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La Revue du MAUSS semestrielle, n°29, Avec Karl Polanyi
Contre la société du tout marchand

Texte publié le 17 octobre 2007

Premier semestre 2007, MAUSS/La Découverte, 368 p., 25 euros

Présentation de l’éditeur et premières réactions.

Présentation de l’éditeur

Un peu partout dans le monde, Karl Polanyi (1886-1964) apparaît désormais comme la référence théorique et doctrinale principale de tous ceux, économistes, sociologues, historiens ou politologues, qui ne se résignent pas à la marchandisation générale de nos sociétés. Une référence plus maniable que Marx, parce que clairement humaniste et démocratique, et qui parle aussi bien aux réformistes un peu radicaux qu’à ceux qui entendent toujours abolir le capitalisme.

La force de Polanyi est de lier étroitement trois thèmes de plus en plus d’actualité : 1) celui de la non-naturalité du marché autorégulé et de l’Homo oeconornicus ; 2) celui qui considère que la tare principale de ce marché généralisé est de traiter comme des marchandises des biens qui ne peuvent pas l’être (la nature, le travail et la monnaie, à quoi il faut ajouter aujourd’hui le savoir) ; 3) celui de l’autonomie de la démocratie par rapport au marché : ce n’est pas le marché, montre-t-il, qui crée la démocratie.

Certains éléments de l’œuvre proprement historique ou anthropologique de Polanyi ont vieilli et il importe de préciser lesquels. Mais on ne peut pas douter que ces thèmes-là et les questions qu’ils soulèvent renvoient aux problèmes majeurs d’aujourd’hui. Ce numéro de la Revue du MAUSS (qui a introduit le débat sur Polanyi en France il y a vingt-cinq ans) fait le point sur le statut de cette œuvre singulière.

Pour commander ce numéro : www.revuedumauss.com

Premières réactions

« Mike » Singleton

Dear Alain,

J’ai terminé la lecture (intégrale) du n° 29 hier soir... du moins des
textes imprimés... les autres n’étant plus de mon âge ! Si la pensée de
Karl Polanyi (« unique » ? à part distinguer deux sens au mot « économie »
et inventer l’image d’embeddedness qu’a-t-il legué de mémorable ?) a
occasionné de belles pensées à « tes » économistes, entre nous, je
préfère les pensées autrement plus « philosophiques » de son frère Michael - que
j’ai connu dans sa retraite oxonienne (à l’époque où j’étais le dernier
assistant de Sir Edward Evans-Pritchard. Dans le même collège logeait un
ami, un aumonier de l’armée USA (sic !) qui dieu sait comment était
devenu le secrétaire de Polanyi). Je dois à son « Personal Knowledge » -
en écho à l’ « Insight » de Bernard Lonergan - « ma » propre
onto-épistémologie (dommage que tous les deux soient si peu (re)connus
dans l’hexagone).

Mon impression globale c’est qu’il en va de
l’économie comme de la religion (comme n’importe quoi d’ailleurs !) : si « ça »
n’existe pas (à supposer que « ça » soit une essence transculturellement
et transhistoriquement identique... « pour l’essentiel ») alors pourquoi
(sinon par léthargie ethnocentrique) faire supporter par le même mot
desprocessus foncièrement irréductibles ? Si l’économie à proprement
parler est synonyme de Marché, pourquoi nommer le simple fait de « devoir se débrouiller pour en sortir vivant » de « l’économie », même (dis)qualifiée de « substantive » ?

D’autre part si omnis exemplificatio claudicat, si
toute métaphore est boîteuse, certaines sont plus « mortelles » que
d’autres. Je me suis amusé une fois (dans un Festschrift en hommage à
un économiste africanisant) à écrire qu’il fallait non pas ré-enchasser
l’économie mais le chasser tout court : un bijou qui tombe d’une
couronne, réinserti, reste toujours un bijou - qui « disembeds »,
tombe du
lit, était et reste, un en soi substantiel. Il faut éviter comme la
peste tout relent d’une économie essentiellement trans ou
supraculturelle. Les Pygmées (du moins ceux du Turnbull, (« grand »
inspirateur - il avait presque deux mètres !) - de notre amie Mary
Douglas [1])
ne connaissaient même pas une économie embryonnaire, élémentaire... et
nous pourrions imaginer un avenir sans économie du tout (comme nous
pourrions souhaiter un futur post-chrétien ou post-scientifique).
C’est
pourquoi tout en appréciant le cadeau de Sahlins (peu présent dans ce
numéro) je n’ai jamais aimé son emballage en termes de "Stone Age
Economics
".

Le numéro va être d’une grande utilité à une des mes dernières doctorantes qui travaille sur le brevetage des « médecines traditionnelles » de la Colombie... (…)

Bon weekend - et surtout bon courage pour la (pour)suite de toutes tes opérations « subversives ».

Mike

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Christian Chavagneux et Denis Clerc

Alternatives économiques n° 260

Le livre du mois

Pourquoi se préoccuper aujourd’hui des travaux de l’intellectuel hongrois Karl Polanyi ? Parce que c’est le seul auteur à pouvoir fédérer les courants de pensée progressistes. Le projet intellectuel de ce numéro de la Revue du Mauss n’est donc pas mince : convaincre ses lecteurs que, disons-le rapidement, Polanyi est aujourd’hui une référence essentielle, voire la seule référence qui permette de bâtir une pensée de gauche du capitalisme et de la démocratie.

Eclectisme et originalité. Il est vrai que l’homme a montré, au cours de sa vie, un éclectisme et une originalité qui sont souvent la marque des grands penseurs. La revue reprend ainsi le petit essai biographique que lui avait consacré il y a deux ans Jérôme Maucourant. Né à Vienne en 1886, Polanyi passe la première partie de sa vie en Hongrie, dans une position sociale enviable qu’il perd à l’âge de 19 ans, à la mort de son père. « La transition vers la pauvreté fut instantanée et complète », note Jérôme Maucourant. Blessé de guerre et franc-maçon, il retrouve sa terre natale en 1919. Il y devient journaliste, affirme son socialisme chrétien (bien qu’il soit d’origine juive), débat avec Ludwig von Mises et impressionne beaucoup Peter Drucker, futur théoricien du management et autrichien lui aussi.

La montée du nazisme, qu’il a dénoncé, l’oblige à fuir en Angleterre, où il donne des cours du soir sur l’histoire économique et les relations internationales. Mises en forme, ses notes deviendront La grande transformation, son ouvrage majeur. Un travail qu’il réalise aux Etats-Unis, accueilli par Drucker, puis par l’économiste institutionnaliste John Maurice Clark. Il y finira sa vie en 1964, appelant les jeunes générations à une « contre-offensive envers le capitalisme » et à la construction d’un « nouveau socialisme », s’appuyant sur une éthique de la responsabilité personnelle.

Contre-offensive. Et c’est bien cette contre-offensive qui motive les contributeurs de la Revue du Mauss. Contre-offensive envers l’approche traditionnelle du marché par les économistes dominants. Deux courts extraits de textes de Polanyi sont proposés dans lesquels il dénonce le « sophisme économiciste », qui consiste à considérer le marché idéalisé comme seule forme possible d’organisation de l’économie et de la société. Un réductionnisme économique, expliquent Alain Caillé et Jean-Louis Laville dans une belle synthèse sur l’actualité de Polanyi, qui croit aux vertus du marché régulateur, à l’autonomie de la sphère économique par rapport à la société et qui fait fi de la construction historique et politique que constituent l’économie de marché et sa représentation. Polanyi, expliquent-ils, a récusé l’« équivalence entre l’économie humaine en général et sa forme marchande » et montré que c’est en voulant transformer tout (la nature, le travail et l’argent) en marchandises que s’est constituée la « société de marché », c’est-à-dire la volonté de réduire la société en général à un gigantesque mécanisme de marché.

Cette volonté démiurgique fait passer la volonté démocratique au second plan et, du coup, autorise toutes les dérives totalitaires, thème que reprend Philippe Steiner dans sa contribution sur les « usages possibles » de Polanyi en sociologie : « L’échange marchand absorbe la vie politique et sociale, laquelle n’est plus perçue qu’en fonction des impératifs propres au fonctionnement du système de marchés. » Il suffit de regarder du côté de Pinochet ou de la Chine d’aujourd’hui pour s’en convaincre.

Que Polanyi ait apporté un souffle d’air frais dans l’analyse sociale, toutes les contributions le constatent, mais n’est-il pas excessif de qualifier son apport de « seule théorisation générale d’envergure en science sociale à même de fonder et de féconder une pensée social-démocrate radicale » ? Bien d’autres intellectuels dignes d’intérêt ont, eux aussi, défriché à leur manière les liens entre marché, libéralisme et démocratie, et critiqué les risques hégémoniques du tout- économique. Cela n’enlève rien à l’apport de Polanyi, mais ne lui prêtons pas davantage de mérites qu’il n’en a. Lui rendre justice suffit et ce numéro le fait amplement.

NOTES

[1Il faut quand même lui suggérer quelques lectures
latouchiennes car il donne l’impression que le développement n’est
pas
une culture mais la disposition de toutes les cultures... du moins de
celles qui ont connu une preparatio economica - à l’instar de celle
évangélique dont parlait récemment notre bon Pape Benoît à propos de l’attentisme des Indiens d’Amérique Latine !.