Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Thibaut Besozzi

Hervé Marchal et Christophe Baticle, « Regards pluriels sur l’incertain politique ».

Texte publié le 18 avril 2016

Note de lecture, Hervé Marchal et Christophe Baticle, Regards pluriels sur l’incertain politique. Entre dérives identitaires, urbanisation, globalisation économique, réseaux numériques et féminisation du social, L’Harmattan, Paris, 230 pages, 2015.

Le propos débute sur le constat de l’augmentation des inégalités à l’intérieur des Etats-Nations, et notamment des inégalités projetées dans l’espace (fragmentation spatiale), tout en reconnaissant la baisse tendancielle de la pauvreté dans le monde et entre les différents pays. Se pose alors la question politique – dépliée dans l’ouvrage sous diverses entrées (identité, démocratie, urbanité, rapport homme / femme, … – des ressorts de la production sociale de ces inégalités et des modalités de réaction émergentes dans l’espace public (Habermas, 1993).

L’ouvrage collectif est dirigé par Hervé Marchal et Christophe Baticle à la suite du congrès international des sociologues de langue française de l’AISLF, Penser l’incertain, qui s’est tenu à Rabbat, en juillet 2012. Il regroupe des contributions abordant des thématiques diverses prenant pour terrain une pluralité de pays dans le monde (Québec, Mali, Madagascar, Turquie, Egypte, Tunisie, Maroc, Mozambique, Italie, France), et ce, de manière à croiser plusieurs problématiques concrètes dans l’optique de questionner l’hétérogénéité des situations et des processus démocratiques qui s’y inscrivent tant bien que mal.

F. Moncomble introduit le propos général dans un premier chapitre questionnant « la dialectique de l’un et du multiple » à partir du constat du délitement de lien civil et de celui de la privatisation de l’espace public. Elle s’appuie sur le cas des révolutions arabes, en 2012, pour interroger ce rapport entre l’individu, ses divers groupes d’appartenance, et la communauté nationale à laquelle il se rattache, montrant le risque encouru de la « communautarisation » de l’espace public qui se substitue au lien civil plus général. C’est d’ailleurs à partir des mêmes exemples historiques que G. Verpraet observe le rôle des médias et des réseaux sociaux dans les mobilisations arabes : il y voit un nouveau répertoire de l’action publique dans le cadre d’une démocratie horizontale générée et opérante à partir des outils d’internet.

Pour leur part, Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé se concentrent sur la globalisation des villes à partir des exemples de Paris et de Londres. Des enjeux économiques et culturels traversent la gouvernance des villes globales (Sassen, 1996) et les invitent à entrer en concurrence pour maximiser leur rayonnement et leur attractivité respectives. Tout en célébrant l’avènement de la ville globo-locale, à la fois ouverte sur le monde et génératrice de pratiques et d’identifications localisées, les auteurs relèvent tout de même le risque d’accentuation des fractures et des séparatismes socio-spatiaux au sein des villes globales, dus à la marchandisation et la financiarisation de ce type de gestion urbaine – un risque relevé ailleurs par D. Harvey (2015) et sur lequel il se veut plus critique.

Par une autre entrée analytique, D. Jonckers questionne la « vulnérabilité des démocraties ». Elle étudie le phénomène associatif au Mali en se concentrant sur les associations islamiques qui constituent un véritable contre-pouvoir dans la dynamique démocratique du pays et face aux souverains officiels. En revenant sur l’histoire récente du pays (depuis l’insurrection de 1991), elle montre que l’espace public démocratique est ici vitalisé par le fait associatif, sous l’impulsion des jeunes et des femmes, tout en soulevant la question épineuse des usages politiques du religieux, car il apparait que le traitement des questions sociales s’effectue alors à partir d’un ancrage religieux.

Cette question de la capacité de mobilisation des jeunes est également explorée par P.W. Boudreault à propos du « printemps érable » au Québec. Il montre les dérives de la segmentation des différents champs de la société, ce qui fragilise le lien de médiation entre société civile, système politique et Etat. Les mobilisations des étudiants contre la libéralisation de l’enseignement, un temps voulue par les autorités québécoises, relève d’une volonté plus générale : l’opposition à la marchandisation de l’enseignement soulevant la question du statut du savoir (conçu par les jeunes comme un bien commun). Le mouvement étudiant, qui obtint finalement gain de cause, est alors présenté comme révélateur et créateur de démocratie réelle : il est ainsi posé en exemple permettant l’entrée dans une nouvelle phase historique que tente de décrire l’auteur.

L’orientation spatiale de la question démocratique refait surface avec le chapitre de G.E. Lelandais portant sur l’histoire révolutionnaire d’un quartier à Istanbul (Turquie). En retraçant l’histoire du quartier 1 Mayis, elle croise la diachronie politique du pays avec la diachronie urbanistique de la ville. Une logique reliant le travail, l’habitat et la lutte politique est alors décelée par Lelandais. Si le quartier fait office de bastion de la résistance socialiste depuis les années 1970 – ce que l’auteure relate à travers plusieurs exemples de mobilisations politiques et d’affrontement avec l’autorité étatique –, il est progressivement transformé, à la fois socialement (arrivée d’une nouvelle génération militante, moins radicale) et morphologiquement (rénovation urbaine et intégration dans l’aire urbaine d’Istanbul), ce qui remet en question sa capacité à solidariser les forces de la lutte contre le pouvoir en place. Malgré cela, on constate plutôt un changement des formes de résistance qu’une disparition de celles-ci. En effet, c’est désormais la préservation du quartier et l’entretien de la mémoire collective quartier qui font désormais l’objet des luttes (plus pacifiques) des habitants.

Dans le chapitre suivant, W. Dressler tente de mettre en rapport une diversité de mouvements protestataires à travers le monde, comparant les causes, les caractéristiques et les retombées de mobilisations aussi diverses que OWS (Occupy Wall Street), le mouvement des « indignés », les « printemps arabes » ou encore les actions contestataires en Russie. Peut-on trouver un « socle commun » à toutes ces mobilisations démocratiques ? Rien n’est moins sûr. Elle met en évidence la nouvelle capacité de lien offerte par les réseaux sociaux d’internet pour élargir les luttes à un niveau international, et ce, tout en regrettant le peu de retombées concrètes qu’ont pu avoir les différents mouvements dont elle aura montré par ailleurs la diversité des principaux acteurs (étudiants, femmes, artistes, associations islamiques) et l’hétérogénéité des objectifs.

La troisième partie de l’ouvrage s’inscrit dans la perspective d’une sociologie du changement interrogeant à travers quatre contributions, les rapports de la tradition à la modernité dans des contextes et à propos d’enjeux divers. Ainsi, G. D. Randriamasitiana relate la « crise politique » à Madagascar due aux « dysfonctionnement du vivre ensemble traditionnel ». La corruption, l’insécurité rurale et urbaine, les conflits interministériels, entraînent un démantèlement du lien social et favorisent l’insubordination hiérarchique synonyme de « crise de confiance entre gouvernants et gouvernés » selon l’auteure.

De son côté, N. Teles, interroge la condition féminine au Mozambique et avance l’idée d’une « vulnérabilité des femmes » traduite dans les termes du « non-lieu féminin ». En effet, à partir d’un ancrage théorique phénoménologique, l’auteur montre comment le poids de la tradition qui tend à chosifier (réifier) les femmes en les réduisant à leur usage, c’est-à-dire en les considérant comme objet d’usage, notamment sexuel mais aussi domestique. C’est au niveau des rapports quotidiens et de la construction sociale de la réalité (Berger, Luckman, 2006) que se produisent et que perdurent ces rapports d’inégalité homme / femme. L’identité féminine se trouve déterminée par la légitimité traditionnelle. L’intérêt de cette contribution réside dans la démonstration de l’intériorisation de cette domination par les femmes elles-mêmes, renvoyant aux théories de P. Bourdieu (1979 ; 1998), dans la mesure où elles acceptent majoritairement cette réalité sans la questionner. Cependant, de subtiles changements se font percevoir à travers des espaces de négociations qui s’entre-ouvrent : si l’identité est un processus de construction de soi continuel en tension entre la permanence et la reformulation de soi (Marchal, 2012), c’est bien ce deuxième aspect que l’auteur cherche à retrouver, avec plus ou moins de succès, chez les femmes interrogées,

Le dixième chapitre s’interroge sur le sens du concept allemand de Heimat à partir d’une étude de terrain s’inscrivant entre le Tyrol du Sud et le Trentino, dans le Nord-Est de l’Italie. Cette région montagnarde est le théâtre de relations inter-linguistiques et inter-communautaires entre germanophones (majoritaires) et italophones où se pose la question des frontières incertaines entre ces groupes et celle de leurs rapports interculturels. I. Kofler relève les difficultés pour traduire le terme de Heimat, suggérant à la fois un sentiment d’appartenance (social et spatial), une possession (un « chez-soi »), et une quiétude (ou sécurité). Si bien que c’est au croisement des dimensions sociales et spatiales qu’il faut comprendre ce terme revendiqué par les habitants germanophones. L’auteure met ainsi en évidence l’utilisation de la notion de Heimat par les germanophones pour revendiquer la légitimité de leur présence en délimitant les groupes à travers ce processus de construction socio-spatiale de l’altérité. La frontière est plus sociale que naturelle, et ce sont des enjeux identitaires qui se révèlent derrière ces formes de délimitation projetées sur le sol et entre groupes sociaux.

Enfin, le chapitre final de C. Baticle reste sur cette problématique territoriale en s’interrogeant les traditions de chasse dans la Baie de Somme et sur les votes au parti CPNT (Chasse, Pêche, Nature et Traditions) qui suggèrent l’écho de focalisations territoriales chez les habitants ruraux de la région étudiée. C’est à travers le concept de « capital d’autochtonie » (Retière, 2003 ; Renahy, 2010) que l’auteur entend rendre compte de l’identité des chasseurs (et des ruraux plus généralement) comme ancrée dans un territoire (voire un terroir). Ce concept condense la durée d’implantation géographique avec la symbolique de l’appartenance à l’espace et à un groupe social. En confrontant le concept à sa filiation bourdieusienne, C. Baticle montre comment les traditions peuvent être des construits sociaux s’intégrant dans des dynamiques stratégiques de légitimation (territoriale et identitaire). Ici, l’importance des « traditions » est en partie perçue comme une réaction aux transformations sociales (l’urbain mondialisé) auxquelles s’opposent ce « nous » traditionnaliste du terroir : si bien que la mise en avant de la tradition relève de la production ad hoc d’une unité sociale. C’est tout un monde qui est remis en question par la modernité, et ainsi défendu et revendiqué par une population plaçant son rapport à la nature et à la tradition au-dessus du reste. Ce sont finalement deux « systèmes de connaissance » qui s’opposent entre la culture rurale (naturelle, « écologie du terroir ») la culture dominante (urbaine, « écologie du trottoir »), d’où la production sociale de « traditions » (paradoxalement nouvelles) qui cristallisent cette opposition.

A travers ces détours au quatre coin du monde, abordant les dimensions plurielles de l’incertain politique qui traverse le monde contemporain, il nous aura été donné d’apercevoir la complexité et la diversité des mouvements sociaux, des acteurs qui les sous-tendent, et des objectifs qui les travaillent. C’est tout l’enjeu du CR1 de l’AISLF que de mettre en rapport les dimensions spatiales, politiques, identitaires et numériques pour penser les conditions actuelles de la démocratie, et ce, à une échelle mondiale.

Bibliographie :

Bourdieu Pierre, La distinction. Critique sociale du jugement, Éditions de Minuit, Paris, 1979.

Bourdieu Pierre, La domination masculine, Éditions du Seuil, Paris, 1998.

Berger Peter, Luckmann Thomas, La construction sociale de la réalité, Armand Colin, Paris, 2006,
(1re éd. en. 1966).

Habermas Jürgen, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, Paris, 1993 (1re éd. 1962).

Harvey David, Villes rebelles, Buchet-Chastel, Paris, 2015.

Marchal Hervé, L’identité en question, Ellipses, Paris, 2012 (1re éd. 2006).

Renahy Nicolas, « Classes populaires et capital d’autochtonie. Genèse et usages d’une notion », Regards sociologiques, n°40, 2010, pp. 9-26.

Retière Jean-Nöel, « Autour de l’autochtonie, Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, n°63, 2003, pp. 121-143.

Par Besozzi Thibaut

Docteur en sociologie,

Université de Lorraine, 2L2S

Tel : 06 88 37 69 23

Thibaut.besozzi@univ-lorraine.fr

NOTES