Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Jean-Paul Rogues

Raditchkov refuznik ?

Texte publié le 12 janvier 2019

Ce texte a été présenté au colloque international qui a eu lieu les 8-10 novembre 2018 à l’Université de Plovdiv Paisii Hilendarski, Bulgarie et publié dans Research papers - Languages and Literature vol. 56, book 1, part B, 2018

Introduction

Raditchkov (1929-2004) avait quinze ans lorsque fut imposé aux Bulgares le régime communiste, il vécut encore quinze ans après l’effondrement du régime en 1989. Son œuvre est marquée au sceau de ces années noires, mais la critique littéraire francophone éprouve de grandes difficultés à donner une image fidèle de son œuvre ; il est fréquemment comparé à Garcia Marquez alors qu’ il se réfère lui-même plus volontiers à Lafontaine, voire à Maupassant. La lecture de ses ouvrages traduits et publiés en France, permet de dégager malgré tout quelques grandes lignes confirmées par les entretiens qu’il a accordés aux revues francophones.

Tout d’abord, la présence essentielle de la campagne et de deux villages, le village natal, Kalimanitsa, et Tcherkaski, (Les récits de de Tcherkaski), non loin de l’endroit où il est né, deux villages d’enfance au nord de Sofia. Cependant « La modernité a eu un grand impact sur mon village. », déplore-t-il, « il a été englouti et rayé de la carte à cause de la construction d’un barrage ! » [1] Il redonne vie à ce village fantôme, et affirme sa « fascination pour la sagesse paysanne qui se cache derrière l’apparente naïveté des gens simples. Elle est sous-jacente à tous mes récits ». [2] Son œuvre sera censurée dans un premier temps dans les années 60, il est même arrêté en 1968 lors du tournage du Ballon captif [3]  ; sa nouvelle avait été interdite parce qu’elle portait « une atteinte grave à la dignité du peuple bulgare : pour être reconnue, mon œuvre devait être héroïque » [4]. Dans un deuxième temps il sera admis comme le chantre de la bulgarité. Svetla Moussakova par exemple, insiste sur la mémoire collective et le surgissement de la vie « populaire », et bien qu’il s’agisse d’un univers magique, c’est une œuvre « où est enfoui un secret de l’âme bulgare, portant le cachet de la langue et de la mémoire nationale. Tout en possédant des caractéristiques nationales très marquées les récits de Raditchkov s’inscrivent dans la ligne d’une tradition littéraire européenne à travers l’infiltration de la mythologie et du folklore dans la conscience collective ». [5]Enfin puisque la question politique est cruciale en Bulgarie, et que récemment le dossier de Julia Kristeva a enfin été ouvert, on est en droit de poser la question de l’élection de Raditchkov comme Député sur la liste des Socialistes en 1991. Raditchkov refuznik ou néo-communiste ? Sa réponse est nette :

« Ceausescu venait d’être assassiné et la Bulgarie prenait la voie de la Roumanie : elle menaçait de se noyer dans un bain de sang. Le groupe d’intellectuels, dont je faisais partie, estimait que si on se réunissait autour du parti socialiste, on pourrait peut-être canaliser la tension qui montait dans la rue. Les socialistes français y étaient aussi pour quelque chose. Je ne regrette pas cette expérience, mais je la considère comme une erreur de parcours. Cela dit, je n’ai jamais mis les pieds au Parlement et j’ai démissionné ». [6]

Quelle vision entend-il laisser de la Bulgarie après l’effondrement du communisme ? « Pendant longtemps, écrit-il, j’ai vu la Bulgarie comme un ours blanc flottant sur un iceberg, tout seul au large de l’océan. Ce n’est pas que nous soyons descendus de l’iceberg, ces dernières années, mais au moins, nous croisons d’autres ours, nous nous faisons des signes de la main… Bientôt nous ne serons plus seuls. » [7]

Il s’oppose enfin à la vision de l’homme conçu avec des carbones, et se montre prêt à examiner les contours singuliers de chaque être : « Si je me moque de vos fusées balistiques, ce n’est point le cas quand il s’agit des hommes : moi, lorsque je découvre un être humain, je ne peux m’empêcher de marcher sur ses traces ». [8] On pourrait ajouter surtout si elles sont énigmatiques.

Irrationalisme et œuvre en expansion

Pour un français rationaliste la solution la plus simple serait de faire de Raditchkov une sorte de proto-bulgare arrivé avec un Khan Asparuch qui aurait peu bénéficié de l’influence slave ou thrace, si nous évitons d’évoquer Constantinople et bien sûr la question turque. Il conserverait par miracle, d’une âme animiste, la proximité des animaux qui auraient tous leur mot à dire, il exhiberait les totems de son village Kalimanitsa, ou Tcherkaski dont les mœurs archaïques ne cesseraient de nous étonner. Le plus étrange, pour un français qui n’a jamais pu croire sérieusement aux fantômes anglais et aux diables du romantisme allemand, serait certainement les verbludes et les tenets. Excellent sujet de mémoire pour un ethnologue d’autant plus que Raditchkov se transforme lui-même en fin observateur de la Sibérie et s’interroge sérieusement sur l’efficacité chamanique. Cependant, si cette approche peut avoir le mérite de fixer la culture de la vie de village que le communisme avait entrepris d’éradiquer et que le libéralisme achève de détruire, elle ne rendrait pas compte du caractère expansif de la vie dont cette œuvre est porteuse.

Le miracle de Raditchkov ne tient pas dans une fidélité au réel mais dans sa métamorphose. Claudio Magris [9] compare son œuvre aux formes extraordinaires prises par l’eau des fontaines qui gèlent ; en effet Raditchkov sait opérer cette transformation, sait donner à l’eau familière la dimension du mythe, c’est-à-dire lui donner un sens. Les comparaisons avec Gabriel Garcia Marquez, Münchausen, Kafka, ou même Baï Ganyo sont possibles mais ne sont pas entièrement satisfaisantes, l’adjectif burlesque ne convient pas non plus. Ivaylo Ditchev le dégage avec beaucoup de justesse du modèle Beckettien, en soulignant que les personnages de Raditchkov : « n’ont pas assez de patience pour attendre le rien (…) il est avec les mots comme un bébé qui vient de s’emparer d’une arme et tire joyeusement dans tous les sens sans vraiment comprendre ce qu’il fait ». [10] Agitation, compulsion, répétition, obsession, bégaiement narratif, monde cyclique, fermé petit cosmos dans le grand, qui pulvérise les hommes nouveaux « faits avec des carbones », « un certain scepticisme de base, une prudence en vain pour tout ce qui est de l’ordre de l’agitation » [11]. Mais cela pour quelle leçon ? Certes, ce scepticisme est celui d’un paysan qui pourrait être français et qui sait qu’il y a toujours un voleur quelque part : l’orage, la grêle, le gouvernement, vérité qui conduit à l’usage du calcul et détermine une forme de sobriété. Mais cela n’est pas encore suffisant, l’univers de Raditchkov n’est pas enfermé et conservateur, il est fait de répétition expansive dont l’origine est pensée. Dans un entretien tardif à Radio Bulgarie, Raditchkov éclaire les fondements de sa création :

« l’art est depuis toujours compétition et débat avec la nature, car la nature provoque, aiguillonne l’imaginaire de l’homme. Il ne peut demeurer insensible devant aucune de ces œuvres, et ne résiste jamais à y mettre un peu du sien, à peupler un peu plus l’univers divin et l’enrichir ».

L’enrichissement de la fécondité d’une nature première, n’a rien de commun avec le projet communiste qui entendait dominer la nature, le plus souvent de façon délirante, armé d’un sentiment de toute puissance donné par la maîtrise technique. La laideur engendrée, le gaspillage, la dimension technico-militaire, des grandes réalisations du régime, leur côté anarchique et forcé, la dimension de mise en scène que comporte chaque étape de la transformation du monde rural, ne pouvait que blesser profondément Raditchkov. Dans cet univers beaucoup sombrent moralement, quand ils ne finissent pas dans un des 45 camps ouverts par Jivkov. Raditchkov, lui, a compris le danger pour sa propre humanité « provincialisée », il a les moyens de fabriquer un antidote : bon sens, générosité, rire, métamorphoses et questionnement au bord de l’énigme. Les êtres qu’il met en scène sont dubitatifs et s’interrogent, quant à lui il est le maître, il anime.

Traductions et critiques francophones.

2018 permettra enfin, grâce à la traduction du texte de Konstantinov : Baï Ganiou par Marie Vrinat de mieux comprendre le mot « kef » dont Y. Ditchev avait précisé le sens pour les Français qui n’entendaient rien à la signification bulgare de ce mot turc. Les traductions des classiques de la littérature bulgare sont en effet difficiles d’accès en France. Pour Baï Ganiou par exemple, il fallait jusqu’à cette année, retrouver une traduction de M. Guereniev et J. Jagerschmit, (ed. Ernest Leroux, Paris 1911). Il faudrait par exemple faire une traduction des textes de Botev, la traduction fragmentaire signée par Paul Éluard qui, à notre connaissance ne connaissait pas le bulgare, est très fautive en français, et s’il est intéressant de savoir que les poèmes de Botev étaient appréciés de Pierre Seghers ou de Rafael Alberti et d’Elsa Triolet, il faut absolument avoir accès à la totalité de l’œuvre et notamment traduire les articles de Znamé, pour dégager enfin les « classiques » bulgares du réalisme socialiste, c’est-à-dire une sélection nationaliste et du discours édifiant conforme à la vision stalinienne du Parti Communiste et de la dictature de Jivkov.

Les poètes officiels de l’Union des Ecrivains n’ont plus la main sur la littérature ; après 1991 la scène éditoriale de la littérature bulgare en français a beaucoup été occupée par Angel Wagenstein et Kiril Kadiiski, à qui fut décerné le prix Max Jacob et qui est pensé en France comme un dissident. Mais on rencontre désormais une nouvelle génération, Aksinia Mihaïlova qui écrit directement en français, mais qui est seulement connue des cercles poétiques, et dans le domaine romanesque Elitza Gueorgueiva (née en 1982) qui publie en 2016 un roman qui vient d’obtenir en France un véritable succès. Les cosmonautes ne font que passer [12] propose en effet une vision sans concession de la Bulgarie contemporaine.

Mais l’œuvre de Raditchkov (1929-2004) est d’une autre envergure et plusieurs de ses traits permettent de comprendre beaucoup mieux la bulgarité de son œuvre, qui relève de l’histoire. Neuf textes sont désormais traduits en français Il est ainsi possible, même sans connaître la langue, d’avoir une vue cavalière de cette œuvre dont la qualité « littéraire » consiste essentiellement à poser beaucoup de questions : questions métaphysiques, sociales, culturelles, anthropologiques, points d’interrogations majeurs qui sont par essence un antidote à la fiction stalinienne.

Un rural obstiné

Raditchkov opposerait la modernité communiste mensongère et délirante à la sagesse sceptique passive du village de Kalimanitsa avec tout ce qu’il comporte :

« 473 habitants, (…) le bétail, les deux moulins à eau, un idiot, deux chaudrons pour faire de l’eau-de-vie, un ambulant tiré par un attelage de chevaux et destiné principalement à distiller de l’eau-de-vie de contrebande et à se mouvoir rapidement quasiment au nez et à la barbe du fisc, sept ou huit parcs à moutons entourant le village, une guérisseuse, un instituteur, un agent Maître, un garde champêtre, une église non terminée, trois forgerons tziganes, une fanfare avec cinq musiciens, deux épiceries, une coopérative universelle au nom laborieux de « L’abeille », un machiniste de locomobile, je ne sais combien de chasseurs, un gramophone zénith… » [13].

D’un côté un vent de folie idéologique, et de l’autre une communauté de paysans emportés dans le vertige collectiviste, mais qui demeure cependant capable de voir le comique et l’absurdité de la situation et oppose une agitation burlesque, dont personne n’est exclu, à la mythologie soviétique des cosmonautes et des grandes mises en scènes du régime. La position de Raditchkov est celle d’un refus par mise en dérision du sens de remplacement offert par l’idéologie communiste parce qu’il est insensé. Le placage idéologique n’adhérant pas à la mentalité de la population rurale, provoque sous la plume de Raditchkov une agitation générale ; à folie, folie et demie. Il s’en ouvre dans un entretien publié par la revue Balkan.

Question :

« Quoique le village de Tcherkaski soit repérable sur une carte de Bulgarie, il semble qu’il appartienne à un espace-temps un peu particulier puisque l’on y croise aussi bien un canard pris de folie, le président Mao, ou un pharaon… »

Raditchkov :

« Si moi et les gens de ce village croyons que Dieu nous observe dans le ciel et que le diable peut passer dans la rue prendre de la suie dans la cheminée la répandre devant notre porte, pourquoi le président Mao ne viendrait-il pas ? Autrement dit, si des gens venus d’autres mondes et d’autres époques se promènent dans les rues pourquoi les choses les plus simples n’arriveraient-elles pas ? »

 Raditchkov lui-même a trouvé le nom pour décrire son univers : c’est le monde de l’agitation. L’agitation devient universelle, les personnages passent d’un récit à l’autre, les récits s’entrecoupent de digressions, on effectue des sauts dans le temps et dans un espace saturé de tenets (fantômes) et de verbludes (êtres inconnus), les personnages suivent chacun leurs buts, et sont la plupart du temps des êtres d’un seul geste spectaculaire, de vrais masques, mus par un élan qu’ils semblent ne pas maîtriser. Souvenirs de chevaux par ses répétitions pourrait laisser croire que Raditchkov a perdu la raison et qu’il se répète de façon obsessionnelle à l’infini, que le lecteur ne pourra pas s’en tirer facilement, et que l’on ne pourra le faire taire parce que le désir de dire est sans fin, et que le narrateur se fait l’apologue du bégaiement narratif seul capable de créer l’envoûtement qui permet l’apparition dans un autre texte d’un centaure réfugié dans les ronces.

On comprend l’agacement de l’Union des écrivains et du Parti avec son exigence de vrai réel et pour qui ces errements étaient plus dangereux qu’amusants. Il est curieux cependant d’observer que ce type de conflit avait déjà existé à Venise au XVIIIe siècle dans la querelle où s’affrontaient Goldoni et Gozzi. Raditchkov semble avoir Gozzi pour modèle, Gozzi qui opposait les masques de l’Oiseau vert au réalisme goldonien de La locandiera. C’est avec le masque que Gozzi voulait aller à l’universel comme Raditchkov dans Janvier. Que l’on observe un instant les personnages de Janvier et leur extraordinaire présence :

Jésus/Susso, un homme qui ne se sépare pas de son pivert et que l’on appelle tantôt Jésus tantôt Susso ; le facteur, un homme pathétique, jeune et débordant d’énergie ; Esaïe, amateurs d’énigmes, connu sous le sobriquet de Mots-Croisés ; Lazare, chasseur et connaisseur de la forêt, armé d’un piège à loup et d’une trappe à renard en osier ; Angel, tavernier d’une auberge sans nom ; Sophrona, femme martyre – mais quelle femme ! – ; Gabriel, homme d’action de contestation et d’exaltation ; Véliko, homme doux et craintif, comme son prénom (qui signifie « grand ») ne l’indique pas ; le Torlak, surnommé ainsi à cause de ses origines montagnardes et des habits de drap blanc qu’il porte continuellement, tonnelier de son état homme simple et pensif ; un certain Peter Morotov, dont il sera sans cesse question mais qui n’apparaît pas sur scène ; cinq musiciens, ou plus exactement la fanfare du pauvre de la région du Nord-Ouest…

Un village peuplé de pareils personnages ne permet de célébrer ni l’édification du socialisme, ni la résurrection de la nation et paradoxalement, c’est l’exagération, le trait supplémentaire, de ces humains caricaturaux mais non simplifiés, et leur métamorphose qui met en scène, puisque dans ce cas il s’agit de théâtre, leur humanité dans sa version bulgare. I.Ditchev relève encore que dans les années 70, Raditchkov est bizarrement singé et que « l’agitation » communiste engendrait une résistance absurdiste. « L’obstination dans l’absurde était vécue comme un acte de courage, comme rejet du ‘palais de cristal’ édifié par la conscience triomphante ». [14] Palais auquel on ne pouvait échapper. Aussi, devoir mourir dans un monde fermé et qui de surcroît ne serait porteur d’aucune signification, peut conduire d’une part au sentiment de l’absurdité, mais aussi à la recherche d’une relation panthéiste ou animiste.

Chez Radithkov, les animaux participent aux récits et ont leur mot à dire, les pies, les piverts, les geais, les cochons, les chevaux et les chiens, ne sont jamais séparés des hommes, étant des humains comme les autres, et plus encore les objets, en proie à l’agitation des tenets, se mettent à agir sans l’intervention des hommes. Faut-il en conclure avec Ditchev que Radtichkov est « un écrivain terriblement réactionnaire » et « que son maître à penser est Gogol et non pas Bielinski » [15] ? Le cycle naturel, la pie, les fantômes, les superstitions, le panthéisme seraient-ils rétrogrades ? Cinq siècles de joug ottoman (1393-1878) et 80 ans de communisme ont fait du paysan bulgare un Baï Ganyo égoïste, passif, doué pour l’intemporalité, seulement préoccupé de choses matérielles, qui ne fait que « suivre son kef  » et tend à échapper à la culture occidentale par fatigue et apathie, qu’il suivrait une pente oblomoviste. Faut-il en conclure que la prose Raditchkovienne est peu incitante à la critique ? Qu’elle n’est pas accessible à la souffrance sociale, et que les dénonciations, les emprisonnements et la déportation au camp de Béléné [16]sont passés sous silence ? Ou faut-il conclure qu’elle est une saine réaction à l’idéologie communiste, et que sa pensée conduirait aujourd’hui, à se gausser aujourd’hui du délire libéral et des startupers de village ? C’est une question qui a longtemps traversé la population française et qui est sans doute en voie d’achèvement : la gauche républicaine ou révolutionnaire s’est toujours méfiée de la province et de la paysannerie catholique, conservatrice, individualiste, méfiante, pessimiste, localiste, enracinée. Elle n’a jamais été capable de penser la nature du lien social qui unissait les paysans, particulièrement les plus pauvres, et les modalités d’une solidarité qui s’exprime dans un grand nombre d’échanges. Dans une visée téléologique libérale les paysans rétifs à l’esprit des Lumières retardent la modernité, leurs traditions rétrogrades ne méritent ni d’être conservées, ni d’être étudiées. En France il a fallu attendre les années 60-80 pour que commence un travail ethnologique sur la ruralité.

Mais on ne peut comparer la situation des paysanneries françaises et bulgares, et si l’on revient à la période mise en scène par Ivan Vasov, dans Sous le joug [17] on doit admettre que le paysan bulgare vivant dans l’Empire ottoman avait sa terre, était libre de vendre sa production et qu’il y avait beaucoup de villages riches et florissants. Le tchorbadji [18] Marko, est à l’image de cette aisance dont Dostoïevski, dans son journal, donne une idée encore plus nette : « Nous avons vu les maisonnettes bulgares fleuries avec des jardins tout autour, des fleurs, du bétail, de la terre cultivée qui se montrait reconnaissante des soins reçus et par-dessus tout, trois églises orthodoxes par mosquée » [19]

Mais à partir de 1944, les paysans ne voulant pas se séparer de leurs terres et de leur bétail, dont ils n’ont jamais été privés jusqu’à ce moment-là, se sont organisés en groupes clandestins armés les Gorianis (de gora/forêt) ils étaient jusqu’à dix mille qui ont mené une vraie guérilla jusqu’en 1956. Les paysans riches ont été tués ainsi que tous ceux qui s’opposaient à la collectivisation. C’est après l’échec de cette guerre civile qu’ils ont perdu toute envie de travailler dans les kolkhozes, exactement TKZS, Coopérative économique de travail agricole ; la peur s’est aussi installée. Le déclin du monde agricole a commencé mais aussi celui de la société parce que 80% de la population vivait dans des villages jusqu’en 1944 et c’est vers ces racines coupées, profondément enfouies que s’est tourné Raditchkov Il a, en même temps, peint ce nouvel être qui n’est plus ni paysan, ni citadin, mais plutôt un verblude parce qu’il voit son humanité se « provincialiser. »

Un nouvel être ou un verblude ?

Il semble en effet parler à côté des plans, de la violence de transformation de la Bulgarie en petite Russie soviétique. Le peuple ne se révolte pas, il se méfie et ne résiste plus. Par l’école il connaît Botev, Vasov Konstantinov et son Baï Ganyo, ou à défaut les histoires de Gabrovo, il préfère se taire en attendant des jours meilleurs, chacun espérant, à la marge tromper son monde ; il se souvient de Batak et de la cruauté de la Grande Porte, [20] et n’a rien à espérer de la nouvelle dictature. Cependant, le fameux archétype du village bulgare dont on donnait une image folklorisée très apaisante pour les touristes qui se rendaient à Plovdiv sous le nom de « Village joyeux », n’est pas non plus le village de Raditchkov. Tirer Raditchkov vers le folklore, ce qui a été tenté vers la fin des années 70, est encore un travestissement [21]. La recherche des racines bulgares qui fait de Raditchkov le grand écrivain national que l’on peut désormais exporter dans les pays frères, tombe à l’eau : rien d’agraire, pas de collectivité joyeuse, de traditions qui contraignent le héros, de jolies jeunes filles du Komsomol avec qui le lecteur aimerait revenir en tracteur des durs travaux des champs, pas de voix bulgares, ni d’accents mélancoliques de la cornemuse sur le Balkan, peu de nature en majesté, les Haïdouks s’en sont allés, Raditchkov n’est pas Cholokov, la grande fresque demandée n’est pas là.

Un français qui lit ces livres a le sentiment de faire une cure d’agitation qu’il aura tôt fait d’estimer balkanique parce qu’il retient dans les textes de Raditchkov deux éléments de vertige : l’absence d’explication sociale et l’absence d’explication psychologique, explications rationnelles, qui permettent de construire un minimum de vraisemblance. Au lieu de cela, des êtres énigmatiques d’une seule pièce qui chacun incarne un seul rôle : le voleur de bois vole du bois, le garde forestier le poursuit, lui tire dessus, du village on entend les coups de feux, le voleur s’enfuit, à travers les jardins et la pluie et passe d’une colline à l’autre en grimpant un arc en ciel. Pas un instant où le merveilleux ne fasse irruption, la hache se met en route et coupe le bois, le toit se répare tout seul, la neige est dégagée, les tenets sont en action, le métier à tisser lui aussi travaille sans qu’on le touche, en conséquence il faut offrir aux tenets quelque chose à manger, chercher à savoir ce qu’ils aiment. Qui est celui-ci ? Un verblude ? Et cet autre étranger aux yeux de Tsigane ? Le village vit intensément avec les absents, et tous les êtres sont vivants et intimement liés aux hommes.

« Par exemple, le lendemain de Noël, voilà le genre de scènes auxquelles vous pouviez assister : dans un jardin, vous avez un homme qui ne donne plus rien. Le mari se précipite, avec une masse à la main écrit : « je vais le couper parce qu’il ne donne plus rien, j’en ai assez de cet arbre… » Sa femme et ses enfants sont pendus à ses basques et le retiennent en disant : « mais non, mais non, laisse-le vivre encore ! » Les voisins sortent et disent : « non, non laisse-le c’était un bel arbre, souviens-toi il donnait de beaux fruits… » Et c’est en fait toute une mise en scène destinée à faire peur à l’arbre. Et le plus extraordinaire, c’est que l’été suivant, l’arbre a effectivement donné de beaux fruits. »

La réponse de Raditchkov est là tout entière, dans l’efficacité symbolique [22] dans l’intimité de la relation, sa familiarité avec des forces irrationnelles qui ne sont pas obscures, lui fait admettre que : « Nous sommes encore des païens dans notre région, l’âge chrétien n’est toujours pas arrivé. Lorsque je vois les églises qu’on a construites dans les petits villages, je pense que les gens les ont décorées non pas tant par foi en Dieu que parce qu’ils désiraient ardemment que Dieu existe... S’il existe tant mieux, s’il n’existe pas ce n’est pas un malheur. Il y a peu d’endroits où se manifeste un tel espoir, au point d’inventer quelque chose qui n’existe pas et de construire sa maison » Pensée magique, pensée sauvage, la rationalité qui pousse à vouloir produire des œufs carrés n’est pas arrivée à Kalimanitsa, les paysans ne sont pas encore devenus des agriculteurs.

Les récits de Raditchkov ne sont autres que les récits d’un ensemble de liens incompréhensibles mais qu’il faut s’efforcer de comprendre ; au fur et à mesure que des réponses sont proposées, d’autres questions naissent qui obscurcissent et éloignent la question initiale. La question humaine est un casse-tête, un jeu de mots croisés qui reste sans réponse et dont le mystère s’épaissit de plus en plus :

« Qui es-tu ? Cette question me paralyse depuis mon enfance quand on me la pose à brûle-pourpoint. Qui suis-je en effet ? Y a-t-il beaucoup de mes semblables, ignorant comme des enfants, qui répondraient nettement à une telle interrogation ? Être un homme, cela suffit-il à nous rassurer ? … J’en doute ». [23]

Lire cette œuvre comme évitement de la question sociale, comme une simple façon de parler à côté pour ne pas avoir d’ennuis, est trop court. Raditchkov entend prolonger la vie de ce qui disparaît, non pas par passéisme, ou parce que le vieillissement lui dit de se réchauffer au feu fait avec les bribes de ses souvenirs, mais parce qu’il connaît la valeur des liens qui disparaissent et qu’il affirme voir notre humanité « talonnée par ses fausses passions, aller de ci de là, tourbillonner au hasard. » C’est faire peu de cas de la question métaphysique que d’imaginer qu’elle naît du refus de penser la société. L’agitation absurdiste de Raditchkov n’est pas un moyen qui lui permet de se soustraire à la censure, n’est pas mécanisée, ou utilitaire, elle relève plutôt d’un pessimisme joyeux.

On peut comparer deux attitudes littéraires : d’une part, celle de Todorov qui affirme clairement avoir fait le choix de présenter une thèse sur les techniques narratives pour échapper à toute suspicion idéologique et à ses conséquences politiques, attitude qui consiste à exhiber la neutralité d’un formalisme dont la scientificité est la garantie. Il s’agit d’un acte délibéré, d’un choix qu’il a rendu public [24]. Dans le monde libéral, et particulièrement dans l’Angleterre victorienne dont la pesanteur sociale peut être sentie comme liberticide, on voit fleurir la féerie, le non-sens, la figure de l’excentrique. Dickens, J. M. Barry Lewis Carroll, offrent une échappée, une envolée vers un ailleurs où l’on peut respirer enfin et mettre la logique à mal, mais cette attitude n’est en aucun cas un calcul, Peter pan n’est pas le fruit d’une restriction de la pensée, mais au contraire l’irruption d’un imaginaire qui permet d’échapper aux conventions et crée un espace de liberté.

Raditchkov, ne se réfugie pas dans le grotesque, le burlesque, le comique de village, comme s’il était autre et que son écriture empruntât sciemment cette voie faute de pouvoir exercer directement une critique sociale. Sa parole ne cache pas sous ses récits une vérité qu’il faudrait déchiffrer. Son œuvre n’est pas un hiéroglyphe qui délivrerait un autre sens à condition d’avoir la pierre de Rosette. Son œuvre n’est pas affirmative même de façon masquée. Le hiéroglyphe, puisqu’il emploie ce terme, c’est l’homme lui-même dont l’humanité « se provincialise » (…) « l’homme vit tout seul sans même connaître sa propre personne, il s’occupe de son corps, il le lave, il le rase, il l’envoie se promener au bord de la mer pour lui faire prendre des bains de soleil (…) Mais ce qu’il représente en réalité, il n’en sait rien. »

Ce sens de l’énigme, si développé chez Radichkov ne le conduit pas à un tourment existentiel :

« c’est une chance que, dans notre existence, nous ayons affaire à des choses incompréhensibles que nous nous efforçons pourtant de comprendre (…) c’est en cela que réside la souffrance, et l’intérêt de la vie, son caractère épique que nous avons malheureusement négligé. Les dieux sont descendus de l’Olympe et sont allés vivre dans les petits villages, nous n’avons pas remarqué, nous n’avons pas su les voir. » [25]

Bibliographie

Nous les moineaux, L’esprit des péninsules, Paris, 1997, traduction : Veronika Nentcheva et Marie Vrinat.

Le chapeau melon, Langues et Mondes, l’Asiathèque, Paris, 2007, traduction de Marie Vrinat.

La barbe de bouc, L’esprit des péninsules, Paris, 2001, traduction de Krasimir Kavaldiev et Bernard Lory.

L’Herbe folle et autres récits, Ed Est-Ouest, Unersco, 1994, traduction Bernard Lory, Roumina Tatarova-Demange et Marie Vrinat, Préface Ivaylo Ditchev, postface Stanislav Stratiev.

Les cours obscures, NRF, Gallimard, Paris 1980, Traduction de Lilyana Pétrova – Boinay, Charles Boinay et Raymond Albeck.

Les récits de Tcherkaski, L’esprit des péninsules, Paris 1994, traduction de Marie Vrinat.

Souvenirs de chevaux, Fata Morgana, Paris,2002, traduction de Marie Vrinat.

Janvier, traduction de Tsena Mileva et Lazaritza, traduction de Roumiana Demange et Marie Nikolov-Vrinat, Editions théâtrales, Antoine Vitez, Paris 2002.

Le pot acoustique et autres textes, in Les Belles Etrangères 14 écrivains bulgares,L’esprit des péninsules, Paris 2001, traduction de Marie Vrinat.

NOTES

[1Raditchkov, Entretien,Courrier de l’Unesco, année 1999 -1 janvier, p46-50.

[2Ibid p. 46.

[3Film inspiré de la nouvelle in Les récits de de Tcherkaski, l’esprit des Péninsules, Paris, 1994.

[4Ibid p.48

[5Svetla Moussakova, préface aux Récits de de Tcherkaski l’esprit des Péninsules, Paris, 1994, p 14-15.

[6Courrier de l’Unesco, op cit.p 49.

[7Ibid, p. 48.

[8Yordan Raditchkov, Les cours obscures, Paris Gallimard, 1966, p 271

[9Claudio Magris, Danube, Gallimard, 1988, Folio, p.465 et suivantes.

[10Ditchev, préface à l’herbe folle et autre récits, ed Est-ouest, Unesco, 1994, traduction, Bernard Lory, Roumina-Tatarova –Demange et Marie Vrinat, postface Staniaslav Stratiev.

[11Ibid.

[12Elitza Gueorguieva, Les cosmonautes ne font que passer, Paris, Gallimard, 2016.

[13Souvenirs des chevaux, op. cit p11.

[14Préface à l’herbe folle, p.3.

[15La confrontation entre le conservateur Gogol et le progressiste Bielinski fut à l’origine du clivage entre « slavophiles » et occidentalistes au XIXe siècle en Russie.

[16Il évoque cependant les Zeks et « les camps de concentration de la plaine de Kolyma » dans les cours obscures, p. 130.

[17Ivan Vasov, Sous le joug, Club bibliophile de France, Paris 1957, traduction Stoïan Tsonev, Sonia Pentcheva, Violeta Ionova.

[18Tchorbadji : riche propriétaire, Sous le joug 37-38 vol I

[19Dostoïevski, journal, 1877, novembre, Chapitre II, version 3.0 janvier 2017 :

https://rvb.ru/dostoevski/01text/vol14/01journal_77/314.htm. Oeuvres complètes en 15 volumes. Naouka, 1955.vol.14.p.347-352. Voir également Januarus Mac Graham, wiki sources, (massacre Batak)  : « nous avons été fort étonnés de constater que nombre de ces villages sont vraiment des villes bien construites avec des maisons solides en pierre et que dans beaucoup vivaient un grand nombre de personnes qui avaient atteint le niveau de tout confort et que certains de ces villages pouvaient servir d’exemple à beaucoup d’Anglais et de Français”.

[20Le massacre de Batak a été perpétré par les troupes irrégulières de la Grande Porte : Bachibouzouks (pillards comprenant des tsiganes) des Pomaks (bulgares islamisés) et des tcherkesses.

[21Voir Claudio Magris, Danube, op.cit., p.465 et suivantes, et Ditchev, préface à L’herbe folle.

[22Pour le chamanisme voire les cours obscures, p.235 et suivantes. Toutefois, pour comprendre la rencontre du monde russe, puis du monde soviétique, avec le chamanisme, il faut lire deux textes, Les contes de la Tchoukotka de Youri Riktéou , traduit du russe par Monique Salzmann, Paris, langue et civilisation, 1974, ainsi qu’Arsenyev, La taïga de l’Oussouri, traduction P.Wolonski, Paris, Payot, 1939.

[23Raditchkov, Les cours obscures, p.213

[24Tsvetan Todorov, La littérature en péril, Paris, Flammarion, 2007, p.9 et 10.

[25Raditchkov, Les récits de Tcherkaski, p. 11.