Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Edgar Morin

Si j’avais été candidat...

Texte publié le 26 mai 2007

Comment redonner à la France un caractère « exemplaire » ? A quelques jours du second tour de la présidentielle, voici en forme de programme des propositions intellectuelles pour l’avenir

Chères concitoyennes et chers concitoyens, je dois d’abord rappeler que la France ne vit ni en vase clos ni dans un monde immobile. Nous devons prendre conscience que nous vivons une communauté de destin planétaire, face aux menaces globales qu’apportent la prolifération des armes nucléaires, le déchaînement des conflits ethnico-religieux, la dégradation de la biosphère, le cours ambivalent d’une économie mondiale incontrôlée, la tyrannie de l’argent, l’union d’une barbarie venue du fond des âges et de la barbarie glacée du calcul technique et économique.

Le système planétaire est condamné à la mort ou à la transformation. Notre époque de changement est devenue un changement d’époque.

Je ne vous promets pas le salut, mais j’indiquerai la longue et difficile voie vers une Terre Patrie et une Société Monde, ce qui signifie d’abord la réforme de l’ONU pour dépasser les souverainetés absolues des Etats-nations tout en reconnaissant pleinement leur autorité pour les problèmes qui ne sont pas de vie/mort pour la planète.

Je ferai tout mon possible pour donner à l’Europe consistance et volonté en y instituant une autonomie politique et militaire. Je lui présenterai un grand dessein : réformer sa propre civilisation en y intégrant l’apport moral et spirituel d’autres civilisations ; contribuer à un nouveau type de développement dans les nations africaines ; instituer une régulation des prix pour les produits fabriqués à coût minime dans l’exploitation des travailleurs asiatiques ; élaborer une politique commune d’insertion des immigrés ; enfin et surtout en faire un foyer exemplaire de paix, compréhension et tolérance ; dans ce sens, intervenir au Darfour, en Tchétchénie, au Moyen-Orient et prévenir la guerre de civilisations.

En ce qui concerne la France. Je ne formulerai pas un programme, inopérant dans les situations changeantes ; je définirai une stratégie qui tienne compte des événements et des accidents. Pour l’immédiat je susciterai deux rencontres entre partenaires sociaux, l’une sur l’emploi et les salaires, l’autre sur les retraites.

Je constituerai deux comités permanents visant à réduire les ruptures sociales :

1) un comité permanent de lutte contre les inégalités, qui s’attaquera en premier lieu aux excès (de bénéfices et rémunérations au sommet) et aux insuffisances (de niveau et qualité de vie à la base) ;

2) un comité permanent chargé de renverser le déséquilibre accru depuis 1990 dans la relation capital-travail.

Etant donné l’intégration vitale d’une politique écologique, je constituerai un troisième comité permanent qui traitera des transformations sociales et humaines qui s’imposent.

J’indiquerai la voie d’une politique de civilisation qui ressusciterait les solidarités, ferait reculer l’égoïsme, et plus profondément reformerait la société et nos vies. De fait, notre civilisation est en crise. Là où il est arrivé, le bien-être matériel n’a pas nécessairement apporté le bien-être mental, ce dont témoignent les consommations effrénées de drogues, anxiolytiques, antidépresseurs, somnifères. Le développement économique n’a pas apporté le développement moral. L’application du calcul, de la chronométrie, de l’hyperspécialisation, de la compartimentation au travail, aux entreprises, aux administrations et finalement à nos vies a entraîné trop souvent la dégradation des solidarités, la bureaucratisation généralisée, la perte d’initiative, la peur de la responsabilité.

Aussi je réformerai les administrations publiques et inciterai à la réforme des administrations privées. La réforme vise à débureaucratiser, déscléroser, décompartimenter, et donner initiative et souplesse aux fonctionnaires ou employés, à offrir bienveillance pour tous ceux qui doivent affronter les bureaux. La réforme de l’Etat se ferait non par augmentation ou suppression d’emplois, mais par modification de la logique qui considère les humains comme objets soumis à quantification et non comme êtres dotés d’autonomie, d’intelligence et d’affectivité.

Je proposerai de revitaliser la fraternité, sous-développée dans la trilogie républicaine Liberté-Egalité-Fraternité. Tout d’abord, je susciterai la création de Maisons de la Fraternité dans les diverses villes et dans les quartiers des métropoles comme Paris.

Ces maisons regrouperaient toutes les institutions à caractère solidaire existant déjà (Secours populaire, Secours catholique, SOS Amitié, etc.) et comporteraient de nouveaux services voués à intervenir d’urgence auprès des détresses, morales ou matérielles, à sauver du naufrage les victimes d’overdose de drogue ou de chagrin. Ce seraient des lieux d’initiatives, de médiations, de secours, d’information, de bénévolat et de mobilisation permanente.

En même temps, il faudrait instituer un Service civique de la Fraternité qui, présent dans les Maisons de la Fraternité, se vouerait de plus aux désastres collectifs, inondations, canicules, sécheresses, etc., non seulement en France mais aussi en Europe et Méditerranée. Ainsi la fraternité serait profondément inscrite et vivante dans la société reformée que nous voulons.

Dans notre conception de la fraternité, les délinquants juvéniles sont non des individus abstraits à réprimer comme les adultes, mais des adolescents à l’âge plastique où il faut favoriser les possibilités de rédemption. Nous considérons les immigrés non comme des intrus à rejeter, mais comme des frères issus de la pire misère, celle qui a été créée à la fois par notre colonisation passée et par ce qu’a entraîné dans leurs pays l’introduction de notre économie en détruisant les polycultures de subsistance et en déportant les populations agraires dans le dénuement des bidonvilles urbains

Comme le cours actuel de notre civilisation privilégie la quantité, le calcul, l’avoir, je m’emploierai à une vaste politique de la qualité de la vie. Dans ce sens, je favoriserai tout ce qui combat les multiples dégradations de l’atmosphère, de la nourriture, de l’eau, de la santé. Toute économie d’énergie doit constituer un gain de santé et qualité de vie. Ainsi, la désintoxication automobile des centres-villes se traduira par la diminution des bronchites, asthmes et maladies psychosomatiques. La désintoxication des nappes phréatiques réduira l’agriculture et l’élevage industriels au profit d’une ruralité fermière, laquelle restaurera la qualité des aliments et la santé du consommateur.

La réduction des intoxications de civilisation - dont l’intoxication publicitaire, qui prétend offrir séduction et jouissance dans et par des produits superflus -, du gaspillage des objets jetables, des modes accélérées qui rendent obsolètes les produits en un an, tout cela doit nous conduire à renverser la course au plus au profit d’une marche vers le mieux, et s’inscrire dans une action continue en faveur de deux courants amorcés qu’il faut développer : la réhumanisation des villes et la revitalisation des campagnes. Cette dernière comporte la nécessité de réanimer les villages par l’installation du télétravail, le retour de la boulangerie et du bistro.

En matière d’emploi, j’instituerai des aides à la création et au développement de toute activité contribuant à la qualité de la vie. La politique des grands travaux que je proposerai pour développer le ferroutage, élargir et aménager les canaux et créer des ceintures de parkings autour des villes et autour des centres-villes permettra à la fois de créer des emplois et d’accroître la qualité de la vie. Les dépenses qu’elle nécessitera seront compensées en quelques années par la diminution des maladies socio-psycho-somatiques provoquées par stress, pollutions et intoxications.

En matière d’économie, j’agirai pour une économie plurielle, qui est en gestation sur la planète de façon dispersée, et dont les développements permettraient de surmonter la dictature du marché mondial. En France l’économie plurielle, qui comportera les grandes firmes mondialisées, développera les petites et moyennes entreprises, les coopératives et mutuelles de production et/ou consommation, les métiers de solidarité, le commerce équitable, l’éthique économique, le microcrédit, l’épargne solidaire qui finance des projets de proximité, créateurs d’emplois. Le développement d’une alimentation de proximité qui ne dépend plus des grands circuits intercontinentaux nous fournira des produits de qualité fermière et de plus nous préparera à affronter les éventuelles crises planétaires.

En ce qui concerne l’éducation, la mission première a été formulée par Jean- Jacques Rousseau dans l’Emile : « Je veux lui apprendre à vivre. » Il s’agit de fournir les moyens d’affronter les problèmes fondamentaux et globaux qui sont ceux de chaque individu, de chaque société et de toute l’humanité.

Ces problèmes sont désintégrés dans et par les disciplines compartimentées. Ainsi, pour commencer, j’instituerai une année propédeutique pour toutes les universités sur : les risques d’erreur et d’illusion dans la connaissance ; les conditions d’une connaissance pertinente ; l’identité humaine ; l’ère planétaire que nous vivons ; l’affrontement des incertitudes, la compréhension d’autrui et enfin les problèmes de civilisation contemporaine.

L’élan pour la grande réforme surgira des profondeurs de notre pays quand il percevra qu’elle prend en charge ses besoins et ses aspirations. Car, sclérosé dans toutes ses structures, le pays est vivant à la base. Le changement individuel et le changement social seront inséparables, chacun seul étant insuffisant. La réforme de la politique, la réforme de la pensée, la réforme de la société, la réforme de la vie se conjugueront pour conduire à une métamorphose de société. Les futurs radieux sont morts, mais nous ouvrirons une voie pour un futur possible.

Cette voie, nous pouvons nous y avancer en France, espérer la faire adopter en Europe. Et, faisant de nouveau de la France un exemple, elle apportera l’espérance d’un salut planétaire.

Edgar Morin, Sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS, président de l’Agence européenne pour la culture (Unesco). Article initialement paru dans le journal Le Monde du 24 avril 2007

NOTES