Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Camille Tarot

Pauline LAUNAY (dir.), « Louis-Vincent Thomas, passeur de frontières »

Texte publié le 7 novembre 2018

Pauline LAUNAY (dir.), Louis-Vincent Thomas, passeur de frontières. Le Bord de l’eau-Anamnèse. 2018.

http://www.editionsbdl.com/fr/books/louis-vincent-thomas.-passeur-de-frontires/673/

Sous la direction de Pauline Launay paraissent enfin les actes du colloque : « Une pensée Autre. Louis-Vincent Thomas : 20 ans après », qu’elle avait organisé avec Clément Poutot et l’association Anamnèse et qui s’est tenu en octobre 2014 à l’Institut Mémoire de l’Edition Contemporaine (IMEC) en son superbe site de l’Abbaye d’Ardennes près de Caen.

Si ce colloque ne prétend pas épuiser le sujet, il a l’éminent mérite de le couvrir exhaustivement et de faire le point sur l’actualité de cette pensé pour trois raisons. La première est que les vingt deux interventions, suivies d’une table ronde, se répartissent équitablement et naturellement selon les quatre chapitres du colloque qui correspondent exactement aux quatre champs couverts par la vaste recherche entreprise par L-V. Thomas de son vivant (1922-1994). D’abord l’altérité découverte à travers l’ethnologie sénégalaise spécialement des Diolas de la Casamance, puis par le retour critique vers la civilisation d’origine par l’invention d’une thanatologie « autre », en particulier centrée sur l’importance de la ritualité et de son devenir problématique dans notre société, enfin l’ouverture à l’ailleurs de l’imaginaire par la sémiologie de la mort saisie par le devenir du cadavre ou la mort dans la littérature, spécialement de science fiction où Thomas voyait l’opérativité toujours actuelle de la pensée mythique, comme pensée du désir. L’ensemble de la thématique thomasienne est donc bien traité. Mais la provenance des intervenants, venant du Sénégal, de la Belgique, du Québec, d’Italie confirme que le rayonnement de la pensée de Thomas concerne la francophonie et qu’il continue de se faire sentir probablement aujourd’hui plus que jamais si on en juge par un fait intergénérationnel de transmission. Car ce colloque a sans doute opéré comme un passeur de témoins, une course de relais entre les anciens combattants qui ont bien connu Thomas en personne et la jeune génération de chercheurs qui n’a pu le connaître, mais qui, courageusement, prend la relève vingt ans après sa mort.

Ceci explique les deux styles dominant d’interventions. Celles, moins nombreuses, des amis de Thomas qui interviennent bien naturellement surtout sur le mode du souvenir et du témoignage (Marie-Thérèse Dekoninck-Gauthier, Jean-Marie Brohm, Jean-Didier Urbain, etc.) et ceux, les plus nombreux et les plus jeunes, qui affrontent la question centrale du colloque : que reste-t-il de vivant et de productif dans la pensée de Thomas vingt ans après le décès de son auteur ? Outre la pratique ethnographique qui continue au Sénégal et à laquelle Thomas a apporté une contribution décisive, il reste quatre zones de débats, voire de conflits féconds : le problème méthodologique autour de l’idée d’une thanatologie fondée sur une méthodologie « transversale » ; le problème critique autour de la réalité du « prétendu » déni de la mort dans notre société néolibérale ; le devenir problématique des rites qui ne sont peut-être pas une cause aussi perdue qu’il n’y parait ; enfin les continuités de l’imaginaire à travers la littérature de la mort et spécialement de la plus spécifique de notre société, celle de la science fiction que Thomas a eu le grand mérite de prendre très au sérieux.

La question méthodologique et épistémologique concerne l’idée d’une thanatologie autre, non positiviste, bien résumée dans le titre de l’intervention de Patrick Baudry « L’anthropologie de la mort n’est pas une sociologie du décès », une simple entreprise comptable ou d’observation, car non seulement un objet ne suffit pas à définir un champ de recherche, mais la mort n’est pas un objet en soi. Elle n’est pas une substance non plus. Elle est une dimension qui implique toujours le sujet. Elle est un rien et un tout, puisqu’elle marque de la finitude, bien au-delà de l’humain, la totalité du monde vivant. Elle donne donc du grain à moudre à tout ce qui pense et à toutes les disciplines qu’elle convoque autour de son silence. Thomas a donc pris résolument la voie d’une thanatologie pluridisciplinaire, sans renoncer à sa transdisciplinarité comme un horizon d’unité actuellement hors d’atteinte. L’unité de la question devant assurer le primat de la convergence des disciplines sur leur isolement et leur quant à soi plus ou moins défensif. Il a proposé pour le dire le beau mot de transversalité qui aurait sans doute mérité dans ce colloque, une contribution pour elle-même, car la chose reste obscure, bien qu’elle dise fort justement la convergence ouverte à la pluridisciplinarité (dont la psychanalyse). On peut prendre le mot de transversalité comme un témoin de l’humanisme de Thomas, dans tous les sens du mot humanisme, le souci de l’homme et l’accueil de toutes les disciplines et les pensées qui éclairent la commune condition humaine.

Le thème le plus polémique, quarante cinq ans après ses premières recherches, reste celui du « prétendu » déni de la mort dans la société capitaliste, que Thomas doit d’abord, par contraste, à son expérience fondatrice d’une mort africaine intégrée. Mais il l’a aussi repris à l’article pionnier du sociologue anglais Gorer et peut-être saupoudré de nostalgies inspirées de Philippe Ariès, regrettant la mort inversée au détriment de la mort apprivoisée. Néanmoins, un consensus semble se dégager des interventions pour dire que la pensée de Thomas sur ce point est défendable, si l’on songe qu’elle est plus articulée qu’on ne le dit souvent. Thomas distingue un déni universel de la mort, de niveau inconscient et qui est à la base de la culture humaine, qui inclut la mort comme l’autre face de la vie qui doit être intégrée, même au quotidien, justement pour que la vie continue, dont il voit l’exemple éminent en Afrique. Il en distingue le refoulement de la mort dans les sociétés occidentales évoluées qui est un épuisant refus de sa finitude par l’individu, d’autant plus qu’on lui promet le dépassement de sa propre mort toujours à venir, en particulier par des projets technologiques. Les deux phénomènes peuvent porter le même nom, mais ils ne sont pas de même niveau socio-anthropologique et s’ils cachent des acrimonies c’est qu’ils focalisent éminemment le conflit des individualistes, champions de la société libérale, pour qui il n’y a pas de déni de la mort dans notre société d’individus émancipés et ceux qui voient que ce qui fait la différence, c’est la perte de la communauté qui protégeait l’individu de sa solitude face à la mort

Un des thèmes les plus féconds de la pensée de Thomas est d’avoir compris le lien de l’intégration de la mort au fait social, constatée sur la base de faits africains, à la présence et à l’importance des rites. Soit dit en passant, l’antériorité du rite sur le mythe ne concerne pas que la mort mais toute l’histoire des religions. Or n’est-on pas témoin en Occident d’une fantastique entreprise de déritualisation de la mort et du mourir, d’une crise générale de la ritualité ? De nombreuses contributions ont le mérite d’affronter la question et de nuancer la problématique et la réponse : nous n’assistons probablement pas à une disparition pure et simple des rites, mais à leur disjonction d’avec les grands récites activés par les grandes institutions (Eglises, nation, Etat, etc.) au profit d’une individualisation des usages, d’une personnalisation des pratiques et des récits, auxquels la révolution numérique semble ouvrir un espace infini (Fiorenza Gamba). Ceci affecte les pratiques de deuil sur lesquelles les vues de Thomas ont d’ailleurs évolué comme le montre Aurélien Baroillier.

Tout en défendant à juste titre l’antériorité du rite sur le mythe, Thomas fait une grande place à ce dernier et surtout à sa permanence toujours actuelle dont il trouve la preuve dans la science fiction, où le désir et la fiction viennent s’emparer même de la science. Bien qu’il soit mort en 1994, juste avant la naissance d’Internet, on peut dire que la révolution numérique vient à point nommé donner une particulière actualité à sa pensée sur ce point.

Ce colloque atteste que même si elle reste ignorée du grand public, ce qu’il faut regretter, la pensée de Louis-Vincent Thomas n’en reste pas moins bien vivante et plus encore tout à fait de saison de nos jours, justement par son ouverture même à la diversité culturelle et par la radicalité de son questionnement, mais conduit dans un esprit de dialogue et d’égalité qui en fait, par sa pratique même, outre un ethnologue africaniste et un anthropologue de la mort, ce que tout le monde reconnaît, un continuateur inspiré de la grande tradition humaniste. Camille Tarot.

NOTES