-ce dû à l’influence que son professeur, le très grand philosophe Charles Sanders Peirce si oublié en France, exerça sur lui comme un autre très grand philosophe, William James. Ainsi, l’épistémologie de Veblen est abductive – Peirce fût l’inventeur du concept d’abduction et de la Sainte Trinité abduction-induction-déduction [19] de la recherche. Ainsi, dans la philosophie de Veblen, « l’étude des relations causales entre phénomènes constitue donc le noyau de la connaissance scientifique moderne. Mais, dans le sillage de Hume, Veblen insiste sur la façon dont les connexions causales ne peuvent être dérivées de l’expérience : la façon dont on les dégage relève de présupposés métaphysiques. Ainsi, toute démarche scientifique repose sur un positionnement ontologique. [20] ». Comme Bhaskar, Veblen est aussi matérialiste, évolutionniste et il insiste sur les propriétés émergentes de l’évolution. Nous rappelons que Bhaskar développe sa philosophie afin de s’opposer au courant économique dominant, le courant néo-classique. Or le concept de « néo-clacissisme » a été forgé par Veblen qui entendait par là, en référence à John Bates Clarck et à John Neville Keynes, le père de John Maynard Keynes, une économie à la fois classique dans sa méthodologie taxonomique et nouvelle dans sa méthodologie évolutionniste. Or, l’avènement d’une science économique et sociale évolutionniste attendu par Veblen et par Bhaskar ne peut pas arriver parce qu’il n’existe pas d’évolution des évènements au niveau des évènements que sont les choix économiques ou plus généralement les fonctions de production ou les fonctions de consommation des acteurs économiques. Ce sont les mécanismes générateurs tels que la lutte des classes, les mythes, les conventions ou encore les institutions qui évoluent. L’usage de la méthode axiomatico-déductive avec des individus rationnels dans un marché – variante de la méthode nomologico-déductive – produit une ontologie d’évènements factice, des ombres sur la caverne platonicienne où s’actualise le monde réel des mécanismes générateurs et ce monde est réel parce qu’il continue à agir et à exister alors que les évènements sociaux apparaissent sans cesse de manière chaotique. Ainsi une science économique fondée sur les mécanismes générateurs que nous avons déjà cités peut être évolutionniste parce que ces mécanismes existent dans la longue durée tandis que la science économique actuelle ne peut pas être évolutionniste et elle est condamnée à réaliser une taxonomie de séquences d’évènements qui sont autant de configurations censées osciller autour d’un idéal-type, le marché walrassien, l’individu rationnel ou encore la concurrence parfaite et ainsi de suite.

Veblen fonde aussi comme Bhaskar – qui insiste sur la notion de créativité, concept et mot créé récemment par Whitehead - sa philosophie sur une éthique qui oppose l’instinct [21] de l’artisan à l’instinct de la prédation, non seulement au niveau des instincts comme base des comportements humains inspirés par William James, instincts [22] qu’il définit comme plastiques et mouvants, mais aussi au niveau d’une opposition entre la logique de l’industrie et la logique des affaires. On retrouve d’ailleurs aujourd’hui cette éthique qui oppose au niveau fondamental la création et la prédation dans les travaux de Hudson [23] . Enfin l’articulation entre le holisme et l’individualisme de Veblen est aussi celle du modèle transformationnel de Bhaskar. Ainsi : « la notion de causalité cumulative – notion darwinienne – est aussi reliée à l’idée qu’individus et structures sociales interagissent en permanence : les habitudes structurent les institutions qui en retour sélectionnent les habitudes susceptibles de les renforcer. Cette idée de chaîne ininterrompue de causes et d’effets est la clé de la déconstruction par Veblen de l’homo oeconomicus comme calculateur rationnel : si les agents humains sont les sujets de processus évolutionnaires, ils ne peuvent être conçus comme fixes, dotés de préférences déjà formées. [24] ». On retrouve aussi ce programme de recherche ontologique et évolutionniste d’inspiration veblenienne à des degrés divers dans les travaux de Lawson, Nitzan, Fix, Ostrom et Wilson. Ainsi dans son ouvrage intitulé « This View of Life : Completing the Darwinian Revolution », l’auteur David Sloan Wilson reprend le programme évolutionniste des sciences humaines souhaité par Thorstein Veblen et Roy Bhaskar. Les arguments de David Sloan Wilson sont les suivants :

La société est alors composée de structures sociales – ou mécanismes générateurs sociaux - que le chercheur doit étudier d’une manière évolutionniste. Roy Bhaskar définit alors les structures sociales ainsi :

Nous pouvons désormais récapituler les grandes lignes de la philosophie des sciences sociales de Roy Bhaskar. Tout d’abord, c’est une philosophie transcendantale au sens où elle se pose les conditions de possibilité de l’existence des sciences sociales. Nous renvoyons à notre premier article à ce sujet. Ensuite, la philosophie de Roy Bhaskar est un réalisme relationnel puisqu’elle explique que les propriétés - ou structures réelles - de la société sont fondées sur des relations entre individus. Enfin, c’est un modèle philosophique transformationnel évolutionniste puisque les relations entre individus sont des relations de transformation de la société par la production. Ces trois propriétés principales inscrivent Roy Bhaskar dans la lignée d’un marxisme – il est possible que Bhaskar se situe plus dans une synthèse de Marx et de Veblen du fait de son évolutionnisme - dont il se revendique, comme l’atteste l’extrait traduit suivant : « L’analyse de Marx dans « Le Capital » illustre l’usage d’une procédure transcendantale. En effet, je pense que « Le Capital » doit être considéré comme une tentative d’étudier quelles sont les conditions qui doivent exister pour que les formes phénoménales du capitalisme soient possibles ; développant ainsi un pur schéma de compréhension des phénomènes économiques capitalistes, spécifiant les catégories qui doivent alors être utilisées dans toute investigation concrète des phénomènes capitalistes. J’ai déjà suggéré que selon Marx, comprendre l’essence d’un phénomène social particulier consiste à comprendre les relations sociales qui rendent ce phénomène possible. Mais le modèle transformationnel suggère que, pour comprendre l’essence des phénomènes sociaux, ces phénomènes doivent être compris comme productions ; si bien que les relations qui concernent le chercheur en sciences sociales sont, avant tout, des relations de production. [26] ». Il faut cependant noter une différence entre Marx et Bhaskar qui tient à la primauté de l’absence sur la présence dans sa dialectique de mise en absence de l’absence. Pour résumer sans pudeur, le conatus du sujet qui cherche à persévérer dans son être est pour Bhaskar la mise en absence de ce qui manque au sujet pour persévérer dans son être. Plus pragmatiquement, c’est le désir de ce qui manque – amour, reconnaissance, nourriture, etc. – qui meut l’individu mais aussi la société par le rôle de l’utopie. Le travail du négatif est le travail de l’absence. Ainsi, « contrairement à Marx qui dénigrait la pensée utopique comme étant non scientifique, Bhaskar pense que les utopies sont nécessaires parce que les hommes ont besoin de buts qui éveillent leurs désirs. William Morris, par exemple, caractérisait ces Nouvelles de Nulle-Part comme un but et non pas comme une prédiction. Bhaskar conçoit le besoin de moments utopiques à la William Morris pour marcher avec la critique explicative négative de Marx. [27] ». On retrouve avec la réhabilitation de l’utopie la réhabilitation des potentialités du réel et d’une certaine manière, l’utopie et la critique sont les deux jambes complémentaires qui meuvent l’émancipation sociale de l’homme pour Bhaskar. Autrement dit, Bhaskar est avec Marx dans la critique des conditions de possibilités du capitalisme, mais il est avec Veblen dans l’analyse évolutionniste et émergentiste des institutions comme mode de pensées qui naissent comme des utopies et meurent de vieillesse comme sociétés si elle ne meurent pas prématurément.

3. Un Cadre Théorique Convivialiste Propice au Dialogue des Sciences Humaines.

Bhaskar se pose la question de la création des hypothèses dans les sciences sociales. Il constate tout d’abord que le langage joue dans les sciences sociales le rôle de la géométrie dans la physique. On retrouve ici la critique profonde de l’orientation mathématique des sciences sociales par Lawson au sens où les sciences humaines requièrent ontologiquement une méthodologie réflexive fondée sur l’outil qu’est le langage pour représenter avec réalisme l’individu. Le domaine social et donc humain diffère ontologiquement du domaine étudié par la physique parce que l’humain est un être de langage et la méthodologie employée pour le comprendre doit donc être le langage et non pas les mathématiques. L’outil mathématique peut être utilisé si et seulement si il est encastré dans une épistémologie qui n’est pas mathématique mais littéraire au sens où seule le langage littéraire et non pas mathématique prend en compte l’intériorité, la liberté créatrice des individus qui les distingue ontologiquement des particules physiques. Bhaskar constate ensuite que la spécialisation du savoir dans les sciences sociales amène à se focaliser sur la partie « phénoménale » du monde sociale sans jamais pénétrer les « structures réelles », les mécanismes générateurs, les propriétés socio-économiques du monde réel qui produisent ce que Durkheim nommait des fait sociaux totaux si bien qu’il serait trompeur d’isoler certains phénomènes sociaux sous forme de séquences d’évènements comme l’ontologie humienne nous incite à le faire. On aura donc compris que, pour Bhaskar, si la spécialisation en sciences sociales peut avoir ses vertus, leur synthèse est nécessaire. Ainsi, pour Bhaskar, la formulation d’hypothèses sur les structures profondes de la société - les propriétés, tendances ou mécanismes générateurs – qui produisent des phénomènes sociaux, requiert l’existence d’une science sociale unificatrice : « J’ai argumenté qu’une fois qu’une hypothèse à propos d’une structure génératrice a été produite dans les sciences sociales alors elle peut être testée empiriquement, bien que non nécessairement de manière quantitative et exclusivement en termes de pouvoir explicatif (et non prédictif). Mais je n’ai pour l’’instant rien dit au sujet de la production de l’hypothèse ou de ce qu’est le statut de l’hypothèse. Maintenant, lorsque l’on considère la construction de la théorie dans les sciences sociales, il faut garder à l’esprit que le scientifique, en l’absence de théorie existante, affronte une masse imparfaite de phénomènes sociaux qu’il doit définir et organiser. Dans les systèmes, comme les sciences sociales, qui sont nécessairement ouverts, la problématique de la constitution d’un objet de recherche approprié (et donc capable de fournir une explication significative) devient particulièrement aigue. Cette problématique devient chronique si, comme dans le réalisme empirique, manquants de concepts pour stratifier et différencier le monde, le chercheur est incapable de penser l’irréductibilité des structures actives transfactuelles (les mécanismes générateurs) aux évènements [28], et l’effort, qui est celui de la science, doit révéler ces structures dynamiques qui génèrent les phénomènes observés. Les évènements indifférenciés deviennent alors l’objet de sciences sociales conventionnellement différenciés, produisant une crise de définitions et de frontières, l’existence d’une distinction seulement arbitraire entre une théorie et ses applications (ou l’absence de connexion organique entre la théorie et ses applications). [29] ». Pour résumer, la spécialisation dans les sciences sociales oblige le chercheur à se focaliser sur une partie limitée des phénomènes sociaux (l’économie, l’histoire, la démographie, la sociologie, la géographie, l’anthropologie, etc.) dont le périmètre est défini par une unité typologique dans la phénoménologie des évènements. Mais l’ontologie évènementielle qui est privilégiée par la formalisation mathématique fondée implicitement sur des atomes humains est inadaptée pour comprendre la réalité des phénomènes sociaux qui est une réalité composée de strates ontologiques de mécanismes générateurs qui sont autant de faits sociaux totaux dont le chercheur doit comprendre la nature et l’articulation avec les autres faits sociaux totaux. Le passage des corrélations des évènements à la causalité ne peut se faire que par une compréhension des mécanismes générateurs sociaux – lutte des classes, mythes, conventions, institutions – qui génèrent ces phénomènes mais aussi par l’articulation entre ces mécanismes générateurs sociaux. Il y a l’idée avec Bhaskar comme avec Veblen et Lawson que les fondations ontologiques dans sciences humaines et en particulier dans la science économique ne sont pas suffisamment solides et qu’il est inutile de continuer à tenter de construire des théories sur ces fondations tant qu’elles n’ont pas été solidifiées par une clarification philosophique susceptible d’unifier une hétérodoxie à même de remplacer l’orthodoxie.

Bhaskar reprend alors son analyse des conditions de possibilité des sciences sociales et affirme que « l’ontologie du réalisme empirique (ontologie qui ne voit que des évènements et pas les structures génératrices de ces évènements) empêche de voir :

4. Le Fondement Ethique de la Philosophie des Sciences Humaines de Bhaskar.

« Dire que le monde a une signification physique, et non morale, c’est l’erreur la plus grande et la plus pernicieuse, c’est l’erreur fondamentale, la véritable perversité de l’esprit. Au fond, c’est ce que la foi a personnifié sous la désignation de l’Antéchrist. Néanmoins, et en dépit de toutes les religions qui maintiennent le contraire et cherchent à l’établir de façon mythique, cette erreur fondamentale ne disparaît jamais complètement sur la terre mais, au contraire, continue de temps en temps à relever la tête jusqu’à ce que l’indignation générale la force une fois de plus à se cacher (…) Les lecteurs de mon Ethique savent que pour moi le fondement de la morale repose finalement sur la vérité qui a son expression dans le Véda et le Védanta, à travers la formule mystique établie : tat wam asi (ceci est toi), qui est prononcée en se référant à toute chose vivante, homme ou animal, et qui est alors appelée la Mahavakya, la Grande Parole. ».

Arthur Schopenhauer – Sur l’Ethique – Paragraphes 108 et 115.

Contrairement à la tradition anti-naturaliste issue de Hume, il n’existe pas de scission fondamentale pour Bhaskar entre les faits et les valeurs. Bhaskar distingue deux propositions anti-naturalistes, celle selon laquelle les valeurs n’impliquent pas les faits (1) et celle selon laquelle les faits n’impliquent pas les valeurs (2). Les faits et les valeurs s’ordonnent pour Bhaskar selon une spirale heuristique et gravitent autour d’un fondement éthique. Il nous faudra donc clarifier cette spirale heuristique des faits et des valeurs avant de nous interroger sur ce qu’est ce fondement éthique.

La démonstration de (1) se fait en trois temps :

La question du fondement autour duquel gravitent et convergent les faits et les valeurs du chercheur – dans cette image de Bhaskar la convergence est la procédure de clarification des faits et des valeurs par le chercheur qui s’achève lorsque les faits et les valeurs sont reconnectés au fondement qui les organise et les fait graviter - n’est pas traitée d’une manière explicite par Bhaskar dans le cadre de son ouvrage consacré aux sciences sociales. Il faudra lire ses autres ouvrages et en particulier ceux de sa troisième et dernière phase consacrée à la philosophie de la non-dualité pour comprendre ce fondement largement inspiré par la notion whiteheadienne de créativité, on rappelle que le philosophe Whitehead est l’inventeur de ce mot au début du XXe siècle. Ce mot qui nous semble banal est tout à fait nouveau et la vision du monde de cette philosophie des processus n’a émergé qu’au XIXe siècle avec la pensée évolutionniste et la question de l’émergence que pose fatalement cette pensée [31].

Mais le geste de Bhaskar n’est pas seulement celui d’un déplacement métaphysique. Ainsi, comme Bhaskar partage le panpsychisme de Whitehead, il n’existe plus de séparation absolue entre le corps et l’âme. L’ontologie du monde n’est plus scindée. Il en résulte une ontologie du monde qui reste matérialiste – Bhaskar est marxiste – mais qui est existentialiste au sens où les objets du monde possède aussi un psychisme dans la tradition panpsychique de Spinoza et de Whitehead. La conséquence est que « le sérieux éthique remplace le fond métaphysique [32] ». Ainsi, comme l’écrit Kierkegaard, « Tout discours d’une unité supérieure qui réconcilierait des contradictions absolues, est un attentat métaphysique contre l’éthique [33] ». Quel est alors ce fondement éthique ? On rappelle que la démarche de Bhaskar est de partir des impasses de l’économie dominante néo-classique pour comprendre les causes philosophiques de cette impasse et déduire alors une philosophie qui puisse sortir l’économie néo-classique de son aporie et des conséquences désastreuses pour les individus et même pour la planète. On comprend alors que la notion de créativité n’est pas seulement un concept métaphysique qui serait posé au-dessus du monde physique pour l’éclairer comme un Soleil et qui créerait aussi ses zones d’ombre, ce fondement métaphysique est aussi éthique. D’une certaine manière, le Bien platonicien est devenu une procédure dynamique. Est créatif ce qui permet aux individus de maximiser l’actualisation de leurs potentialités et un acte créatif est un acte qui aide autrui à maximiser l’actualisation de ses potentialités. La condition de possibilité d’un tel acte est donc non seulement de se connaître soi-même mais aussi de connaître autrui. Dans la philosophie de Bhaskar, cette double connaissance ultime est la connaissance selon laquelle il n’existe pas de dualité au niveau le plus fondamental entre moi et autrui. C’est la troisième phase, non-dualiste de sa philosophie après le réalisme transcendantal et la dialectique. Créer ne consiste pas seulement à maximiser ses potentialités mais aussi à maximiser celle d’autrui. Sinon l’on se trouve dans le cas de la prédation qui est un jeu à somme nul sans création. Que l’individu crée une œuvre d’art ou répare une maison, la création aide autrui pratiquement et ou par inspiration à mieux créer lui-même. D’une certaine manière, Bhaskar par des problèmes de l’économie néo-classique, étudie et traite ces problèmes sur le plan de la philosophie et arrive à une économie classique qui distingue comme Smith les activités productives des activités improductives ou encore comme Veblen, l’instinct de l’artisan de l’instinct du prédateur. Cette distinction économique nous semble avoir été élaborée avec une profondeur et une clarté supérieure dans l’œuvre de Veblen ou plus récemment chez Hudson ou encore chez Graeber.

Le fondement éthique de Bhaskar est aussi proche de celui de Schopenhauer cité en exergue. La dernière phase de la philosophie de Bhaskar dite philosophie de la méta-réalité explore le fondement ultime à sa philosophie et cet ultime fondement est la non-dualité. Cette non-dualité n’est pas seulement théorique mais elle est aussi pratique : elle est l’empathie par laquelle un individu peut sortir de sa bulle subjective pour comprendre l’autre afin de comprendre ses émotions et ses pensées. La créativité est non-duelle puisque nous créons quand nous ne faisons qu’un avec le monde, quand nous ne faisons qu’un avec la tâche de transformation du monde que nous réalisons et par cette union avec le monde nous sommes unis avec les autres. Bhaskar est sans doute après Schopenhauer et peut-être Niezstche le principal philosophe occidental à s’être inspiré de la philosophie orientale de la non-dualité. L’hypothèse que le chercheur construit grâce à son imagination est orientée par les valeurs du chercheur, surtout dans les sciences humaines et cette valeur est, pour Bhaskar comme pour Veblen, la valeur de la créativité par opposition à celle de la destruction ou encore de la prédation. Pour tous ces auteurs, c’est le fondement éthique qui distingue leur philosophie de la philosophie humienne sous-jacente à l’économie néo-classique. Ainsi dans la philosophie de Veblen, « le défaut de la théorie néoclassique du capital est d’avoir confondu les actifs tangibles et les actifs intangibles, le capital comme fait pécuniaire et l’équipement industriel comme moyen productif. Cette confusion va de pair avec le postulat suivant lequel les salaires sont indexés sur les contributions productives... Cependant, Veblen reconnaît à certaines institutions un effet positif sur le développement technique : ce sont les institutions industrielles obéissant à des logiques impersonnelles, axées sur l’efficacité et la valeur d’usage, par contraste avec les institutions pécuniaires structurées autour de la valeur d’échange et la quête de gains différentiels.  [34] ». Nous avons déjà montré comment l’économiste Hudson qui est proche de Veblen aboutit au même fondement éthique de sa politique économique qui distingue la production de la prédation [35]. Comme nous l’avons écrit, il s’agit là d’un choix épistémologique et ontologique fondamental, c’est d’ailleurs le choix le plus fondamental. Ce fondement éthique devient de plus en plus évident dans la biographie intellectuelle de Bhaskar qui consacrera plusieurs ouvrages à la notion de créativité. Mais Bhaskar dont la philosophie est si proche de celle de Veblen nous semble aller plus en profondeur dans la critique de l’école néoclassique que Veblen parce que la confusion dont parle Veblen et qui consiste notamment à dire que les salaires sont indexés sur les contributions a pour cause le nihilisme fondamental de la pensée néoclassique issue de la philosophie de Hume, nihilisme au sens où la théorie ne cherche plus à donner un sens aux régularités des évènements. En effet, dans un monde réduit à des séquences d’évènements, il n’existe aucune théorie et donc aucune éthique sous-jacente à cette théorie créée par le chercheur pour distinguer les activités productives des activités de prédation, d’où la confusion dont parle Veblen plus haut. Pour Bhaskar, on ne peut pas isoler les faits des valeurs, ne serait-ce que parce que le choix des faits dépend des valeurs. Il faudrait un autre article pour démontrer le lien entre l’éthique de Bhaskar et celle de Veblen et de Hudson mais on retrouve la même fondation d’une éthique fondée sur la compassion et donc sur la distinction entre ce qui détruit l’autre et ce que le crée en l’aidant à actualiser ses potentialités. Lorsque le chercheur construit une hypothèse pour expliquer des phénomènes socio-économiques dans la philosophie de Bhaskar, cette hypothèse est déterminée fondamentalement par la philosophie implicite de non-dualité du chercheur au sens du sens de l’empathie du chercheur avec autrui et avec le monde et donc au sens de son éthique, de sa vision de ce qui peut aider ou blesser autrui et plus généralement son environnement. Les constructions théoriques du chercheur ne sont donc pas construites ex-nihilo. L’architecture théorique du chercheur qui organise les séquences d’évènements du monde les organise par une construction d’hypothèses, de schèmes cognitifs, qui sont orientés par les valeurs du chercheur. Ainsi, au contraire de la philosophie humienne sous-jacente à l’économie néo-classique qui nie les valeurs, la philosophie de Bhaskar articule les valeurs avec les faits. La sélection des faits et leur organisation n’est pas innocente. Elle dérive des valeurs qui sont souvent influencées par la classe sociale à laquelle appartient le chercheur mais aussi à sa capacité à penser contre sa classe et ses autres prédéterminations. Nous avons illustré l’éthique de Bhaskar avec celle de Veblen parce qu’il nous a semblé que c’est Veblen qui exprime le mieux l’éthique de Bhaskar dans une terminologie moins philosophique et plus économique. Il nous semble aussi que c’est Veblen qui a le mieux formulé sur le plan des sciences économiques et sociales une éthique de la production ou de la création et de la prédation. Mais surtout, c’est la même problématique humienne d’une ontologie de séquences d’évènements qui est critiquée par Bhaskar, Lawson, Veblen, Hudson ou encore Stiegler et qui a pour conséquence une absence de fondement éthique de la théorie. C’est cette logique de la quantité isolée de toutes valeurs qui aboutit aujourd’hui au dogme d’un PIB qui comptabilise aussi bien la publicité que la médecine, la vente d’armes que l’enseignement, la finance que l’industrie, sans jamais aucune distinction entre une activité économique et sociale productive au sens où elle aide autrui par l’accroissement du bien commun et une activité prédatrice qui au contraire s’approprie le bien commun et même le détruit sans produire. De plus, comme il existe toujours des valeurs qui orientent la recherche scientifique, la prétention à la recherche axiologiquement neutre revient finalement à naturaliser l’ordre existant des valeurs et donc à défendre les intérêts de la classe dominante actuelle. Bhaskar comme philosophe marxiste ne peut donc que s’opposer à cette prétention à la recherche axiologiquement neutre qu’est le programme économique néo-classique fondé sur l’analyse des séquences d’évènements. L’absence de théorie que l’on retrouve par exemple dans le conséquentialisme de Friedman selon lequel une hypothèse est bonne si ses conséquences le sont et ce sans considération pour le réalisme des hypothèses, tend à ne jamais étudier comme Bhaskar les mécanismes générateurs profonds qui agissent sur la société et donc à sacraliser ces mêmes mécanismes sous la forme de mains invisibles, sacralisation bien pratique quand la visée politique est le conservatisme.

5. Les Enjeux de la Philosophie de Bhaskar dans la Crise Qui Vient .

La crise qui vient est évidemment multiple : elle est écologique, climatique, économique, sociale, spirituelle, etc. C’est une crise de civilisation mais Bhaskar montre qu’elle a des racines dans une philosophie dont la généalogie remonte à Hume et dont le dernier penseur fût Friedman. Evidemment cette philosophie s’inscrit dans le cadre d’une lutte des classes qui a pour but la conservation du pouvoir et donc la production d’un discours « scientifique » de discrédit de toutes les alternatives à un système politique et économique qui permet aux dominants de conserver le pouvoir. Nous allons donc montrer comment la philosophie de Bhaskar éclaire cette crise par la distinction ontologique qu’il réalise entre les domaines du réel, de l’actuel et de l’empirique. Cette lecture requiert la lecture de notre premier texte consacré à la philosophie de Bhaskar [36] mais l’on résumera très vite en disant que le domaine du réel correspond aux potentialités, le domaine de l’actuel aux actualisations des potentialités et le domaine de l’empirique à la mesure empirique des actualisations.

Nous avons étudié la philosophie des sciences naturelles de Bhaskar dans un premier article [37]. Nous avons rappelé que Bhaskar part de l’observation de la démarche scientifique et notamment de la différence entre les systèmes fermés des laboratoires et les systèmes ouverts pour arriver à la conclusion de la nécessité d’une structure ontologique stratifiée du monde qui distingue les domaines du réel, de l’actuel et de l’empirique. Cette nécessité ontologique aboutit à une nécessité épistémologique qui est la méthode abductive pour passer de l’observation des phénomènes à la construction d’une hypothèse dans une strate ontologique plus profonde du réel qui explique ces phénomènes. Ainsi les mécanismes générateurs ou les potentialités s’actualisent dans des phénomènes mesurés dans les laboratoires et le chercheur cherche à fermer le cercle heuristique par une mise en cohérence des phénomènes avec les mécanismes générateurs.

La conséquence du premier ouvrage de Bhaskar est alors radicale, il s’agit de la réfutation épistémologique définitive de l’empirisme de Hume et de ses prolongements, notamment avec la méthode nomologico-déductive de Hempel sur laquelle se fonde toute l’économie néo-classique. Autrement dit, il n’est pas exagéré de dire que Bhaskar a réussi là où Kant a échoué. En effet, si Hume a sorti Kant de « son réveil dogmatique », ce dernier n’est pas parvenu à rejeter l’empirisme puisqu’il s’est heurté à une incapacité d’accéder au noumène, à la structure réelle du monde, ouvrant ainsi la voie à l’idéalisme. Dans l’histoire de la philosophie que nous résumerons sans pudeur afin de tenter de montrer l’importance fondamentale du geste de Bhaskar, Hegel a tenté de réconcilier dialectiquement le phénomène et le noumène dans un savoir absolu mais son œuvre est totalement idéaliste. Plus tard, Marx a tenté de « remettre la dialectique sur ses pieds » pour injecter le mouvement de la dialectique hegelienne dans un matérialisme historique. Au XXe siècle, les épistémologues tels que Popper ou Kuhn ou encore Feyerabend et Lakatos se sont inspirés de la méthode scientifique pour dévoiler la progression dynamique de la science d’un paradigme à l’autre. Cependant ces penseurs restent des idéalistes dans la mesure où le savoir est socialement construit et il décrit les phénomènes mais il n’accède jamais à une connaissance réelle du monde, à la structure de la matière derrière les phénomènes. Or la démonstration du premier ouvrage de Bhaskar consiste à montrer que si la science ne pouvait accéder qu’aux phénomènes, c’est-à-dire qu’aux successions d’évènements, alors la démarche scientifique serait impossible puisque le lien causal entre les successions des évènements en système fermé dans les laboratoires vers le système ouvert extérieur au laboratoire serait rompu. Ainsi, si un chercheur teste la force de gravitation dans un laboratoire, l’ontologie humienne des séquences d’évènements aboutit à deux impasses. D’une part la séquence d’évènements ne peut exister identiquement à l’extérieur du laboratoire : le monde ouvert est trop chaotique. Ainsi, l’invariance qui est le graal de la recherche scientifique ne peut pas être une séquence d’évènements. Remarquons d’ailleurs que jamais le progrès scientifique chez Newton ou chez Einstein n’a utilisé une séquence d’évènements comme invariance, ainsi la vitesse de la lumière qui joue le rôle de l’invariance chez Einstein n’est pas une séquence d’évènements mais une propriété de la matière, en l’occurrence du photon qui se déplace invariablement à cette vitesse. L’invariance ne peut être qu’une propriété ou une tendance ou encore un mécanisme générateur de la matière qui s’actualise et se mesure dans les séquences d’évènements du laboratoire. Mais les séquences d’évènements varient et l’existence d’un mécanisme générateur sous-jacent de la matière est la condition de possibilité qui permet la transition du système fermé du laboratoire au système ouvert du monde. Le choix de l’invariant n’est pas anodin puisque selon Bhaskar l’erreur qui consiste à identifier l’invariance aux séquences d’évènements humiens aboutit à la méthodologie erronée du néoclassique [38]. Ainsi on utilise une séquence d’évènements dans un laboratoire pour déduire un invariant, la vitesse de la lumière ou plus exactement la propriété qu’ont les photons à se déplacer et l’on peut alors prédire des phénomènes qui se produisent en système ouvert comme récemment les ondes gravitationnelles. La séquence d’évènements est ce qui montre la propriété invariante de la manière comme le doigt montre le soleil. D’autre part, l’ontologie évènementielle de Hume qui est la matrice de la méthodologie nomologico-déductive de Hempel dans l’économie néo-classique aboutit à une contradiction puisque le scientifique crée lui-même la séquence d’évènements si bien que les lois de la matière sont dans cette ontologie créées par le scientifique.

La condition de possibilité de la science est donc le passage de la connaissance des phénomènes vers la propriété ou encore la potentialité, le « mécanisme générateur » de la matière qui s’actualise et se mesure dans les phénomènes. En termes kantien, on pourrait par provocation kantienne – le genre de provocation qui ne fait pas prendre trop de risques - que la condition de possibilité de la science est la transformation du noumène en phénomène, du domaine du potentiel à celui de l’actuel. Evidemment, le processus est infini et en ce sens il existera toujours un mécanisme générateur inaccessible aux chercheurs dans une concaténation infinie de strates ontologiques matérialistes, le passage du paradigme d’une caverne au paradigme d’une autre caverne n’est pas le passage d’une illusion phénoménale à une autre puisqu’il y a à chaque nouveau paradigme un peu plus de lumière « nouménale » c’est-à-dire pour Bhaskar qu’il y a toujours un peu plus de lumière issue de l’essence ou encore de la propriété de la matière qui éclaire notre caverne. Peu importe que le passage ne se fasse alors pas d’un pur phénomène qui serait une obscurité absolue à une pure lumière, ce qui est fondamental, c’est que chaque paradigme laisse passer un peu plus de la lumière de la structure réelle du monde, du noumène. La vérité n’est alors plus binaire mais elle est un dévoilement par la lumière qui efface les zones d’ombre que sont les paradoxes phénoménologiques qui requièrent toujours d’être résolu à un niveau ontologiquement plus profond de la matière. Ainsi le métalangage de la nature est la métaphysique qui avec ses champs et ses forces résout dans une évolution des schèmes cognitifs humains les paradoxes observés par ces mêmes humains qui se posent toujours ainsi des questions qu’ils peuvent résoudre [39]. Le schème cognitif central des forces chez Newton est dépassé par le schème des champs chez Maxwell et enfin par celui de l’espace-temps chez Einstein. Ce que démontre Bhaskar dans cette dynamique scientifique, c’est alors le rôle central de l’imagination dans la démarche scientifique et la centralité de ce rôle apparaît d’une manière frappante aujourd’hui alors que les logiciels informatiques identifient mieux que les humains les phénomènes ainsi que les régularités, les relations entre les phénomènes.

Si, comme l’écrivait Bernanos, « la modernité est un complot contre toute forme de vie intérieure », c’est parce que la modernité comme réduction humienne des potentialités du réel aux actualisations du réel sous la forme de séquence d’évènements est dirigée contre toute forme de vie intérieure puisque c’est précisément la vie intérieure qui permet l’acte créateur de l’abduction, acte essentiel dans la démarche scientifique, qui part des phénomènes pour imaginer une hypothèse ou une théorie susceptible d’expliquer ces phénomènes. Autrement dit, la réduction du monde aux séquences d’évènements et aujourd’hui au séquençage combinatoire algorithmique des évènements est ce qui participe à ce que le philosophe Stiegler nomme la dé-noétisation, la perte de réflexivité par l’imagination d’un esprit réduit au calcul. En effet, si le monde est réduit à des séquences d’évènements alors l’homme est réduit à sa capacité de calcul de ces séquences et toute imagination est considérée non seulement comme nulle et non avenue mais comme un handicap pour un individu qui cherche à s’adapter à cette société. Alors, à l’école de Chicago qui nourrit le pouvoir et l’imaginaire de Wall Street s’ajoute une école de Stanford qui nourrit le pouvoir et l’imaginaire de la Silicon Valley et qui tend à un eugénisme fondé sur les capacités de calcul [40] puisque si le monde est réduit à une séquence d’évènements et l’homme à sa capacité à calculer ses séquences d’évènements alors le quotient intellectuel comme faculté de reconnaissance des séquences d’évènements et du calcul des corrélations de ces séquences devient l’alpha et l’omega d’une homme du calcul de la quantité, unidimensionnel, sans imagination et donc sans valeur et sans qualité. C’est alors notre capacité à imaginer des alternatives qui est détruite par une modernité algorithmique qui est l’aboutissement d’une orientation de la pensée fondée sur l’ontologie humienne des séquence d’évènements forcément analytique et calculatoire puisqu’il s’agit de calculer des séquences d’évènements probables à partir de séquences d’évènements passés sans jamais chercher une cause ontologique matérielle à ces évènements. Le monde n’est pas seulement une séquence d’évènements qu’il s’agit de quantifier. Le monde est aussi pour l’homme une imagination qui sans cesse synthétise les sensations de l’espace, les volitions du temps et les intellections de l’information pour s’adapter à sans environnement. Cette ontologie et cette épistémologie humienne aboutissent aujourd’hui au discrédit et donc à la destruction de la faculté de l’imagination destinée à se cantonner à la poésie alors que ce sont toutes les sciences qui sont en train d’être détruites par ce paradigme humien dans la mesure où la destruction de l’imagination ne peut amener qu’à une réduction des sciences et notamment des sciences humaines à une étude de corrélation et de typologies dans l’abandon de la recherche des mécanismes socio-économiques réels et donc dans l’abandon des potentialités socio-économiques réelles : « there is no alternative ». En effet, il ne peut exister des alternatives dans un monde humien qui a donné naissance à l’épistémologie de l’économie néoclassique puisque si le monde est réduit à des séquences d’évènements alors il ne reste qu’à classer ces séquences sous forme de typologies et à calculer des corrélations entre ces séquences.

Ce que montre ainsi Bhaskar, c’est que la conséquence dans le champ politique du modèle humien est qu’il ne peut pas y avoir d’alternatives puisque les alternatives naissent des potentialités du réel qui sont niées. On retrouve là toute la négation des alternatives si pratique pour la classe dominante illustrée par des « techniciens » tels que Tony Blair pour qui il n’existe pas de solution de gauche ou de droite mais seulement de bonnes solutions. Cette manière de poser le problème requiert une ontologie et une épistémologie qui permet à la classe dominante de conserver tout pouvoir par la négation épistémologique mais aussi ontologique de toute alternative à l’ordre des évènements actuels. Ainsi, seul ce qui est actualisé est réel. Comme seuls les mécanismes générateurs – lutte de classe, mythes, institutions – évoluent et comme la politique économique est focalisée sur des séquences d’évènements qui eux n’évoluent pas, les politiques économiques focalisées sur les séquences d’évènements – quantitative easing, hausse du budget, etc – permettent à la classe dominante de réaliser un conservatisme avec l’apparence du changement, changement au niveau superficiel des séquences d’évènements de la politique économique mais conservatisme des mécanismes générateurs profonds qui génèrent des changements sociaux réels à long terme. C’est l’idéologie de la fin de l’histoire : il n’y a plus d’histoire parce qu’il n’y a pas d’alternative et il n’y a pas d’alternative parce que l’ontologie et l’épistémologie héritées de Hume considèrent comme nulles et non avenues les alternatives potentielles qui ne se sont pas déjà actualisées. Avec un tel raisonnement, la sécurité sociale n’aurait jamais pu naître puisque sa potentialité n’était pas actualisée avant sa naissance. Le réel est réduit à l’actuel et toute proposition alternative qui cherche à montrer d’autres potentialités du réel qui ne sont pas actualisées est considérée comme une divagation de l’imagination. On voit bien la dérive du sens. L’utopie ne possède plus un rôle moteur pour imaginer des potentialités du réel à actualiser mais l’utopie est effacée du réel parce que les potentialités du réel sont elles-mêmes effacées du réel. Ainsi la créativité imaginative est éliminée de tous les corps de métiers si bien que les derniers en imagination sont devenus les premiers, de Macron à Hollande. L’actualisme est l’essence du nihilisme, du « there is no alternative [41] » et toute idée nouvelle est niée pour la simple raison qu’elle n’est pas actualisée. Non seulement les morts règnent sur les vivants mais les morts tuent les vivants puisque la possibilité de modifier les lois économiques et sociales est interdite par une épistémologie qui considère que seules les lois économiques et sociales actualisées sont réelles et que les alternatives potentielles ne pourront jamais exister parce qu’elles n’existent pas encore. Dans une telle perspective, les lois économiques et sociales sont considérées comme une partition divine écrite par les morts – si ce n’est par la nature quand les « lois » économiques sont naturalisées à la manière de la loi de la gravité - que les vivants doivent se contenter de jouer avec plus ou moins de virtuosité dans un technicisme gestionnaire. Certes il existe bien une idéologie de la classe dominante dite néolibérale qui défend les intérêts de cette classe – le monétarisme de Friedman - mais il existe aussi une idéologie humienne dite néoclassique qui naturalise la position de la classe dominante en diffusant un esprit du « there is no alternative ». Ainsi le néolibéralisme fournit l’idéologie dominante – une justification du pouvoir monétaire banquier par Friedman – et bloque toute alternative à cette idéologie par les fondements épistémologiques et ontologiques de l’école néo-classique.

De nombreux penseurs de Nietzche à Heidegger ont insisté sur le nihilisme mais qu’est-ce que le nihilisme si ce n’est le règne de l’actuel où « there is no alternative » parce que toutes les potentialités du réel découvertes par l’imagination de l’homme sont considérées comme nulles et non avenues par la pensée humienne qui sert de matrice à l’essentiel des sciences économiques et sociales et en particulier à l’école néo-classique ? Comment pourrait-il y avoir des valeurs dans un monde fondé sur une ontologie de séquences d’évènements ? Comment pourrait-il y avoir des valeurs si les alternatives sociales issues des potentialités que le chercheur découvre en orientant son imagination selon ses valeurs sont considérées comme nulles et non avenues parce qu’elles ne sont pas encore actualisées ? La relation entre l’économie néo-classique critiquée par Keen et l’économie néo-libérale critiquée par Hudson [42] apparaît alors d’une manière plus frappante à la lumière de la philosophie de Bhaskar puisque le néo-libéralisme comme idéologie de la classe dominante a besoin de l’idéologie néo-classique dont le but est le discrédit de toutes les potentialités du réel et donc de toute les politiques qui pourraient proposer des alternatives différentes de celle du néo-libéralisme. Certes les idéologies sont utilisées dans le cadre d’une lutte de classes réelles mais le rôle de la philosophie post-humienne est justement de disqualifier et de sortir du jeu scientifique et politique toute alternative – par exemple le financement d’un revenu inconditionnel par création monétaire – par le simple fait que tout ce qui n’a pas été déjà actualisé n’appartient pas à l’actuel et que, comme le réel est réduit à l’actuel (quand ce n’est pas à l’empirique) par l’épistémologie post-humienne des séquences d’évènements, tout ce qui n’a pas été déjà actualisé n’existe pas. On rappelle que dans un tel cadre discursif, ni les congés payés ni la sécurité sociale n’auraient jamais pu être instaurés car comme ils n’existaient pas avant leur mise en place alors cela signifie qu’ils ne peuvent pas exister dans le cadre du dispositif de pensée néolibéral issu de la philosophie de Hume. Mais la prise de pouvoir hégémonique de cette philosophie au sens d’une représentation du monde encouragée par la classe dominante ne s’est mise en place que dans les années 1970 avec des figures comme Friedman et n’a été appliquée politiquement qu’à partir des années 1980 et la célèbre phrase de Thatcher : « there is no alternative » qui est devenue depuis le slogan de l’austérité dans la majorité des pays. L’importance de la philosophie de Bhaskar réside dans a capacité à disqualifier cette philosophie dominante et ce, sur les bases incontestables de la démarche scientifique dans les sciences naturelles parce qu’il montre que la démarche scientifique ne peut exister que si un domaine du réel différent du domaine de l’actuel existe. Si l’on ne veut pas se voir opposer un refus catégorique à la proposition de toute alternative réelle à la marche destructrice du techno-capitalisme actuel, il faut refuser ce refus et montrer le fondement scientifique incontestable de ce refus du refus.

On comprendre donc mieux grâce à Bhaskar la constellation idéologique dans laquelle nous sommes prisonniers et Friedman joue un rôle essentiel dans cette constellation. La stratégie consiste à défendre les intérêts de la classe dominante. Ainsi le néolibéralisme comme idéologie de conservation des intérêts de la classe dominante s’appuie sur deux piliers qui sont d’un côté la concentration du pouvoir de la politique monétaire au sein des banques commerciales par le monétarisme de la théorie quantitative de la monnaie qui nient le rôle de la création monétaire bancaire dans l’économie et dans la politique – idéologie que l’on nomme aussi néolibéralisme – et d’un autre côté une ontologie et une épistémologie qui nient toute alternative par une ontologie exclusivement phénoménale de séquences d’évènements qui réduit le réel à l’actuel et que l’on retrouve dans toute la méthodologie néo-classique et notamment dans le conséquentialisme de Friedman. Nous avons là une tentative de verrouillage de l’histoire pour bloquer éternellement le pouvoir et l’on peut admirer grâce à la philosophie de Bhaskar la profondeur épistémologique et ontologique de cette prison théorique qui paralyse des institutions au sens de Veblen, c’est-à-dire des habitudes de pensées qui traduisent cette prison théorique en prison réelle, la croissance de la population carcérale, notamment aux Etats-Unis, n’étant que la conséquence de l’endettement généralisé de la population. Les potentialités du réel sont abolies, exclues et excommuniées des sciences économiques et sociales, et par conséquent de la politique et des médias, et ce à un tel point que les opposants n’osent plus proposer d’alternatives crédibles – pour reprendre notre exemple un revenu inconditionnel financé par la création monétaire dans le contexte d’une économie endettée en pleine automatisation accélérée – puisque le pouvoir est parvenu à instaurer un cadre conceptuel dans lequel toute autre potentialité du réel qui nécessiterait un choix politique afin d’infléchir la trajectoire pourtant catastrophique du techno-capitaliste est considérée comme une absurdité mathématique, ontologique. Et en effet, dans le cadre d’une ontologie humienne d’un monde réduit à des séquences d’évènements, les alternatives et les potentialités ne peuvent pas exister puisqu’elles ne sont pas des évènements et que les mécanismes générateurs sont éclipsés par les évènements. C’est ce conservatisme extrême qui dans une inversion orwelienne du vocabulaire se fait passer pour le progressisme. Mais par progressisme, il faut bien comprendre que seul l’ordre des choses actuel doit progresser puisque les potentialités du réel qui n’ont pas encore été actualisées ne peuvent pas exister. On le voit bien avec l’approche du mur écologique, le techno-capitalisme ne peut que suivre sa trajectoire puisque les dominants ne tolèrent aucune alternative réelle, aucune potentialité qui n’ait pas encore été actualisée.

Rimbaud écrivait « voici venu le temps des assassins » et c’est ce temps-là que nous vivons, factuellement [43], dans une chute de l’espérance de vie à l’époque où l’héroïne est devenue l’opium du peuple [44] : les penseurs ont assassiné le domaine du réel par la philosophie issue de Hume et cet assassinat aboutit à une interdiction de proposer des alternatives qui n’ont pas encore été actualisées pour modifier le monétarisme oligarchique – l’argent n’est plus créé que pour les riches dans une indécence où le luxe côtoie la misère dans toutes les rues des grandes villes - qui entraîne inévitablement une entropie ontologique de notre monde par une domination du techno-capitalisme qui s’actualise jusqu’au suicide collectif par l’assassinat philosophique du domaine bhaskarien du réel, c’est-à-dire du domaine des potentialités et des alternatives qui permettraient de sortir de la dictature monétaire. L’abolition du domaine du réel dans la philosophie de Bhaskar est l’abolition du domaine des bifurcations dans la philosophie de Stiegler. Le dogme selon lequel « seul l’actuel est réel », la réduction de l’actuel au réel n’est rien d’autre que la destruction des conditions de possibilités de la naissance des alternatives. Une telle ontologie évènementielle, spectaculaire, porte en elle une destruction de toutes les potentialités, de toutes les alternatives, et aboutit nécessairement à un conservatisme extrême qui par la négation de toute alternative, nie toute adaptation aux changements du monde et la société meurt faute d’adaptation aux changements économiques, sociaux ou encore écologiques. Les hommes sont considérés comme des boules de billard humiennes qui n’ont possibilité de modifier un jeu de billard joué par la main invisible d’un dieu laïcisé. Cette philosophie dont la dernière figure est Friedman ne peut mener qu’à la sélection d’individus stratèges sans imagination particulièrement adaptés pour calculer ses séquences d’évènements mais peu doués pour imaginer des alternatives. Il s’agit donc d’une civilisation autistique qui détruit son environnement et qui se détruit elle-même puisqu’elle ne peut pas imaginer des alternatives. L’instinct de l’artisan au sens de Veblen est découragé et l’instinct du prédateur est lui encouragé.

NOTES

[1Graeber – Anthropological Theory of Value – Page 53.

[2Ces expériences de pensée ont été nommées « abduction » par le philosophe Peirce. La méthode de l’abduction se distingue de celle de l’induction puisqu’elle ne cherche pas des régularités dans les séquences d’évènements mais des propriétés fondamentales de la matière physique ou sociale pour les sciences sociales. Nous renvoyons au premier texte pour cette réflexion. On peut noter que cette méthode a aussi été utilisée par Veblen en son temps et par la théorie de la régulation aujourd’hui.

[3http://www.journaldumauss.net/?La-philosophie-de-Roy-Bhaskar-et-son-importance-pour-les-sciences-economiques.

[4Roy Bhaskar – Enlightened Common Sense – Page 61.

[5Roy Bhaskar – Enlightened Common Sense – Page 61.

[6Patrick Tort – Qu’est-ce que le matérialisme ?

[7Roy Bhaskar – The Possibility of Naturalism – Page 27.

[8Il est possible que ce raisonnement entre en contradiction avec l’incertitude keynésienne mais nous n’avons pas les connaissances techniques pour développer ce sujet qui est de toute manière périphérique.

[9https://journals.openedition.org/regulation/11918.

[10Roy Bhaskar – The Possibility of Naturalism – Page 1.

[11Le tableau est extrait de l’ouvrage de Roy Bhaskar intitulé “The Possibility of Naturalism” – Page 39.

[12Roy Bhaskar – The Possibility of Naturalism – Page 39.

[13David Graeber – Towards an Anthropological Theory of Value.

[14En France la sociologie du lien social développée par Paugam distingue quatre types de liens sociaux qui sont le lien familial, le lien amical, le lien professionnel et le lien citoyen. Il serait très intéressant de montrer dans un autre article comment la sociologie de Paugam peut être considérée comme une application de la philosophie de Bhaskar, si elle peut l’être.

[15La démonstration de Bhaskar s’étend de la page 40 à la page 55.

[16http://content.csbs.utah.edu/ ehrbar/marxre.pdf.

[17Roy Bhaskar – The Possibility of Naturalism – Page 46.

[18Roy Bhaskar – The Possibility of Naturalism – Page 46.

[19« Pour résumer, la déduction, qui repose sur des causes et des effets certains, aboutit à des énoncés certains ; l’induction, qui propose des causes certaines à des effets probables, aboutit à des énoncés probables ; et l’abduction, qui recherche des causes probables à des effets certains, aboutit à des énoncés plausibles. » - Nicolas Chevassus-au Louis – Théories du Complot.

[20Alice Le Goff – Introduction à Thorstein Veblen – Page 31.

[21Il faudrait clarifier le lien entre l’instinct de Veblen et la pulsion de Stiegler. Etant donné la définition de Veblen du concept d’instinct, leurs travaux me semblent proches puisque par instinct Veblen entend ce que Stiegler entend par pulsion, ne serait-ce que par leurs plasticités par la raison.

[22Si l’analyse des comportements humains par René Girard est fondée sur l’instinct mimétique, l’analyse de Veblen est elle fondée sur trois instincts fondamentaux qui sont les trois couleurs fondamentales par lesquelles nous vivons le monde. Ainsi il existe l’instinct mimétique – assez proche finalement du sens courant du darwinisme social et non du sens véritable décrit par Tort – mais aussi l’instinct de l’artisan ou du travail bien fait – assez proche de la créativité de Whitehead et de Bhaskar, travail bien fait qui produit de l’ordre, de la néguentropie et qui est in fine, le goût pour la pulsion de vie - et l’instinct de sympathie sociale – assez proche de l’instinct de coopération décrit par Kropotkine. Le monde en couleur de Veblen est donc selon nous bien plus subtile que celui de Girard mais aussi bien plus proche de la réalité scientifique décrite dans les travaux récents de neuropsychologie des émotions animales par Panksepp même si ce dernier aboutit à sept émotions primaires – chiffre divin si l’on se réfère à la phrase « au début était l’émotion » du grand écrivain Céline qui pourtant connaissait le verbe – à partir desquelles le modèle de Veblen pourrait être amélioré.

[23http://www.journaldumauss.net/?INTRODUCTION-A-L-OEUVRE-DE-MICHAEL-HUDSON.

[24Alice Le Goff – Introduction à Thorstein Veblen – Page 31.

[25Roy Bhaskar – The Possibility of Naturalism – Page 49.

[26Roy Bhaskar – The Possibility of Naturalism – Page 65.

[27David Graeber – Towards and Anthropological Theory of Value.

[28Nous rappelons que dans l’ontologie de Bhaskar, il faut distinguer le monde empirique dévoilé par l’expérience scientifique, le monde actuel où s’actualisent les phénomènes et le monde réel ou des structures génératrices de phénomènes peuvent s’actualiser selon les circonstances. Dans cette typologie ontologique, l’empirique est inclus dans l’actuel qui est inclus dans le réel.

[29Roy Bhaskar – The Possibility of Naturalism – Page 62.

[30Roy Bhaskar – The Possibility of Naturalism – Page 66.

[31On rappellera que les principes de l’Etre au temps de la philosophie grecque, puis de la Nature au temps de la philosophie latine, puis de Dieu au temps de la philosophie médiévale chrétienne et enfin la philosophie de la subjectivité depuis Descartes ont organisé les constellations d’idées qui ont permis aux hommes de naviguer l’océan de la science depuis l’aube de l’humanité. Le fondement de la créativité et la métaphysique processuelle compatible avec le darwinisme – le processus darwinien étant pour Veblen ce qui distingue la science moderne de l’ancienne science essentiellement taxonomique et pas dynamique - est récent et constitue une réponse à l’épuisement du cadre de la philosophie de la subjectivité de Descartes déjà critiqué par Husserl dans son ouvrage « la crise des sciences européennes », épuisement manifeste aujourd’hui dans la science économique ( épuisement provoqué pour résumer outrageusement par le dualisme cartésien entre le corps et l’âme et l’usage du repère cartésien pour le traitement de toutes les sciences selon le modèle affiné par Hume des séquences d’évènements corporels schématisé dans le repère cartésien et le paradigme newtonien de la physique).

[32Reiner Schürmann – Des Hégémonies Brisées – Page 719.

[33Sören Kierkegaard – Journal – Entrée du 1er août 1934.

[34Alice Le Goff – Introduction à Thorstein Veblen – Page 52.

[35http://www.journaldumauss.net/?INTRODUCTION-A-L-OEUVRE-DE-MICHAEL-HUDSON.

[36http://www.journaldumauss.net/?La-philosophie-de-Roy-Bhaskar-et-son-importance-pour-les-sciences-economiques.

[37http://www.journaldumauss.net/?La-philosophie-de-Roy-Bhaskar-et-son-importance-pour-les-sciences-economiques.

[38Pour résumer, il y a équivalence entre l’empirisme de Hume et le conséquentalisme de Friedman puisque ces deux approches nient qu’un accès au réel soit possible et réduit le monde non pas à une ontologie matérialiste mais à une ontologie probabiliste. Seules les probabilités des évènements et leurs conséquences sont « réelles ».

[39Par ailleurs ces schèmes cognitifs qui dévoilent les propriétés de la matière participent de l’imaginaire humain, sa fonction ontologique la plus élevée et non des mathématiques puisque la science mathématique aussi se développe grâce aux schèmes cognitifs de l’imaginaire humain qui sont sa fonction la plus élevé de plasticité ontogénétique et donc neuronale. On recommandera la lecture des ouvrages biographiques du grand mathématicien Grothendieck à ce sujet.

[40https://en.wikipedia.org/wiki/William_Shockley.

[41Cette formule de Thatcher résume à elle seule le néolibéralisme

[42http://www.journaldumauss.net/?La-pensee-economique-neoliberale-comme-ideologie-de-la-classe-rentiere.

[43https://www.francetvinfo.fr/sante/soigner/le-chomage-serait-responsable-de-10-000-a-14-000-deces-par-an_2949371.html.

[44https://www.rts.ch/info/monde/10031417-l-esperance-de-vie-en-baisse-aux-etats-unis-en-raison-des-overdoses.html.