Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Richard Bucaille

Audaces et scrupules de la démarche maussienne
A propos de « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de ’moi’ »

Texte publié le 25 mai 2017

Hasard des relectures. Ayant reparcouru ce classique travail maussien sur la notion de personne peu avant de relire les articles de Philippe Chanial et de Frédéric Vandenberghe concernant la neutralité axiologique selon Max Weber [1], à deux reprises leurs propositions vinrent curieusement recouper nos récents souvenirs des développements de Marcel Mauss : d’abord, à propos du ’pluralisme’ wébérien répondant à ’la complexité infinie du réel’ [2] ; ensuite, au sujet de la neutralité axiologique même.

Sur le premier point, il paraît frappant que, comme le grand sociologue allemand et presque à même époque, Mauss est constamment tracassé par la causalité plurielle des ’faits sociaux’ et leur enchevêtrement, leur chevauchement partiel, etc. En témoigne assez son souci, récurrent, de faire face à l’aspect touffu du réel sociétal par la notion de totalité. Mais à une causalité à la fois multiple et variable’ [3], la réplique sociologique de Weber va consister à reconnaître et assumer ’la normativité intrinsèque des sciences sociales, sans pour autant solder à bon compte ses prétentions à l’objectivité de la connaissance’ et à produire de ’ la compréhension en plus de l’explication [et de] la singularité en plus de la régularité’ [4]. Par contraste, la réponse anthropologique de Mauss au caractère multifactoriel des faits socioculturels peut souvent se ramener, nous semble-t-il, à un empilement, ’totalisant’ et soigneusement construit, de données ethnographiques très diverses mais de morphologies voisines, de sorte qu’un tel empilement fasse émerger peu à peu des régularités dans la complexité spontanée des ensembles socioculturels. Essai de démonstration, première partie.

De tous les superbes travaux livrés par Mauss à la réflexion de ses innombrables disciples, celui concernant ’la notion de personne’ [5], apparemment, l’un des plus aventurés quant à sa démarche, et des moins nets quant à ses résultats. Bien sûr le grand héritier d’Emile Durkheim prend soin, au terme des quelque trente pages nerveuses d’enchaînements pressés et baignés - comme toujours - de copieuses références ethno-historiques, de souligner que la catégorie aristotélicienne du ’moi’ se révèle construite en permanence par les cultures : ’loin d’être l’idée primordiale, innée, clairement inscrite depuis Adam au plus profond de notre être, voici qu’elle continue (...) lentement à s’édifier, à se clarifier, (…) à s’identifier avec la connaissance de soi, avec la conscience psychologique’ (p. 359). Malgré quoi l’ensemble du texte laisse une impression d’incomplétude calculée voire de flou délibéré - comme si le bilan effectif des comparaisons et parallèles flottait encore au delà d’une brève conclusion de pure forme (p. 362 : ’qui sait même si cette « catégorie » que tous ici nous croyons fondée sera toujours reconnue comme telle ?’). En revanche, cette conférence tardive (en 1938, Mauss avait soixante-six ans) nous paraît illustrer à merveille la méthode maussienne, ou plus précisément le mouvement de sa pensée profondément synthétique, donc très anthropologique.

Concernant la notion de personne, par quel rapprochement liminaire le grand comparatiste a-t-il été sollicité ? Citant Frank Hamilton Cushing, qui avait montré, à la fin du 19e siècle, que chez les Zuñis, tout clan dispose d’un nombre fixe de prénoms dont chacun détermine très précisément le statut sociétal de son porteur - au point que ’ the people employing such devices may be said to have written and to be writing their statutes and laws in all their daily relationships and utterances’ (p. 339) -, Mauss en déduit que, plutôt que de personnes, ce clan est constitué de personnages. Et cela lui semble valoir a fortiori pour les fameuses fraternities de tous les Pueblos, en lesquelles ’les noms correspondent non pas simplement à l’organisation du clan (…), mais surtout aux rangs’ - ce qui lui évoque immédiatement les ’Collèges de la Religion Romaine’ (sic... ibid.). Parallèle saisissant, fondé sur la grande culture classique des ’boîtes-à-fiches’ académiques de la Troisième République, obsédée du modèle romain antique, dont plus loin Mauss usera largement. Pour l’heure, on voit qu’en son clan, l’individu pueblo est singularisé ’par le masque, par son titre, son rang, son rôle, sa propriété, sa survivance et sa réapparition sur terre dans un de ses descendants doté des mêmes placés, prénoms, titres, droits, et fonction’ (p. 340). Tel un acteur de théâtre, le Pueblo est donc seulement l’explicite porteur provisoire d’un rôle sociétal en lequel transparaît la notion de personne. De là et sans transition, Mauss étend son exemplification à tout le ’Nord-Ouest américain’ (pp. 340-345),et notamment aux Kwakiutls, dont il cite un discours – aristocratique - du clan des Aigles vers 1913, extrait de Franz Boas : ’[les principaux chefs de maison kwakiutls] never change their names from the beginning, when the first human beings existed in the world ; for names can not go out the family of the head chiefs of the numayms [6] (p. 342). De là, Mauss revient aux masques, déjà cités en la panoplie du personnage pueblo, pour signaler ceux à volets superposés figurant les êtres symboliques personnifiés par les porteurs de ces masques chez les Nootkas, Tlingits, etc. Puis Mauss poursuit sa quête fiévreuse des ressemblances et différences, basculant sans préavis en Australie (pp. 345-347) pour noter que là aussi, chez les Aruntas, Loritjas, Kakadus par exemple, tout individu n’est que le dépositaire transitoire d’un rapata, esprit éternellement renaissant qui détermine non seulement le nom de cet individu et partant ’sa place dans la tribu comme dans ses rites’ (p.346), mais aussi les peintures corporelles. Le maître ne se laisse pas surprendre par cette ruse de la culture : ces peintures ne sont rien d’autre que ’des masques non permanents’ par opposition à ceux pérennes des Zuñis et Kwakiutls - peintures et masques utilisés par l’être humain pour se fabriquer ’une personnalité superposée, vraie dans le cas du rituel, feinte dans le cas du jeu’ (ibid.) [7].

A l’instar de Mauss même, marquons ici une pause pour tenter de montrer comment il procède. Au début de la conférence, quelques brèves remarques rappellent qu’outre la philosophie, sociologie et anthropologie ont commencé d’aborder la fameuse question des catégories de l’esprit. Très vite après, on en vient aux Amérindiens - Zuñis, Kwakiutls, Nootkas, Tlingits, sous-entendu : on en passe- , aux rôles sociétaux qu’ils construisent, aux personnages soigneusement nommés qui représentent ces rôles et aux masques donnant corps à ces personnages. D’où l’on s’envole jusqu’en Australie, au centre de laquelle de petits peuples façonnent des rôles sociétaux sur des personnages figurés par les peintures corporelles, ces masques éphémères : on devine déjà que Mauss ira chercher la notion de personne sous ces masques et peintures. Mais n’anticipons pas, constatons plutôt qu’indifférent à toute construction théorique, le meilleur Mauss ne pose guère de principes initiaux, procédant plutôt - comme déjà proposé ailleurs - par accrétion [8] de cas ethnographiques semblables (i.e., qui se ressemblent) : institution zuñie soudain accrétée à une autre de la Rome antique ; nom, personnage et masque amérindiens accrétés à nom, personnage et peinture corporelle australiens, etc. L’accrétion maussienne de matériaux ethnographiques n’étant pas un processus physico-chimique, Mauss prend soin de les lier ensemble par intercalation entre eux de brèves incises, techniques plutôt que théoriques. Chez les Zuñis - et ailleurs -, ’la perpétuité des choses et des âmes n’est assurée que par la perpétuité des noms des individus, des personnes’ (p. 342) ; chez les Kwakiutls ’et généralement les gens du Nord-Ouest (…) les plats, les fourchettes, les cuivres, tout est blasonné, animé, fait partie de la persona du propriétaire et de la familia, des res de son clan’ (p. 344). Populations ici choisies, précise-t-il, en raison de leurs ’excès, qui permettent mieux de voir les faits que là où, non moins essentiels, ils restent encore petits et involués. Mais il faut savoir qu’une grande partie des Américains de la Prairie, Sioux en particulier, ont des institutions de ce genre. Ainsi les Winnebago (etc.)’ (ibid.). Autre exemple, aperçu plus haut, d’incise technico-théorique, ici accrétant les données par une couture en surjet :’entre une peinture de tête, et souvent de corps, et une robe et un masque, il n’y a que différence de degré, et aucune différence de fonction. Tout a abouti ici et là à une représentation extatique de l’ancêtre’ (p. 346). On a souvent l’impression que démiurge de notions accrétantes, Mauss élabore ses théories - à l’heuristique si généreuse - par légères touches pointillistes [9], et moins en écrivant explicitement que par résonance directe en l’esprit de ses auditeurs et lecteurs. Ainsi concernant tout ce que suscite, et depuis si longtemps, l’obligation de donner, recevoir et rendre...

Reprenons le fil de l’agglomération maussienne des faits ethnographiques autour de la notion de personne. Mauss observe en passant qu’Inde et Chine semblent avoir très anciennement défini et approfondi cette notion, avant que bouddhisme et taoïsme ne vinssent provoquer sa relative involution (pp. 348-349). Mais surtout il revient à ses amours latines pour observer qu’au tout premier sens, persona signifie... masque (d’acteur) - ce qui ramène à nouveau chez les Amérindiens et Australiens - puis par sens dérivé ’personnage’, ’rôle’, et au bout du compte ’personne’ au sens juridique apprécié des Romains (p. 350). Persona serait d’origine étrusque, peut-être emprunté au grec πρόσωπον [10]. Or, précise-t-il ’l’institution des masques, et en particulier des masques d’ancêtres semble avoir eu pour foyer principal l’Etrurie. Les Etrusques avaient une civilisation à masques’ (p. 351). Quoi qu’il en soit de tous ces croisements de sens, l’abondance et la variété des exemples opèrent l’accrétion maussienne : des Kwakiutls subactuels à l’actuel Occident par la Rome impériale et bien d’autres, la personne comme fait moral (pp. 355-356) découle du masque via le personnage qu’il figure et le rôle sociétal qu’il joue : ’tout dépend du contexte. On étend le mot πρόσωπον à l’individu dans sa nature nue, tout masque arraché, et, en face, on garde le sens de l’artifice : le sens de ce qui est l’intimité de cette personne et le sens de ce qui est personnage’ (p. 355). Reste à saluer l’apport chrétien, puis des modernes théoriciens de la connaissance, à la définition contemporaine de la personne comme être psychologique (pp. 357-360) avant la brève conclusion déjà citée.

Oui, et puis ? Et puis c’est tout ! Mais c’est déjà considérable : avec une sorte de détachement intellectuel apparent, en quelques pages très documentées et sans guère de développements théoriques, Mauss a montré que la notion de personne semble partout se fonder sur celle de masque entendu, entre autres, comme ensemble des expressions faciales qu’en tenant son rôle sociétal, le sociétaire présente à autrui [11]. Subsidiairement, Mauss commence à déconstruire - comme en passant - le concept aristotélicien de catégories innées de l’esprit, en tout cas celle de ’moi’. Au total, sa méthode n’analyse guère qu’à la marge, au profit d’une continuelle élucidation [12] synthétique par accrétion. Démarche anthropologique assez classique, dira-t-on peut-être, mais que Mauss a tant raffinée dans l’exploitation du matériau ethnographique, et surtout poussée si loin dans l’évitement de la spéculation ratiocinante, que l’on peut l’ériger en modèle anthropologique. Certes, il n’a pas travaillé seulement de cette façon, loin s’en faut, mais cette manière - comme disent les artistes -, très maîtrisée chez un auteur expérimenté, semble revenir suffisamment souvent pour caractériser une forme d’esprit qui influença profondément les anthropologues français ultérieurs - tous un peu ses fils.

Enfin, un tel évitement semble se fonder sur une bonne dose de suspension du jugement. Vrai savant se méfiant des certitudes, Mauss n’aurait jamais fait que pourchasser avec efficacité quelques relatives régularités possibles tapies dans l’immense maquis ethnographique des nombreuses cultures qu’il connaissait. Pour autant, on prendra garde que la recherche opiniâtre de telles régularités interdit de réduire l’accrétion maussienne à une simple accumulation de données ethnographiques plus ou moins ordonnées, i.e. à une forme d’empirisme qu’il a tôt et souvent reproché à ses collègues britanniques [13]. Tout au contraire, comme Lévi-Strauss, nous croyons sa pensée ’toute sillonnée d’éclairs [et se signalant par] ces démarches tortueuses qui semblaient égarer au moment où le plus inattendu des itinéraires conduisait au cœur des problèmes’ [14]. Autrement dit, une pensée profondément intuitive, où la synthèse surgit d’une chronique, incessante, rumination du matériau ethnographique. Une telle intuition - qualité souvent mal vue des scientifiques et positivistes - paraît caractéristique dans le texte ici analysé, laquelle groupe à son service des données finalement peu nombreuses, et d’autant plus significatives qu’éloignées les unes des autres dans l’espace et le temps. La puissance de la démonstration découle directement de leur accrétion. Davantage manière que méthode, cette accrétion de pâte ethnographique sous la houlette de l’intuition ne saurait se confondre avec l’empirisme stricto sensu.

Toutefois, ce ’principe’ d’accrétion n’offre aucun moyen de se soustraire à un anthropologique et paisible délire interprétant, comme celui, célèbre, de William Halse Rivers qui, à force d’accumulations ethnographiques mal filtrées, en vint à inventer un hyperdiffusionnisme plaçant la seule Egypte ancienne à l’origine de toutes les cultures postérieures... Parangon d’exigence épistémologique, Mauss ne risquait sans doute pas de sombrer en un tel excès. Pour autant, il dut choisir les cas ethnographiques semblables (par exemple, des cultures à masques : kwakiutl, étrusque, etc.) ou au contraire différents (masques d’une part, peintures corporelles de l’autre...) pour trouver et prouver des racines communes à toutes les notions culturelles de la personne et du ’moi’. Et l’on sait qu’en un tel choix - sinon même un véritable tri - peuvent toujours se glisser quelque fondamentale préconception de l’anthropologue, ce que Mauss n’a pu ignorer. Malgré quoi... En un temps se voulant revenu de tout, Philippe Chanial pose franchement la question de trancher si la ’neutralité axiologique’ est elle-même axiologiquement neutre. Or par lui-même, le texte maussien ici étudié - resté très ouvert, mais encore imprégné de quelque positivisme et de traces évolutionnistes- valide et exemplifie a posteriori le plaidoyer de Chanial pour la normativité axiologique assumée qu’il aperçoit chez Weber [15] - en même temps que ce texte justifie la charge de Vandenberghe contre une idéale neutralité axiologique. Seconde partie de l’essai de démonstration, toujours appuyé verbatim.

Il va de soi que Mauss, grand universitaire académique, n’accrétait pas n’importe comment ses matériaux ethno-historiques, rangés en un ordre didactique mais aussi partiellement historique, sous lequel on sent à l’œuvre les dernières ondulations de cette maudite pente évolutionniste qui, à notre sens, l’empoisonna durant l’essentiel de sa vie intellectuelle [16]. D’emblée il ne manque pas de poser l’unité psychique de l’humanité : bien sûr ’il n’y a jamais eu d’être humain qui n’ait eu le sens, non seulement de son corps, mais aussi de son individualité spirituelle et corporelle à la fois’ (p. 335). Le sujet de Mauss, ’tout autre’ et ’d’histoire sociale’, vise à comprendre ’comment, au cours des siècles, à travers de nombreuses sociétés, s’est lentement élaboré, non pas le sens du « moi », mais la notion, le concept que les hommes des divers temps s’en sont créés ?’ (ibid.). Peut-être objecterait-on aujourd’hui qu’entre le ’sens du moi’ et ’la notion, le concept’ que l’individu s’en donne, la nuance reste fort subtile, voire de pure méthode ; mais n’importe, existent effectivement par exemple des personnes morales purement juridiques, et là n’est pas la question de l’instant. Elle réside en ceci qu’aux origines de la notion étudiée, Mauss place les Kwakiutls du XIXe siècle, vite comparés aux Romains antiques - et s’en trouve si mal à l’aise qu’il consacre un panégyrique de deux longs paragraphes à montrer que concernant ces Kwakiutls, Pueblos et autres Indiens du Nord-Ouest, ’il ne faut penser à quoi que ce soit de primitif’, compte tenu du raffinement de leurs cultures matérielles comme spirituelles (pp. 340-341). Mais de deux choses l’une. Ou bien morale et institutions kwakiutls sont très comparables à celles antiques (romaines et grecques, d’ailleurs) dont les nôtres restent intellectuellement très proches, et nous-mêmes avec tant d’autres sommes une variété de Kwakiutls. Il n’y aurait alors pas lieu de voir chez ces derniers une notion de la personne et du ’moi’ qui soit ’encore’ embryonnaire et perfectible. Ou bien le ’moi’ moral et sociétal kwakiutl reste ainsi peu net et ne vaut guère mieux que celui des Romains à quelque deux millénaires de notre présent, et alors toute la profonde philosophie chrétienne puis des Temps-Modernes rend notre ’moi’ psychologique incomparable à celui antique, a fortiori kwakiutl. En ce cas, il y aurait bien eu sensible évolution positive des Kwakiutls et Romains à l’Occident actuel. On sait à quel point le second terme de cette (pseudo-)alternative apparaît aujourd’hui dénué de sens à tout anthropologue au moins, voire – espérons-le - à la plupart des intellectuels [17]. Ce qui est bien facile, si longtemps après 1938, les décolonisations officielles et les meilleures démonstrations de La pensée sauvage par exemple.

Quelques pages plus loin apparaissent les données australiennes, ’faits plus sommaires, plus primitifs’ (p. 345 sqq.). Passons vite : sommaires, les peintures corporelles d’Australie, primitives, leurs métaphysiques ? Ces dépréciatifs n’apparaissent-ils pas immédiatement ruinés par la seule comparaison dichotomique, si fine, légitime et justifiée, entre masques pérennes (zuñis, kwakiutls...) et peintures corporelles non-permanentes - et par les riches représentations mentales portées par ces peintures ? Ensuite, la fin de la conférence en vient, par contraste, à une histoire véritable des notions de personne et de ’moi’, depuis l’Antiquité grecque et romaine jusqu’à l’Epoque contemporaine en passant par la belle scolastique médiévale, Descartes et Spinoza, Kant, Fichte, etc. Histoire brève, résumée, mais en l’occurrence digne de ce nom, car chronologiquement très documentée puisque portant sur la seule Europe.

En revanche, et d’un bout à l’autre de sa conférence, Mauss tente confusément de retracer, sans doute au prix de quelque peine, une vague genèse historique mondiale de la notion de personne ou de ’moi’ ; et ce, là où l’anthropologie voit bien plutôt aujourd’hui, certes une assez stable régularité générale de cette notion et de son origine logique, mais aperçue à travers la diversité géographique d’idées et d’objets voisins (comme le masque - ou la peinture corporelle - figurant un personnage qui représente ancêtre ou/et rôle sociétal) en des cultures sans rapport entre elles. Partout et toujours la notion de personne semble s’enraciner en ce masque - ou cette peinture corporelle -, en ce personnage, en cet ancêtre ou/et ce rôle sociétal. Et toujours ? Oui, par construction permanente en chaque culture ; non, si l’on postule, de quelque préhistoire à nos jours, une évolution universelle par paliers (lâchons le mot, aujourd’hui ridicule, de ’stades’ : peinture, masque => personnage => rôle sociétal => personne => ’moi’ comme ’être psychologique’). Fantasmagorique échelle-à-poissons où les Australiens seraient sur la marche la plus basse et les Occidentaux sur la plus haute. Nous croyons déceler la lourde trace de cette vulgate évolutionniste jusqu’en ce texte de Mauss âgé. Pourtant, on peut penser que dès 1902 [18], le jeune Mauss a pu sentir les grandes faiblesses épistémologiques de l’évolutionnisme culturel. Très longue maladie infantile de l’anthropologie - nécessaire, mais vers 1850, pour en vacciner l’avenir de la discipline- , cette histoire-fiction hallucine qu’en s’éloignant dans l’espace terrestre des cultures, on plonge vers le passé culturel. Toutefois le lointain n’est l’ancien qu’en astronomie, et nullement en nos disciplines [19]. Les Mbutis des forêts d’Afrique centrale, entre mille exemples, ont une histoire certes mal connue et conjecturale, mais exactement de même longueur que la nôtre, et sans doute aussi mouvementée.

On peut donc avancer que Mauss fut inévitablement marqué, outre par ses solides convictions socialistes envisageant un avenir indéfiniment meilleur, par son époque positiviste et républicaine croyant au Progrès illimité. Sans cesse écartelé entre son extrême pénétration d’anthropologue et le très fort évolutionnisme ambiant d’un premier 20e siècle, si colonialiste, entre ses audaces et ses scrupules, en un constant mouvement brownien - typique des sciences humaines - de la normativité axiologique, point alpha discret mais toujours sensible, à la neutralité axiologique, point oméga toujours visé mais jamais atteint. Jacques Lacan affirmait que ’tout ce que nous pensons, nous en sommes réduits à l’imaginer’ [20] - qui plus est, d’une imagination profondément et sans cesse manipulée par l’axiologie ambiante - sinon même par le fameux stahlhartes Gehäuse selon Weber.

R. Bucaille,

Chalmazel-Jeansagnière, 03-07/05/2017.

NOTES

[1Cf. Ph.Chanial, bien nuancé [http://www.journaldumauss.net/?La-neutralite-axiologique-est-elle] ; F.Vandenberghe, vivement opposé au dogme de la neutralité axiologique [http://www.journaldumauss.net/?Pour-en-finir-avec-la-neutralite].

[2Chanial, 11e § du premier intertitre.

[3Ibid.

[4Ibid., 12e § du premier intertitre.

[5’Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de « moi »’ in Marcel Mauss : Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F. éd., (1950) 1968, pp. 331-362. Analysant longuement la transcription de cette conférence de Mauss, nous notons directement en notre texte, entre parenthèses, les pp. des citations.

[6Les numayms sont les composantes fondamentales de la société kwakiutl ; on peut traduire le mot par ’maison’, au sens générique de famille étendue assortie de clients divers (d’Europe en Amérique via l’Asie, la relative généralité de cette notion justifierait une ample étude anthropologique internationale).

[7A l’exception de quelques citations et remarques, l’Afrique demeure curieusement discrète voire absente dans la conférence de Mauss ; Dieu sait pourtant qu’en matière de masques à fortes significations, l’univers subsaharien ne craint pas grand monde...

[8En sciences naturelles (astronomie, géologie, biologie, etc.), Constitution d’un corps par agglomération progressive de matière. Exemple typique : la constitution d’un astre - presque toujours une sphère - par agglomération de particules errant dans l’espace, s’attirant et se soudant mutuellement par gravitation.

[9L’adjectif nous est suggéré par Jeanne Virieux in litt., notant qu’en l’espèce la démarche de Mauss lui évoque le procédé pictural de certains impressionnistes et assimilés, comme le pointilliste Georges Seurat et - plus encore peut-être - Alfred Sisley : posées l’une contre l’autre mais non fondues ensemble, les touches de peinture de près se réduisent à des taches de couleur, mais de loin composent de magnifiques restitutions d’atmosphères (lesquelles ne sont pas seulement des ’bulletins météorologiques’, comme disait de l’impressionnisme le cruel Pablo Picasso).

[10Toutefois, πρόσωπον signifie Face ou Visage au premier sens, et seulement Masque d’acteur (d’où rôle, personnage, personne...) au sens dérivé : l’ordre de ces sens grecs inverse donc celui des sens latins. Mais il est vrai qu’en la période finale, hellénisée, de la République romaine, le pluriel πρόσωπα désignait à Rome les imagines des ancêtres.

[11Et ce, même en dormant ; preuve a contrario, la face des ’gueules cassées’, parfois privée de tout expression ; et le visage du mort qui, bien qu’ayant été notre familier, devient souvent méconnaissable en raison de sa totale absence d’expression faciale.

[12Exactement une Aufklärung, entre autres avec aspect humaniste ; mais aussi nette celle-ci nous paraisse-t-elle chez Mauss, nous voulons ici concentrer l’attention sur ce phénomène méthodologique d’accrétion, à nos yeux si caractéristique de sa pensée en travail.

[13Ainsi Henri Hubert et Mauss, à propos de la définition du sacrifice par William Robertson Smith : ’c’est, d’ailleurs, un trait commun aux anthropologues anglais qui sont préoccupés avant tout d’accumuler et de classer des documents. Pour nous, (…) nous tâcherons de bien étudier des faits typiques’ (in Mauss : Œuvres, t. 1, Paris, Ed. de Minuit, 1968, dans l’’Essai (…) sacrifice’ (1899), p. 198).

[14In Mauss : Sociologie et anthropologie, op. cit., ’Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss’, p. IX.

[15A juste titre selon nous. C’est dire combien nous sommes loin d’Alain Beitone et Alaïs Martin-Baillon : http://www.journaldumauss.net/./?La-neutralite-axiologique-dans-les-1340

[16) Par exemple en ’Les civilisations. Eléments et formes’ (in Œuvres, t. 2, Paris, Ed. de Minuit, 1974, pp. 456-479), conférence assez connue de 1929, Mauss prend assez nettement parti pour les théories diffusionnistes alors en vogue, approuvant Franz Boas, Clark Wissler et d’autres contre les ’(…) idées simplistes qui représentent l’évolution humaine comme si elle avait été unique’ (p. 456) ; et d’ajouter que ’(…) les sociologues rattachent les phénomènes de civilisation non point à une hypothétique évolution générale de l’humanité, mais à l’enchaînement chronologique et géographique des sociétés’ (p. 457) : formule un peu floue, presque trop anti-évolutionniste puisqu’il y a bien, à très long terme, une commune évolution culturelle de l’ensemble de l’humanité (’Arrêtons-nous à cette notion de fond commun, d’acquis général des sociétés et des civilisations’, p. 478 ; souligné par lui). Par ailleurs, le texte tend à pourvoir chaque civilisation d’un territoire, fût-il vague -ce qui est conforme au modèle diffusionniste, mais ne cache guère, à notre sens, une certaine hésitation entre évolution et histoire : aussi l’on retombe sur ces ’(…) populations aussi primitives que les Australiens’ (souligné par nous)... juste avant que Mauss n’exprime son admiration pour leurs ’(...) corroboree - espèce de chefs-d’œuvre d’art dramatique, musical et plastique, sorte de grandes danses tribales, (etc.)’ (p. 459). Au total, on sent bien que Mauss peine à se défaire de quelque dernier lambeau d’évolutionnisme.

[17Il n’y a plus guère que les institutions culturelles -rétrogrades presque par constitution- pour qualifier ’premiers’ les arts lointains que l’on n’ose plus dire ’primitifs’, mais que l’on tient à ne pas dire ’modernes’ ou ’contemporains’ : pauvre cache-sexe d’une pusillanimité sans objet.

[18http://www.journaldumauss.net/?Pour-une-defense-du-sacre-par-le, Annexe 2, fin du 2e §.

[19Aussi les archéologues -préhistoriens et protohistoriens notamment- qui demandent à l’ethnographie de combler les silences de leurs couches stratigraphiques, commettent une grave erreur épistémologique d’un évolutionnisme grossier : car les indigènes australiens ne sont pas -s’il faut encore le répéter- des Magdaléniens d’aujourd’hui.

[20Jacques Lacan, in Livre XXIII (pour l’année univ. 1975-76) du Séminaire, Paris, Ed. du Seuil, 2005, p. 92.