Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Benoît Coutu

De l’imperium à « l’impérialité systémique » de la globalisation
Essai de sociologie historique

Texte publié le 5 octobre 2016

Cet article se propose de montrer en quoi l’interventionnisme militaro-humanitaire en vogue depuis le début du siècle manifeste un impensé impérialiste de la globalisation.
A la différence près que comparativement aux anciens impérialismes coloniaux, la réalité impériale n’est plus synonyme de colonisation, de conquête ou d’annexion dans l’objectif de faire du commerce, de fidéliser ou de civiliser un autre peuple, mais d’implanter et de greffer un marché, une société civile, une démocratie ou un État, et tout l’appareil techno-juridique qui en découle.
L’auteur est docteur en sociologie et chargé de cours à l’UQAM et à l’UQAR. Cet article est issu d’une thèse intitulée Construire des gens avec des projets ? Contribution à une sociologie politique de l’impérialisme et de l’intervention humanitaire (département de sociologie, UQAM, 2010)

Introduction

Depuis le début des années 2000, nombre d’évènements sur la scène géopolitique internationale sont venus réanimer le débat sur l’empire et l’impérialisme, tant dans les discours des idéologues que dans les sciences sociales. « Jamais neutre », le concept d’empire pose alors le problème de son actualité, et il est vrai que le recours trop rapide à une terminologie « impériale » occulte plus souvent qu’autrement la vraie nature du problème, ce qui fait dire à Laurent Murawiec que « […] la notion d’empire est devenue si élastique, elle a été si étirée qu’elle en perd l’essentiel de son sens et devient inutile […] [1] ». Dans ce sens, avant d’être une énumération de facteurs objectifs permettant l’évaluation d’une puissance certaine, toute réflexion sur l’empire et l’impérialisme devrait être une discussion sur la nature du pouvoir et des articulations entre les différents types de pouvoirs cristallisés dans une forme de régulation et de reproduction institutionnelle et sociétale.

Sans épuiser le sujet, nous convions à une certaine interprétation de l’impérialisme contemporain à partir de l’évolution du pouvoir, en fonction du porteur de l’imperium, de l’organisation spatiale et politique de l’empire, et du principe actif qu’est l’impérialisme. C’est ainsi qu’après avoir présenté notre propre définition de l’empire et de l’impérialisme, nous poursuivrons notre propos avec une section portant sur les caractéristiques spécifiques de l’impérialisme contemporain à l’époque particulière de la globalisation. Sur cette base, nous conclurons en étayant l’idée selon laquelle l’interventionnisme militaro-humanitaire en vogue depuis le début du siècle manifeste un impensé impérialiste de la globalisation. En effet, c’est en ciblant l’interventionnisme, comme médiation structurée et structurante, que nous exposerons ce que nous pouvons entendre par « réalité impérialiste de la globalisation », ce qui en fait un mécanisme constitutif de cet « impensé impérialiste de la globalisation ».

Retour à une théorie de l’évolution de l’imperium

De l’empire romain à la monarchie universelle espagnole en passant par l’empire carolingien, l’idée d’imperium évolue progressivement de la conception d’une communauté ouverte et inclusive, aux accents « cosmopolites », dont l’unité repose sur l’existence d’une autorité exécutive suprême partagée par plusieurs acteurs mais ayant un empereur à son sommet, à une conception d’une communauté fermée et exclusive, c’est-à-dire tournée vers l’intérieur et principalement préoccupée par la reproduction d’un ordre et d’une unité dont la cohésion relève d’une autorité législative personnalisée et sacralisée, l’empereur comme le souverain des souverains. Ce passage de l’autorité exécutive à l’autorité législative évoque le transfert de l’imperium dans les mains d’un pouvoir de commandement aux prérogatives « judiciaires » à un pouvoir proprement « politique », quoique l’imperium reste un pouvoir de juridiction sur un territoire aux frontières définies, que la dimension législative soit aussi une prérogative de l’empereur romain et que ces deux types de pouvoir ne soient pas encore réellement séparés, du moins pas comme dans la modernité politique. De plus, tel que le souligne Anthony Pagden, il est important de considérer que la transition d’une communauté ouverte et inclusive à une communauté fermée et exclusive est concomitante au transfert d’une conception culturelle et morale (œcuménique) à une conception politique de la définition de l’Humanité, ainsi qu’à une conception historique du développement de celle-ci. L’Humanité est alors réduite son à sense of uniqueness, contradictoire avec l’extension de l’empire, dans une entité politique exclusive sous le règne d’un seul lord of all the world [2].

En parallèle, cette transformation de la conception d’imperium implique une extension de la constitution territoriale de l’empire : alors que l’hegemon grec est constitué d’un archipel de cités, l’assise de l’empire romain est la ville de Rome (donc une cité), le Saint Empire romain germanique est fondé sur un royaume (la Francie, dans un premier temps, et la Germanie ensuite) et regroupe une pluralité de territoires dont trois principaux regnas  : la Francie orientale-Germanie, l’Italie et la Bourgogne. L’impérialisme moderne va consacrer l’extension de la souveraineté de l’État hors des limites territoriales traditionnelles de l’empire ou soit simplement hors des limites territoriales étatiques. Pour cette raison Arendt fait de l’expansion la principale caractéristique de l’impérialisme moderne, ce qui la présente comme l’expression en acte de l’objectivation de la puissance active immanente à l’imperium [3].

L’impérialisme annonce un changement général du sens de l’empire. Les empires coloniaux modernes sont perçus comme des extensions territoriales ayant en leur centre un État-nation européen et à leur périphérie des peuples non-européens. L’impérialisme moderne débute lorsque les États européens commenceront à prendre en considération les affaires extra-européennes comme des affaires internes [4]. Nous répétons, il se caractérise surtout par la volonté d’expansion et ce, pour toutes sortes de raisons : écouler les excédents commerciaux, faire du commerce et protéger les routes et les voies de navigation par lesquelles transitent les marchandises, mais aussi en raison de l’idéal missionnaire de civiliser les « Sauvages », afin de stabiliser les relations entre la métropole et les colonies, entre autres, en développant des institutions administratives, médicales et éducatives dans les colonies, intervenir dans des conflits autant pour la sécurité des ressortissants ou de minorités menacées (les « interventions d’humanité » qui parcourent le XIXe siècle [5]) que pour le prestige de l’empire, l’attrait pour l’aventure et pour l’inconnu, de l’exotisme et du lointain, ou encore pour esquiver la Question sociale et désencombrer la métropole des éléments jugés antisociaux et néfastes pour la cohésion sociale interne. L’apothéose de l’impérialisme à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle se réalise sous les signes du nationalisme, du militarisme et de la concurrence économique. C’est l’ère de la concurrence inter-impérialiste entre les États forts européens, américain et japonais.

Ce qui nous semble important ici est qu’à la différence de l’empire – structure objective, délimitée et inclusive –, l’impérialisme apparaît comme une pratique ouverte, expansionniste et exclusive, un ensemble de pratiques instituantes réalisant l’effectivité d’un empire en objectivant les dimensions formelles de celui-ci, que l’on parle de suprématie militaire, d’hégémonie économique (ce qui peut comprendre ou non l’extraction et l’exploitation des ressources matérielles, naturelles et humaines), d’un pouvoir de cooptation des élites et d’influence politique (ainsi que l’imposition d’une stabilité aux formations politiques intégrées dans une hiérarchie mondiale entre États), de l’extension d’un cadre juridique (ex : le droit des gens, le rule of law, les droits de l’homme), le tout enchâssé par la prétention au monopole de la définition et de la représentation de l’Universel (l’Humanité, la Liberté, la Civilisation…) [6]. Ainsi, sans être considéré comme un empire, un État, une nation ou une société peut être dite impérialiste lorsqu’elle s’impose pour dominer, que ce soit par le recours à la force ou par la persuasion [7]. Dès lors, un État impérialiste est généralement reconnu à l’aune de la mise en valeur de sa puissance d’expansion et d’exploitation économique, de contrôle direct ou indirect des peuples, et de cooptation des élites qui vivent sur son aire géographique ou géopolitique, selon l’étendue de sa « zone d’influence géopolitique », qu’elle soit régionale, continentale ou planétaire. Cela dit, par-dessus tout, enfant de la combinaison entre les pouvoirs militaire et économique, l’impérialisme reste une action de domination sur un espace (d’où l’expression « dominer un empire »), à ceci près qu’un impérialisme « pur » exprimerait une puissance davantage ancrée dans la volonté de contrôle d’une population étrangère ou de l’accès à un territoire stratégique aux ressources névralgiques afin d’arriver aux fins désirées et intéressées, plutôt qu’une réelle prise de pouvoir et de commandement sur des structures de régulation d’une société dominée.

Plus qu’une simple question de capitalisation financière, d’exploitation économique ou d’extraction de ressources naturelles, de contrôle territorial et de domination politique, d’expansion culturelle ou de puissance militaire [8], qui sont toutes des dimensions constitutives de l’impérialisme, un empire est avant tout une organisation politico-juridique [9] qui s’étend hors de ses limites frontalières pour intégrer politiquement d’autres entités sociétales a priori régies (ou non) selon un mode politique [10]. D’un côté, l’expansion (territoriale, juridique et politique) d’un empire est supportée par une idéologie civilisationnelle, à prétention universelle, dont le pouvoir impérial revendique le monopole de la définition et de la représentation – que l’on parle de Dieu, de la loi naturelle, du droit international et des droits de l’homme, du libéralisme ou de la démocratie. D’un autre côté, ses actions sont généralement justifiées par une idéologie concernant autant les relations de sociabilité minimale entre individus que les relations entre les individus et l’État, ainsi que les relations entre États. La conception du monde qui s’en dégage s’explicite dans un ordre hiérarchisé entre les individus et entre les États selon leur identité nationale, ethnique, religieuse ou politique, ou dorénavant selon la solvabilité financière des États et l’évaluation du degré de respect des droits humains par ceux-ci.

La dissolution de l’imperium étatico-bureaucratique

La deuxième moitié du XXe siècle annonce le début de la dissolution de cet imperium étatique, comme détenteur de la capacité de régulation des pratiques sociales, dans l’ensemble des régulations privées. Cette dissolution progressive de l’imperium étatico-bureaucratique est corrélative du passage entre le mode formel de reproduction politico-institutionnel moderne au mode formel de reproduction décisionnel-opérationnel propre à une postmodernité tendancielle :

L’État a été progressivement aspiré dans le jeu des acteurs sociaux « privés » ; ceux-ci perdront du même coup ce caractère « privé » sans devenir pour autant des organes de la « fonction publique », des agents de deux modes d’action, entre l’exercice de l’imperium d’un côté, la conclusion de contrats et de conventions résultant de la compétition et des rapports de force de l’autre, qui s’estompe. Et si l’État s’y est fait entraîner, c’est justement en raison de la prééminence qu’il détenait vis-à-vis des rapports de force « privés » en tant que détenteur du principe de la légalité et par conséquent de la capacité de légalisation, qui se convertissait ainsi en capacité de légitimation des régulations privées à mesure que ces dernières acquéraient non seulement valeur de loi entre les partenaires, mais valeur de régulations sociales objectives pour tout ou partie de la société, c’est-à-dire vis-à-vis des « tiers ». L’État s’est vu conférer ainsi progressivement un rôle de légitimité nouvelle, en vertu desquels il allait être appelé à intervenir de plus en plus dans tous les domaines conflictuels de la vie sociale, y débloquant en retour les rapports de force qui jusque-là y étaient contenus par les principes abstraits d’une légalité universaliste ; il a fini ainsi par devenir lui-même l’enjeu premier de tous ces rapports de force, mais cette fois-ci ce n’était pas en tant qu’État, entendu dans l’unité de son imperium, c’était comme partenaire, simple primus inter pares. [11]

Durant le dernier tiers du XXe siècle, l’imperium, prérogative de l’État et de sa bureaucratie, est en partie, et nous disons bien « en partie », transféré aux et partagé avec les organisations privées hors de la sphère étatique ou politique, de sorte que se développerait une forme de « double souveraineté » ou plutôt la juxtaposition de deux types de souveraineté : la souveraineté traditionnelle des États avec son ancrage territorial et une souveraineté « déléguée » ou par « procuration » dévolue aux organisations internationales [12]. Dans ce contexte, les grandes organisations privées de la société civile occidentale et à plus forte raison les institutions internationales comme l’ONU et ses agences, mais aussi l’OTAN, le FMI, la Banque Mondiale, les agences de crédits et de notation, les institutions financières, les comités d’éthiques, les corporations multinationales, les ONG, deviennent des organismes de gestion des pratiques sociales sur un pied d’égalité avec l’État. Ce transfert de pouvoir souligne un certain caractère diffus de celui-ci, un partage entre l’État et les organisations. Mais le « nouvel empire », si le terme convient, n’est pas aussi excentré que le proposent Hardt et Negri. Dans cette perspective, la possibilité d’un « impérialité systémique », c’est-à-dire d’une réalité impériale inhérente au système lui-même, que nous pouvons ici associer à la globalisation néolibérale, reposerait en définitive sur les capacités de régulation des organisations de la « société civile », qui se juxtaposent aux mécanismes propres aux États, et qui sont maintenant reconnues comme mécanisme interne du système de gestion des affaires internationales. Dans ce système, le rôle de l’État serait réduit à la protection (d’où l’adoption d’une politique de la sécurité « humaine » parallèle, sinon concomitante, à la « mission sacrée » du développement tel que le soutient l’ONU [13]) et à assurer la libre circulation sans contrainte des flux de toutes natures, mais surtout financiers et matériels. C’est une erreur de croire que l’État disparaît. Plutôt, il semble tirer une puissance de contrôle de l’autonomie normée et encadrée qu’il laisse aux organisations internationales.

En effet, la prééminence de l’autorité exécutive renvoie au cœur de cette nouvelle forme d’impérialisme que serait l’« impérialité systémique ». L’importance du pouvoir exécutif de l’État de droit apparaît être une dimension fondamentale de la régulation en régime néolibéral. L’« impérialité systémique », qui, en tant que « système postmoderne » puise dans les agirs et pratiques archaïques et pré-modernes, serait donc inclusive et exécutive comme dans l’imperium romain, à la différence qu’il y aurait une disparition du symbolique, comme disparition de la société. L’imperium, après sa personnification dans la figure des magistrats, de l’empereur et de l’État, serait dorénavant l’attribut d’un système cybernétique de contrôle, de surveillance et de communication formé en réseau [14]. Est-ce dire alors que le caractère politique de l’empire est disparu au profit du dudit « système » ? Non, à en croire Freitag, considérant la place centrale que détient l’État dans la globalisation :

Pour le moment, ce mouvement d’extension des régulations systémiques possède encore un caractère politique dans la mesure où ce que nous appelons la globalisation, par-delà l’idéologie néolibérale qui postule son caractère spontané, naturel et inévitable, est encore de toute évidence appuyé – sinon créé et imposé – par des politiques et des programmes qui ont pour objectif direct l’élimination de tous les obstacles politiques et institutionnels – et même culturels – qui se dressent devant elle et contre elle. [15]

L’impérialisme d’hier à aujourd’hui

Il existe, bien sûr, de nombreuses différences entre l’impérialisme colonial typique du système international du XIXe siècle et un impérialisme post-colonial naissant à la fin de la guerre froide et dont les formes se précisent au fur et à mesure du développement de la globalisation. Commençons par répéter que, contrairement à la connotation positive qu’avait l’impérialisme du XIXe siècle, l’idée d’un impérialisme actuel est cernée d’une aura plutôt négative [16]. N’étant plus seulement une question d’économie politique pour certains [17] alors que celle-ci demeure un aspect fondamental pour d’autres [18], l’impérialisme actuel serait directement relié au phénomène macrosociologique de formation de blocs continentaux (Amérique, Europe [19] - Eurasie) par des accords commerciaux et financiers ou par des traités de coopération sur le plan de la sécurité supranationale [20]. Signe d’une transformation du politique, le nouvel impérialisme ne reposerait plus sur une vision développementaliste centre-périphérie, mais sur une représentation globale d’un monde réparti en cercles concentriques selon le degré de respect des droits de l’Homme, de la démocratie et du libéralisme (i.e. ouverture au libre-échange et au développement économique) [21]. De même, il ne reposerait plus sur une représentation raciale ou naturaliste exclusiviste de la civilisation, mais sur une vision du « tout inclus » dans un multiculturalisme « essentialiste » [22]. Sa régulation et sa gestion ne reposeraient plus sur un « gouvernement d’experts », fonctionnant à coup de décrets, comme Arendt le mentionne pour l’impérialisme moderne, mais sur une capacité de contrôle des nouvelles technologies de l’information et de communication dans une économie de services dont le moteur de croissance est le capitalisme financier [23]. Non plus le fait d’une prise de terres, d’une conquête de territoires jugés « libres » ou d’une colonisation forcée, malgré la subsistance de ce principe au travers la propriété privée comme espace forclos, mais le fait d’une capacité d’interférence auprès de la société civile ou d’un État dans un monde d’États-nation, et ce afin d’y contrôler indirectement les populations en reconstruisant la nation (nation building), la société (society building) ou l’État (state building) [24]. Enfin, n’impliquant plus de luttes interimpérialistes, ce qui sous-entend que chaque État « produit » son propre impérialisme, le nouvel impérialisme serait caractérisé par une forme d’alliance multi-étatique avec en son centre un hégémon, les États-Unis bien évidemment (mais il pourrait en avoir d’autres), mais aussi en partie les organisations internationales vouées à la protection du capitalisme comme projet global [25].

Une théorie sur le nouvel impérialisme 

Dans ses ouvrages portant sur l’émergence d’un nouvel impérialisme qu’elle réactualise dans le contexte de la globalisation néolibérale, Ellen Meiksins Wood soutient qu’à la différence des précédentes formes d’impérialismes que sont l’empire de la propriété et l’empire du commerce (ce que Rosenberg qualifie d’« empire de la société civile »), l’empire du capital, qu’elle nomme aussi « mode impérialiste du capitalisme », a ceci de particulier que son « principe moteur » - le capital - apparaît détaché du pouvoir politique (national-territorial), pour ne pas dire autonome de toute économie politique spécifique à l’État-nation moderne. En raison du fait qu’il est fondé sur une séparation formelle entre la logique politique et la logique économique et ce, comme « division du travail » à l’intérieur même du mode de production capitaliste, l’empire du capital doit s’enquérir de supports « extra-économiques », principalement l’État dans son rôle d’appareil de régulation juridico-coercitif (l’État gestionnaire-organisationnel), afin d’assurer la pérennité du processus d’accumulation capitaliste ainsi que sa reproduction élargie à une échelle globale. Par incidence, la contradiction entre les « poussées » d’autonomisation du capital et la nécessité du recours à des pouvoirs extra-économiques augmentent la dépendance du capital envers l’État, tout en permettant au premier d’assiéger le second, renforçant simultanément l’emprise de l’État et du Capital sur les individus (libérés des contraintes de la société). Ainsi résume-t-elle sa thèse sur le « nouvel » impérialisme :

My own argument in Empire of Capital proceeds from the formal separation of the ‘political’ and the ‘economic’ in capitalism and its effect on the role of the state in capital accumulation. I go on to characterise capitalist imperialism by exploring the relation between the economic power of surplus appropriation and the extra-economic powers of administration and enforcement which support it. The boundless expansion of capital is possible because of its unique ability to detach itself from ‘extra-economic’ power, while that same detachment makes it both possible and necessary for capital to rely on the support of ‘extra-economic’ powers external to itself, in the form of territorially-limited legal, political and military organisations. Global capital is served not by a global state but by a global system of multiple territorial states ; and the ‘new imperialism’ is not about an ever-expanding political structure to match the scope of capital accumulation but about the complex relation between the economic reach of capital and the territorial states which organise and enforce its global hegemony. [26]

Plus qu’une simple autonomie de la logique économique du capital, c’est à un renversement de la dialectique entre la politique et l’économique que nous avons affaire. Plus précisément, ce renversement tient en ce que la médiation politique, c’est-à-dire la politique comme médiation structurelle et symbolique des rapports sociaux, s’efface derrière les impératifs du capital (de la valeur) et la nécessité du recours à des forces extra-économiques, dont seul l’État peut en assumer l’exercice, mais qui, dans les faits, sont de plus en plus délégués à des organisations privées [27], telle que le suppose la thèse de la privatisation de la sphère publique internationale [28], privatisation cachant le redéploiement de la puissance des États dans la sphère publique via la sphère privée.

La privatisation dans le cadre du nouvel impérialisme du capital se distingue alors d’un simple transfert de propriété. Avant d’être un moyen d’accumulation de propriétés et signe de richesse, la privatisation est, dans son essence, un moyen de détacher la propriété de tout pouvoir public ou communal. Elle se présente donc comme un instrument de dépolitisation de l’espace public et un mécanisme de désancrage de l’individu de celui-ci. Cela implique alors que les moyens extra-économiques vont jouer un tout autre rôle dans l’empire du capital si on compare aux impérialismes précédents. Ils ne sont plus des outils d’accumulation de propriétés ou d’extraction de ressources premières, mais des instruments de contrôle de l’espace du jeu capitaliste. Par incidence, c’est la conception même du politique et du rôle de l’État qui est revisitée. Moyen de créer les conditions d’accumulation du capital, tout en se prétendant hors du domaine économique, le rôle de l’État ne va plus se limiter à la sphère domestique nationale, mais il se consacrera aussi au maintien de l’ordre international. L’importance de l’État tient à ce qu’il détient la capacité « d’organiser le monde », autant par le monopole de la violence que par sa capacité de d’édicter les règles, pour que le capital navigue librement dans la sphère de l’économie globale :

D’un côté, l’État augmente son pouvoir (Auctoritas) ; de l’autre, les organisations entrent dans la Potestas (la puissance souveraine) : la puissance légale de l’État se mue en pouvoir et le pouvoir des organisations rallie la puissance souveraine par laquelle elles accroissent leur capacité de gouverner la multitude. [29]

Globalisation et impérialisme

De quelle nature serait ce caractère impérialiste de la globalisation ? Généralement définie comme un processus de libéralisation, de privatisation et de déréglementation des économies nationales et de leur intégration dans un réseau d’échanges au sein d’un marché mondial, la globalisation est aussi une extension, un branchement ou un réseautage planétaire par les nouvelles technologies de communications qui facilitent le transfert de l’information en temps réel, une généralisation des échanges culturels et conséquemment accentue la proximité des individus aux quatre coins du monde. Enfin, nous pourrions aussi parler de la globalisation de la sécurité qui se trame actuellement. Cependant, ce qui nous intéresse est plus précisément ses dimensions politique et systémique.

Nous empruntons de la perspective bourdieusienne le double sens du terme « globalisation » : descriptif et normatif-performatif. Dans son sens descriptif, le terme « globalisation » désigne l’unification du champ économique mondial ; dans son sens normatif-performatif, globalisation désigne une politique économique visant à éliminer toute nuisance à son extension continuelle. Globalisation = « to globalize » : dans son essence la globalisation est performative, elle in-forme, elle per-forme, elle doit former et elle donne forme. En cela la globalisation est :

[…] le produit d’une politique mise en œuvre par un ensemble d’agents et d’institutions et le résultat de l’application de règles délibérément créées à des fins spécifiques, à savoir la libéralisation du commerce (trade liberalization), c’est-à-dire l’élimination de toutes les régulations nationales qui freinent les entreprises et leurs investissements. [30]

L’élimination progressive des régulations politico-institutionnelles nationales aux fins de l’unification dans le champ économique global fait dire à Bourdieu que la politique de la globalisation est une politique de dépolitisation, c’est-à-dire une politique visant la dépolitisation de l’économique, ce qui nécessiterait de dépolitiser la politique elle-même. Ainsi décrit-il a globalisation comme :

[…] le processus d’unification du champ mondial de l’économie et de la finance, c’est-à-dire l’intégration d’univers économiques nationaux jusque-là cloisonnés, et désormais organisés sur le modèle d’une économie enracinée dans les particularités, celle de la société américaine, qui se trouve instituée à la fois en destin inévitable et en projet politique de libération universelle, en fin d’un