On soutient ici que « don » reste trop précis en raison de sa définitive connotation de fait positif et gratuit : il contredit presque la quintessence même de la magistrale explicitation maussienne - et Mauss en fut très conscient. Les suggestions terminologiques ci-dessous proposent donc de substituer à « don » des termes plus compréhensifs au sens des linguistes, et plus neutres : « échange » d’abord, avec toute sa famille (« échanger », « échangisme », etc.), et quelques autres, comme « prestation ». En conclusion dse trouve à nouveau soulignée l’ambiguïté foncière de toute relation sociétale.
’Si on donne les choses et les rend, c’est parce qu’on se donne et se rend ’des respects’ -nous disons encore ’des politesses’. Mais c’est aussi qu’on se donne en donnant, et, si on se donne, c’est qu’on se ’doit’ -soi et son bien- aux autres’.
Marcel Mauss : ’Essai sur le don (…)’, in Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F. éd., (1923) 1968, p. 227 (souligné par lui).
Unis par l’utile impersonnalité du ’on’, les cinq verbes pronominaux introduits par le même se -bien qualifié réfléchi, sinon spéculaire- enferment une ambiguïté calculée : les trois ’se donne’ et le ’se rend’ s’appliquent tant à donneur qu’à receveur-rendeur de respects, de politesses, etc., puisque ces rôles échoient alternativement au même sociétaire ; quant à ’se ’doit’’, il souligne que pour devenir et rester sociétaire, on doit à soi-même de s’abandonner corps et biens à tout autre sociétaire. La psychanalyse a beaucoup à dire sur cette spécularité du sujet qui doit à lui-même de (se) devoir à autrui ; plus classiquement, l’anthropologie pose que la société se fonde sur l’aliénation prononcée de chaque individu à tous les autres -et au sens fort d’’aliénation’, sociologique plus que juridique. Car chez Jean-Jacques, le sociétaire se définit encore idéalement comme s’aliénant par libre consentement à ses cosociétaires lesquels, en retour, s’aliènent semblablement à lui, et la société consiste en cette volontaire aliénation de chacun à autrui ; alors qu’après la théorie rousseauiste, avec les hégéliens de gauche Ludwig Feuerbach puis Karl Marx et ses nombreux interprètes (notamment Georg Lukács), peu à peu l’aliénation devient foncièrement subie ou plus exactement latente, condition essentielle d’un global et constant échange -spontané ou contraint, physique ou symbolique- de personnes, de biens, de services... Parmi les innombrables formes de cet échange, le don maussien, précieux mensonge sociétal, partie liminaire et provisoire d’un commerce -à tous les sens [1]- ’total’, seul effectif et permanent : ce qu’induisait -dès 1898- la définition par Franz Boas du potlatch comme crédit : ’the contracting of debts, on the one hand, and the paying of debts, on the other, is the potlatch’ [2] ; s’il a raison, l’équivalence retournée proclame que le crédit est un potlatch -et que le don se ramène à une vue de l’esprit. Aussi les publicitaires et commerçants se moquent du monde lorsqu’ils promettent des ’cadeaux gratuits’ -expression théoriquement pléonastique mais surtout incroyable, puisque le ’donneur’ attend dûment qu’en retour les receveurs le gratifient d’un achat dont le prix inclut le coût du ’cadeau’-, à moins que ce supposé cadeau ne soit ’donné’ qu’après achat effectif d’un autre produit de valeur bien supérieure ; de même les prétendus 25% ’gratuits’ du contenu de boîtes et bouteilles, ou sur internet les coupons de réduction à imprimer, ’offerts’ par les fabricants, etc. Cette soigneuse confusion entre don imaginaire et vente bien réelle exemplifie à merveille le cœur de la grande leçon maussienne : à la limite, on pourrait soutenir que de Boas à Mauss, le don au sens usuel cesse d’exister. Sans aller jusque-là, retenons que la magistrale analyse critique du don a fortement souligné la dimension partielle de celui-ci, simple premier temps théorique d’un processus autrement vaste que devrait englober un concept sociologique bien construit, ’(…) qu’on appelle si mal l’échange, le ’troc’, la permutatio (…). C’est bien autre chose que de l’utile (…). On peut dissoudre, brasser, colorer et définir autrement les notions principales dont nous nous sommes servis. Les termes que nous avons employés : présent, cadeau, don, ne sont pas eux-mêmes tout à fait exacts. Nous n’en trouvons pas d’autres, voilà tout.’ [3]. Insolite chez un lettré de cette envergure, cet embarras terminologique suggère que le terme sollicité n’existe pas -ou plutôt, qu’il traîne déjà dans l’usage courant ; surtout, cet introuvable générique souligne, si l’on peut dire, un caractère majeur de l’épistémologie maussienne : sa boulimie de synthèse, partant son explicite et constante méfiance contre l’analyse abstraite risquant d’aboutir, selon lui, à stérile décomposition des phénomènes étudiés [4] ; aussi ses passages théoriques s’avèrent-ils brefs et prudents [5], et copieusement étayés, plutôt que d’une dialectique éthérée, par des spécimens très finement décrits (mélanésiens et amérindiens en l’espèce), puis extrapolés avec des cas ’indo-européens’ (hindous, germaniques, antiques, actuels) : toute sa subtilité conceptuelle réside en le choix puis l’exploitation critique, parfois au mot près, du matériau ethnographique le plus abondant et varié [6]. Pour autant, l’effort synthétique peine parfois à étreindre l’intégralité des ’faits sociaux totaux’ trop bien embrassés : par exemple, pourrait-on rassembler avant construction spéculative le ’fait’ d’échanger des respects ou des politesses, et des cadeaux à Noël ? Certes, tous relèvent également de l’obligation de donner, recevoir, rendre, mais les premiers restent d’essentielle civilité symbolique, et les seconds, d’ordre matériel et affectif : ces ’faits’ ont en commun l’échange, condition sine qua non de la société. Dès première lecture voici un demi-siècle puis à chaque relecture, ce terme d’échange, apparemment si banal, nous a toujours paru central et utilisé de façon un peu automatique par Mauss et ses continuateurs : car à notre sens, il se révèle susceptible -sous réserve d’une caractérisation précise de son contenu- de subsumer don, contre-don et autres prestations que Mauss qualifiait ’totales’, modes fort variés (celui économique parmi tant d’autres) d’une même concaténation dynamique en tous sens liant les sociétaires entre eux -par coopération ou conflit, de façon égalitaire ou non- et fouettant sans cesse l’évolution sociétale. Au reste, d’autres avant nous ont éprouvé ce besoin d’un terme générique englobant sans artifice les plus diverses formes de prestations : réagissant à un article de Francesco Fistetti qui présentait le don comme un ’paradigme hybride’, Etienne Autant prolongé par Alain Caillé [7] s’interrogèrent brièvement sur un tel concept large et bien fondé ; ce qui nous incite à explorer en détail ce concept d’échange : peu concerné par le propos épistémologique de Fistetti [8], nous croyons très stimulants l’idée de partage proposée par Autant et le distinguo don-partage/don agonistique de Caillé.
’Partage, partager’ contiendraient assez bien la réciprocité impliquée par don et contre-don, potlatch, etc. ; toutefois, le contexte chrétien a conféré à ces termes une teinture morale positive sans objet en anthropologie, et surtout négligeant tout le versant agonistique des prestations en question : on partage du pain, mais ’partager des coups’ -expression un peu étrange- induirait que l’on soit deux à recevoir des coups donnés par un tiers. Un terme plus large et polyvalent que ’partage’ paraît donc souhaitable. L’expression ’don-partage’ présente la même difficulté ; par contre, on peut postuler que l’utile différence entre dons positif et négatif ne saurait être que de degré, puisque tout don met le receveur en position redevable donc inférieure et vice-versa, tandis que le don le plus agonistique fait toujours gagner quelque chose au receveur : en la Mensur dernièrement analysée [9], les Schmisse donnés et reçus se définissent-ils comme gratification, punition, ou plutôt sanction -i.e. à la fois peine et récompense ? Il est vrai que Mauss a traité du don agonistique surtout, mais son propos vise des formes de ’don’ si diverses qu’elles semblent imposer la recherche d’un générique s’appliquant franchement à toutes.
Commençons par une rapide remarque sur la notion de totalité, si récurrente chez lui, qu’il applique aux ’faits sociaux’ concernant à peu près tous les sociétaires et tous les domaines de la société considérée. D’évidence, cette notion satisfait d’abord son souci de généralisation, du moins son doute que l’on puisse bien comprendre les ’faits sociaux’ en les morcelant façon cartésienne ; mais comme il associe volontiers -en 1924- les adjectifs ’total’ et ’agonistique’ [10], on peut envisager une contagion par la notion de guerre totale apparue vers 1917 et flottant dans l’air occidental des décennies 1920 et 1930 : la guerre de 14-18, voilà bien le ’fait social total’ par excellence, au point que l’on ne puisse exclure que, fût-ce confusément, Mauss modélisa celui-ci sur celle-là [11]. Ainsi s’expliquerait qu’il note préférer ’total’ à ’général’, et que sous sa plume, ’total’ connote aussi une sourde et collective tension agonistique : un ’fait social total’ non seulement touche de proche en proche l’entièreté sociétale, mais d’une société travaillée par les conflits internes et externes qu’elle soutient -une société dans l’histoire.
Observons ensuite qu’’échange’, ’échanger’ et termes dérivés se révèlent fort génériques : positifs (échange de compliments) ou négatifs (échanger des coups), ces termes s’appliquent à des objets matériels (échange-standard d’une pièce mécanique défectueuse) ou symboliques (échanger des injures), offrent des acceptions physique (échange de gaz), biologique (échanges trophiques), économique (libre-échange, échangiste [12]), juridique (échange de biens), ludique (échanger les dames aux échecs ; des balles au tennis et sports assimilés), etc. ; par commodité, l’anthropologie de la parenté traite couramment de ’l’échange des femmes’, et récemment ’échangisme’ -nouvelle pratique occidentale- a pris le sens d’adultère consentant entre deux couples. Donc les termes ’échange’ et voisins offrent à la fois, du point de vue linguistique, une généricité de sens leur conférant une grande compréhension, et de nombreuses acceptions facilement surdéterminées par le contexte : cette famille de mots s’avère candidate privilégiée pour désigner le nuage de phénomènes traqué par Mauss dans l’Essai (…).
D’ailleurs elle a mille fois servi, et sans prétendre à quelqu’originalité, nous ne proposons que d’en souligner et préciser l’usage. Jamais en peine d’auto-dérision, les juifs décrivent Baruch vendant trente euros à Uriel une caissette de harengs : ce dernier la revend mal pour vingt-neuf au peu intéressé Chaïm, qui parvient à la replacer pour trente-et-un à Moshe, qui la revend trente-trois au grand amateur Hillel ; celui-ci l’ouvre avec solennité devant ses proches pour les régaler -et découvre que les harengs, pourris à cœur, dégagent une odeur pestilentielle. Irrité, il téléphone à Moshe, qui accuse Chaïm, lequel incrimine Uriel qui renvoie à Baruch : Hillel appelle enfin Baruch, lequel tombant des nues lui répond : ’Tu l’as ouverte ? Mais t’es fou ! Ce ne sont pas des harengs à manger, mais pour commercer, vendre, acheter, vendre !’. Au rieur qui s’empresserait de déclarer l’histoire invraisemblable, on opposerait les fameux junk bonds étasuniens non moins pourris que les harengs, mais autrement ravageurs ; ces poissons imaginaires et obligations trop réelles évoquent certains biens purement fictifs de divers types de potlatchs [13] -voire l’une des origines possibles de la monnaie-, et soulignent aussi que contre toute supposée logique économique, la croissance indéfinie de la plus-value peut créer un écart astronomique entre valeurs d’usage et d’échange d’un bien ou service marchand : exemple typique, ledit ’art contemporain’ occidental [14]. Plus précisément, en ces cas beaucoup moins rares qu’il semble, toute la valeur d’usage, purement symbolique, semble résulter de l’échange même -lequel avère par là son énorme poids strictement sociologique : comme les cuivres blasonnés, découpés et raccommodés des potlatchs, le prix des œuvres-d’art et des junk bonds croît à chaque nouvel échange [15]. Donc tout se passe comme si ce prix, croissant indéfiniment d’un échange au suivant, rémunérait cet échange même, et l’on peut avancer que l’ultime objectif de l’Essai (…) s’avère, au delà d’une splendide herméneutique de tout don et assimilé, l’exaltation des relations sociales en général [16] -comme incite à le penser l’emploi soutenu de prestation par Mauss : de même étymologie que ’prêt’ [17], ’prestation’ désigne l’acte positif [18] de proposer, garantir, fournir quoi que ce soit à quelqu’un, de le gratifier de quelque chose [19]. Il y a plus, puisqu’en une acception discutée par les puristes mais dûment enracinée, le mot s’applique même à l’exploit sportif ou à la performance artistique ; en ce cas où ’prestation’ combine le don aux spectateurs et l’exhibition conviviale du donneur -’payé’ en retour par l’admiration publique-, on semble toucher à l’arcane de l’objet -durkheimien- cerné par Mauss : l’échange, ressort central de la société, dont celui marchand n’est que l’une -la plus prosaïque- des nombreuses formes, les autres -toutes fort construites et codifiées- s’étendant des cérémonies les plus solennelles (à cadeaux réciproques entre chefs-d’Etats, remises de médailles, etc.) aux exubérances festives (avec dons mutuels à Noël, cadeaux d’anniversaire...) en passant par les plus ordinaires civilités -ces échanges majeurs quoique purement symboliques [20]. A nos yeux, ce sont ces multiples formes intriquées de l’échange qu’en l’argument synthétique et foisonnant de l’Essai (...) [21], le grand Mauss cherchait à rassembler sous système des prestations totales de type agonistique -lesquelles, constitutives de la société, rectrices et peu ou prou coextensives à toute celle-ci, imposent effectivement la notion d’une totalité sourdement conflictuelle -mais appliquée à l’échange même. Au bout du compte, n’est-ce pas une nouvelle définition de la société en général que propose ce maussien échange total de prestations ?
A nouveau, soulignons combien ’total’ inclut l’idée de conflit, i.e. de déséquilibre dynamique donc historique : l’échange vise à l’égalité ou -le plus souvent ?- à son contraire. Dans la généralisation de son propos central et concernant le ’droit hindou classique’, le jauressiste Mauss ironise en passant sur la théorie du don selon le brahmane, donné comme un surhomme ’(…) qu’on offense encore en le comblant’ [22] : ’toute cette théorie est même assez comique. Cette caste entière, qui vit de dons, prétend les refuser. Puis elle transige et accepte ceux qui ont été offerts spontanément.’ [23], etc. ; mais le grand sociologue n’exploite pas plus avant son sarcasme quasi marxiste, et revient aussitôt à sa démonstration : ’c’est que le lien que le don établit entre le donateur et le donataire est trop fort pour les deux’, puisqu’en l’espèce comme partout ’le donataire se met dans la dépendance du donateur’ [24]. Là s’épanouit toute la richesse, en étendue et profondeur, du concept qu’il s’acharne à circonscrire et nommer : sur le plan sociétal, le brahmane -voire ceux qui l’entretiennent- doivent chacun à soi, et doivent aux autres, de nier tout échange -voire tout existence d’un lien quelconque- entre eux ; mais sur le plan sociologique, la forme étrange de ce réel échange nié constitue un ’fait social total’ en quoi se condense le cœur de la société hindouiste : à savoir le système des castes, en principe étanches les unes aux autres et si fortement hiérarchisées, en pratique interdépendantes en raison même d’un cloisonnement socio-professionnel autrement rigide et poussé qu’une simple ’division du travail social’. Que l’échange se dissimule sous sa négation idéologique n’enlève rien à son foncier statut d’échange, de même que le syndicaliste refusant publiquement de serrer la main du président de la République imagine se soustraire à l’échange alors même qu’il pose un échange ’total’ : en termes maussiens, ce refus de la présidentielle main tendue reste une forme conflictuelle d’échange, un minuscule potlatch à l’envers défiant le chef de la nation.
Enfin cette façon, symboliquement violente [25], de se soustraire à mise en dépendance par le donneur potentiel (d’aucuns diraient prosaïquement : cette expression ponctuelle de la lutte-des-classes) confirme, si encore besoin, que l’échange sociétal in absoluto n’est pas davantage partageur qu’anomique ; ce qui suggère aussi que l’évolution morale proposée en conclusion de l’Essai (…) reste en bonne part, un siècle plus tard et malgré d’indéniables progrès sociaux, une promesse à tenir. Bien dans la volonté réformatrice comtienne puis durkheimienne, ce bilan moraliste un peu insistant, voire programmatique, en conclusion d’un grand texte d’anthropologie -a fortiori, de ceux fondant la forme française de celle-ci- a justement et fortement inspiré les créateurs du M.A.U.S.S., à proportion de la féconde perspicacité maussienne admirablement documentée ; pour autant, sociologie comme anthropologie pourront-elles jamais prétendre à beaucoup mieux qu’une telle générosité intellectuelle, et leurs enseignements, se surimposer un jour aux idéalités inévitablement normatives de la philosophie politique ? Certes, les travaux sociologiques du M.A.U.S.S. laissent espérer une ’science sociale générale, réconciliant respect des faits et souci des fins’ (Philippe Chanial) qui échapperait à quelqu’axiomatique postulat initial -conscient on non...-, et fonderait une subjectivité construite et assumée pour quelqu’efficace application véritable. Mais ces travaux soulignent aussi, par contraste, l’irrédubtible différence épistémologique entre sociologie et anthropologie : la première, depuis l’origine animée par son intime souci normatif, ne désespérant jamais de pouvoir le justifier et maîtriser en l’analysant ; la seconde, toujours plus consciente de pouvoir jamais prétendre à la neutralité axiologique (idéalité qui rapproche les deux disciplines) -et donc se suffisant (c’est ce qui les distingue l’une de l’autre) d’une rigueur épistémologique, évidemment toute relative, pour tenter d’atteindre sous la différence culturelle un substrat commun, bien sûr tout intellectuel. A une objectivité fort virtuelle, Georg Hegel opposait cette rigueur seule actuelle -moyen sinon fin de sociologie et anthropologie, dont Mauss reste un modèle peu dépassable. Mais l’éthique de la sollicitude par exemple -désignée, de façon révélatrice, par ce care anglo-saxon-, ne s’avère-t-elle pas pure construction philosophique étasunienne d’un projet tout moral sinon puritain, hic et nunc, en parfaite contradiction avec histoire et ordinaires pratiques civiles (à l’intérieur) et militaires (à l’extérieur) des Etats-Unis ? N’engrendre-t-elle pas qu’illusions sociologiques : éradication de la prostitution, de la toxicomanie, etc., évoquant les vieilles chimères comme l’’extinction du paupérisme’ ou la prohibition des boissons alcoolisées ? Bienheureux déjà si la sociologie nous aide à poursuivre un peu sur la voie d’un certain convivialisme sans tomber en un irénisme local et momentané ; spontanément offensifs, voire agressifs, envers nos congénères comme envers notre milieu, ne sommes-nous pas voués à un échange intrinsèquement mi-généreux, mi-conflictuel ?
Chalmazel (Loire), 14/05/2016.
ADDENDUM :
Don ou échange qualifié ?
Réponse à une observation d’Alain Caillé.
En un message électronique stimulant de quelques mots (6/10/2016), Caillé relance utilement nos interrogations : il se déclare « pas convaincu » par une éventuelle substitution du terme « échange » au terme « don »1 ; il craint que cette « solution » (donc il y a bien problème) lévistraussienne fasse « disparaître le don », risquant ainsi de « prêter le flanc à toutes les récupérations économicistes possibles » : crainte fort justifiée, contre quoi il préfère s’en tenir, avec Marcel Mauss même, à « échange-don » ou « don-échange ». Toutefois, ces termes composites nous semblent supposer que la réflexion, inachevée, peut se poursuivre ; en ce but Caillé nous suggère d’accompagner « échange » d’un adjectif -à choisir selon les cas- tel « symbolique » ou « cérémoniel » : excellente solution à nos yeux, car accueillante à tous les phénomènes considérés, en même temps que très précise pour chacun de ceux-ci. Développons un peu.
On pourrait caractériser le grand Mauss comme l’un de ceux avec la pensée desquels on n’en a jamais fini (signe du génie peut-être, mais nous n’aimons pas galvauder ce mot) : chaque réexamen laisse confusément percevoir, tantôt ci, tantôt là, qu’en sa discipline il a quasiment touché au tréfonds -mais inatteignable, car se dérobant encore sous l’absence du terme qui eût permis d’expliciter l’arcane ; sans doute ne sommes-nous pas seul à estimer que l’Essai sur le don notamment contient mais dissimule, malgré soi, une magistrale définition de la société même, pas moins ; mais en se focalisant sur le concept central de don, il nous semble nommer ainsi, peut-être volontairement, le quasi-contraire de ce que l’Essai démontre si magistralement. En effet, don connote fortement, en la plupart des dictionnaires, gratuité, cession sans aucun retour -soit l’exact rebours de toute la leçon maussienne, illustrant à l’envi qu’il n’y a pas de don sans contre-don, tous deux obligatoires ; par preuves ethnographiques multiples et diverses, Mauss avère le cadeau sans retour comme comédie sociétale, et le don, comme seul premier temps d’un échange à retour unique ou pluriel -mais obligé : finalement, le principal défaut anthropologique du don comme classe fondamentale consiste en sa prétention subjective à l’absolue gratuité, en son ignorance délibérée de l’essentielle notion d’une réciprocité coextensive au concept d’échange. En fait don et contre-don n’ont existence que relative, l’un par l’autre, formes internes et partielles de l’échange -seul doué d’une existence absolue et continue, quoiqu’objet sociologique plus abstrait qu’un cadeau d’anniversaire avec gâteau à bougies. A quoi s’ajoute la dimension agonistique du don ou de l’échange, sur laquelle à raison Mauss insiste beaucoup : donner un coup de main ou de poing souligne l’ambiguïté du don, mille fois montrée par toute la psychanalyse ; mais sur le strict plan sociétal, une fois donnés, ces deux coups si différents doivent également se rendre, et là encore l’échange seul paraît nommer convenablement l’ensemble du phénomène, puisque la société suppose, demande et s’attend que l’on rende les dons quels soient-ils, aide ou affront. D’où notre plaidoyer, pas très neuf mais insistant, en faveur du terme échange, lequel ne supplée nullement le don : simplement, celui-ci se révèle moment initial, nécessaire mais non-suffisant, de celui-là -une sous-classe de la classe « échange ».
Revenons maintenant à la proposition de Caillé : pas de définition d’échange sans adjectif le surdéterminant avec précision. On devra donc préciser « symbolique » l’échange de civilités, puisqu’apparemment si convenu, superficiel et gratuit à tous les sens (y compris économique), il n’engage aucun bien ou service concret, et n’a d’autre valeur que la reconnaissance d’autrui comme personne respectable [26]. De même l’échange de cadeaux d’Etat peut se qualifier « cérémoniel », qui joue un rôle semblable à celui ci-dessus, mais collectif : à travers le chef-d’Etat ou l’ambassadeur donataire, la nation qu’il représente se voit protocolairement distinguée par la nation donatrice, au moyen d’un cadeau sans réelle valeur marchande (équivalente à celle du cadeau en retour) et sans grand intérêt matériel pour ce donataire. On peut multiplier les exemples et les adjectifs, et faire nôtre la suggestion de Caillé. Pour autant, en sociologie et anthropologie du moins, la menace de « récupération économiciste » est-elle si grande ? Soit l’exemple du potlatch, si séminal dans la leçon maussienne : certes, le germanique Franz Boas se montre parfait Etasunien lorsqu’il conçoit celui-ci comme une forme du crédit, et l’analyse de Mauss nous semble autrement fine, large et profonde ; le cœur du potlatch maussien consistant à écraser l’adversaire sous une destruction massive de biens manufacturés, il paraît difficile de regarder ce potlatch comme un échange économique, sauf à y voir une forme extrême de consommation « par l’absurde », si l’on peut dire [27] la socialisation passe par la pratique intense et contrainte de l’échange symbolique. : ainsi défini, le potlatch est presque négation de l’économie au sens usuel, et de manière flagrante ici, l’action sociétale se révèle déterminée par un (irrationnel) ressort fortement symbolique, et nullement par un (rationnel) calcul économique stricto sensu. D’ailleurs Mauss a modélisé son fait social total sur ce potlatch, « total » qualifiant, comme on sait, mobilisation non de la seule économie - loin s’en faut - mais de « la totalité de la société et de ses institutions » [28] avec forte connotation agonistique -ce qui ramène à la guerre dont le potlatch s’avère succédané. Comme celui-ci, l’« économie de guerre » est entièrement tournée vers l’intense destruction des biens produits -et des sociétaires...- dans l’espoir explicite qu’une telle destruction surclassera celle que peut consentir l’ennemi, ainsi écrasé : ce dont les deux Guerres mondiales (singulièrement la « Grande ») offrent l’exemple épuré ; il semble même que certaines sociétés très riches et agressives entretiennent un état de guerre endémique pour détruire -donc renouveler sans fin, en même temps qu’un immobilier indéfiniment à reconstruire- les armements acquis par puissances publiques ou milices privées : rationalisation économique de l’irrationnalité...
D’où ressort que les économistes -marxistes comme libéraux- seraient mal inspirés d’enrôler le « don-échange » maussien à des fins utilitaristes : à nos yeux du moins, l’échange économique se montre toujours si peu rationnel que nos disciplines familières de l’irrationnel -psychologie au niveau individuel, sociologie et anthropologie à celui collectif- paraissent les plus aptes à en fournir une restitution conceptuelle un peu solide. Terminons par une remarque personnelle : c’est l’anthropologie en général, l’Essai sur le don en particulier, qui nous tirèrent de notre marxisme trop dogmatique d’adolescent.
Chalmazel (Loire), le 12 octobre 2016.
[1] ) Et d’abord dans la vieille acception littéraire de ’relation sociale’, puis au sens économique ordinaire.
[2] ) Souligné par nous. Franz Boas, in collectif : Twelfth and Final Report of the North-Western Tribes of Canada, London, Offices of the Association (Burlington House West), 1898, p. 54 (en ligne, v. Report of the British Association for the Advancement of Science). Citant avec approbation les pp. 54-55 de Boas (’Essai sur le don (...)’, op. cit., p. 198 n. 2), Marcel Mauss conclut ainsi sa longue citation : ’En corrigeant les termes de ‘dette, paiement, remboursement, prêt’, et en les remplaçant par des termes comme : présents faits et présents rendus, termes que M. Boas finit d’ailleurs par employer, on a une idée assez exacte du fonctionnement de la notion de crédit dans le potlatch’ (souligné par nous).
[3] ) ’Essai sur le don (...)’, op. cit., pp. 266-267.
[4] ) Dans l’’Essai sur le don (…)’, il y consacre une page fameuse soulignant que ’(…) les sociologues font trop d’abstractions et séparent trop les divers éléments d’une société les uns des autres’, et concluant : ’le principe et la fin de la sociologie, c’est d’apercevoir le groupe entier et son comportement tout entier.’ (op. cit., p. 276). Peut-être faut-il y voir aussi le souci -qui annoncerait celui lévistraussien- de se soustraire à la spéculation philosophique, dont nos disciplines, en 1923, étaient issues depuis trente ans seulement.
[5] ) Par exemple sa fameuse définition du ’fait social total’ en huit courtes lignes (op. cit., p. 274), qui plus est ponctuée de réserves.
[6] ) En bon anthropologue, il vise moins à convaincre par théorisation abstraite qu’en faisant sentir l’universalité du phénomène étudié par l’accumulation raisonnée puis commentée de ses variantes ethnographiques : ainsi pour l’économie du ’don’, depuis le potlatch kwakiutl jusqu’à nos tournées d’apéros (’on ne va pas partir sur un pied !’). Sa pensée se révèle si riche et féconde qu’elle va jusqu’à s’abstraire de la preuve ethnographique ; quand il note en passant, à propos d’une réflexion d’un Trobriandais : ’rien ne traduit mieux cette instabilité entre la fête et la guerre’ (op. cit., p. 278), sa remarque sonne si juste que les exemples de chevauchement entre celles-ci affluent à l’esprit du lecteur -et que l’on entrevoit la possibilité de tout une thèse en ce rapprochement lapidaire.
[7] ) Fistetti : ’Le ‘Global Turn’ entre philosophie et sciences sociales : le paradigme hybride du don’, in Revue du M.A.U.S.S. permanente, 27 octobre 2010 [en ligne], avec réponse d’Autant et commentaire de Caillé.
[8] ) Sinon qu’il nous semble illustrer les remarques de Thierry Wendling concernant les ’Us et abus de la notion de fait social total (...)’ in Revue du M.A.U.S.S., 2/2010 (n° 36), pp. 87-99. Tous nous devons prendre garde qu’en raison même de son succès et son utilité heuristique, cette notion (moins élaborée qu’un concept : aussi reprenons-nous ici le terme de Wendling) ne saurait s’accommoder à tous les plats : elle reste foncièrement anthropologique, et son efficacité paraît peu assurée en philosophie, économie, politique... Plutôt que la répandre mal en n’importe quel domaine, mieux vaut tenter d’en prospecter toutes les profondes ressources théoriques -à quoi s’emploie le M.A.U.S.S. depuis longtemps désormais.
[10] ) ’Essai sur le don (...)’, op. cit., p. 153 : ’(…) prestations totales de type agonistique.’ (souligné par lui).
[11] ) A plusieurs reprises au début de l’’Essai sur le don (…)’, Mauss insiste sur ’(…) l’équivalence du potlatch et de la guerre’ (op. cit., p. 207 n. 2), ajoutant en la même note que ’le couteau au bout d’un bâton est un symbole du potlatch kwakiutl (…)’ : difficile de ne pas penser à la baïonnette, si usuelle chez les ’poilus’. Nous avons proposé ailleurs (in ’Art laïque et architecture civile dans le Puy-de-Dôme (1789-2005)’, n° 9 (2005) des Carnets patrimoniaux du Puy-de-Dôme, pp. 117-120 + 4 ill. ) de comprendre la Grande Guerre comme ’une forme exponentielle du potlatch’.
[12] ) En l’espèce, quelle meilleure autorité qu’Emile Durkheim en De la division du travail social ? La solidarité ’(…) fait de chaque individu un échangiste comme disent les économistes (…)’ (Paris, P.U.F. éd., (1893) 2013, pp. 402-403).
[13] ) Car ’(…) les choses morales sont des biens, des propriétés, objets de dons et d’échanges. (…) La propriété essentielle chez les Tlingit, la plus inviolable et celle qui excite la jalousie des gens, c’est celle du nom et du blason totémique (…)’ (’Essai sur le don (…)’, op. cit., p.215 n. 1) -exactement comme en Europe, où l’usurpation d’un patronyme, d’un titre, d’une décoration, se voit sévèrement réprimée -par opprobre moral comme juridiquement : regarder au loin fait voir aussi, avec acuité, ce que l’on a sous les yeux. Sur la côte nord-est du Pacifique, à l’extrême-Sud de l’Alaska, les Tlingits sont l’un de ces riches petits peuples de chasseurs-pêcheurs-cueilleurs connus pour la complexité de leur société fortement hiérarchisée, le raffinement de leur culture, et pour la sophistication de leur art plastique.
[14] ) En 2013, un Balloon Dog en acier rose de Jeff Koons s’est vendu près de cinquante millions d’euros (soit alors le prix d’une bonne dizaine de villas azuréennes de 300 m2 chacune) ; en l’espèce, il devient impossible de considérer que ce prix, ou valeur d’échange, s’explique par quelque valeur d’usage -sauf à entendre ici par ’usage’ l’exhibition ’potlatchiste’ de l’immense pouvoir symbolique assuré par une fortune sans bornes. Fin observateur de sa société comme de celles très lointaines, Mauss avait repéré dès 1924 ’(…) le scandale de la plus-value des peintures, sculptures et objets d’art, du vivant des artistes et de leurs héritiers immédiats (…)’ et la loi française de septembre 1923 censée y porter remède (’Essai sur le don (…)’, op. cit., p. 260 et n. 1).
[15] ) Du moins en théorie, car les arbres ne montant jamais jusqu’au ciel -disent les courtiers en bourse-, vient toujours un moment où la valeur d’échange décroît, souvent de façon très brutale ; mais ce brusque retour du prix à une valeur d’usage matériel à peu près nulle, cette soudaine annulation d’une énorme valeur d’échange purement symbolique se révèle condition indispensable pour continuer à spéculer, i.e. à échanger -fût-ce en tout irrationnalité. Là encore, l’échange maussien apparaît comme le primum movens de la société qui va.
[16] ) Sinon même, implicitement, la vive réprobation durkheimienne du refus des relations sociales, que stigmatisent aussi d’innombrables mythes, contes, histoires réprouvant le célibat, notamment la volonté -perçue pré-incestueuse- de rester en sa famille d’origine (ex. classique d’un frère et d’une sœur, d’une veuve et son fils, préférant habiter ensemble que se marier chacun avec autrui ’à bonne distance’, comme écrivait Claude Lévi-Strauss) ; en outre les mêmes sources -ethnographiques et sociologiques- critiquent l’oubli plus ou moins volontaire d’une invitation à un rite de passage (baptême, mariage...) dont elles soulignent les effets redoutables, ou la négligence du repas non-rendu d’où résulte une gêne définitive en présence des négligés, etc.
[17] ) Prae-stare : (se) tenir en avant, en face, à disposition ; et donc procurer, fournir, assurer, garantir... Ex. type : le soldat au garde-à-vous qui se donne en répondant ’présent !’ avec un pas en avant pour une mission dangereuse ; il incarne alors l’idéal sociétal. Les notions de prestation et plus encore de prêt, incluant le principe de retour, de réciprocité, semblent plus synthétiques, puisque plus complètes, que celle de don.
[18] ) Car on ne parle guère de prestations négatives (d’injures, d’ordures, de blessures...) : toute prestation est, en principe, fourniture de biens ou services utiles et/ou agréables à son destinataire.
[19] ) La prestation (de foi, d’hommage, de serment, d’assistance, sexuelle...) se définit d’abord comme un service ; c’est en seconde acception, par le biais de l’argent (redevances diverses : impôts, charges, versements ’sociaux’...) et plus encore lorsqu’en nature, que la prestation se matérialise.
[20] ) Sans oublier les petits cadeaux dont on sait qu’ils entretiennent l’amitié : des moyens secondaires pour une fin sociétale seule essentielle.
[21] ) ’Essai sur le don (…), op. cit., pp. 149-153.
[22] ) Ibid., p. 248.
[23] ) Ibid., p. 249.
[24] ) Ibid., loc. cit.
[25] ) Il y faut une grande force morale : même avec réticence, il est très difficile de ne pas serrer la main tendue, a fortiori celle du chef de l’Etat -difficulté qui souligne la puissance de l’échange sociétal, et la prégnance du modèle maussien.
[26] Valeur-pilier, toutefois, de toute la relation sociétale, dont la sociologie montre l’importance ; ne pas saluer ni rendre un salut, ne pas remercier ni répondre à un remerciement, ne pas céder le passage ou tenir une porte ouverte à un quidam bras encombrés (...), constituent autant de signes d’égoïste indifférence voire de franche hostilité, dont l’enfant apprend difficilement à s’abstenir : la socialisation passe par la pratique intense et contrainte de l’échange symbolique
[27] Dont on rencontre aussi, autour de nous, des ébauches économiquement peu rationnelles et sans grande conséquence. Ainsi le jardinier plantant sciemment trop de salades pour ses besoins, lesquelles servent à nourrir... le lien d’amitié avec le voisin qu’il accable de laitues : « Si tu n’en veux pas, je les fous aux poules (variante : au fumier) ! ». De même les camelots qui vendaient, « au cul du camion » et avec un bagout intarissable, des porcelaines de Limoges plus ou moins ratées, menaçant de les briser faute d’acheteur : très souvent un chaland alarmé interrompait le geste destructeur en tendant précipitamment un billet ; la destruction comme argument de vente, voilà qui mériterait un article. Autre évocation du potlatch, transitoire et quelque peu psychopathologique : en notre société où le divorce conflictuel reste courant, il arrive que les deux conjoints rivalisent de destructions de biens mobiliers et immobiliers communs.
[28] Marcel Mauss : « Essai sur le don (...) » in Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F. éd., (1923) 1968, p. 274. Insistons au passage sur ceci, trop peu souligné peut-être, qu’une pratique sociétale comme le potlatch usuel ne saurait qu’être le fait de sociétés de relative abondance, à production/prédation assez aisée ou/et plutôt faible démographie : ainsi, sur les subactuelles côtes nord-ouest du Pacifique.