Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Alain Caillé

Introduction à la science sociale – Première partie – Chapitre III
Un type idéal de l’utilitarisme

Texte publié le 31 décembre 2015

Nous venons de passer en revue tout un ensemble d’écoles de pensées qui ont en commun, à titre ou à un autre, de recourir au concept de l’homo œconomicus ou d’en procéder, et de mettre en œuvre, sous une forme ou sous une autre le ’modèle économique’ ou encore l’ ’axiomatique de l’intérêt’. Sous quelle étiquette commune rassembler des écoles ou des doctrines qui se présentent elles-mêmes sous des bannières bien différentes : la microéconomie, nouvelle ou néoclassique ; l’individualisme méthodologique ; la théorie des droits de propriété et des coûts de transaction ; la philosophie utilitariste ; l’économie générale de la pratique ; l’individualisme méthodologique ; la Rational Action Theory ; le néo-institutionnalisme, etc. ? Comment fixer l’ ’air de famille’ que partagent ces écoles ? L’emploi du terme d’utilitarisme n’est pas sans poser de nombreux problèmes, tant la doctrine est en fait multiforme et plus complexe que ne le pensaient Durkheim et Mauss qui entendaient construire la sociologie contre lui. Nous tenterons d’expliquer dans ce chapitre pourquoi il nous semble le plus adéquat, en dépit de tout, pour désigner de façon synthétique l’ensemble des écoles de pensée qui tentent de développer une analyse rationaliste de l’action.

Le débat central de la philosophie morale et politique contemporaine (autour de John Rawls)

La difficulté principale que soulève l’usage du terme ’utilitarisme’, — et d’autant plus redoutable si on entend attribuer à l’utilitarisme, comme nous nous apprêtons à le faire ici, un rôle central dans l’histoire des idées morales, sociales et politiques —, est que sous cette même appellation il est placé, selon les écoles ou les disciplines, des significations non seulement différentes mais en apparence parfaitement antithétiques.

Le problème de l’utilitarisme. Pour la quasi totalité des sociologues et pour une bonne partie des économistes et des philosophes, l’utilitarisme, c’est la philosophie fondée sur le calcul des plaisirs qui est étroitement liée à l’image de l’H.O. C’est ainsi que Durkheim l’entendait. C’est également ainsi que, comme la quasi totalité des auteurs du XIXè siècle, Marx l’avait compris. C’est toujours ainsi qu’un Talcott Parsons [1937] ou un Amitai Etzioni [1988] aujourd’hui l’entendront encore. Cette vision canonique est presque systématiquement accréditée par les histoires de la philosophie. Pour elles, l’utilitarisme serait cette philosophie morale un peu plate, économiciste vulgaire, fondée par un philosophe de faible envergure, Jeremy Bentham et codifiée, dans L’utilitarisme [1968] par un philosophe plus important, mais jouant presqu’à contre emploi, John Stuart Mill, le fils du disciple n°1 de Bentham, James Mill. Au moins est-ce ainsi qu’on voyait encore les choses sur le ’continent’, en dehors des pays de langue anglaise, jusqu’à il y a très peu de temps. L’utilitarisme, ainsi perçu, c’est la doctrine de l’homme calculateur qui cherche rationnellement son plus grand bonheur en maximisant ses plaisirs et en minimisant ses peines. Il est donc la doctrine de l’égoïsme rationnel, comme l’expliquait au début du XXè siècle Élie Halévy dans sa monumentale et importante histoire de la doctrine [Halévy, 1995].

Le problème est que, sous ce même terme d’utilitarisme, la tradition de la philosophie morale anglosaxonne, de plus en plus dominante désormais, entend tout autre chose. Bentham déjà, fait- elle valoir, ne se souciait pas tant de l’homme égoïste que d’assurer ce plus grand bonheur du plus grand nombre qui constitue selon lui, dans le sillage des Lumières écossaises, le critère de la justice. Il y a donc là une dimension d’altruisme. Elle sera clairement renforcée par J. S. Mill qui, après avoir distingué l’utile de l’expédient, en soustrayant de l’ensemble des plaisirs les plaisirs vulgaires pour ne conserver que les plaisirs nobles et philosophiques, ne craindra pas d’assimiler l’utilitarisme aux doctrines de Kant, de Platon et du Christ lui-même. La moralisation de l’utilitarisme ira toujours plus avant avec Henry Sidgwick [1874] puis G. Moore [1998] qui entreprendront de l’expurger de ses fondements et de toutes ses composantes hédonistes pour n’en plus conserver que l’intuition morale initiale : il faut se soucier du bonheur de tous, et donc de celui des autres autant que du mien. Ainsi rhabillé, l’utilitarisme se présente donc comme un moralisme altruiste conséquentialiste [Dupuy 1995, Vergara 1995 ], très opposé en un sens à l’individualisme des théories du contrat social que Durkheim avait en ligne de mire. Et d’ailleurs toutes ces théories du contrat social avaient été vertement critiquées par J. Bentham lui-même qui n’y voyait — comme dans la doctrine des droits de l’homme —, que des fictions métaphysiques sans consistance.

Enfin John Rawls vint. Tout ce courant philosophique post-benthamien et post- stuart-millien, totalement ignoré en France et sur le continent il y a quelques années encore, a pourtant constitué, plus encore qu’une philosophie morale importante dans les pays anglo-saxons, la philosophie morale par excellence. L’utilitarisme y représentait, jusqu’en 1970, le seul terrain concevable de la philosophie morale. Jusqu’en 190, parce qu’en 1971, ’enfin John Rawls vint’, serait-on tenté de dire pour retracer, de façon légèrement ironique, l’extraordinaire enthousiasme suscité par la Théorie de la justice de cet auteur. Et, dans son sillage, vint aussi toute la philosophie morale et politique américaine, soucieuse à la fois de critiquer J. Rawls mais aussi de tenir mieux que lui son pari premier : celui de fonder une théorie de la justice sur des bases enfin non ou anti-utilitaristes. C’est à cette tâche que s’attelleront explicitement des auteurs aussi divers que Richard Nozick, Ronald Dworkin et bien d’autres.

Pourquoi, en quoi J. Rawls se voulait-il ’anti-utilitariste’ ? Pour deux raisons, qui déboucheront d’ailleurs directement sur la formulation des deux principes essentiels de la Théorie de la Justice. Tout d’abord, en faisant du « plus grand bonheur du plus grand nombre » le critère du juste, l’utilitarisme risque en permanence de violer l’impératif kantien, comme l’intuition morale spontanée qui enjoignent de traiter les personnes d’abord comme des fins et non comme des moyens. Si le plaisir du plus grand nombre de Romains est de voir les chrétiens dévorés par les lions — ou du plus grand nombre de nazis de voir les juifs exterminés —, qu’est-ce que le critère de justice utilitariste à y redire ? Par ailleurs, l’utilitarisme reste muet, ou plus que discret, sur les critères de la répartition du bonheur entre les individus. Maximiser le bonheur du plus grand nombre. Soit, mais selon quelles proportions ?

Les deux résultats les plus connus de la théorie rawlsienne répondent directement à ces deux lacunes de l’utilitarisme. Le premier affirme la priorité (’lexicale’) des ’biens premiers’, i.e. de la liberté et de la dignité individuelles sur toute autre considération. Les individus doivent être traités comme constitutivement séparés et non comme les éléments interchangeables d’une totalité qui prendrait dès lors immanquablement le pas sur eux. Le second, nommé principe de différence, énonce que dans des conditions de libre accès de principe de tous aux postes et aux fonctions existants, les inégalités dans la répartition des biens désirables sont légitimes mais à la seule condition que cette inégale répartition contribue à améliorer la condition des plus mal lotis. Traduisons ce dernier point : il revient à poser comme critère du juste non pas le bonheur du plus grand nombre mais celui des plus mal lotis. Il y a, de toute évidence, un souffle radical dans le rawlsisme, qui explique le succès qu’il remporte auprès de certains marxistes.

Ce radicalisme sera lui-même radicalisé, dans deux directions opposées par R. Nozick [1974], d’une part, et par R. Dworkin [1977 ] de l’autre. Le premier, renouant avec une conception lockéenne de l’état de nature originel et posant qu’aucun empiètement sur la liberté individuelle n’est acceptable si on n’explique pas au terme de quelle compensation les individus ont renoncé à leur liberté première — rappelons-nous l’argumentation de R. Coase sur la pollution —, reproche à J. Rawls de trop sacrifier de la liberté des riches, et le talent naturel des puissants au profit de la cause égalitaire. J. Rawls peut passer pour le théoricien d’un welfare state social-démocrate. R. Nozick, au nom de ce qui se veut un anti-utilitarisme libertaire plus virulent, sera le théoricien de l’État minimal. Symétriquement, R. Dworkin tentera de son côté d’établir que la valeur cardinale dans toute théorie de la justice, est l’égalité, déconstruisant ainsi le savant équilibre rawlsien entre la priorité lexicale en principe reconnue à la liberté et le privilège de fait donné à l’égalité [Kymlicka 1999].

Rawls anti-utilitariste ?

Rawls, incontestablement, se veut donc anti-utilitariste. L’est-il pour autant ? Et dans quelle mesure ? Il est permis d’en discuter. Notons tout d’abord que, dans la distinction initiale qu’il opère entre trois types de philosophie morale, l’intuitionnisme — l’idée que les hommes savent intuitivement ce qui est bien ou mal, juste ou non —, le perfectionnisme — le privilège accordée à une valeur particulière, par exemple la beauté ou la grandeur, sur toutes les autres — et l’utilitarisme, seul, de toute évidence, le troisième lui paraît mériter d’être pris rationnellement au sérieux. Par ailleurs, on le sait, J. Rawls prétend que ses principes de justice sont ceux qu’adopteraient des individus devant décider des règles de fonctionnement de la société dans laquelle ils seraient appelés à vivre mais ignorant si ils y seraient riches ou pauvres, puissants ou misérables. Ils doivent raisonner, explique-t-il, placés derrière un ’voile d’ignorance’. Or ces individus, dans la première version de son système, J. Rawls les pose comme rationnels ; et cette rationalité, nous dit-il ’doit être interprétée dans la mesure du possible au sens étroit, courant dans la théorie économique’ [Rawls John, 1987, p. 40]. Nos individus fondateurs de la justice ne sont donc rien d’autre que des H.O. Dans ses textes ultérieurs, il est vrai, J. Rawls se verra contraint de doter les mêmes sujets d’un sens moral préexistant, et de réintroduire dans son système une partie de cet intuitionnisme et de ce perfectionnisme qu’il avait prétendu en exclure.

N’entrons pas dans ces détails et bornons-nous à conclure que l’anti-utilitarisme de Rawl est ambigu. Il remet apparemment en cause la formulation canonique du critère utilitariste de justice et il réhabilite une argumentation en termes de théorie du contrat social condamnée par J. Bentham, et qui était d’ailleurs passée de mode depuis deux siècles. Cependant, comme la majorité des philosophes moraux anglo-saxons contemporains, non seulement il n’abandonne pas l’image de l’H.O, plus ou moins sophistiquée selon les besoins de la cause argumentative, mais il bâtit directement à partir d’elle. On ne doit pas s’étonner dans ces conditions si le plus grand théoricien actuel de l’utilitarisme, John Harsanyi, conclut à l’identité de l’utilitarisme tel qu’il l’entend et de la théorie rawlsienne de la justice [Harsanyi, 1982]. Doit-on en déduire que l’utilitarisme serait anti-utilitariste ? Dans une certaine mesure, oui. Mais pour affronter ce type d’étrangetés — une doctrine altruiste de l’égoïsme’ à moins que ce ne soit l’inverse, un utilitarisme anti-utilitariste —, pour nous guider à travers ces obscurités, il nous faut maintenant nous munir d’une meilleure boussole et mieux fixer les définitions.

Une définition de l’utilitarisme

Pour pouvoir identifier tendanciellement la théorie de la rationalité pratique, le modèle économique et l’utilitarisme, comme nous l’avons suggéré en introduction, il faut de toute évidence battre en brèche une certaine vision reçue et paresseuse de l’histoire des idées, et cesser de faire de l’utilitarisme la doctrine du seul J. Bentham. Ce dernier lui donne son nom, il en systématise une certaine formulation, il ne l’invente nullement. Comme nous tenterons de l’établir avec quelque détail par la suite, c’est dès son origine que la philosophie politique grecque situe ses questions sur le terrain du débat critique avec son utilitarisme spontané.

Qu’il suffise à ce stade d’observer qu’il y a une bonne raison, nullement arbitraire et largement suffisante au départ, pour affirmer une certaine existence originelle de l’utilitarisme en philosophie : c’est que toute la philosophe antique, grecque puis romaine, parle en effet le langage de l’utilité et qu’elle passe son temps à se demander si et en quoi l’utile (l’ophelimon, l’utilitas) est un critère nécessaire et suffisant du bien, du bon et du juste. En parlant de l’ancienneté de l’utilitarisme philosophique, nous ne faisons donc que prendre acte d’un usage linguistique. Pour autant, il ne suffit évidemment pas de repérer dans un texte l’occurrence du mot utilité pour en déduire que son auteur serait ipso facto un partisan de la doctrine de l’utilité. Tranchons donc maintenant dans le vif en qualifiant d’utilitaristes les doctrines ou les fragments de doctrines qui se caractérisent par l’articulation difficile, en des proportions et selon des modalités sans cesse variables, de deux types de proposition : une proposition positive, relative à ce qui est (au is, au sein), et une proposition normative, relative à ce qui devrait être (au ought to, au sollen).

La proposition positive énonce que les actions humaines et sociales résultent des calculs rationnels et égoïstes des individus, indépendants les uns des autres. Variante n°1 : elles devraient résulter de tels calculs. Variante n°2 : on doit raisonner comme si elles en résultaient (ou devaient en résulter).

La proposition normative énonce que l’action (la décision, le principe, la loi) juste (bonne, vertueuse, morale etc.) est celle dont les effets contribuent à l’amélioration du bonheur de tous ou du plus grand nombre.

L’affirmation exclusive ou prioritaire de chacune de ces deux propositions caractérise ce qu’il est possible d’appeler respectivement un utilitarisme positif (ou scientifique) et un utilitarisme normatif (ou philosophique). Dans le même ordre d’idées, Bernard Williams et Amartya Sen caractérisent l’utilitarisme par l’association entre ce qu’ils nomment un welfarism — la recherche rationnelle du bien-être — et un consequentialism— l’idée que le critère de la moralité réside uniquement dans les résultats objectifs heureux des actions [Sen A. et Williams B., 1982 p. 3 ]. Le pari de Bentham était de lier ces deux types de propositions et de parvenir à déduire l’utilitarisme normatif de l’utilitarisme positif et scientifique, en l’occurrence réduit à un hédonisme psychologique et associationniste. J. Stuart Mill déjà, et de manière décisive Henry Sidgwick, plus tard, vont consacrer la rupture entre ces deux versants de l’utilitarisme. Rupture telle qu’on ne perçoit même plus le lien aujourd’hui, comme nous l’avons rappelé plus haut, entre l’utilitarisme normatif et altruiste des philosophes et le modèle économique utilitariste utilisé par les économistes et certains sociologues.

Les antinomies de la raison utilitaire.

{} La force de l’utilitarisme lui vient de son enracinement dans la mise en scène de la quête du bonheur, individuel et/ou collectif. Quel autre objectif en effet se proposer et proposer aux autres ? Lorsque le poids de la religion s’affaiblit et que les obligations sociales rituelles ne s’imposent plus avec une force inquestionnable, le critère du bonheur semble inévitable et irremplaçable. La force de l’utilitarisme lui vient aussi de ce qui fait également sa faiblesse. Ses deux propositions constitutives à la fois se combinent et se prolongent — c’est sa force —, mais aussi elles se contredisent et se réfutent — voilà sa faiblesse. Largement incompatibles et antithétiques, elles ouvrent le champ à deux antinomies. Leur examen rapide nous permettra déjà d’identifier dans l’abstrait certaines variantes possibles.

La première antinomie est celle qui oppose l’’égoïsme’, affirmé par la première proposition, à l’’altruisme’ prescrit par la seconde. Si je veux être rationnel, il me faut tout ramener à moi (ou à mes proches). Si je dois être juste, il me faut me sacrifier sur l’autel du bonheur du plus grand nombre. Nous avons vu comment toute la nouvelle économie, organisée à partir de la théorie des jeux, du dilemme du prisonnier et du paradoxe du passager clandestin, gravitait autour de cette première antinomie. Comment convaincre des égoïstes rationnels d’être moins égoïstes et donc plus rationnels en l’étant moins ? Le problème, ainsi formulé, est très vraisemblablement insoluble. Comme l’avait déjà observé É. Durkheim, ’on ne peut pas déduire l’altruisme de l’égoïsme’. Peut-être la meilleure caractérisation de l’utilitarisme réside-t-elle d’ailleurs dans l’existence même de l’antinomie. Dans la manière dichotomique et donc antinomique de formuler les questions — ou bien l’égoïsme ou bien l’altruisme —, qui les rend justement insolubles.

La seconde antinomie n’est que le corollaire de l’autre, mais énoncée en termes économiques et sociologiques, là où la première parlait le langage de la morale et de la psychologie : comment amener des individus à faire naître et à assurer entre eux la coordination sociale qui est nécessaire à la réalisation de leurs desseins individuels ? Où l’on retrouve le fameux problème micro/macro sur lequel insistait J. Coleman. Ou encore, l’antinomie entre l’utilitarisme individualiste et l’utilitarisme holiste. Les deux grands types d’essai de résolution de cette antinomie micro/macro permettent de distinguer :

Les deux grandes modalités principales de l’utilitarisme. La première place ses espoirs dans une coordination naturelle des intérêts. Appelons cette voie, qui englobe toutes les théories du contrat social et toutes les théories du marché autorégulateur — les théories du marché providence, du meilleur des mondes, de la main invisible etc. —, bref toutes les théories des harmonies naturelles [Bastiat], l’utilitarisme naturaliste, ou encore l’utilitarisme au sens large. Au sens large puisque, nous l’avons signalé, c’est contre ce type de théorisation que J. Bentham, quoique disciple d’Adam Smith en matière économique, a bâti son propre système. L’utilitarisme au sens strict, ou étroit du terme, repose pour sa part sur l’idée que les intérêts individuels ne s’harmonisant pas naturellement, il est nécessaire pour les coordonner qu’intervienne un législateur rationnel et sympathisant qui soit en mesure de les harmoniser artificiellement grâce à une manipulation judicieuse des sanctions et des récompenses. Cet utilitarisme stricto sensu est donc un utilitarisme artificialiste.

Définitions complémentaires et petite typologie historique

Quelques autres distinctions nous seront en outre utiles. Selon qu’une doctrine privilégie massivement la première ou la seconde distinction et qu’elle met en scène des plaisirs tout sensuels et matériels ou au contraire les plaisirs spirituels retirés de la poursuite de fins élevées, on pourra parler d’un utilitarisme vulgaire (matérialiste, économiciste) ou d’un utilitarisme distingué ou sophistiqué. Dans la suite de cette distinction enfin, et selon que le langage employé est celui des plaisirs et des peines, de l’intérêt ou bien des ’préférences’, on pourra distinguer entre un utilitarisme antique, aristocratique, bourgeois, moderne et postmoderne. L’articulation entre ces divers types d’utilitarismes — et les types d’anti-utilitarisme correspondants — variera selon la période historique considérée. Du point de vue qui nous occupe ici il semble pertinent de distinguer trois grandes périodes dans l’histoire des idées occidentales. La première (450 AC - 1776), très longue, extraordinairement complexe et hétéroclite, va du Ve siècle AC en Grèce au cœur des Lumières. Symboliquement, elle s’achève ave la publication de La Richesse des nations d’A.Smith (1776). Ce qui lui confère son unité, toute relative, c’est que la visée de connaissance positive y reste subordonnée à un idéal normatif. Ou encore, que l’utilitarisme positif apparait de rang hiérarchiquement inférieur à l’utilitarisme normatif, l’utilitarisme vulgaire à l’utilitarisme distingué, et que l’utilitarisme dans son ensemble reste subordonné à son tour à l’affirmation d’un principe non ou anti-utilitaire. Il est donc permis de caractériser cette période de période d’utilitarisme diffus et dominé. La seconde (1776- 1970) est celle qui voit la naissance des sciences sociales, au sens contemporain du terme, et qui affirme à la fois le primat de la visée de connaissance positive sur la connaissance normative et celui de l’utilitarisme positif - désormais représenté par la science économique-, sur l’utilitarisme normatif. L’utilitarisme, affranchi de toute obligation d’allégeance envers un principe transcendant, devient désormais dominant, mais il reste contrebalancé par un discours philosophique et sociologique (et ethnologique, et historique) qui lui oppose la possibilité de parler depuis un autre foyer d’intelligibilité. Cette période peut être qualifiée de période de l’utilitarisme dominant mais contrebalancé. La troisième, la nôtre, celle que nous venons d’examiner dans cette première partie, est celle de l’utilitarisme généralisé mais euphémisé [1]. Pour en bien comprendre les tenants et aboutissants, il nous faut maintenant amorcer un travail généalogique et explorer les deux premières périodes.

Conclusion : Une grille de lecture des textes philosophiques et sociologiques.

En vue du grand voyage que nous allons maintenant entreprendre, comme en accéléré, il nous fallait nous munir de cartes et de boussoles pas trop imprécises. C’est désormais chose à peu près faite. Nous savons que nous allons traverser, au gré des œuvres, des contrées théoriques ou l’axiomatique de l’intérêt et l’utilitarisme règnent en maître presqu’uniques. D’autres, au contraire, qui accordent une place prépondérante à d’autres maîtres, que nous appellerons la Loi, l’aimance ou la spontanéité (cf. infra, Chapitre IX). Mais nous ne les trouverons pas toujours sous ces appellations. Emportons donc aussi quelques dictionnaires, aussi imprécis soient-ils. Ils nous dirons que, selon les régions ou les époques, l’intérêt s’appelle (aussi), s’il est a) instrumental et possessif  : l’utile, la richesse, la conservation de soi, le bettering of our own condition, les préférences, le besoin, l’amour de soi etc. ; s’il est b) final expressif : les intérêts de prestige, de face, de gloire, l’honneur, le désir de reconnaissance, la rivalité, l’agôn etc. Ces deux types d’intérêt ont en commun de se rapporter à soi (ou aux siens). Ils sont en continuité avec l’ego. Appelons les des intérêts du soi.

Mais, en face, il y a les intérêts pour les autres, ce que nous suggérons d’appeler l’aimance, qui porte de multiples noms : la philia grecque, l’amicitia romaine, l’humanité chinoise, ren (Confucius), la sociabilité jusnaturaliste, la sympathie écossaise, la pitié rousseauiste, l’affection, la solidarité française, etc.

Mais, par ailleurs nous allons aussi trouver des formes de coordination entre les sujets inégalement mus par l’intérêt, l’aimance, l’obligation ou la spontanéité. Élie Halévy, afin de présenter l’œuvre de J. Bentham, distinguait de façon fort utile trois types de ce qu’il appelait l’harmonisation des intérêts : l’harmonisation naturelle, celle qui s’opère par le marché (ou par le contrat) ; l’harmonisation artificielle, celle qui s’opère par l’État ou par l’intervention d’un quelconque législateur ; l’harmonisation spontanée : celle qui naît de la ’sympathie’, ce concept clé des Lumières écossaises. Pour être cohérents avec la typologie des pôles de l’action que nous présenterons en conclusion, il ne sera pas inutile de faire subir un glissement à ce troisième type et de le dédoubler en distinguant entre une harmonisation par association (ou alliance), correspondant à l’aimance, et une harmonisation spontanée, qu’on pourrait aussi bien qualifier de coordination par l’enthousiasme, celle qui domine dans les foules, à l’occasion des révolutions, des guerres ou, plus pacifiquement, des manifestations, des rencontres sportives, des concerts ou des manifestations esthétiques.

Nos cartes sont rassemblées. Il nous faut maintenant les mettre à l’épreuve, vérifier leur degré de précision et voir si elles nous permettent d’effectuer un voyage fructueux.

NOTES

[12015. Périodisation que l’on pourrait compléter en distinguant une quatrième phase, celle de l’utilitarisme constructiviste-déconstructionniste.