Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Jean-Paul Rogues et Marie-Laure Bouté

Présentation des « Fantaisies » (1824-1825) de Boulgarine

Texte publié le 16 octobre 2014

Présentation

par Jean-Paul Rogues

La diffusion de certains textes tient parfois à d’étonnants hasards et ces deux nouvelles de Boulgarine, jusqu’ici inédites en français, dormaient réellement dans un tiroir. Ni le vent de l’histoire, ni celui de la steppe ne nous guidaient, ce jour là, au téléphone, vers quoique ce soit, lorsque notre conversation qui, après avoir fait les frais de ces auteurs russes à qui, selon Mandelstam, « on enseigna toujours la science de l’adieu », s’arrêta sur L’heure du roi de Boris Khazanov. C’est à ce dernier qu’allait notre sympathie pour son engagement moral, mais la suite de cette conversation me permit d’apprendre de mon interlocutrice, Marie-Laure Bouté, qu’elle avait traduit deux nouvelles de Boulgarine qui, elles aussi, posaient quelques questions. Les voici... La langue est limpide et belle, et les notes d’une grande précision permettent une large contextualisation.

Quel qu’ait pu être le rôle de traître à la patrie littéraire ou de transfuge politique auquel la tradition littéraire assigne Boulgarine, ces Fantaisies présentent un grand intérêt parce qu’elles s’interrogent sur les facultés humaines et sur le bien qui peut en résulter : « Crois-tu que le genre humain aspire constamment à la perfection dans son comportement moral, et que nos descendants seront meilleurs que nous ? » La question posée, Boulgarine s’efforce d’y répondre dans ces deux nouvelles. La première est l’héritière du mythe de la caverne : trois sociétés où l’on s’élève, à partir du centre de la terre, du sensible à l’intelligible, pour accéder à la lumière du bien. L’autre est plus curieuse. Pour n’en citer qu’un passage, voici ce que sont les domaines de l’Université du XXIXe siècle : « La répartition des facultés était la même qu’à notre époque ; seules les sciences avaient leurs propres sections, qui nous sembleraient étranges et ridicules. Par exemple, dans la section juridique, avant les sciences de la jurisprudence et de la procédure judiciaire, se trouvaient trois nouvelles divisions, savoir la bonne conscience, le désintéressement et la philanthropie. En philosophie, on avait le bon sens, la connaissance de soi et l’humilité. Dans la catégorie des sciences historiques, je remarquai une section spéciale sous le titre : utilité morale de l’histoire, et en statistique et en géographie, on avait ajouté la section : authenticité des témoignages. »

La vie de ces Thélèmites hyperboréens est réglée par un principe de bienveillance qui ne se dément jamais, le développement technique concourt au bien commun et à l’élévation. Il s’agit d’une véritable curiosité, mais Boulgarine nous prévient : « « Je présente quelque chose de vraisemblable dans le futur, quoique chimérique aujourd’hui. Quant au but moral, les lecteurs, le découvriront eux-mêmes. »

Note biographique

par Marie-Laure Bouté

Faddeï Venediktovitch Boulgarine est né en 1789 à Perychevo, dans la région de Minsk, dans une famille de la petite noblesse polonaise. Formé à l’école des cadets de Saint-Pétersbourg, il embrassa la carrière militaire, prit part à diverses campagnes militaires contre la France — participa notamment à la bataille de Friedland (1807) — puis quitta l’armée en 1811, et se rendit à Paris, puis à Varsovie, où il rejoignit la Grande Armée napoléonienne. Dans le cadre de la légion polonaise des armées françaises, il prit part aux hostilités en Espagne, et à la campagne de Russie de 1812. En 1814, il fut emprisonné par les Prussiens.

Durant les quatre années qui suivirent, il partagea son temps entre Saint-Pétersbourg et Vilno, où il gérait le domaine de son oncle. À Vilno, il fréquenta de nombreux hommes de lettres et universitaires, commença à publier anonymement en polonais dans les journaux, et devint membre de la société des Szubrawiec [1], qui professait des idées libérales. Puis en 1819, il s’installa à Saint-Pétersbourg, où il rencontra N. M. Karamzine [2], se lia (pour un temps) d’amitié avec K. F. Ryleev [3], V. K. Küchelbecker [4], A. S. Griboïedov [5], A. O. Kornilovitch [6], et surtout avec N. I. Gretch [7], qui lui ouvrit les portes des lettres russes. Ses premières publications en russe virent le jour en 1820, et il acquit bientôt une certaine notoriété dans les milieux libéraux.

Véritable « passeur » de la littérature et de la culture polonaises, il publie des traductions, ainsi que ses Souvenirs d’Espagne (1823), participe à la rédaction et l’édition de nombreuses revues ou almanachs tels que les Archives du Nord (1822-1829), les Feuillets littéraires (1823-24), l’Étoile du Nord, ou la Talja russe, almanach théâtral ayant accueilli des extraits de la pièce de Griboïedov, Le Malheur d’avoir trop d’esprit (Gore ot uma, 1833, 1862). À partir de 1825 il coédite avec Gretch les Archives du Nord et le Fils de la patrie (1825-29), qui fusionneront en 1829 ; tous deux collaborent également à la rédaction et à l’édition de l’Abeille du Nord, que Boulgarine dirigera jusqu’à la fin de sa vie. Mais ce journal politique et littéraire, qui adhérait avant le soulèvement décembriste [8] à des positions libérales modérées, étant devenu à partir de 1825 le porte-parole du régime et de la réaction, ces fonctions valurent à Boulgarine le surnom de « renégat du libéralisme ». Celui-ci acquiert également une réputation sulfureuse pour avoir fait allégeance au pouvoir, et collaboré aux activités de la Troisième section [9] de la Chancellerie personnelle de Nicolas Ier. Son nom devient alors l’emblème de la délation, de la trahison et de la servilité.

Entre 1826 et 1847, il occupa successivement un poste au ministère de l’Éducation, puis un poste de membre correspondant d’une commission spéciale pour l’élevage des chevaux, tout en poursuivant sa carrière de publiciste polémiste. Ses contacts avec la Troisième section ayant été rendus publics, on vit fleurir une multitude d’épigrammes émanant notamment de Pouchkine, et de son cercle, avec qui Boulgarine entretint des rapports très conflictuels à partir des années 30. Il vécut les dernières années de sa vie à Karlova, près de Derpt (Dorpat, Tartu), dans un isolement presque total. Et sa mort, en 1859, fut accueillie en silence, seule L’Abeille du Nord publia un petit entrefilet.

La production littéraire de Boulgarine, inaugurée dans les années vingt, présente les genres les plus variés : lettres, nouvelles, récits de voyage, contes philosophiques, utopies, essais critiques, essais… sont publiés dans les revues qu’il éditait. Son roman picaresque Ivan Ivanovitch Vyjigin ou le Gil Blas russe, roman moral et satirique (1829) obtient un grand succès à l’échelle européenne puisqu’en l’espace de trois ans, il est traduit en lituanien, français, polonais, italien, allemand et anglais. Suivent des romans historiques : Le Faux Dimitri (1830) et Mazepa (1834) ; mais ces œuvres qui trouvent un écho populaire sont généralement considérées comme faciles, plates et ennuyeuses par ses contemporains lettrés [10], parce qu’il n’y a pas, à proprement parler, de véritable travail littéraire. Boulgarine serait ce que l’on appelle aujourd’hui un écrivain « commercial », pourvoyeur d’une littérature de masse médiocre car conventionnelle, conformiste [11], ce qui explique peut-être le fait qu’il soit peu diffusé de nos jours [12]. Il a cependant laissé sa trace dans l’histoire littéraire, puisqu’il est le père de l’expression « école naturelle » [13], qu’il a forgée afin de caractériser la prose de N. V. Gogol [14], ainsi que celle des auteurs défendus par le critique littéraire V. G. Biélinski [15], le chantre de la littérature « réelle », c’est-à-dire réaliste.

NOTES

[1Le cercle des szubrawiec (Szubrawcow towarzystwo), littéralement « société des fainéants » était une société libérale de Vilno durant les années 1817-1822 puis 1899-1914. Le cercle était constitué d’intellectuels de Vilno. Leur objectif principal était la lutte contre l’ignorance, le parasitisme des nobles, l’ivrognerie des paysans. Presque tous ses membres faisaient partie de loges maçonniques. Les szubrawiec éditaient « Wiadomosci Brukowe » (« Les nouvelles de rue »), un journal satirique qui ridiculisait le clergé catholique. Le cercle a cessé son existence après l’attaque du gouvernement contre les francs-maçons.

[2Nikolaï Mikhaïlovitch Karamzine (1766-1826) est un écrivain sentimentaliste, traducteur, publiciste et historien russe. Il est notamment l’auteur des Lettres d’un voyageur russe (1791-92), de la Pauvre Lise (1792) et de l’Histoire de l’État russe (1816-1829). Voir bibliographie I1.

[3Kondrati Fiodorovitch Ryleev (1795 - pendu le 25 juillet 1826 à Saint-Pétersbourg) est un poète russe révolutionnaire, décembriste.

[4Wilhelm Karlovitch Küchelbecker (1797-1846) est un poète et écrivain russe, ami d’Alexandre Pouchkine. Lors de l’insurrection décabriste, le 14 décembre 1825, il fit partie du complot visant à assassiner le frère du l’empereur, le grand-duc Michel. Après l’échec du soulèvement des décembristes, il prit la fuite à l’étranger. Identifié, vraisemblablement grâce au portrait-robot dressé par Boulgarine, et arrêté à Varsovie le 19 janvier 1826, il fut transféré à Saint-Pétersbourg, où il fut condamné à la déportation. L’écrivain Iouri Tynianov a mis en scène la vie de Küchelbecker dans son roman historique Le disgracié. (Kjuxlja, 1925).

[5Alexandre Sergueevitch Griboïedov (1795-1829) est un auteur dramatique, compositeur et diplomate russe.

[6Alexandre Ossipovitch Kornilovitch (1800-1834), est un historien et écrivain russe. Il fut membre de plusieurs associations, dont la « Société libre des amateurs de la littérature russe » et la « Société du Sud ». Le jour de l’insurrection décembriste, il était sur la place du Sénat. Avant d’être envoyé comme simple soldat dans le Caucase, il fit un an de bagne (il avait été condamné à 8 ans), puis fut incarcéré dans la forteresse Pierre et Paul où il rédigea des notes sur des questions sociales et politiques pour le gouvernement, et put avoir une activité littéraire.

[7Nikolaï Ivanovitch Gretch (1787-* 1867) est un auteur, linguiste, critique littéraire et traducteur russe qui collabora notamment à La Bibliothèque pour la lecture, aux Archives du Nord, au Fils de la Patrie et à l’Abeille du Nord. Il est également l’auteur du roman La Dame noire (1834), d’une grammaire complète (1830) et d’un essai sur l’histoire de la littérature russe (1819-1822).

[8{{}}L’insurrection décembriste ou décabriste — de dekabr, décembre en russe — est une tentative de coup d’État militaire qui s’est déroulée à Saint-Pétersbourg le 14 décembre 1825 afin d’obtenir du futur empereur Nicolas Ier une constitution. L’insurrection fut durement réprimée par le nouveau tsar.

[9La Troisième Section, créée en 1826, est chargée de la gestion du corps des gendarmes. Elle est la police politique chargée de la surveillance des Russes, dans tous les aspects de leur vie. Elle reçoit une quadruple mission : pourchasser les idées révolutionnaires en surveillant les milieux militaires et la société cultivée où l’insurrection décembriste a pris naissance ; surveiller l’administration, y compris la justice, pour en extirper les abus et en améliorer le fonctionnement ; protéger toutes les victimes d’injustices et assurer la propagande impériale en défendant la conception gouvernementale de Nicolas et en contrôlant la presse par la censure. Elle est dirigée par le général Benkendorff.

[10Voir l’épigramme de Pouchkine, lors de la parution d’Ivan Vyjigin, citée par Igor Zolotousski dans l’Histoire de la littérature russe : « Le malheur, ce n’est pas, Avdeï Fliougarine, / Que tu ne sois pas né barine russe, / Que sur le Parnasse, tu ne sois qu’un tsigane, / Et que dans le monde, tu sois Vidocq Figliarine. / Le malheur, c’est que ton roman est ennuyeux. »

[11« Une satire conformiste contribue au perfectionnement de la morale, car elle présente les vices et les singularités dans toute leur vérité et montre dans son miroir magique ce qu’il faut éviter et ce qu’il faut suivre. »(Préface à Ivan Vyjigin) : le concept de « satire conformiste » est un oxymore piquant.

[12Voir Ekaterina Artioukh, « La figure de Thadée Boulgarine dans la presse française des années 1830 : la quête d’une reconnaissance », dans L’image de l’Étranger (sous la direction d’ Alexandre Stroev), Paris, Institut d’études slaves, 2010, note 1, p. 209.

[13Boulgarine fut le premier à employer l’expression péjorativement (L’Abeille du Nord, numéro daté du 26 janvier 1846) ; il entendait par là que les auteurs de cette mouvance donnaient une image crue de la vie et ne s’arrêtaient que sur ses aspects triviaux, sordides, voire obscènes, déformant la réalité et professant ainsi des idées subversives. La critique reprit celle-ci, sans connotation dépréciative, comme synonyme d’un réalisme donnant une représentation scrupuleuse du quotidien et des petites gens des villes et des campagnes.

[14Ce même Gogol (1809-1852) qui multiplia les pointes à l’encontre de Boulgarine dans ses Nouvelles de Pétersbourg (voir Le Portrait, Le Nez, et Le Journal d’un fou).

[15Vissarion Grigorievitch Biélinski (1811-1848) était l’un des grands critiques littéraires du XIXe siècle, à tendance occidentaliste. Il collabora successivement au Télescope, aux Annales de la Patrie et au Contemporain. Ces deux dernières revues firent office d’organe de « l’école naturelle », publiant notamment des textes d’I. S. Tourgueniev (1818-1883), N. A. Nekrassov (1821-1877), D. V. Grigorovitch (1822-1899), I. I. Panaïev (1812-1862), A. I. Herzen (1812-1870), etc.