Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Stephen Kalberg

L’éthique protestante et l’esprit de la démocratie

Texte publié le 28 novembre 2014

L’éthique protestante et l’esprit de la démocratie Max Weber et la culture politique américaine

Par Stephen Kalberg
Traduit de l’américain par Philippe Chanial

Chacun connaît la thèse classique de Max Weber sur les origines du capitalisme moderne et ses liens avec la Réforme. Mais on ignore qu’il en défendait également une autre, tout aussi audacieuse : et si la démocratie, elle-aussi, du moins en Amérique, était fille de l’éthique protestante ?
Cet ouvrage majeur, rédigé par l’un des plus grands spécialistes américains de l’œuvre du sociologue allemand, est le premier à dévoiler, reconstruire et discuter cette seconde thèse, restée jusqu’ici dans l’ombre. Et à l’actualiser, pour en tirer nombre de conséquences troublantes. 

« Un ouvrage d’une subtilité politique et historique exemplaire, digne de Weber lui-même. »
Randall Collins, University of Pennsylvania

« Tout simplement brilliant. (…) Une des lectures de Weber les plus originales depuis plus d’une génération. Cette actualisation de la sociologie wébérienne jette une lumière nouvelle sur les cultures politiques en montrant combien elles contribuent à soutenir les systèmes démocratiques modernes. »
Donald N. Levine, University of Chicago

 
Stephen Kalberg, professeur de sociologie à l’université de Boston (États-Unis), est reconnu mondialement comme l’un des meilleurs spécialistes de l’œuvre de Max Weber. La Bibliothèque du MAUSS a déjà édité aux éditions La Découverte deux de ses livres majeurs : La Sociologie historique comparative de Max Weber (2002) et Les Valeurs, les idées et les intérêts. Introduction à la sociologie de Max Weber (2010).
 
180 pages
ISBN : 9782356873538
Prix de vente public : 20.00€

Commande auprès de l’éditeur :
http://www.editionsbdl.com/fr/books/lthique-protestante-et-lesprit-de-la-dmocratie/426/

 Sommaire

 

Préface, par Alain Caillé et Philippe Chanial

Prologue  : Le voyage américain de Max et Marianne Weber

Introduction

Chapitre 1
Les fondements (I). Les sources protestantes de la culture politique américaine

Chapitre 2
Les fondements (II). Les sectes protestantes dans les colonies américaines, à la naissance des États-Unis et au-delà

Chapitre 3
L’art de s’associer dans la culture politique américaine. Des sectes à la sphère civique au xixe siècle

Chapitre 4
La culture politique américaine à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle. La constellation « individu fort / État faible »

Chapitre 5
La dissolution de la sphère civique américaine au xxe siècle

Chapitre 6
Au-delà du modèle wébérien. Trois scénarios complémentaires sur le présent et l’avenir de la culture politique américaine

Chapitre 7
Conclusion. L’analyse wébérienne de l’esprit de la démocratie : passé, présent et futur

Annexe
L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Un bref résumé

Bibliographie

Préface

Par Alain Caillé et Philippe Chanial

Voici un livre qui surprendra et qui fera sans doute date. Sous des dehors tranquilles, sans aucun effet de plume mais avec un souci constant d’absolue clarté, il soutient en effet que le meilleur analyste classique de la démocratie américaine, de son esprit originel, de ses subtiles ambivalences, n’est pas tant Tocqueville et son indépassé De la démocratie en Amérique, que Max Weber.

Max Weber ? dira-t-on. On connaît ses analyses du judaïsme antique, de l’hindouisme, du bouddhisme, du taoïsme ou du confucianisme, ou encore du capitalisme ou de la bureaucratie moderne, etc. Mais aucun de ses écrits ne porte spécifiquement sur l’Amérique et sur la spécificité de son système démocratique. Pourtant, ce qui est très largement méconnu ou oublié, c’est que, de même que Freud et Jung, invités par William James, avaient fait leur voyage américain, de même, à l’été 1904, Weber[1] était invité à présenter une conférence à l’Exposition universelle de Saint-Louis et devant le Congrès des arts et des sciences. Ce sera l’occasion d’un voyage de deux mois avec son épouse Marianne, qui le relate en détail et témoigne de l’inlassable curiosité dont témoigne Weber durant ce voyage, comme du mélange constant d’admiration et de dégoût qu’il éprouve[2]. C’est en rassemblant les notes du voyage de Weber prises par sa femme, les célèbres analyses de L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, ainsi que d’autres textes ou passages épars dans son œuvre mais aussi et surtout ses deux courts textes issus de ce voyage et consacrés aux sectes protestantes en Amérique du Nord que Stephen Kalberg, le meilleur connaisseur (et traducteur) américain actuel de Weber, reconstitue l’analyse wébérienne de la démocratie américaine.

On découvre ainsi le pendant et le complément du célébrissime chef d’œuvre de Weber, que l’on pourrait légitimement appeler L’Éthique protestante et l’esprit de la démocratie (américain). Pendant et complément au sens fort. En effet, comme le sociologue allemand avait pointé les « affinités électives » entre la morale issue de la Réforme et la mentalité économique moderne, Kalberg dévoile ici celles, plus implicites et moins systématisées par Weber, qu’entretiennent l’éthique portée par les sectes et les Églises puritaines et la culture politique américaine. En d’autres termes, les conceptions et comportements politiques des Américains – l’intensité de la participation civique, leur rapport à l’autorité et à l’État, leur attachement à l’égalité et à la pratique de l’autogouvernement en général – ont été profondément influencés par une disposition d’esprit particulière – un ethos – dont la source est fondamentalement religieuse.

Cet ethos se manifeste en premier lieu dans l’alliage spécifiquement américain d’un individualisme poussé à l’extrême et d’un engagement associatif et communautaire sans équivalent ailleurs. À ce titre, les observations de Weber rejoignent ici celles de Tocqueville. La différence, sinon nécessairement la divergence entre les deux auteurs, porte sur la cause invoquée de ce mélange détonnant. Tocqueville, on le sait, observait que le fort matérialisme des Américains était tempéré par leur religiosité et estimait, plus généralement, que la passion pour l’égalité qu’il voyait se déployer aux États-Unis était, pour partie, une résultante du christianisme. Mais la causalité alléguée reste ici trop générale pour rendre compte pleinement de la singularité américaine. Les autres causes mises en avant par d’autres analystes ne sont pas plus convaincantes, selon Kalberg, qui écrit :

« Weber ne cesse d’insister sur le fait que ce ne sont pas le développement du capitalisme, le “processus de modernisation” et les “choix rationnels” des individus qui permettent de rendre compte des sources, de la singularité, de la dynamique et de l’influence de la culture politique américaine […]. Par ailleurs, les transformations macro-sociales – le passage de la tradition à la modernité, du particularisme à l’universalisme, des économies rurales aux économies urbaines, du féodalisme au capitalisme et à la démocratie, etc. – sont trop générales et imprécises, selon Weber, pour permettre de dégager les propriétés et le développement historique spécifiques de la culture politique d’un pays particulier. »

Le sociologue allemand souligne ainsi combien la démocratie (américaine), à l’instar du capitalisme (moderne), est bel est bien un « individu historique », singulier dans ses formes comme dans ses sources. Et, conformément à la méthode compréhensive, un phénomène significatif dont il s’agit de reconstituer le sens.

C’est dès lors, pour Weber, dans les valeurs religieuses des sectes puritaines – calvinistes (presbytériens), méthodistes, baptistes, mennonites et quakers – qui ont façonné l’Amérique des xviie et xviiie siècles qu’il faut chercher la matrice significative de cette culture politique spécifique. « Ce qui la fonde, selon lui, écrit Kalberg, c’est avant tout la tâche gigantesque à laquelle les protestants ascétiques devaient vouer leur existence : instaurer sur terre le Royaume de Dieu. » L’accomplissement de cette mission sacrée suppose, d’une part, selon Weber, une fermeté de caractère peu commune, ce qu’il nomme un « individualisme de maîtrise du monde » (Weltbeherrschung), valorisant la prise d’initiative personnelle et la capacité à surmonter tous les obstacles. D’autre part, édifier la « Cité de Dieu » ne saurait constituer une tâche solitaire. Indissociable d’un puissant engagement communautaire, elle appelle à établir des communautés fortement intégrées et strictement organisées conformément aux commandements divins. Dans ces communautés de croyants que constituaient les sectes et au sein desquelles tous seraient « frères et sœurs dans la foi », de nouvelles relations se nouent, des relations d’entraide, de loyauté, d’engagement éthique, sous le regard attentif de Dieu et des fidèles. Mais aussi des pratiques d’autogouvernement, systématiquement méfiantes à l’égard des autorités séculières.

Naît ainsi au xixe siècle, sous l’influence de cet héritage puritain, un individualisme pratico-éthique qui articule, comme nulle part ailleurs, un exceptionnel sentiment de confiance en soi et « une capacité tout à fait inédite à instiller des valeurs quasi religieuses au sein de la vie publique ». Kalberg peut alors montrer combien, sur plusieurs générations, ces valeurs ont bénéficié d’un soutien et d’une force tels qu’elles ont réussi à se maintenir en dépit des transformations sociales qui ont accompagné le processus d’industrialisation, d’urbanisation et de sécularisation. C’est ainsi qu’une sphère civique a pu se cristalliser, arrachant ces individus, si puissants et si confiants en eux-mêmes, à la préoccupation exclusive pour leurs intérêts privés.

Et cela est resté vrai au long du xxe siècle. L’est-ce encore aujourd’hui, ou bien assiste-t-on désormais au triomphe de l’individualisme et du repli sur soi, comme le donnent à penser les célèbres analyses de Robert Putnam dans Bowling alone ? Le diagnostic de Kalberg, on le verra, est assez nuancé et prudent. Aussi bien, son objectif n’est-il pas dans ce livre d’aboutir à des conclusions définitives mais de montrer comment la question ne peut être correctement posée qu’en prenant pleinement en considération l’impact de la matrice puritaine sur la culture politique américaine durant plus de trois siècles. C’est seulement dans ce cadre qu’il est possible de comprendre la combinaison américaine, insolite aux yeux d’un Européen, entre un utilitarisme vulgaire assumé, d’une part, et une forte composante idéaliste. La rupture de ce fragile équilibre – ce que Kalberg nomme le « dualisme organique » (symbiotic dualism) propre à la culture politique américaine – peut s’avérer dévastatrice. Et pas seulement, lorsque l’utilitarisme prévaut, par la corruption de son esprit.

Car il ne s’agit pas ici pour le sociologue américain, sous couvert de l’autorité de Weber, de vanter sans reste les mérites de l’esprit de la démocratie en Amérique. Cette culture politique, note ainsi Kalberg, recèle un aspect potentiellement dangereux :

« La large portée et parfois l’influence puissante, voire le caractère obligatoire de ses idéaux publics, peuvent rapidement conduire à enfermer rapidement toute action destinée à les réaliser dans la spirale d’une campagne de purification […]. Ces campagnes risquent de donner naissance à des formes d’intolérance susceptibles de menacer directement les libertés individuelles auxquelles les États-Unis sont si attachés depuis plus de deux cents ans. Récurrentes, ces campagnes morales restent le plus souvent assez inoffensives et ne menacent pas de rompre ce délicat équilibre. Que l’on songe par exemple aux campagnes menées contre les inégalités, la discrimination, la délinquance, l’alcoolisme, la drogue, le tabac, la pornographie, la prostitution ou le Big Government, etc. Néanmoins, elles peuvent parfois se manifester sous la forme de très virulentes croisades, de campagnes missionnaires de « lutte contre le mal » – comme dans le cas du maccarthysme. »

D’autres exemples, notamment en politique étrangère, pourraient être mobilisés pour éclairer cette face sombre de la culture politique étatsunienne. Plus sombre sans doute que ne le laisse entendre Kalberg.

Un autre enjeu essentiel de ce livre est d’ouvrir à une perspective comparative. Ou plutôt d’y inviter. Privilégiant la singularité de cette culture politique, Kalberg ne pouvait en effet ici faire droit à l’existence d’autres formes de mise en œuvre possibles de l’esprit de la démocratie que celles qu’ont connues les États-Unis[3]. D’où un léger sentiment de frustration, comparable à celui que suscite la seule lecture de L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme lorsqu’elle est détachée de l’ensemble de ses autres écrits sur l’éthique économique des grandes religions où se déploient toute la force de sa sociologie historique et comparative[4]. À l’instar de l’Éthique protestante, cet ouvrage est donc d’ambition a priori modeste. Mais comme chez son maître Weber, cette modestie ne doit pas faire illusion. L’un comme l’autre ont, à l’évidence, dans l’Amérique « vu plus que l’Amérique », comme le suggérait Alexis de Tocqueville, pour y chercher, aussi, une « image de la démocratie elle-même ».

L’intérêt puissant de ce livre est en effet de montrer, à travers l’exemple américain, à la fois la fragilité, voire l’improbabilité relative de l’expérience démocratique moderne. Tant de conditions doivent être réunies pour que la démocratie puisse « prendre » ! Et subsister ! Et parmi elles – c’est là la leçon première de l’analyse de Weber reconstituée par Kalberg – des conditions d’ordre religieux ou quasi religieux. Spirituelles diraient certains[5]. Disons-le autrement, pour faire ressortir toute l’ambivalence de la chose : on ne peut faire naître et vivre un ordre politique visant à l’autonomie de l’action des humains, à l’immanence de l’ici-bas, qu’à travers un certain rapport, singulier, à la transcendance et à l’hétéronomie. À l’au-delà. 

Notes :

[1] Accompagné de Troeltsch comme Freud l’avait été de Jung.

[2] On lira le récit de ce voyage en prologue de ce livre.

[3] Le modèle républicain français, par exemple, a longtemps lui aussi servi de modèle à l’échelle mondiale.

[4] Voir la précieuse synthèse de l’auteur : Stephen Kalberg, La Sociologique historique comparative de Max Weber, traduit par Hervé Maury, La Découverte/MAUSS, Paris, 2002.

[5] Sur la force des idées et des valeurs, notamment religieuses, dans la sociologie de Weber, voir le second ouvrage traduit de l’auteur : Stephen Kalberg, Les Valeurs, les idées et les intérêts. Introduction à la sociologie de Max Weber, traduit par Philippe Chanial, La Découverte/MAUSS, Paris, 2010.

NOTES