Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

David Berliner

Angoisses académiques

Texte publié le 20 octobre 2017

« Tu commences par la valériane, tu termines aux benzodiazépines ». Cette formule pourrait résumer la trajectoire psychologique de nombreux chercheurs dans le monde académique d’aujourd’hui. Non qu’il s’agisse de les plaindre plus que d’autres catégories d’acteurs, celles et ceux qui sont tellement plus exposés que nous aux effets du néolibéralisme et du burn-out global, notamment quand règne l’insécurité économique actuelle. Non que tous les chercheurs soient sous anxiolytiques non plus. La recherche en sciences sociales (celle que je connais) est, avant tout, plaisir : jubilation à résoudre une énigme scientifique, suivre des pistes, accumuler des faits, lire à n’en plus finir, un plaisir ressenti « à ne pas comprendre » (écrit Jean Pouillon) et à proposer des modèles théoriques d’explication du monde (1).

Mais, contrairement à l’image d’Epinal d’un chercheur collectionneur de papillons, toujours en vacances et entre deux avions, les académiques se doivent d’être sur de nombreux fronts : publier dans les meilleures revues et dans toutes les langues, se rendre à des centaines de conférences tout en poursuivant leurs recherches, enseigner ici et sur d’autres continents, diriger des programmes de recherches qui permettront de dégager des fonds pour leurs universités, être des acteurs internationaux et nationaux engagés, encadrer leurs doctorants, se soumettre à des évaluations régulières, être utiles à la société et à leur administration universitaire, et j’en passe. Autant de devoirs qui font du chercheur un véritable entrepreneur de sa propre existence intellectuelle (2). Le monde de la recherche ne laisse désormais plus de place à l’hésitation, à l’errance, au doute, à la serendipité. Notre ère est celle de l’intellectuel néolibéral : pris dans une économie de la citationalité, toujours avec un œil rivé sur Academia.edu et Google Scholar (Google Scholar, ô mon bon Google scholar, dis moi qui est le plus cité au monde ?), il se veut aussi, surtout dans le domaine des sciences sociales, un dénonciateur ironique de ce système. Un révolutionnaire néolibéral, en quelque sorte… Par-delà l’oxymoron, il s’agit d’une position de grand écart, souvent intenable entre romantisme affirmé et hyperproduction stratégique.

De fait, dans le même temps, se développe un cynisme croissant à l’égard desdites conditions. D’aucuns, comme Rosalind Gill, nous invitent à rompre le silence (3). Il suffit de lire quelques articles de The Professor is In (un forum sur la maladie mentale dans le milieu universitaire : http://theprofessorisin.com/category/mental-illness-and-academia/) pour avoir une idée de la détresse psychologique vécue par les académiques aujourd’hui. Nombreux sont les jeunes et moins jeunes paralysés par le doute sur la légitimé de leur pratique scientifique. « À quoi sert notre discipline ? » est la question existentielle la plus fréquemment posée par mes étudiants qui, souvent, succombent au diktat de l’utilité. Et ne croyez pas qu’elle soit réservée aux étudiants ! Rares sont les chercheurs qui osent encore revendiquer cette part d’inutile, pourtant essentielle à la recherche. L’ère néolibérale ne cesse de nous grignoter cette liberté. Nombreux sont celles et ceux qui ont le sentiment d’être les victimes consentantes d’un système qui leur échappe. Pour avoir été l’éditeur d’une revue scientifique, je suis bien conscient du régime aliénant dans lequel nous fonctionnons, où l’accès aux revues les plus prestigieuses, aux mains de multinationales de l’édition, constitue le critère indispensable d’obtention des meilleurs jobs dans les meilleures universités (bien qu’existent désormais de belles initiatives, notamment en matière d’Open Access). S’y ajoute une hypercompartimentalisation des savoirs qui peut faire rêver nostalgiquement d’un temps où un intellectuel était tout à la fois médecin, inventeur, naturaliste, philosophe et poète. La pensée « powerpoint » : des idées simples, des formules lapidaires, bonnes à circuler et à consommer rapidos. Adieu la complexité, l’interdisciplinarité, la quête intellectuelle ?

A ces angoisses du temps que dénoncent de plus en plus d’académiques qui y voient le déploiement de la manie et de la dépression dans la culture néolibérale (4), s’en ajoutent d’autres, inhérentes à la pratique de la recherche, de l’écriture et de l’enseignement. L’un de mes étudiants en anthropologie, Edgar Tasia (aujourd’hui doctorant), a écrit un mémoire de Master passionnant sur ces questions (5). L’anthropologie, parce qu’elle questionne la stabilité de nos certitudes, est une discipline anxiogène, comme l’avait déjà brillamment annoncé Georges Devereux dans son ouvrage « De l’angoisse à la méthode » (6). La déconstruction de ces choses qui vont de soi, de nos représentations du monde les plus familières et les plus intimes, est une entreprise déstabilisante et productrice d’angoisses. De même, pour beaucoup, écrire ne rime pas avec paix intérieure. Dans l’écriture, tout l’organisme se crispe. Les insomnies suivront, et ce alors que le chercheur doit souvent « attendre la cinquantaine avant d’écrire quelque chose de valable » (suivant le mot de Bukowski dans Women). Enseigner est aussi un véritable exercice physique. Après ses cours, Wittgenstein allait au cinéma voir un Western pour faire redescendre la tension suscitée par l’enseignement face à un public. À cela, il faut ajouter les compétitions entre chercheurs dans un monde international inégalitaire, les hiérarchies académiques locales (notamment, le rapport professeur/thésard que Georges Steiner résume ainsi : « Je ne vais jamais l’égaler, mais j’aimerais bien qu’un jour il me prenne au sérieux » (7)), la solitude de la recherche, les inégalités de genre, l’incertitude du lendemain (que faire après la thèse ? Et après le postdoctorat ?), mais aussi l’identification profonde des chercheurs avec leur travail. Un article rejeté, le commentaire agressif d’un collègue sur sa recherche, et tout se passe comme si le monde s’effondrait. Gregory Bateson, l’éminent anthropologue britannique, écrivait d’ailleurs : « J’ai toujours eu besoin de savoir que les autres croient en mon travail, à son sens et à son avenir. <…> J’ai souvent été étonné de la confiance qu’on me faisait, alors que moi-même, je n’en avais que très peu » (8). Enfin, de ces millions de mots et de paroles que nous proférons, nous chercheurs nomades d’aujourd’hui, combien laisseront donc une trace ? Il a bien raison Tchekov de nous inviter à la modestie : « Oui, on nous oubliera. C’est notre sort, rien à faire. Un temps viendra où tout ce qui nous paraît essentiel et très grave sera oublié, ou semblera futile. Curieux, mais il nous est impossible de savoir aujourd’hui ce qui sera considéré comme élevé et grave, ou comme insignifiant et ridicule » (9).

J’ai longtemps considéré qu’il y avait quelque chose de nécessaire, de grisant et de souffrant, dans l’éthos académique actuel, écartelé entre romantisme et hyperproduction. J’y ai participé à 200%. Le capitalisme du savoir sait habilement se jouer de nos besoins narcissiques. J’ai, de prime abord, accueilli avec scepticisme les discours sur la slow science (qui nous invitent
à « ralentir », comme le souligne Isabelle Stengers (10)). Non que je ne souhaite privilégier la qualité sur la quantité, non que je trouve la temporalité néolibérale adéquate au temps de la recherche. Bien au contraire. Mais, personnellement, je voulais accélérer, passionné et exalté par mon désir de contribuer au savoir anthropologique. Puis, vu depuis la Belgique, cela sentait trop les dénonciations habituelles de l’américanisation du monde universitaire. Il me semblait aussi que nous avions besoin de davantage d’évaluations internationales et de méritocratie contre le localisme et les clanismes qui caractérisaient nos universités. Je le pense toujours, tout en observant avec grande inquiétude le tout-évaluatif d’aujourd’hui.

Pourtant, je me suis aussi largement trompé. Car, face aux pressions multiples qui s’exercent sur eux, les chercheurs ont aussi droit à une politique du care, une attitude de souci et de responsabilité face à leur vulnérabilité. Cela implique avant tout une reconnaissance de la dimension anxiogène de leur travail et du risque très réel d’épuisement des individus que charrie la situation néolibérale. Il nous faut impérativement poursuivre la réflexion, ensemble, sur l’écosystème académique que nous habitons et les conditions du développement d’un éthos chaleureux et nourissier face à la violence carnassière du capitalisme universitaire. J’ai récemment proposé une liste de cinq principes (soin, incomplétude, honnêteté, ironie, et auto-préservation) bons à penser pour poser, individuellement, les premiers jalons de cet éthos à venir (11). Par-delà la prise de conscience individuelle, l’édification d’une communauté universitaire critique constitue un enjeu fondamental.

David Berliner,
Professeur d’anthropologie. Laboratoire d’anthropologie des mondes contemporains, Université Libre de Bruxelles.

Notes

(1) David Berliner. 2013, Le désir de participation ou Comment jouer à être un autre, L’Homme 206 : 151-170.

(2) Shore, C. N., & McLauchlan, L. 2012. ‘Third Mission’ Activities, Commercialisation and Academic Entrepreneurs. Social Anthropology, 20 (3), 267-286.

(3) Gill, R. 2009. Breaking the silence : The hidden injuries of neo-liberal academia. In Flood,R. & Gill,R. (Eds.) Secrecy and Silence in the Research Process : Feminist Reflections.London : Routledge

(4) Emily Martin. 2007. Bipolar Expeditions. Mania and Depression in American Culture. Princeton University Press.

(5) Edgar Tasia. 2014. Angoisses d’anthropologues. De l’impact émotionnel de l’anthropologie sur l’anthropologue. Mémoire de Master. ULB.

(6) Georges Devereux. 1980. De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement. Paris : Flammarion.

(7) Georges Steiner et Cécile Ladjali. 2003. Eloge de la transmission. Paris : Albin Michel.

(8) Gregory Bateson. 1972. Steps to an Ecology of Mind. Chicago : University of Chicago Press.

(9) Tchekov, Anton. 2002. Les trois sœurs. Paris : Actes Sud.

(10) Isabelle Stengers. Une autre science est possible. Paris : La Découverte.

(11) David Berliner, 2017. Comment se débarrasser de son « faux-soi » académique ? 5 principes anti-utilitaristes. https://db.hypotheses.org/68

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