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Bruno Viard

Hommage à Jacques Viard (1920-2014)

Texte publié le 17 juin 2014

En 2000, la Revue du MAUSS a donné l’hospitalité à Jacques Viard dans son n ° 16 pour sa Préface à « Pierre Leroux et les socialistes européens ». Son fils Bruno, par ailleurs spécialiste de Paul Diel, a servi de relai entre Pierre Leroux et Marcel Mauss dans les articles parus dans les n° 8, 9, 11, 16.
Il lui rend ici hommage

Interprète infatigable du socialisme républicain initié par Pierre Leroux dans les années 1830 et continué par Charles Péguy, Jacques Viard est tombé sur son ordinateur, à 94 ans, au matin du 6 juin 2014, occupé à mettre la dernière touche à l’article qui paraîtra au mois de juillet dans Commentaire, Pierre Leroux, Charles Péguy et Rome. Né en 1920 à Remiremont, fils d’un officier artilleur, lui-même engagé volontaire en 1939 contre Hitler sans savoir « quel dictateur il détestait le plus, d’Hitler et de Staline, ni lequel allait triompher », Jacques Viard a placé Péguy et de Gaulle au faite de son Panthéon. Après guerre, il enseigna pendant quinze années le français, le latin et le grec à la khâgne de Marseille où il forma une génération de professeurs de lycée et d’Université sur lesquels il laissa une empreinte profonde. Il fut ensuite nommé au CNRS puis à l’Université de Provence où, jusqu’en 1987, il enseigna la littérature française des 19° et 20° siècles.

Après sa thèse consacrée à Charles Péguy (Klincksieck, 1969), le combat de sa vie fut de faire revivre la pensée prophétique de Pierre Leroux qui, loin de sombrer dans l’utopie, mit en garde les premiers socialistes contre les excès du collectivisme et le démon de l’organisation. Les relations de ce socialisme avec le marxisme-léninisme, d’une part, avec l’Église catholique d’autre part sont les deux points douloureux sur lesquels Jacques Viard revenait sans cesse. Il fit ses premières armes dans les années 50 et 60 : avant le Concile de Vatican II qui réconcilia l’Église avec la république et quand la plus grande partie de l’intelligentsia française était sous l’influence du stalinisme. Il polémiqua rudement contre Jean-Paul Sartre, contre Henri Guillemin, contre Madeleine Rebérioux.

Ancien élève des jésuites, Jacques Viard était passionné par les rapports du socialisme avec le christianisme. Marx avait rompu avec Pierre Leroux en 1844 sur la question religieuse. Pierre Leroux était sans pitié pour une Église catholique compromise avec les privilégiés de la noblesse et de l’argent, et complice du coup d’État du 2 décembre 1851, avant qu’elle se range contre Dreyfus, mais il était respectueux de la morale de l’Évangile destinée à se réaliser sur terre comme Saint-Simon l’avait proclamé en 1825. Il était aussi ouvert aux religions de l’Inde et de la Chine, et convaincu qu’aucun peuple ne pouvait vivre sans religion. Jacques Viard fit connaître Leroux au cardinal Henri de Lubac et se lia d’une véritable amitié avec le cardinal Jean Daniélou, lesquels jouèrent un grand rôle dans le Concile de 1965. Il a souvent raconté comment il découvrit l’ouvrage de Pierre Leroux De l’Humanité dans la bibliothèque du château de la comtesse d’Yvernois à Grambois et lut devant le cardinal étonné l’épigraphe de Saint Paul : « Nous ne faisons tous qu’un seul corps. » Le lien entre le socialisme républicain et le christianisme redevenait possible. Dit sous une autre forme, la fraternité exprimée par l’Évangile n’est pas différente de la fraternité de la devise républicaine.

Tout cela montre qu’il y eut en réalité deux guerres froides et que c’est sur deux fronts que Jacques Viard eut à combattre en faveur du socialisme républicain : contre la doxa marxiste-léniniste et contre la doxa catholique pré-conciliaire. Il parlait avec beaucoup d’admiration du « pape polonais », récemment canonisé, qui, en soutenant Solidarsnosc, a fait tomber, la première pierre de l’éboulis qui a fini par emporter tout le communisme soviétique.

Restée profondément atypique malgré le Concile Vatican II et la chute du mur de Berlin, la position de Jacques Viard constitue, comme celle de Leroux en son temps, un rond-point. Henri Heine disait que l’Encyclopédie nouvelle fondée et menée à bien par Leroux était à la pensée républicaine et socialiste ce que l’Encyclopédie de Diderot était à la pensée des Lumières.

Le 21° Bulletin de l’Association des Amis de Pierre Leroux, dont Jacques Viard fut le fondateur voici 30 ans, parut au mois de mars dernier. Son immense érudition et la vivacité d’une plume qui témoigne des blessures reçues au temps de la guerre froide, ne doivent pas tromper : le fond de sa pensée est empreint d’une dialectique originale héritée de Pierre Leroux qui repoussait avec la même vigueur, dès 1834, ce qu’il appelait le socialisme absolu et l’individualisme absolu, nous dirions le totalitarisme et le capitalisme, et, sur un autre plan, les nostalgies réactionnaires et les révolutions trop hâtives. Devant chaque problème, il commençait à tracer un triangle… Longtemps occultée, maintenant soutenue par Vincent Peillon, la pensée de Pierre Leroux remonte lentement à la surface, désormais facilement accessible grâce à l’Anthologie fournie en 2005 par les éditions Le Bord de l’Eau.

Sous le nom de pangermanisme, Jacques Viard repoussait aussi bien le « socialisme scientifique » que les buts de guerres allemands de 1914 et de 1939 au profit d’un socialisme moins français qu’européen et russe comme en témoigne son livre paru en 1982 aux Éditions Acte Sud, Pierre Leroux et les socialistes européens. Il consacra beaucoup d’efforts à mettre en évidence la transcription romanesque que fit George Sand de la pensée de Leroux, les querelles de ce dernier avec Hugo à Jersey, le fil souterrain qui relie Péguy à Leroux, ainsi que les affinités cachées entre Péguy et Proust. Proche du Luberon qu’il aimait tant et où, après la khâgne de Marseille, s’était réfugié ce qu’il appelait la dissidence provençale, le monde de Giono fut une autre passion de Jacques Viard qui mit en évidence la présence de la tradition quarante-huitarde dans le cycle du Hussard sur le toit.

Bruno Viard

Textes de Leroux lus sur la tombe de Jacques

Les végétaux se nourrissent et s’entretiennent aux dépens des minéraux qu’ils transforment en substances végétales, ou aux dépens de substances déjà végétalisées par d’autres végétaux. De même, les animaux se nourrissent de substances végétales ou de substances déjà animalisées par d’autres animaux. Il s’ensuit que la vie se nourrit de ses produits antérieurs.

De même, l’humanité ne se serait jamais élevée au-delà de son degré le plus brut, et pour ainsi dire le plus animal, si la vie humaine ne s’était pas greffée sur elle-même en se nourrissant des produits déjà accomplis par elle dans des générations antérieures.

Ainsi la simplicité de la loi que nous avons observée dans la nature physique se continue jusque dans la vie la plus immatérielle. Connaître, c’est réellement, en un certain sens, se nourrir de la vie d’un homme antérieur. De même que la vie animale s’entretient en s’assimilant des produits déjà animalisés, de même la vie humaine, la vie du moi, la vie spirituelle ou immatérielle s’entretient parce que les hommes s’assimilent les produits déjà spiritualisés par d’autres hommes, par d’autres générations.

Les siècles et les générations sont à l’humanité ce que les genres et les espèces sont à l’animal.

[…]

LIBERTÉ, FRATERNITÉ, EGALITÉ, sainte devise de nos pères… Qui l’a trouvée cette formule sublime ? qui l’a proférée le premier ? on l’ignore : personne ne l’a faite, et c’est tout le monde pour ainsi dire qui l’a faite. L’enthousiasme, dans les révolutions, met à nu et révèle les profondeurs de la vie, comme les grandes tempêtes mettent quelquefois à nu le fond des mers. Peut-être est-ce un homme des derniers rangs du peuple qui, dans l’exaltation du patriotisme, a le premier réuni ces trois mots qui ne l’avaient encore jamais été. En ce cas, il était fier et prêt à mourir pour sa patrie, comme un citoyen de Sparte ou de Rome, ce prolétaire, et ce fut pourquoi il s’écria : liberté. Mais entre Rome et nous, le christianisme avait passé, et le révolutionnaire français se souvint de celui que Camille Desmoulins appelait le sans-culotte Jésus ; son cœur lui fit donc proclamer un second commandement, la fraternité. Or il n’était plus chrétien, quoiqu’il admit la morale du Christ, et il fallait pourtant à son intelligence une croyance, un dogme. Le XVIIIe siècle n’avait pas non plus passé en vain ; cet homme avait lu Rousseau ; il proféra le mot d’égalité.

NOTES