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Le convivialisme en dix questions par Alain Caillé

Texte publié le 25 décembre 2015

Le convivialisme en dix questions

Un nouvel imaginaire politique


par Alain Caillé

avec Francesco Fistetti, Simon Borel, Frédéric Vandenberghe et Jean-François Véran

Sommaire

Avant propos

En guise d’introduction

Chapitre I. L’obsolescence des idéologies héritées

Chapitre II. Le convivialisme face au libéralisme et à la nation

Chapitre III. De l’hubris. Impuissance de l’Europe

Chapitre IV. Gratuité, démarchandisation et économie alternative

Chapitre V. Le commun, les communs

Chapitre VI. Convivialisme et paradigme du don

Chapitre VII. Des entreprises convivialistes ?

Chapitre VIII. Pour quoi, comment se révolter ?

Chapitre IX. Multicuturalisme, laïcisme ou pluriversalisme ?

Chapitre X. Le convivialisme n’est-il qu’un boboïsme moralisateur sans morale assumée ?

Annexe I : Manifeste convivialiste. Déclaration d’interdépendance (abrégé)

Annexe II : Conte : « Il sera une fois…le désir convivial »

Avant propos

Deux ans après la parution du Manifeste convivialiste, cosigné ou endossé par une bonne centaine d’intellectuels de renommé internationale, il est temps de dresser un premier bilan de la percée, à la fois théorique et pratique, qu’il se proposait d’amorcer, et d’entrer plus profondément dans certaines des questions qu’il soulève. Tel est l’objet de ce petit livre.

Tout d’abord, deux précisions importantes : « convivialisme » n’est pas le nom d’un parti, d’une secte philosophique ou d’une organisation particulière. Il est celui qui a semblé le plus juste à cette centaine d’intellectuels pour tenter d’expliciter la visée commune à toutes les expériences menées à travers le monde dans l’espoir de faire naître et prospérer des sociétés postnéolibérales. Le plus pertinent également pour faire entendre que nous avons un besoin urgentissime de définir une nouvelle raison politique qui ne fasse plus dépendre notre avenir de la poursuite infinie d’une croissance du PIB, dont il est de plus en plus patent désormais qu’elle est aussi économiquement improbable, dans les pays déjà riches, que dangereuse pour la survie même de la planète si elle devait se poursuivre durablement à un haut niveau dans les pays dits émergents. Le « convivialisme » étant un signifiant qui a pour but d’être le plus largement partageable et appropriable possible, je ne saurais prétendre en dire la vérité unique même si j’ai été le premier à le proposer à la discussion. D’autres y attacheront certainement et légitimement des idées ou des formulations bien différentes des miennes.

Et, seconde précision : si ce sont des intellectuels qu’il a paru important de réunir au départ pour la discussion, puis l’élaboration et enfin la rédaction de ce manifeste, ce n’est pas parce qu’on les imagine plus intelligents ou plus pertinents que les millions ou les dizaines millions de personnes engagées dans l’invention de nouvelles pratiques et de nouvelles pensées du monde, mais pour trois raisons.

D’abord de facilité : tous ces auteurs alternatifs forment un petit milieu dans lequel chacun sait à peu près qui est qui, qui représente quoi, et qui peut contacter qui. Un milieu plus facile à mobiliser – surtout quand on en fait partie –, que des milliers de réseaux militants ou de bonne volonté citoyenne qui s’ignorent le plus souvent les uns les autres. Reste alors à surmonter les frontières disciplinaires et à dépasser le narcissisme des uns et des autres ou les tendances à l’exclusivisme politique et idéologique.

Ensuite, pour rédiger un texte qui ait de la consistance, mieux vaut s’adresser à des professionnels de l’écriture qu’à des militants ou des activistes (comme on dit aujourd’hui), souvent plus inventifs, dans leurs pratiques ou à l’oral, mais fréquemment moins à l’aise à l’écrit.

Enfin, et ceci explique cela, un des principaux défis actuels est de lutter contre la doxa économique qui domine à peu près partout et qui inspire et légitime les politiques tendanciellement catastrophiques que nous connaissons. À la légitimité des économistes mainstream, champions de l’orthodoxie néoclassique, il est donc vital d’opposer d’autres légitimités académiques et savantes.

Cela posé, il reste que le projet convivialiste restera dépourvu de sens s’il n’est pas approprié, discuté, enrichi et reformulé par de multiples réseaux civiques. Il faut donc avancer sur deux fronts à la fois : théorique, d’une part. Civique et militant (ou activiste), de l’autre. Où en sommes-nous sur ces deux plans ?

Quant à l’écriture

Très vite une version abrégée du Manifeste a été publiée en une dizaine de langues. La version intégrale est désormais disponible en anglais, en brésilien, en italien, en allemand, en néerlandais et en roumain. On attend des traductions en arabe et en espagnol. Mais toutes ces traductions resteront sans effet si elles ne sont pas prises en charge, discutées et réutilisées en tenant compte de la diversité des cultures et des enjeux politiques locaux. Or, c’est précisément ce qui est en train de se produire, au moins au Brésil et en Italie, et bientôt en Allemagne. Au Brésil un important manuscrit est sous presse avec les commentaires et les interrogations d’une vingtaine d’intellectuels et de militants. Un ouvrage comparable est en cours d’élaboration en Italie. Le livre que le lecteur a entre les mains est le résultat de cet essaimage international et des interrogations qu’il a soulevées. Il a fallu répondre, tout d’abord aux fortes questions du philosophe Francesco Fistetti, coordinateur de l’ouvrage italien. Puis à celles de Frédéric Vandenberghe, sociologue, et de Jean-François Véran, anthropologue – tous deux professeurs à Rio de Janeiro, le premier à l’université fédérale, le second à l’université d’État –, qui sont à l’initiative de la traduction du Manifeste en brésilien et du livre qui s’ensuit [1]. Leurs questions, complétées par les interrogations critiques de Simon Borel [2], m’ont conduit à expliciter des pans entiers de problèmes que le Manifeste, nécessairement elliptique, laisse dans l’ombre. Il m’a semblé que ces échanges permettaient d’avancer et intéresseraient tous ceux qui sont sensibles aux perspectives ouvertes par le convivialisme comme aux multiples points qu’il laisse encore dans l’ombre. D’où le présent livre.

Sur le plan de l’action

Sur le plan de l’action, c’est en France pour l’instant que les choses avancent. On est loin d’un raz de marée mais si l’essentiel, comme je le crois, est tout d’abord de faire « prendre » un nom, un signifiant qui puisse servir de symbole partagé permettant au plus grand nombre de se sentir partie prenante d’un mouvement et d’une espérance commune, alors oui, le nom commence effectivement à prendre. C’est le cas notamment dans le cadre des « États généraux du pouvoir citoyen » qui constitue certainement la plus vaste coordination (aussi souple et informelle soit-elle) de réseaux associatifs composant ce que Patrick Viveret appelle la « société civique ».

S’y reconnaissent et en font partie d’une manière ou d’une autre : Les Colibris, le collectif Roosevelt, Attac, Citoyens du monde, Association pour une économie distributive, CMR (Chrétiens dans le monde rural), la Coordination nationale des conseils de développement (CNCD), Démocratie ouverte, Dialogues en humanité, la fondation Danielle Mitterand-France liberté, la Fonda (Fabrique associative), Génération précaire, OCDD (Initiative citoyenne et développement durable), Les Gentils virus pour la démocratie, Initiative France, Vie nouvelle, le labo de l’ESS (économie sociale et solidaire), UdN (Universalité du Nous), la Ligue de l’enseignement, la Maison des potes, le Mouvement national de chômeurs et précaires, le pacte civique, le Parti pirate, le collectif Pouvoir d’agir, Sol, tao village, collectif pour une transition citoyenne, et bien d’autres [3]. Les États généraux du pouvoir citoyen se présentent désormais comme un « Mouvement convivialiste pour le bien vivre », et c’est effectivement dans ces mots que l’on trouve le plus grand dénominateur commun à toutes ces mouvances.

Sur le site Web <[www.lesconvivialistes.org-> ; http://www.lesconvivialistes.org]>, qui a maintenant une qualité technique professionnelle, toutes ces organisations peuvent faire part de leurs activités et de leurs analyses. « Les convivialistes », le regroupement informel des intellectuels auteurs ou soutiens du Manifeste, ne constituant pas une organisation [4], leur site ne « récupère » personne. Il vise simplement à être un des lieux privilégiés de la réflexivité commune à tous ces regroupements.

Par ailleurs, au-delà ou en deçà de ces réseaux associatifs deux mille cinq cents personnes ont manifesté leur adhésion aux analyses et aux principes du convivialisme. Un certain nombre d’entre elles ont formé des cercles convivialistes. Mon espoir est que le présent livre les motive, et en motive un bien plus grand nombre encore, à se lancer dans ce qui me semble être la tâche principale de l’heure : montrer, le plus concrètement possible, dans tous les secteurs de la société et de l’économie, comment nous pourrions tous vivre infiniment mieux, « même si la croissance (du PIB) devait ne plus revenir ». Je mets cette formulation entre guillemets parce qu’elle me semble résumer au mieux le problème que nous avons à affronter sans nous perdre en querelles souvent stériles sur les mérites ou les démérites de la richesse matérielle : comment nous préparer à vivre bien même si l’argent venait à manquer, comme ça a été le cas pendant les quatre-vingt-dix-neuf pour cent de l’histoire humaine et comme c’est le cas pour les quatre-vingt-dix-neuf pour cent de l’humanité ?

Pour cela – et la rubrique « Vies convivialistes » est faite dans cette optique –, j’appelle tous ceux qui partagent cette manière de voir à témoigner sur ce site de leurs conditions d’existence et/ou d’exercice de leur métier, à faire l’effort d’imaginer ce qui les empêche de fonctionner selon une logique convivialiste, et à décrire comment les choses se passeraient si cette logique devait triompher. Ainsi pourrons-nous tous contribuer à l’invention d’une société démocratique postcroissantiste et postnéolibérale. Il n’y a pas de tâche plus urgente.

P.S. À la réflexion, j’ai cru bon de compléter les dix échanges de questions qui composent ce livre par un texte d’une toute autre teneur : un conte, qui sera peut-être beaucoup plus parlant pour beaucoup que les débats proprement théoriques. Il a le mérite à mes yeux de mettre en évidence ce qui est la question cruciale soulevée par le Manifeste convivialiste : comment lutter contre le risque de la démesure délétère à laquelle le désir humain risque en permanence de céder, en emportant tout sur si passage, jusqu’à la survie même de l’espèce ?

NOTES

[1En Allemagne, c’est le sociologue Frank Adloff qui a créé le site Die Konvivialisten et anime un espace de débats sur ce thème.

[2Auteur de Et les réseaux sauveront le monde ?, Le Bord de l’eau, « Bibliothèque du MAUSS », Lormont, 2014.

[3Je n’ai nommé ici que les réseaux qui figurent explicitement sur le site des États généraux du pouvoir citoyen. On pourrait ajouter beaucoup d’autres réseaux sympathisants comme l’Appels (Agence pour l’éducation par le sport), l’AdA (Appel des appels) ou l’Alliance pour une science citoyenne. Tous ces réseaux mis bout à bout représentent des centaines de milliers de personnes de bonne volonté humaine et civique.

[4Même s’il a fallu finalement créer une association loi 1901 pour récolter les fonds nécessaires à la création et au fonctionnement du site. Le président en est Jean-Claude Guillebaud, le vice-président Roger Sue, le secrétaire général Christophe Fourel et le trésorier François Flahault.