Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Pierre Dardot et Christian Laval

Du public au commun

Texte publié le 23 juin 2014

Pour ouvrir ce dossier consacré à l’ouvrage de Christian Laval et Pierre Dardot, « Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle » (La découverte, 2014), nous reprenons cet article publié par nos deux auteurs dans La Revue du MAUSS semestrielle, n°35, « La gratuité. Eloge de l’inestimable », La découverte, premier semestre 2010.
Et nous vous invitons à visionner un bel entretien donné pour médiapart : http://www.dailymotion.com/video/x1y3znj_entretien-avec-pierre-dardot-et-christian-laval_webcam

La posture classique d’un certain « anti-libéralisme » consiste à dénoncer dans l’offensive néolibérale une marchandisation du monde et à lui opposer la défense des services publics nationaux pour les uns et des biens publics mondiaux pour les autres. Autant dire que la lutte politique se maintient sur un terrain bien connu où s’affrontent le Marché et l’État. Les « antilibéraux », sans trop le savoir ou sans trop s’en inquiéter, s’installent en fait sur le terrain de l’adversaire lorsqu’ils prennent fait et cause pour la production de services par l’État au nom d’une opposition qui s’est constituée précisément pour faire du marché la règle et de l’État l’exception. Ce travers est aussi pénalisant que l’aveuglement volontaire à l’égard des pratiques bureaucratiques étatiques au prétexte qu’il ne faudrait pas faire le « jeu du marché ». On sait pourtant que ce genre de raisonnement a coûté historiquement aux « forces de progrès » : un discrédit durable. Sortir du capitalisme néolibéral, c’est aussi sortir de ce double jeu du Marché et de l’État c’est définir une politique qui ne confondrait plus l’opposition à la marchandisation et la promotion de l’administration bureaucratique. Cette tâche est aujourd’hui d’autant plus nécessaire que le néolibéralisme montre tous les jours que le Marché et l’État désignent, non des entités indépendantes engagées dans un « face à face » planétaire pour la suprématie, mais des processus profondément enchevêtrés et des logiques étroitement imbriquées.

Pour œuvrer à la définition de cette politique, on peut s’appuyer sur la problématique de l’association, de la solidarité, de la mutualité, qui a nourri toute la réflexion du mouvement ouvrier au cours de son histoire [Chanial, 2009]. Aujourd’hui, cette problématique semble trouver un nouveau souffle et peut-être de nouveaux fondements dans la résurgence de la thématique du commun. Rien n’est joué cependant, tant l’emprise de la doctrine économique dominante tend à s’exercer sur ceux qui, aujourd’hui, tentent de penser la question des « biens » communs.

La question des services et des biens publics

« Défendre les services publics » est une tâche politique nécessaire pour endiguer autant que possible les politiques de privatisation directe ou indirecte que les gouvernements successifs mènent depuis au moins trois décennies. On ne mettra donc pas ici sur le même plan les administrations publiques et les entreprises privées, tant du point de vue de leurs logiques d’action que du point de vue de leurs résultats. Il va sans dire que la production de services non marchands permet des avantages collectifs qu’il convient de défendre contre l’extension de l’accumulation du capital. Avec la poste, l’hôpital, l’école, il en va des liens sociaux, de la qualité de la vie, du bien-être, de la liberté de pensée. Mais il faudrait aussi interroger les limites de cette « défense des services publics » et se demander si, à demeurer sur le terrain de cette opposition du marché et de l’État, du bien privé et du bien public, on ne se condamne pas à une éternelle et stérile position défensive. Plus encore, il faudrait se demander si, en défendant l’État contre le Marché, on n’oublie pas un peu trop que l’État est aujourd’hui en train de se transformer profondément en entreprise selon les canons de la gouvernance du « corporate state  ». La question est par conséquent de savoir de quel principe se soutient la défense de ces « services » : s’agit-il de les défendre au nom de l’Etat « impartial » et « redistributeur » ou bien au nom d’une certaine idée du lien social que l’action de l’Etat entrepreneurial tend à remettre en cause ?

Il convient ainsi de remarquer que les « antilibéraux » qui dénoncent l’emprise des processus marchands emploient bien trop souvent le langage même de leurs adversaires et, plus encore que leur langage, leur mode de raisonnement, relève très fréquemment de l’économie publique la plus traditionnelle. Pour le dire vite, tout se passe comme si pour combattre un « ultralibéralisme » supposé vouloir tout privatiser, la seule ligne de défense résidait dans l’argument économique qui distingue les types de biens selon leurs caractéristiques intrinsèques. La seule « originalité » de la position, présentée parfois comme d’une extrême « radicalité », consisterait dès lors à étendre la problématique et la gestion des biens publics à l’échelle mondiale, ce qui ne veut rien dire d’autre que l’appel à la création d’un État mondial.

Il faut rappeler ici que la théorie des biens publics qui fonde une telle revendication n’est jamais qu’une partie d’une doctrine générale des biens économiques pour laquelle la plupart des biens doivent être produits pour des marchés concurrentiels. Ce sont leurs qualités propres, techniques et économiques, qui les destinent comme naturellement au marché [1]. De la même manière, il existe des biens qui sont comme naturellement voués à être des biens publics. Comme l’indique la doctrine aujourd’hui en vigueur, les biens privés sont exclusifs et rivaux [2]. Un bien est dit exclusif lorsque son détenteur ou son producteur peut empêcher par l’exercice du droit de propriété sur ce bien l’accès à toute personne qui refuse de l’acheter au prix qu’il en exige. Un bien est rival lorsque son achat ou son utilisation exclut toute consommation par une autre personne. On en déduit donc qu’un bien non exclusif est un bien qui ne peut être réservé par son détenteur à ceux qui sont prêts à payer et qu’un bien non rival est un bien ou un service qui peut être consommé ou utilisé par un grand nombre de personnes sans coût de production supplémentaire car la consommation de l’une ne diminue en rien la quantité disponible pour les autres.

Ce sont ces caractéristiques économiques et techniques qui justifient l’intervention de l’Etat selon les thèses classiques de Richard Musgrave et de Paul Samuelson formulées dans les années 1950 [3]. Selon Richard Musgrave, l’une des fonctions de l’État est de veiller à l’allocation optimale des ressources économiques, ce qui l’oblige à produire les biens qui ne pourraient pas être produits par le marché du fait de leurs particularités. D’où précisément l’appellation qu’on peut leur donner de biens publics. Mais observons bien le raisonnement qui est tenu. C’est parce que certains biens sont en quelque sorte défectueux ou déficitaires au regard de la norme qu’ils doivent être produits par le gouvernement. Un bien public est donc déterminé négativement. Quel est son défaut, quelle est sa déficience ? C’est que l’on ne peut individualiser suffisamment ses bénéficiaires, c’est qu’il bénéficie à un ensemble non divisible d’individus. Lorsque le bien par contre peut être divisé et faire l’objet d’une consommation individuelle sans effets externes, on a alors affaire à un bien qui peut et qui doit être produit sur un marché concurrentiel.

L’économie des biens publics est ainsi dans une relation de miroir avec celle des biens privés, comme le souligne avec pertinence Luc Weber. On n’entrera pas ici dans la discussion pour savoir si ces caractéristiques spécifiques suffisent à justifier l’intervention publique. Les néolibéraux ont depuis lors cherché à montrer que certains services pouvaient bien être d’une nature spéciale mais que cela ne rendait pas nécessaire pour autant leur production par l’État. La doctrine de l’Union européenne, pour ne prendre que cet exemple, a renoncé pour sa part à utiliser les vocables de bien ou de service public, préférant employer les termes de « service d’intérêt général », ce qui laisse la place pour une production privée sous contrainte d’un cahier des charges fixé par des autorités publiques.

La renaissance des communs

En réalité, cette présentation qui oppose deux types de biens privés et publics, s’est avérée très insuffisante. Si l’on combine comme cela a été fait dans les années 1970 les deux qualités des biens économiques, on distingue quatre types de biens. A côté des biens purement privés (rivaux et exclusifs) comme les doughnuts achetés au supermarché et des biens purement publics (non rivaux et non exclusifs) comme l’éclairage, la défense nationale ou les phares, on rencontre des biens hybrides ou mixtes, à la fois exclusifs et non rivaux, comme les ponts et les autoroutes sur lesquels on peut établir des péages, ou encore des clubs, des spectacles artistiques ou sportifs payants mais dont la consommation individuelle n’est pas diminuée par celle des autres spectateurs. Mais il est encore possible de rencontrer un autre type de biens mixtes qui sont à la fois non exclusifs et rivaux, comme des zones de pêche, des pâturages, des systèmes d’irrigation, c’est-à-dire des biens dont on peut difficilement interdire ou restreindre l’accès, mais qui peuvent faire l’objet d’une exploitation individuelle pour une utilité personnelle. Ce sont ces biens qu’Elinor Ostrom a désignés comme des« common-pool ressources »), c’est-à-dire des mises en commun de ressources qui donnent lieu à une gestion collective pour leur usage et partage.

La rencontre de cette problématique économique avec la mobilisation écologique à partir des années 1980 a donné un relief très particulier à la théorie des « commons » ( que l’on traduit ici par le mot « communs »), comme formes de gestion commune : parmi les ressources communes, on trouve en effet tous les « biens naturels » aujourd’hui menacés de dégradation ou de destruction, comme l’atmosphère, l’eau, les forêts. Un vaste débat s’est noué autour d’un article de Garrett Hardin qui, en 1968, dans la Tragedy of the Commons [4], avait cru pouvoir montrer, à partir de considérations sur la surpopulation, que les terres communales, avant même le mouvement des enclosures, avaient été détruites par la surexploitation auxquelles elles avaient été soumises par des paysans mus par leur seul intérêt égoïste, considérés tous comme des « resquilleurs » ou des « passagers clandestins » : « Freedom in a commons brings ruin to all », concluait Hardin. Une littérature abondante, d’inspiration néolibérale, a pris appui sur cet argument pour montrer les avantages de la propriété privée et l’inefficacité de la gestion collective en général. L’échec des services publics et des systèmes de protection sociale tenait au fait qu’ils sont la proie des passagers clandestins qui jouissent gratuitement des avantages sans payer et qui ne veulent surtout pas révéler cette jouissance pour ne pas avoir à en supporter le coût. Mais au-delà de cet aspect des choses, l’article de Hardin a réintroduit sans le vouloir la dimension des commons dans la discussion théorique, ce qui n’est pas un mince paradoxe lorsqu’on sait le discrédit de tout ce qui touchait de près ou de loin au « communisme » à cette époque. Mais il l’a fait en niant totalement l’existence de règles coutumières collectives comme condition d’usage des commons, c’est-à-dire en confondant le libre accès à des ressources et l’organisation collective des ressources. A cet égard, le principal apport de l’économie politique des communs est précisément d’être parti de la définition du commun comme forme de gestion collective [5].

Enfin, dans les années 1990, le développement de l’informatique et de l’Internet, a suscité un regain d’intérêt pour des communs d’un nouveau genre, les « communs de la connaissance ». La connaissance, en un sens très large, est alors conçue comme une « ressource partagée » non seulement entre universitaires et scientifiques mais entre tous les coproducteurs susceptibles d’intervenir sur des réseaux qui peuvent s’élargir indéfiniment. Si Wikipedia est devenu l’exemple le plus visible de ces nouveaux types de ressources, il en existe de multiples formes correspondant à des communautés de coproduction digitale de toutes formes et de toutes tailles. Le mouvement des logiciels libres ou celui des« creative commons » en sont d’autres tout aussi significatifs. Ces communs de la connaissance, qui sont l’objet d’un vif intérêt aux Etats-Unis depuis une dizaine d’années, ont des particularités qui ont été mises en évidence par E.Ostrom et qui les distinguent des communs dits naturels. Alors que les ressources naturelles sont des ressources rares, à la fois non exclusives et rivales, les communs de la connaissance sont des biens non rivaux dont l’utilisation par les uns non seulement ne diminue pas celle des autres, mais a plutôt tendance à l’augmenter.

C’est ainsi que progressivement un nouvel objet est apparu dans la littérature anglo-saxonne sous l’appellation de « commons ». Ce terme a été traduit en français tantôt par « biens publics » tantôt par « biens communs ». C’était pour la première traduction commettre une confusion théorique, puisque l’intérêt de la théorie est précisément de faire apparaître à côté des biens publics de nouvelles sortes de biens. Pour la seconde, c’était oublier que les « commons » ne sont pas nécessairement des biens au sens strict du terme, mais plutôt des systèmes de règles régissant des actions collectives, des modes d’existence et d’activité de communautés. C’est pourquoi il vaut sans doute mieux traduire le terme par « communs » pour faire entendre la dimension institutionnelle du concept et le lien étroit de l’ institution et de la pratique des « commons » avec l’existence de communautés non réductibles à un agrégat d’individus intéressés.

Les communs comme institutions

Les limites de la nouvelle économie politique des communs à laquelle le nom d’E. Ostrom est désormais attachée tiennent au fait que cette théorie ne s’est pas complètement débarrassée des hypothèses économiques fondamentales qui fondent la théorie des biens publics [6]. Elle reste en effet prisonnière du postulat selon lequel la forme de la production des biens dépend des qualités intrinsèques des biens eux-mêmes. De ce point de vue, la réponse que la théorie économique des communs a apportée à la thèse de Garret Hardin reste problématique. Car s’il est une réalité historique dont les économistes doivent tenir compte c’est bien que le mouvement des enclosures ne relève pas de la soudaine prise de conscience par les propriétaires fonciers de la nature de la terre comme bien exclusif et rival mais de la transformation en Angleterre des rapports sociaux à la campagne comme l’ont encore montré récemment les remarquables travaux de Ellen Meiksins Wood [2009]. En un certain sens, la nouvelle théorie des communs n’est donc qu’un raffinement de la théorie des biens publics des années 1950 qui reconduit les limitations propres à tout économisme. En un certain sens seulement. Car outre le fait qu’elle prend en considération des questions nouvelles réelles et des transformations majeures comme l’environnement ou les technologies de l’information, cette théorie introduit la dimension fondamentale des institutions dans la gestion des communs, en soulignant que ce n’est pas tant la qualité intrinsèque du bien qui peut déterminer sa nature que le système organisé de gestion qui institue une activité comme un commun. Par là, elle répond à l’argument économique dominant selon lequel une économie ne peut fonctionner sans un système de droits bien définis par un contre-argument qui montre qu’un système institutionnel organisant la gestion commune peut être plus efficace dans un certain nombre de domaines que le marché.

Ce qui permet de mettre sur le même plan les « commons » dits naturels et les « commons » de la connaissance, c’est la prise de conscience des différentes menaces qui pèsent sur l’environnement et sur le partage libre des ressources intellectuelles en raison des règles d’usage explicites ou implicites, formelles ou informelles, actuelles ou potentielles, qui les détruisent ou empêchent leur développement. C’est donc la prise de conscience de leur fondamentale vulnérabilité. Ce qu’il y a de commun dans les « commons », si l’on peut ainsi s’exprimer, c’est le caractère destructeur des règles en usage pour l’exploitation des ressources naturelles et des risques de privatisation qui pèsent sur la production de la connaissance. Pour les unes, ce sont les comportements de prédation sans contrôle, favorisés par la compétition, qui sont les principaux dangers car ils épuisent les ressources naturelles. Pour les autres, ce sont les processus de privatisation et de marchandisation qui menacent la créativité dans le domaine de la connaissance en imposant de « nouvelles enclosures » et en brisant la coproduction des idées et des œuvres. C’est la « tragédie des anti-communs » selon l’expression du juriste américain Michael Heller à propos de la privatisation de la recherche biomédicale. La théorie des communs de la connaissance est de ce point de vue une réponse à l’expansion de la propriété intellectuelle et à la place qu’elle occupe dans le nouveau capitalisme. Les dangers ne sont évidemment pas les mêmes, mais dans les deux cas, il est besoin d’imposer des règles qui permettent d’instituer et de « gouverner » les communs et d’identifier le groupe qui gère le commun.

Ce qu’il y a donc de commun dans les communs, le point commun de tous les communs, est le fait qu’ils sont toujours utilisés collectivement et gérés par des groupes qui peuvent être de tailles différentes et obéir à des logiques variées [Hess, Ostrom, 2007, p.5]. Les communs ne sont pas des « choses » qui préexisteraient aux règles, des objets ou des domaines naturels auxquels on appliquerait de surcroît des règles d’usage et de partage, que des relations sociales régies par des règles d’usage, de partage, ou de coproduction de certaines ressources. En un mot, ce sont des institutions qui structurent la gestion commune. Tout l’apport de la nouvelle économie politique des communs réside dans cette insistance sur la nécessité des règles et sur la nature des règles elles-mêmes qui permettent de produire et de reproduire les ressources communes. Il faut en tirer une conclusion radicale qui va au-delà des formulations souvent équivoques de cette économie : seul l’acte d’instituer les communs fait exister les communs, à rebours d’une ligne de pensée qui fait des communs un donné préexistant qu’il s’agirait de reconnaître et de protéger, ou encore un processus spontané et en expansion qu’il s’agirait de stimuler et de généraliser [7].

Une politique des communs

La gestion de la production des ressources communes doit obéir à un certain nombre de principes institutionnels que la théorie cherche à mettre en évidence. Certes, on peut penser qu’il n’y a rien de très original dans les résultats des travaux empiriques qui montrent que les communs auto-organisés requièrent un engagement volontaire, des liens sociaux denses, des normes fortes et claires de réciprocité. On peut même tenir que les concepts utilisés par cette théorie des communs restent insuffisants, cantonnés qu’ils sont à décrire la « gouvernance » collective des ressources partagées. Issus du corpus de l’économie appliquée aux rapports sociaux (capital social, passager clandestin, action collective, etc.), ils peinent à rendre compte des logiques et des normes de l’action qui permettent de faire fonctionner un « commun » et de penser l’articulation entre des ressources et des communautés humaines. On doit néanmoins réfléchir aux implications politiques des conditions nécessaires énoncées par E.Ostrom et C.Hess pour la gestion des communs à partir de l’examen des situations qui ont réussi ou échoué.

Ce n’est pas qu’il y a une seule bonne manière de conduire les communs transposable partout. Au contraire, il existe une très grande variété de systèmes de gestion. Mais un certain nombre de questions fondamentales doivent être traitées et résolues par le système de règles pour faire exister un commun et le rendre pérenne. Selon ces deux auteurs, le commun doit avoir des limites nettement définies car il convient d’identifier la communauté concernée par le commun ; des règles doivent être bien adaptées aux besoins et conditions locales et conformes aux objectifs ; les individus concernés par ces règles doivent participer régulièrement afin de modifier ces règles ; leur droit à fixer et à modifier ces règles leur est reconnu par les autorité extérieures ; un système d’auto-contrôle du comportement des membres est collectivement fixé, ainsi qu’un système gradué de sanctions ; les membres de la communauté ont accès à un système peu coûteux de résolution des conflits et peuvent compter sur un ensemble d’activités réparties entre eux pour accomplir les différentes fonctions de régulation.

Cette liste des conditions du commun a sans doute à première vue quelque chose de décevant. Elle permet pourtant de souligner une dimension essentielle, que la théorie économique standard ne permet pas de voir : le lien étroit entre la norme de réciprocité, la gestion démocratique et la participation active dans la production d’un certain nombre de ressources. C’est qu’un commun ne réunit pas des consommateurs du marché ou des usagers d’une administration extérieurs à la production, ce sont plutôt des coproducteurs qui œuvrent ensemble à l’édiction de règles ainsi qu’à leur mise en oeuvre [8]. En ce sens, la problématique des communs ne remet pas seulement en question l’économie des biens privés mais aussi celle des biens publics, qui lui est complémentaire. Entre le marché qui ne connaît que des biens privés et l’État qui ne connaît que des biens publics, il y a des formes d’activité et de production qui relèvent de communautés éminemment productrices, mais que l’économie politique a été radicalement incapable de penser jusqu’à présent.

Plus encore, si l’on suit les résultats des travaux empiriques sur les communs de la connaissance, cette activité de production doit répondre à des conditions sociales et politiques précises. La production économique des ressources y est inséparable de l’engagement civique, elle est étroitement liée au respect des normes de réciprocité, elle suppose des rapports entre égaux et des modes d’élaboration démocratique des règles. L’économie politique des communs renoue ainsi avec les traditions de pensée du socialisme et de la sociologie.

La théorie des communs permet de souligner le caractère construit des communs. Rien ne peut laisser penser, comme les libertariens seraient tentés de le croire au vu de l’expansion de l’Internet, qu’un commun pourrait fonctionner sans règles instituées, qu’il pourrait être considéré comme un objet naturel, que le « libre accès » est synonyme du laisser-faire absolu. Pas de spontanéisme : la réciprocité n’est pas un don inné, pas plus que la démocratie n’est une donnée humaine éternelle. Le commun doit plutôt être pensé comme la construction d’un cadre réglementaire et d’institutions démocratiques qui organisent la réciprocité afin d’éviter les comportements de type « passager clandestin » mis en évidence par Garret Hardin ou la passivité des usagers dépendants des « guichets » de l’État. D’une certaine manière, la théorie des communs est parfaitement contemporaine du néolibéralisme qui pense, accompagne et favorise la création des objets marchands et la construction des marchés par le développement des droits de propriété, des formes de contrats, des modes construits de la concurrence. Elle permet d’envisager, à son tour, mais dans une voie opposée, un constructivisme théorique fondant une politique de construction des communs.

Références bibliographiques

Chanial Ph., 2009, La délicate essence du socialisme, L’association, l’individu, la République, Editions Le bord de l’eau, Latresne.

Diamond J., 2009, Effondrement, Folio essais, Seuil, Paris.

Hardin G. 1968, Tragedy of the Commons Science,
disponible en ligne http://www.sciencemag.org/cgi/content/full/162/3859/1243

Hardt M., Negri T., 2004, Multitude, La Découverte, Paris.

Hess C., Ostrome E. (sous la dir.), 2007, Understanding Knowledge as a Commons, MIT Press, Cambridge.

Meiksins Wood E., 2009, L’origine du capitalisme, Une étude approfondie, Lux Humanités.

Ostrom E., Ostrom V., 1977, « Public Goods and Public Choices”, in Savas E.S (sous la dir.), Alternatives for Delivering Public services, Boulder Westview press.

Stengers I., 2009, Au temps des catastrophes, résister à la barbarie qui vient, Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, Paris.

Weber L., 1997, L’Etat acteur économique, Economica, Paris.

NOTES

[1Les distinctions économiques sont sur ce point des héritages du droit civil romain et de sa division des biens selon leur nature.

[2Pour un exposé de la doctrine, voir Weber [1997].

[3Cf. Musgrave [1959], et sa présentation canonique par Paul Samuelson [1982, p. 224].

[4Science, 13 décembre 1968, disponible en ligne http://www.sciencemag.org/cgi/content/full/162/3859/1243

[5L’ouvrage désormais classique de Jared Diamond [2009] est symptomatique de la façon dont une certaine écologie entend répondre à l’objection de G.Hardin en se référant aux travaux d’Ostrom [ibid., p.843-844] : on tente de parer à l’argument de la « tragédie des communs » [ibid., p. 25, p.663] en mettant l’accent sur l’attitude responsable des « consommateurs » et non sur la co-production de règles. Cette approche révèle ainsi indirectement les limites de ces travaux.

[6On trouve cette typologie dès 1977 in Ostrom et Ostrom [1977].

[7La thèse de Michael Hardt et Toni Negri est précisément que le commun est spontanément produit par l’action de la multitude comme sa propre condition, de telle manière que l’Empire échoue à capturer ce commun continuellement produit [Hardt, Negri, 2004. Dans leur dernier ouvrage [2009], les deux auteurs valorisent à juste titre la lutte organisée dans la « Coordination pour la défense de l’eau » à Cochabamba en 2000 en soulignant le fait que, dans cette expérience, le commun est considéré « non comme une ressource naturelle mais comme un produit social » [Ibid., p. 111]. Toute la question est de savoir si ce « produit social » relève encore d’une production spontanée.

[8En ce sens, la traduction de commoners par « usagers » qui est retenue par Isabelle Stengers est malheureuse, même si elle s’accompagne de la distinction entre « usager » et « utilisateur » : un commoner est non un usager, mais le gardien en acte d’une intelligence collective, comme elle le montre d’ailleurs elle-même très bien [Stengers, 2009].