Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Jean-Baptiste Lamarche

Samuel Lézé, « Freud Wars. Un siècle de scandales »

Texte publié le 22 avril 2019

Compte-rendu du livre de Samuel Lézé, Freud Wars. Un siècle de scandales, PUF, 2017

De Samuel Lézé, on connait déjà L’autorité des psychanalystes, riche étude ethnographique sur la profession de psychanalyste, tirée d’un travail de terrain en milieu parisien. Freud Wars ; un siècle de scandales porte également sur la situation sociale et culturelle de la psychanalyse.

Dans son livre bien connu sur les « représentations sociales » de la psychanalyse, Serge Moscovici cherchait à étudier conjointement le crédit accordé aux théories psychanalytiques (notamment chez ceux qui recouraient à celles-ci pour expliquer leurs actes et ceux de leurs entourages) et les critiques et réticences qu’elles suscitaient. Dans leur majorité, les rares examens sociologiques ultérieures de la psychanalyse (ceux de Berger, de Gellner, le mien, etc.) se sont concentrés sur le crédit et l’intérêt accordé à ces théories et ont délaissé les critiques et réticences (parmi les exceptions, notons le remarquable L’État et la toxicomanie ; histoire d’une singularité française, d’Henri Bergeron). Ils passent ainsi à côté de la dynamique conflictuelle complexe qui rattache les actions des partisans de la psychanalyse à celles de ses opposants. Freud Wars revient sur cette dynamique.

La démarche de Lézé nait d’un étonnement : pourquoi la critique de la psychanalyse emprunte-t-elle si souvent, depuis un siècle, la voie de la critique de Freud ? Une démarche d’autant plus intrigante que dans bien d’autres cas (Newton est nommé), l’auteur et l’œuvre sont bien distincts, et que les débats se concentrent sur cette dernière.

On aurait pu penser que pour répondre à son interrogation, Lézé aurait comparé les débats sur la psychanalyse avec ceux portant sur d’autres théories. Ou qu’il aurait entrepris une comparaison des critiques de la psychanalyse empruntant la voie de la critique de Freud et des critiques de la psychanalyse se limitant à une démarche épistémologique, par exemple en examinant l’évolution de la popularité respective de ces deux approches et en comparant les conditions de leur production et réception. La démarche suivie est bien différente. Laissant de côté ces différentes comparaisons, il entreprend un récapitulatif chronologique des critiques de la psychanalyse ayant, depuis un siècle, emprunté la voie d’une critique de Freud. S’éloignant de la démarche ethnographique suivie dans L’autorité des psychanalystes, Lézé, bien qu’il s’en défende, se fait historien des idées. La plus grande partie de Freud Wars propose un catalogue de critiques de la psychanalyse passant par une attaque de Freud. Il les énumère, reconstitue à (très) grands traits leurs arguments, esquisse des typologies. Sur ce chemin, il soulève d’autres questions de recherche, qui s’ajoutent à la première, par exemple sur la filiation entre les critiques récentes et anciennes, ou bien encore sur ce que révèle la force et l’ampleur de ce différent sur Freud (n’est-il pas révélateur de notre appréhension actuelle de la santé mentale ?). Lézé inclut un bon nombre de critiques de Freud (dont des critiques « politiques » de la psychanalyse, comme celle proposée par Gilles Deleuze et Félix Guattari), en délaisse d’autres (celles de Ludwig Wittgenstein, Stanley Fish, etc.), sans indiquer quels critères gouvernent ce choix. Son étude, dit-il, ne vise ni l’exhaustivité, ni l’érudition.

Au fil des pages, Lézé propose des hypothèses hétéroclites, parfois fort stimulantes : l’œuvre de Freud est peu connue, y compris de ses défenseurs ; depuis longtemps, les Freudiens ne répondent plus aux critiques de la psychanalyse, qu’ils ignorent ; les critiques dirigées contre Freud servent aux Freudiens à nourrir l’image précieuse d’une psychanalyse marginale et subversive ; l’approche biographique des anti-freudiens répond à la « rhétorique de la confession » des Freudiens (c’est-à-dire à l’importance accordée, dans plusieurs récits sur la genèse de la psychanalyse, au récit, par Freud, de l’exploration de son monde intérieur) ; l’anti-freudien, en présentant la théorie de Freud qu’il entreprend de critiquer, « construit de toutes pièces un système ou un dogme ».

La démarche se veut en retrait ou à l’écart du débat scientifique sur la psychanalyse. Car la démarche « méta » de l’anthropologue ne porterait pas tant sur le « fond » que sur la « forme » du débat. Son attention se dirigerait non pas sur l’énoncé, mais sur l’énonciation. Freud Wars ne vise pas à se prononcer « sur la validité ou l’invalidité de l’anti-freudisme mais de relever ce que représente l’attaque au renom et à la réputation ». Dans L’autorité des psychanalystes, déjà, la démarche ethnographique semblait exiger « la suspension de l’attitude naturelle à l’égard de la psychanalyse faite d’inlassable critique et d’engagement militant ».

Au terme du parcours, Lézé esquisse à grands traits un portrait (fort peu reluisant) de l’anti-freudien, en militant monomaniaque et inefficace. Contrairement à l’historien de la psychanalyse, occupé au seul examen des faits, l’anti-freudien cherche aussi à évaluer l’objet de son analyse. En fait, il est au service d’une cause : il désire « saper le freudisme », « liquider Freud et l’oublier ». Il n’y parvient guère, puisque sa critique peut servir à nourrir l’image freudienne, au fond si précieuse, d’une psychanalyse encerclée, attaquée de tous.

En conclusion de l’ouvrage, on trouve une critique féroce de la critique anti-freudienne. La critique de l’anti-freudien serait paradoxale, puisqu’elle s’appuie sur des ressources biographiques et donc, au fond, freudiennes (les anti-freudiens utilisent la psychanalyse contre Freud). Sa critique serait infondée, puisqu’elle s’appuie sur des arguments ad hominem, irrecevables parce que fallacieux. Enfin, empruntant librement aux pages que Vincent Descombes consacre (dans Le raisonnement de l’ours) à la figure historique du militant moderne « auquel il est demandé d’accomplir dans le monde une fin absolue », Lézé dépeint la critique de l’anti-freudien comme irrationnelle, puisqu’alors même qu’elle ne le rapproche pas de son but, il continue à la répéter, sans s’interroger sur son efficacité. Le caractère paradoxal de la critique de l’anti-freudien serait encore plus marqué lorsque, devenant Freud Scholar, il la développe dans un cadre universitaire : car sa carrière dépend alors de la perpétuation de la renommée de celui qu’il entend par ailleurs faire oublier.

Pour éclairer la force des débats critiques sur Freud, une hypothèse est proposée. Si le débat sur Freud retentit largement dans l’espace extra-clinique, c’est parce que, loin d’être un débat technique entre spécialistes, il porte au fond « sur les composantes attendues de ce qu’est une personne ». Les anti-freudiens « reviennent toujours à une transparence de l’esprit et à son accès ». « Avec les catégories d’inconscient, de désir, de conflit et de négativité, Freud est une icône de l’opacité. »

Lézé esquisse là une approche du retentissement de la psychanalyse dans la culture contemporaine qui tranche avec celle qu’il développait dans L’autorité des psychanalystes, où l’« autorité culturelle » de la psychanalyse était décrite comme le produit de l’action « militante » et organisée des psychanalystes freudiens. Cette première voie explicative, notons-le, ne parvient pas à combler le gouffre béant qui sépare le nombre (minuscule) d’analystes, d’un côté, et l’extraordinaire retentissement extraclinique de la psychanalyse, auprès d’un vaste public de « profanes », de l’autre. En comparaison, l’hypothèse proposée dans Freud Wars a le mérite de s’intéresser aux réactions et aux intérêts de ce public profane.

Cela étant, on peut se demander en quoi cette nouvelle hypothèse permet d’éclairer la question à laquelle entend répondre Freud Wars (pourquoi se disputer sur Freud ?). Car à supposer que ce différent sur la personne soit effectivement la source du conflit, et que Freud ne soit qu’un prétexte, qu’est-ce qui explique le besoin d’un prétexte et le choix de ce prétexte ? Pourquoi n’emprunterait-il pas, plus simplement, la forme d’un débat sur la psychanalyse ?

Et puis, par ailleurs, cette hypothèse est-elle fondée ? L’idée d’une opposition entre transparence et opacité reprend l’interprétation freudienne canonique du rapport de la psychanalyse au « mentalisme » cartésien : au portrait mentaliste de l’esprit humain, comme transparent à lui-même, accessible par introspection, Freud prétend en effet opposer, avec sa théorie de l’« inconscient », un démenti radical. Pourtant, cette critique freudienne du mentalisme, lorsqu’elle est comparée à celle, radicale, proposée par John Dewey et George H. Mead, apparaît incertaine et partielle : contrairement à ces auteurs, Freud tend à présenter l’opacité à soi comme le fruit accidentel du refoulement et la levée thérapeutique de ce dernier comme une promesse de transparence retrouvée. Comme l’écrivait Jean Laplanche, Freud nourrit l’espoir que la cure analytique puisse éliminer l’inconscient.

Les partisans de la psychanalyse sont-ils animés par l’esprit de prudence, conscients des limites de notre compréhension de l’esprit humain, ou au contraire faut-il dire que les déclarations sur l’opacité des pensées refoulées ouvrent la porte à l’espoir, par la levée thérapeutique des refoulements, d’une connaissance inédite de l’esprit humain et de ses ressorts ? Au travers des lunettes psychanalytiques, des phénomènes qui jusque-là semblaient incompréhensibles, voire insensés (maladresses, oublis, tics, maladies, etc.), semblent désormais clairs comme l’eau de roche – on semble désormais parvenir à les apercevoir de l’intérieur. Les innombrables contemporains qui recourent à la psychanalyse pour s’expliquer sur les faits et gestes sont donc loin de se contenter de déclarer que ceux-ci leur semblent impénétrables (Moscovici écrivait que cette théorie leur semblait offrir « transparence et intelligibilité »).

Laissant complètement de côté cet examen du rapport des freudiens à l’opacité et au mentalisme, Lézé se contente d’affirmer que les anti-freudiens « reviennent toujours à une transparence de l’esprit et à son accès ». Autrement dit, les anti-freudiens seraient tous partisans du mentalisme. Or c’est loin d’être le cas. Valentin N. Vološinov, par exemple, reproche à Freud son mentalisme latent, son recours à l’introspection. Lézé écrit malgré tout que l’étude de Vološinov (qu’il attribue à Mikhaïl Bakhtine) appartient au « même registre » que les critiques rationalistes habituels. (On dira peut-être que Freud Wars, éloigné de l’esprit d’érudition, ne cherche pas à restituer les critiques de Freud dans leur minutie. Mais on peut se demander si la solidité des conclusions sur les anti-freudiens ne repose pas tout de même sur la précision de l’exégèse fournie.) Enfin, même si les anti-freudiens invoquaient « bon sens, volonté, réalisme, objectivité, honnêteté, estime de soi », on ne pourrait en déduire qu’ils « reviennent toujours à une transparence de l’esprit et à son accès » – le non sequitur est ici évident.

Que faut-il penser de la peinture sévère de l’anti-freudien en monomaniaque irrationnel et inefficace ?

On devine aisément l’agacement que suscite chez Lézé la critique anti-freudienne. Sans doute en partie avec raison, car dans leurs pires moments, les opposants de Freud ne sont guère inspirants : ils consacrent temps et énergie à des ragots sans importance ; s’opposant systématiquement à Freud, ils refusent aveuglément de lui donner raison sur quoi que ce soit ; ils ignorent qu’une compréhension adéquate de la psychanalyse nécessite un examen sociologique (Lézé relève qu’ils devraient s’intéresser davantage à l’« organisation du mouvement » psychanalytique, aux mœurs).

Cela étant, la description critique proposée dans Freud Wars suscite la perplexité.

Ce n’est évidemment pas parce que l’anti-freudien utilise l’arme biographique, comme Freud l’avait fait, qu’il est pour autant freudien ou qu’il recourt à la psychanalyse ! On n’a pas réalisé, je crois, à quel point la démarche de Lézé est hardie. Emporté par son argumentation, il donne souvent à sa pensée une portée démesurée. Peut-on vraiment dire que les anti-freudiens construisent le freudisme « de toutes pièces », ou encore que les discours anti-freudiens « ne peuvent convaincre que ceux qui sont déjà convaincus » ? Ces hyperboles nuisent parfois à son argumentaire, par exemple lorsque il écrit que « l’objectif visé par un programme … ne produit jamais les effets escomptés » (je souligne) : car l’action de certains ne nous semble irrationnelle que parce qu’elle nous semble offrir un contraste avec celles qui sont efficaces. Si la distance entre le but et les conséquences était effectivement généralisée, l’agir contreproductif ou inefficace d’un groupe particulier ne contrasterait pas avec l’action humaine habituelle et ne pourrait pas nous sembler énigmatique.

L’argument ad hominem, fréquemment utilisé à tort par les anti-freudiens, n’est pas pour autant nécessairement invalide. Frank Cioffi avance un argument intéressant en sa faveur (Freud and the question of pseudo-science, p. 32 et suiv.) : comme le crédit accordé aux théories psychanalytiques repose en partie sur celui accordé au témoignage clinique des psychanalystes, à commencer par celui de Freud, l’examen de la crédibilité de ces derniers n’est pas étranger à l’examen de la validité de la théorie analytique.

Le fait que le Freud Scholar se consacre à l’avancement de sa carrière, présenté comme un phénomène paradoxal et mystérieux, ne démontre-t-il pas tout simplement que ce chercheur n’est pas le monomaniaque que dépeint Lézé ?

Le contraste tracé par Lézé entre les anti-freudiens et les historiens implique qu’il est possible de décrire l’action humaine sans pour autant l’évaluer ; or des auteurs comme Hilary Putnam ont soutenu que cette idée superficielle ne résiste pas à l’examen un tant soit peu sérieux, puisque le langage même utilisé pour décrire l’action humaine ne peut manquer de l’évaluer moralement. On blâmera donc non pas les travaux qui cherchent à évaluer Freud, mais ceux qui l’évaluent mal, hâtivement, etc.

Certaines des critiques que Lézé dirigent contre les anti-freudiens impliquent des principes généraux. Ainsi, quand il affirme que critiquer la psychanalyse, c’est lui accorder de l’attention, de la valeur, il implique que s’opposer à x, c’est reconnaître x. Logiquement, cette critique devrait donc être étendue bien au-delà du cas particulier de la psychanalyse. Il en va de même de l’idée que la critique de l’idée y, lorsqu’elle ne parvient pas à persuader ses défenseurs, est irrationnelle. Ne faudrait-il pas aussi l’appliquer, notamment, aux chercheurs en sciences sociales ? Cas dans nos disciplines, divisées en écoles théoriques rivales, les arguments critiques se succèdent depuis des lustres sans parvenir à nous rapprocher de l’unanimité. Sommes-nous pour autant irrationnels ?

Et puis, au fait, le portrait de Lézé est-il juste ? S’il existe effectivement des anti-freudiens qui sont conformes à son portrait, notamment parce qu’ils cherchent toujours à donner tort à Freud, il en existe bien d’autres qui échappent à ce portrait. Je pense encore ici à Frank Cioffi, qui a non seulement écrit un livre dans lequel il critique férocement Freud, mais aussi un autre, dans lequel il le défend contre certaines des critiques lancées par Wittgenstein. Le même Cioffi, loin de construire un « système » freudien, insiste sur le fait que les imputations par Freud de contenus mentaux inconscients sont « épistémiquement hétérogènes ». On pourrait ajouter bien des contre-exemples analogues.

Enfin, la démarche de Lézé est-elle à la hauteur de ses propres exigences ? Le portrait des anti-freudiens qu’il propose ne tombe-t’il pas sous le coup des critiques qu’il dirige contre le portrait de Freud ? Un lecteur de Freud Wars qui serait convaincu par ces critiques des anti-freudiens et les exigences qui sous-tendent ces critiques ne pourrait-il pas se dire que la démarche effectivement suivie dans ce livre pose problème ? Qu’en présentant la pensée des anti-freudiens, Lézé traite celle-ci comme un monolithe ? Que la critique de l’argument des anti-freudiens qu’il propose, étant elle aussi basée sur une peinture morale de leurs caractères, est tout aussi fallacieuse ? Que puisque la parution de Freud Wars ne fera pas changer d’avis ces anti-freudiens, Lézé s’est lancé dans une entreprise irrationnelle ? Etc.

À lire Freud Wars, on pourrait penser que les activités des historiens de la psychanalyse et des anti-freudiens se déroulent dans des univers distincts ; que les premiers ont continué leur travail sérieux, en ignorant les « pamphlets » des seconds. Or en réalité le travail critique des « anti-freudiens » a modifié substantiellement le travail historien, y compris en déplaçant les frontières entre ce qui est considéré comme travail universitaire sérieux et ce qui est considéré comme pamphlet « anti-freudien ». La belle étude récemment publiée par George Makari, Revolution in Mind, largement considérée comme un ouvrage objectif et dépassionné, offre pourtant un portrait de Freud et de la psychanalyse plus critique que bien des ouvrages qui, il y a quelques décennies, semblaient portés par un désir d’attaquer Freud (sans doute parce qu’on n’y trouvait pas la piété qu’il était alors coutumier de témoigner à ce dernier).

On peut envisager d’autres éléments de réponses à l’interrogation de Lézé sur le succès de la critique anti-freudienne de la psychanalyse. Ainsi, très prosaïquement, la compréhension de la critique strictement épistémologique de la psychanalyse ne demande-t’elle pas des capacités et une disposition d’esprit que ne nécessitent nullement la lecture de la plupart des travaux polémiques sur Freud ? Les lecteurs de Michel Onfray seront toujours moins nombreux que ceux d’Adolf Grünbaum.

Notons quelques erreurs factuelles : Eros and Civilisation a d’abord été publié en 1955 (et non pas en 1974) ; le New York Review of Books n’est pas le supplément littéraire du New York Times.

Il vaut la peine de s’arrêter sur la position « méta » qui, selon Lézé, devrait guider l’enquête du social scientist abordant la psychanalyse comme phénomène social. L’interrogation de ce chercheur, cela va de soi, ne coïncide pas avec celle de l’épistémologue, qui s’interroge sur la véracité de la théorie analytique. Cela étant, ce chercheur peut-il et doit-il éviter complètement de se prononcer sur cette question ? On peut être porté, comme Lézé, à vouloir dresser un mur étanche entre deux champs d’interrogations. Et à donner raison à l’idée d’une telle compartimentation : elle semble permettre au social scientist d’éviter de s’aventurer hors de son domaine, de se tenir à distance d’un débat acrimonieux ; elle conforte l’historien positiviste, pour qui les idées sont étrangères à l’histoire. Or ce programme est en réalité utopique, ne serait-ce que parce que les adeptes des théories psychanalytiques se sont abondamment tournées vers celles-ci pour expliquer leurs actions et celles de leurs opposants (la fidélité à Freud est volontiers décrite comme un « transfert », les objections des opposants seraient des « résistances » issus de « refoulements », etc.). L’historien ou le sociologue de la psychanalyse, parce qu’il doit à son tour expliquer ces mêmes actions, doit inévitablement reprendre ou délaisser ces explications, et donc, ne serait-ce que de cette façon indirecte, prendre position sur la puissance explicative des théories mobilisées.

Au fond, l’idée que l’examen sociologique d’une croyance doit ignorer les interrogations sur la validité de cette croyance implique que la croyance fondée et la croyance non-fondée doivent être étudiées de manière symétrique et impartiale, et cette dernière idée, naguère défendue par les tenants du « programme fort » en sociologie des sciences, ne résiste guère à l’examen (Raymond Boudon
consacre à cette question de belles pages).

Dans ces conditions, aussi bien accorder aux théories psychanalytiques une attention sérieuse. Les chercheurs qui l’ont fait ont démontré que l’examen des théories psychanalytiques, et des débats à leur sujet, peut ouvrir la porte à une compréhension aiguisée de la dimension sociale et politique du « mouvement psychanalytique ». Ainsi, Frank J. Sulloway, Lydia Marinelli, Andreas Mayer et George Makari ont montré que l’examen des sérieuses difficultés méthodologiques rencontrées par les premiers psychanalystes, avant la Première Guerre mondiale, permet d’expliquer plusieurs innovations organisationnelles importantes (dont la création de la « cure didactique »). Ces innovations organisationnelles permettaient en effet de répondre au risque d’éclatement suscité par ces difficultés.

En somme, Freud Wars offre malheureusement des réponses insatisfaisantes à la plupart des questions auxquelles il propose de répondre.

NOTES