Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Bernard Hours et Monique Selim

Vivre sans le capitalisme ? Inconscient et politique (Louis Moreau de Bellaing)

Texte publié le 29 octobre 2017

Vivre sans le capitalisme ? Inconscient et politique,
Louis Moreau de Bellaing , l’Harmattan, 432 pages, 2016

Présentation de l’ouvrage par l’auteur :
[https://www.youtube.com/watch?v=Q85CpvZsX8A]

Vivre sans le capitalisme ? La question posée par Louis Moreau de Bellaing est aussi radicale qu’incongrue dans l’univers néolibéral qui est le nôtre aujourd’hui et dans un monde global où le marché fait la loi aux Etats et aux sociétés. Cet ouvrage imposant, le dixième de l’auteur, vient clore un volet de son œuvre consacré aux processus de production de la légitimité auparavant analysés sous quatre angles spécifiques : le sujet et son libre arbitre, le pouvoir et le politique, le social, l’échange et le don. Le travail précurseur de Louis Moreau de Bellaing à la fin des années 80 sur les sans domicile fixe est important dans cette trajectoire intellectuelle : sous le beau titre de la misère blanche, le sociologue avait été un des premiers à vouloir saisir concrètement, avec les acteurs sociaux eux-mêmes, le sens des nouvelles formes d’exclusion et d’errance urbaines, perçues à l’époque - de façon hétérodoxe dans le champ marxiste alors dominant - comme le fait d’un lumpen prolétariat amené à croitre. L’évolution du monde contemporain a donné largement raison aux intuitions sociologiques de l’auteur et aujourd’hui l’ethnographie de tous ceux qui peuplent à la marge, tunnels, rues et trottoirs des villes est à la mode et proposé comme un exercice aux étudiants, répertoriant les formes d’habitat précaire, sur le même mode que l’ancienne ethnographie coloniale. C’est dire que le phénomène est désormais durable, accepté et banalisé comme une sorte d’accompagnement nécessaire du capitalisme. Le refus intime de Louis Moreau de Bellaing de considérer de telles évolutions comme inéluctables explique ce nouveau livre au titre provocateur parce qu’il émet la possibilité de sortir de la voie capitaliste dans laquelle nous sommes plus que jamais englués.

Le questionnement inaudible pour beaucoup de vivre sans le capitalisme se décline d’abord dans ce dernier ouvrage en s’interrogeant sur la légitimité, la légitimation et leurs contraires, l’illégitimité et l’illégitimation. Le champ est évidemment politique mais l’auteur l’aborde avec certains outils de la psychanalyse, plus précisément ceux développés par Freud dans ’Malaise dans la civilisation’. Louis Moreau de Bellaing fait en effet partie de cette minorité des chercheurs en sciences sociales qui considèrent que la dimension subjective des processus sociaux, leur coproduction par les acteurs doivent être prises en compte, d’où l’attention qu’il accorde aux études microsociales qu’il chronique en abondance dans les différentes revues auxquelles il participe (Le Journal des anthropologues, L’homme et la société). Le sous-titre de l’ouvrage Inconscient et politique, tout aussi subversif que le titre, sonne ainsi comme un rappel des ambitions intellectuelles qui habitèrent le XXe siècle, voulant réconcilier Freud et Marx. Tel n’est néanmoins pas le propos présent de l’auteur, qui appartient au collège international de psychanalyse et d’anthropologie et qui ne s’est jamais au sens propre rangé dans les marxistes mais a, tout au long de sa vie, mis l’accent sur les apports de la psychanalyse, l’omniprésence de l’inconscient dans les phénomènes sociaux et politiques et ce qu’il dénomme le pulsionnel. Là encore, il montra une longueur d’avance en insistant sur les affects et les émotions, ceux du chercheur, ceux de ses interlocuteurs dans la fabrique de la recherche, thématiques devenues courantes, voire inesquivables pour tout apprenti chercheur actuellement. Sur ce plan le lecteur se reportera aussi aux volumes 138 et 139 de la revue l’Homme et la société qu’il codirigea et qui furent publiés dans les années 2000 sur Psys et société. Depuis, l’auteur a approfondi sa réflexion et met en avant l’investissement privilégié de la pulsion de vie et de mort dans l’objet, qui étaie à ses yeux la sortie du religieux, ce qui par ailleurs pourrait être une ligne de déchiffrement des phénomènes meurtriers qui ont jalonné les dernières années un peu partout dans le monde. Le nouveau travail de 430 pages que nous livre l’auteur se veut donc un regard en surplomb ou une œuvre de synthèse dont la richesse pourra déconcerter le lecteur trop pressé, mais retiendra le lecteur en quête de déstabilisation de ses habitus. En vingt chapitres, l’auteur se penche sur la légitimité et les processus de légitimation. Il intègre l’examen des subjectivités et subjectivations avant d’aborder les excès qui alimentent les processus de légitimation évoqués : excès sociaux et politiques, excès économiques aussi. Ces mêmes excès produisent des effets délégitimants et illégitimants via les idéologies et les représentations qu’elles produisent.

En appliquant son analyse au capitalisme Louis Moreau de Bellaing développe les instruments qu’il a mis en place de manière convaincante et argumentée, conformément au projet annoncé qui est ’de poser, de comprendre et d’expliquer l’illégitimité du capitalisme (…) non dans un perspective marxiste (…) mais plutôt dans celle de la socio-anthropologie actuelle’ (p. 11). L’auteur s’appuie en partie sur le MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales auquel il appartient depuis son origine) et sur Alain Caillé pour souligner qu’après Dieu, la nature, les humains se font le don du sens entre eux , produisant un ’sacré civil/civique’ proprement moderne.

L’illégitimité profonde du capitalisme et des excès qui le nourrissent traverse cet ouvrage qui s’affirme ’anti-naturaliste, anti-évolutionniste, anti-progressiste’ (p. 408) et qui s’inscrit donc sur une ligne de crête étroite et ambitieuse, loin de toute vulgate et à l’écart des facilités les plus communéments pratiquées dans la recherche. Louis Moreau de Bellaing est persuadé que le capitalisme « perdra la guerre », en raison « de ses propres erreurs et des fautes lourdes » qu’il accumule. De nombreux évènements actuels paraissent lui donner raison, ce que nous espérons profondément avec lui. Il appelle, dans les dernières pages avec vigueur à sortir des résignations, des hésitations et des illusions entretenues par le capitalisme, au moins à se tenir suffisamment éloigné de ce capitalisme thanathofère, et en cela il se situe en phase avec les multitudes de contestations qui montent et dérangent de plus en plus les planifications ordonnées.

Bernard Hours et Monique Selim (CESSMA)

NOTES