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Stéphane Haber

Sociologies de l’individu et approches psychanalytiques : quelques convergences thématiques et méthodologiques

Texte publié le 15 septembre 2014

Publié dans la version électronique de La Revue du MAUSS Semestrielle, n°37, « Psychanalyse, philosophie et science sociale », premier semestre 2011.

Pour une sociologie de l’individualité telle que la recherche contemporaine en dessine les contours et les enjeux [1], un rattachement aux approches psychanalytiques ne semble pas vraiment s’imposer [2]. La relative spécificité des formes historiques d’individuation et d’individualisation en fonction desquelles les travaux contemporains en sciences sociales s’orientent spontanément, assez différentes de celles qui constituèrent l’arrière-plan des théories et des pratiques psychanalytiques classiques, n’explique pas tout [3]. Plus déterminant s’avère le fait que, théoriquement, les hybridations sociologico-psychanalytiques, qui ont occupé une place importante dans les sciences humaines du siècle dernier, se sont plutôt développées dans un cadre fonctionnaliste contraignant dont le concept d’intériorisation occupait le centre. En bref, l’on attendait des analyses freudiennes et postfreudiennes qu’elles puissent expliquer concrètement – et cela voulait dire : en remontant à la première enfance, à ses passivités et à ses promiscuités caractéristiques – la manière dont, à partir de la matière première offerte par le nouveau-né, la société fabriquait ce que, majoritairement, la sociologie d’alors voulait que l’individu fût – essentiellement un réceptacle de normes et de valeurs intégratrices empruntées au milieu ambiant et vouées à se reproduire à l’identique grâce à lui [4]. Anti-intellectualiste, relationnaliste, naturaliste même, la théorie freudienne du développement enfantin – dont le complexe d’Œdipe constitue l’épisode-clé – semblait apte à compléter ou à remplacer les motifs d’allure fortement spéculative issus du durkheimisme (l’exposition aux courants impersonnels et à la conscience collective, les effets psychiques de l’appartenance aux groupes), ou encore l’objectivisme d’une anthropologie longtemps centrée sur les lois de la parenté, par des descriptions plus précises (les corps manipulés, les besoins élémentaires satisfaits, canalisés ou réprimés, l’univers des premières dépendances affectives, la socialité domestique perçue dans l’ensemble de son déploiement), sans que l’on ait besoin d’une mise en cause de ses présupposés constitutifs. Il est bien compréhensible que les sociologues d’aujourd’hui cherchent à éviter ces erreurs d’orientation manifestes qu’explique la longue persistance d’un schème hylémorphique écrasant associé à une conception autoritaire-patriarcale de la vie sociale.

Dans cet article, nous souhaiterions cependant montrer que, dans certaines de ses voies, les plus audacieuses, l’évolution récente de la théorie psychanalytique a secrètement préparé (involontairement, selon toute vraisemblance) une approche plus fine, et aussi une appréciation plus positive, de l’individualité et de l’individualisation. En décrivant brièvement le contenu de cette approche, nous voudrions suggérer qu’elle pourrait entrer en résonance avec les travaux contemporains (d’ailleurs pas tous convergents entre eux) relevant de la « sociologie de l’individu ».

Pour la présenter en quelques mots, cette conception décentrée, qui infléchit sans les renier les conceptions freudiennes, implique que le psychisme, sous sa forme individualisée, se définisse par ses liens objectaux (et pas d’abord par une essence interne, par des pulsions ou par des relations intrapsychiques entre instances). Ces liens, qui s’expriment à la fois dans les dispositions et dans les engagements vivants, sont irréductiblement pluriels ; ils n’appellent pas par eux-mêmes la simplification rassurante qu’apporterait le passage au cramponnement névrotique à l’Objet absolu ou l’intériorisation irréversible de celui-ci. Au contraire, la sécurité que procurent l’intérêt pour les objets et l’attachement aux objets (au sens large : les personnes, les choses, les éléments de la vie sociale et culturelle, les possibilités inhérentes au soi), doit être conçue, circulairement, comme la condition d’un approfondissement et d’une multiplication des liens objectaux ultérieurs, selon une dynamique qui manifeste certains des signes de la santé. Ainsi, l’individualisation entendue comme contrecoup d’une vie libérée de la référence à l’Objet (au singulier), enrichie auprès de ses objets (selon des compositions variables et singulières), apaisée et-ou tonifiée par eux, n’apparaît-elle pas en elle-même comme la conséquence d’un narcissisme délétère ou d’une mégalomanie affligeante au terme de laquelle le sujet en viendrait à oublier ses dépendances et ses appartenances. À certaines conditions, cette individualisation constitue un champ d’expression possible pour la vitalité inhérente au psychisme lui-même, vitalité dont la socialisation constitue l’une des dimensions ou l’un des modes privilégiés.

Une séquence du développement freudien : du tournant narcissique à la formulation de la « seconde topique » (1914-1923)

Historiquement, l’idée de définir le psychisme individuel à partir de la fréquentation d’objets et des effets de cette fréquentation (attachement, intérêt, interaction et interdépendance, apaisement et stimulation de soi) n’a pas été d’emblée constitutive du freudisme. On sait même que l’essentiel des approches du développement enfantin depuis Freud a eu pour intention d’établir que l’univers des relations interpersonnelles est à la fois plus précoce, plus profond et plus complexe que ne le supposait l’auteur de L’interprétation du rêve [5], qui, au moins jusqu’à un moment tardif de sa carrière intellectuelle, eut tendance à prêter aux premières phases de la vie humaine individuelle un monadisme obstiné dans lequel autrui (exemple privilégié d’objet, s’il en est) n’intervient que comme un facteur contingent de satisfaction ou d’éconduction des pulsions. L’absence originelle de non-moi (et l’on sait que, contrairement à celle d’un Husserl, l’ontologie freudienne n’admet pas de séparation forte entre les objets inanimés, les vivants et les personnes humaines – d’où la polyvalence de la notion d’objet en psychanalyse), Freud la formule en 1911 de manière frappante en évoquant la nature hallucinatoire de notre rapport archaïque à la réalité extérieure du monde [Freud, 1998, p. 135-144]. Tardif, fragile, le « principe de réalité », corrélat ontogénétique de la dissolution du complexe d’Œdipe, constitue une difficile conquête territoriale (laquelle n’aboutit d’ailleurs qu’à la formation d’enclaves) dont les succès souhaitables indiquent rétrospectivement à quel point la vie humaine commence sans les objets, à quel point elle n’est pas initialement ou fondamentalement de l’ordre de l’être-au-monde.

Le dépassement de cette position suppose le rejet du dualisme qui oppose l’autoconservation aveugle, fermée et répétitive, et la sexualité expansive, capable d’accrocher autrui à ses devenirs indéterminés. Historiquement, il intervient avec l’introduction de la problématique narcissique. Ce qui intéresse Freud dans le narcissisme, c’est, en effet, autant un moment du développement ou même une structure prototypique exprimant le monadisme tendanciel du psychisme individuel que l’ampleur et la richesse des phénomènes qui illustrent la puissance inspiratrice de cet amour pour une série très large de faits psychiques. D’où le caractère paradigmatique de l’interprétation de l’homosexualité [Freud, 2000, p. 93] : autant que témoignage d’un retard évolutionnaire (la position freudienne classique), celle-ci manifeste désormais la capacité positive, créative, propre à la fascination pour soi, à faire passer l’amour solitaire de soi à l’état d’amour de l’autre, donc à franchir allégrement la frontière entre le même et l’autre et, ainsi, à la relativiser. Ce qu’invente le texte de 1914, c’est donc, pratiquement, le statut psychique de l’objet en général : nous pouvons investir un objet et nous définir par lui parce que nous nous retrouvons en lui ; car, paradoxalement, le fait de s’y retrouver prouve à lui seul, en retour, l’essentialité de l’objet en général, sa puissance d’attraction sur les structures immanentes et autocentrées du psychisme. L’amour de soi est en tout cas moins l’indice d’une fermeture qu’une sorte de réserve d’énergie destinée à se projeter, au gré des rencontres, sur des phénomènes qui ressemblent au sujet, ne sont pas lui. Puisque, réciproquement, l’une des thèses de l’essai de 1914 est que l’amour de soi, chez l’adulte, se trouve médiatisé par les objets (via l’idéal du moi), on peut même dire que la réflexion freudienne se porte désormais spontanément vers la zone d’échange entre sujet et objet, et en premier lieu vers l’objet conçu comme condition d’agrandissement et d’enrichissement pour le sujet.

Dans Le Moi et le ça (1923), le moi, que définit primordialement la motricité, se présente comme la partie du psychisme qui, relativement, comparativement aux autres, se trouve plus ouverte sur le réel (monde objectif et, accessoirement, monde social), donc plus perméable aux différentes manifestations, contraignantes par leur altérité, du réel. Il est certes placé en même temps dans l’obligation de prendre en considération les exigences des composantes apparemment aveugles de l’appareil psychique dont il fait partie, à commencer par le ça, justement caractérisé, chez Freud, par son indifférence au réel. Mais l’essentiel demeure que, en vertu de sa nature propre, le moi effectue certaines opérations inconscientes (défense, refoulement, consentement, inhibition, modération…) par lesquelles les impulsions issues des parties « périphériques » (non moïques) du psychisme prennent une signification dans la perspective du rapport au réel, opérations qui deviennent, de ce fait, constitutives d’un caractère personnel et, sous un autre point de vue, peuvent s’évaluer selon leur ou plus moins grande distance à l’idéal de rationalité. La perception, corrélat de la motricité, ne semble donc pas fondamentalement ici être isolée d’opérations plus complexes par lesquelles des parties du monde se voient assimilées et-ou intériorisées. Le moi devient ainsi, sur cette base, une « personne » qui se développe, acquérant un « caractère », en s’identifiant à certains objets, et c’est cela qui relie le thème psychologique du moi-instance au problème intuitif de l’individu singulier comme objet de connaissance, thème de récits et de descriptions, etc. [6]. C’est donc surtout par le détour d’une hypothèse sur la formation du caractère que la « seconde topique » se trouve déjà marquée par la tendance « réaliste » qu’invoqueront contre elle les théoriciens de la relation objectale tels que J. Bowlby [2002-2007], pour qui la psychanalyse classique, sous l’emprise d’un naturalisme pulsionnaliste, a gravement manqué l’importance et la profondeur des liens interpersonnels.

Cependant, ce qui donne raison à ces théoriciens, c’est que, même si les opérations intrapsychiques restent conçues dans l’horizon de la présence au monde, Freud ne s’arrête quasiment pas sur les objets et sur le rapport aux objets eux-mêmes. Entre la conception biologisante de la dépense musculaire dans la motricité, conçue comme le medium naturel, premier, de l’intervention de l’agent dans le monde, et le thème très général du « principe de réalité », il est peu question dans le texte de 1923 de la manière dont s’articule le rapport au réel dans sa texture concrète, c’est-à-dire de la manière dont la réalité objective (celle du « principe de réalité » justement) se trouve investie, accouplée au sujet, accrochée à son existence jusqu’au point où se dégagent les conditions de l’individuation-socialisation : le lien entre objet (primordialement : de la pulsion) et réalité n’est pas élaboré. Encore moins y découvrira-t-on l’occasion de deviner que ce principe n’exprime pas tant, comme semble bien le penser Freud, la capitulation du psychique devant une force supérieure à lui qu’un mouvement positif, voire créatif, qui, dans l’ordre interpersonnel, pourrait par exemple s’assimiler à celui de la reconnaissance et de l’interaction réciprocitaire en général, conçue dans sa productivité propre. Même sous un angle très particulier (celui de l’objet intériorisé), le thème de l’introjection semblerait pourtant pouvoir guider une telle orientation théorique. Mais il n’intervient dans les faits que dans un contexte assez étroit, celui de l’analyse du complexe d’Oedipe. Du coup, le fil conducteur de la théorie de l’individuation se voit abandonné.

Bref, selon les formulations les plus synthétiques que l’on trouve dans Le Moi et le ça, malgré le rôle éminent qu’y joue la théorie de l’identification (et de l’introjection en général), la construction du psychisme semble s’effectuer en fonction du principe de réalité en général, tel qu’il est censé s’enraciner dans la motricité en se liant à une contrainte d’adaptation, non en fonction d’une orientation vers l’objet déterminé, pris dans la diversité de ses instanciations – une double orientation que la phénoménologie husserlienne avait, au contraire, adoptée, bien qu’en la restreignant à l’élément de la conscience –, donc vers un « réel » plus articulé et différencié, un réel au détail, plus capable, comme tel, de servir de référence et de soutien au processus d’individuation – un réel compris en tant que formateur des conditions concrètes de vie. C’est ainsi, du moins, que l’on peut interpréter le choix freudien de conclure (ch. V) l’ouvrage de 1923 par une théorie des « dépendances » très englobante, théorie selon laquelle le monde extérieur (dont le monde humain-social fait partie) n’apparaît que comme une source particulière de contrainte s’exerçant sur le moi, plutôt que par une version quelconque d’une approche du psychisme orientée par le thème du rapport positif au milieu ou à autrui. L’horizon de la métabiologie psychanalytique demeure ici, en quelque sorte, darwinien, au sens très vague où, selon l’inspiration d’une idéologie scientifique qui a trouvé à se renouveler au contact de L’origine des espèces, la logique profonde de l’organisme s’y dérive, en dernier ressort, du rapport à un environnement perçu comme menaçant dans le cadre de la concurrence vitale.

Détermination de l’objet

Il est frappant cependant que Freud, quelques mois seulement après Le Moi et le ça, ait esquissé une sorte de réhabilitation métapsychologique de l’objet sans éprouver le besoin de réviser le principe d’une topique tripartite (ça, moi, surmoi).

L’une des fins que se propose Inhibition, symptôme, angoisse (1926), texte destiné en partie à rectifier certaines partialités de son essai de 1923, consiste à reprendre la théorie de l’Angst (l’anxiété angoissante). Freud cherche à y préciser l’image du « sujet » qui se dégage de l’observation d’une série de phénomènes allant de l’inhibition à l’angoisse. Ainsi, si nous comprenons l’inhibition comme l’empêchement ou la limitation du champ d’expression d’une fonction vitale (la nutrition, la locomotion ou la sexualité, par exemple) et si nous comprenons l’anxiété angoissante comme le résultat d’une crainte durable et profonde de la perte de quelque objet, le point commun de ces deux manifestations se dégage clairement, explique-t-il. Elles expriment différemment, avec un degré de gravité distinct, l’infléchissement d’une vitalité qui, dans des conditions normales, se traduirait immédiatement par l’investissement d’un objet, par la constitution de soi comme être-avec-l’objet. En simplifiant un peu, on peut donc affirmer que « l’inhibition » et « l’anxiété angoissante » forment pour Freud, en 1926, deux stades d’une sorte de désobjectivation, de prise de distance avec ou de l’objet, prise de distance réelle ou simplement possible (sous la modalité de la crainte), mais qui, dans les deux cas, retentit sur l’état thymique et le tonus de l’individu, bref sur sa « santé ».

L’originalité de telles considérations par rapport à la métapsychologie qui se dégageait de Le Moi et le ça est double. D’une part, Freud défend plus nettement désormais l’hypothèse selon laquelle le moi-sujet est moins cette instance bousculée par les puissances périphériques du ça (et du surmoi) qu’un support vulnérable de relations à l’objet. Par là, et c’est là un des thèmes les plus surprenants d’Inhibition, symptôme et angoisse, il peut être considéré comme « autonome » – en un sens qui doit cependant rester compatible avec les découvertes synthétisées dans la première topique. Non pas, donc, au sens d’une marge de libre-arbitre miraculeusement dégagée par le retrait des déterminismes naturels ou psychiques, mais au sens plus raisonnable où c’est son organisation propre (un caractère lié à une histoire sienne) – par différence avec la pression actuelle exercée par les instances périphériques – qui explique la structuration de ces rapports complexes à l’objet qui le définissent [7]. Comme on le voit, la position de l’individu, au sens banal de ce dont nous prenons connaissance grâce à des portraits et à des récits dans lesquels se disent et la singularité d’une expérience et la prégnance de contextes ou de conditions de vie, s’en trouve renforcée, ce que seule une lecture dogmatique autoriserait à interpréter comme une régression théorique par rapport à la « découverte de l’inconscient ». C’est ainsi que se trouve explicité l’enjeu du passage du « moi » encore impersonnel de « Pour introduire le narcissisme », pur agent ou pur bénéficiaire d’investissements objectaux, au moi personnel, individuel, que l’on trouve dans Le Moi et le ça : il s’agit d’un moi qui s’est enrichi d’identifications successives, qui s’est constitué historiquement par un jeu complexe d’introjections et d’intériorisations.

D’autre part, ces considérations impliquent une nette réévaluation de l’objet dans le cadre de la seconde topique. Dans toute sa carrière antérieure, Freud s’en était tenu à la conception naturaliste selon laquelle l’anxiété angoissante (Angst) devait s’expliquer par le fait que la non-utilisation d’une certaine part de la pulsion sexuelle induisait des effets de tension persistants et obscurs. De brefs passages du texte de 1923 infléchissent déjà cette position : l’Angst s’y voyait rattachée à l’existence d’instances (tel le surmoi) exerçant une pression constante sur un moi qui craint de ne pas être à la hauteur, le pulsionnel n’étant là que pour alimenter ces rapports énergétiques et affectifs. Comme souvent dans la fin de l’ouvrage, l’extrapsychique (le monde réel) n’était ainsi abordé que sur la base d’une comparaison, voire d’une assimilation, avec l’intrapsychique (le surmoi et le ça), ce qui lui conférait une consistance forte, bien que dérivée. Mais, en 1926, dans Inhibition, symptôme, angoisse, la situation se simplifie, puisque l’affect en question se trouve principalement associé à l’expérience d’une séparation d’avec l’objet privilégié – expérience qui, du coup, n’exprime plus seulement le déplaisir d’être placé à distance d’une source de satisfactions d’origine physiologique ou, pire, une crainte de punition, mais la tristesse spécifique issue de la rupture d’un lien qui réconfortait. L’anxiété angoissée devient donc, en son fond, crainte de séparation, et la profondeur de cet affect dans la vie psychique humaine révèle par contrecoup la force du lien objectal en général [8].

La conséquence métapsychologique de cette évolution doctrinale est claire. Elle consiste dans l’atténuation du principe « postdarwinien », prégnant depuis les Études sur l’hystérie, selon lequel le monde extérieur doit d’abord être considéré comme une menace qui s’exerce à l’encontre de l’intégrité de l’organisme et donc du psychisme. Bref, elle va dans le sens, certes à partir d’un thème particulier, d’une réévaluation de l’objet (ou encore du monde, symbolisé par les personnes domestiques, qui conservent ici leur primauté) et de sa signification psychique.

La révision greenienne

Plaçons-nous maintenant à l’un des aboutissements contemporains de la tendance réaliste, objectalocentrique, initiée par Freud.

On sait que, d’après André Green, il convient de sortir du dualisme rigide qu’un auteur tel que Fairbairn [1999] avait contribué à établir en affirmant que la pulsion n’est pas pleasure seeking, mais plutôt object seeking – et aussi de cesser de concevoir « l’objet » selon une téléologie « génitale » et hétérosexualiste abusive que le même Fairbairn avait reconduite sans la moindre réserve critique, comme pour mieux enraciner dans le réel (ou plutôt dans un fantasme médical et orthopédique de réalité) ce nouvel objectalocentrisme que, l’un des premiers, il tentait de formuler. Au niveau de la pulsion comme au niveau des relations objectales qui se superposent à lui, les choses, affirme le psychanalyste français, semblent plus mélangées.

A. Green tire ainsi la critique du modèle de la satisfaction comme suppression d’une tension organique dans le sens, non pas d’un antinaturalisme, mais d’un certain privilège de l’oralité qui doit nous préserver de l’évolutionnisme facile (la succession des stades), aussi bien que de la division freudienne trop forte entre l’univers du besoin instinctif (de nourriture par exemple) et l’univers des faits extranaturels, étayés sur la sexualité, qui, seuls, seraient psychiquement signifiants. Car ce sont de telles dualités qui ont pu donner l’occasion à K. Abraham de traduire, bien que sous un aspect très particulier, la théorie psychanalytique dans un cadre théorique marqué par l’évolutionnisme biologisant (« oral, anal, génital ») dans lequel l’objet n’a aucun rôle déterminant, accomplissant ainsi l’une des tendances du freudisme, celle qui accorde une large autonomie de structure à l’univers pulsionnel pris en lui-même, abstraction faite de ses devenirs organico-psycho-sociaux, et fait de l’objet l’aspect le plus contingent, le plus indifférent, de la pulsion, cette contingence étant la meilleure illustration de sa souplesse essentielle. La zone érogène et son excitabilité propre écartent alors du champ de visibilité de la théorie l’objet mondain, mais aussi les prises et les intentionnalités qui lui correspondent. On voit que la tendance opposée, la tendance internaliste, celle, minoritaire chez Freud, qui s’exprime au moment où les Trois essais parlent bien de l’objet comme d’un élément constitutif de la pulsion, ne peut guère se rétablir que sur des bases renouvelées. Car il ne faut plus seulement définir, comme le fait Le Moi et le ça, le moi par l’accès à la motricité sous les auspices du principe de réalité, sans dire comment s’opère concrètement la synthèse, le passage de la réalité à l’objet singulièrement investi, en ne s’intéressant donc qu’aux présuppositions intrapsychiques d’un tel mouvement, ce qui implique assurément une focalisation excessive sur le modèle du déclenchement moteur sous la pression d’un stimulus.

C’est ainsi que, d’après A. Green, il existerait des couplages nécessaires, non seulement entre tel aspect de la sexualité et tel aspect de l’autoconservation, mais aussi entre la présence de tel objet et la satisfaction de telle pulsion. Le plaisir se comprendrait alors comme un renforcement tonique de soi qui se rattache conjointement à la présence d’un objet déterminé et à l’effet de « détente » ou de « délestage » apaisant que procure la satisfaction d’une tendance (pulsionnelle dans ses racines les plus profondes, même si elle ne s’y réduit pas) à laquelle on répond. Green envisage, dans ce sens, de promouvoir dans la théorie psychanalytique une sorte de « paradigme du sein » sans que, comme c’est arrivé chez un auteur tel que Fairbairn, cette orientation implique le sacrifice de la pulsion « naturelle » au nom de l’objet.

Que la théorie des relations d’objet renvoie toujours en fin de compte au sein, il n’y a pas lieu de s’en étonner. Non seulement parce que cette théorie prétend s’adresser aux couches du psychisme plus archaïques que celles qui sont en cause dans la névrose, mais peut-être parce qu’il faut mieux penser les relations existant entre fonction sexuelle et fonction nourricière. L’intérêt d’une théorie du sein – de l’objet comme sein – ne vient pas du souci de rendre compte des stades les plus précoces du développement, mais peut-être du désir de métaphoriser la fonction nourricière. […]

Le cas du sein est évidemment très privilégié parce qu’il est à la fois objet du besoin et du plaisir et qu’il est rattaché aux pulsions d’autoconservation et aux pulsions sexuelles.

Il ne s’agit pas de renverser les rapports entre sexualité et oralité. En tout état de cause, l’oralité et le rapport nourricier font partie de la sexualité infantile. Il serait plutôt question de situer l’appétitivité – l’orexis – au centre de la sexualité et de faire pleinement la place à une théorie qui verrait dans la satisfaction pulsionnelle moins la décharge d’une pulsion qu’une relation nourricière qui donne au moi le sentiment d’une plus grande plénitude [Green, 1995, p. 30-31].

Dans ces conditions, grâce auxquelles la notion d’objet peut s’élargir considérablement et se pluraliser du même coup, en effet, nulle obligation d’absolutiser une théorie de la « relation d’objet » à laquelle on attribuerait la tâche de rompre une fois pour toutes avec l’idée d’un moi-centre et avec le vieux naturalisme freudien de la pulsion – pour lequel, à la limite, tout objet est bon (ils sont tous interchangeables, on peut toujours passer à autre chose) pourvu que la pulsion, en sa souplesse infinie, se satisfasse. Mieux vaut, en partant du paradigme nutritif, s’employer à montrer comment le psychisme est tissé de relations (avec les objets partiels, puis avec les objets complets, c’est-à-dire les personnes de l’entourage, mais aussi avec des objets internes ou avec des objets matériels au sens banal, en tant que tout cela communique souterrainement) et non d’instincts ou de poussées aveugles que l’on accepte ou que l’on réprime selon les cas. Il n’est plus question, alors, de l’Objet absolu, que d’interminables querelles déclarèrent, dans l’histoire de la théorie psychanalytique, soit accessible (sous la figure matricentrique de la possession définitive du bon Objet ou de l’attachement censé procurer béatitude et sécurité psychique sur le long terme) soit tragiquement inaccessible (Lacan), mais d’un devenir organico-psychique, sans trajectoires ni buts assignés à l’avance – un devenir des pulsions qui les confrontent à des mondes d’objets divers (choses, personnes, ressources du monde propre et du monde social) avec lesquelles les poussées, les tendances et les mouvements inhérents à la corporéité du psychisme s’associent en composés contingents, inattendus, au gré des circonstances, des connexions et des métamorphoses. Ainsi s’aperçoit-on après coup que, en conférant une place centrale au phénomène identificatoire et introjectif [9] (mentionné, mais encore sous-évalué dans « Pour introduire le narcissisme ») dans la formation du moi (et pas seulement de l’idéal du moi), Le Moi et le ça engageait deux transformations théoriques conjointes, que symbolise la topique bien comprise : d’une part, l’objet se pluralisait discrètement (il n’était plus seulement un décalque du moi, comme en 1914, mais couvrait virtuellement tout le champ du réel) et, de l’autre, le moi lui-même ne consistait plus seulement en un agent ou en un bénéficiaire anonyme d’investissements, mais un être personnel, biographique et caractérologique (un individu). Au confluent de ces deux transformations, une théorie du caractère redevenait discrètement pensable.

Déjà, la nouvelle théorie des pulsions des années 1920, dans son langage propre, aurait dû interdire toute approche solipsiste du psychisme, si l’on se place dans la perspective greenienne. Car en passant de la sexualité à l’Amour, l’on allait aussi déjà de la pure tension à la satisfaction organique solipsiste à l’union avec l’objet, ou, plus précisément, l’on suggérait l’indissociabilité des deux phénomènes, la satisfaction et l’accès. En conséquence, pas plus que l’inverse d’ailleurs, il n’y a plus lieu pour le théoricien de privilégier autrui (ou le social) par rapport au naturel, plus précisément, par rapport à la pression organique propre à la force vitale en moi, qu’elle tende à l’autoconservation ou bien aux divers développements rendus possibles par la sexualité. L’importance, génétique et structurelle, de l’oralité et de la relation au sein qui s’y rattache invite plutôt à saisir la complémentarité des deux approches.

C’est encore ce modèle qui est l’œuvre dans les stratégies visant à compenser la perte de l’objet ou l’altérité de l’objet. Green le souligne volontiers : il est bien évident que Freud reste insensible à la tendance que l’on prête habituellement, à tort ou à raison, aux approches « cartésiennes » du sujet, celles qui soulignent et absolutisent l’autonomie, la puissance et la maîtrise auxquelles il a droit. Dès les Trois essais, il suggère, au contraire, que le propre de l’objet est de pouvoir s’absenter, échapper, faire défaut et, surtout, il indique fermement que la relation objectale en général se modèle sur ces absences ou sur leur possibilité. Son propos consiste à enraciner le dynamisme du psychisme dans une recherche de compensations, ce qui rattache pour toujours, en quelque sorte, la positivité de la vie désirante à la négativité de la perte, fait primitif, signe d’une dépossession originaire presque déjà marquée par la pulsion de mort.

C’est ainsi qu’il faut comprendre la série des phénomènes que le fondateur de la psychanalyse a interprétés comme des tentatives pour constituer un objet interne, imiter l’objet perdu afin de le garder en vie magiquement ou maintenir en soi, sous la forme d’une « instance », une relation objectale dépassée. C’est la série freudienne bien connue : incorporation, introjection, identification, projection. Correctement comprise, l’existence de cette série permet de conclure que ce qui est capable d’intéresser la psychanalyse en tant que théorie des conditions de la formation du sujet et de l’individuation – au-delà d’une genèse des parties inconscientes du moi –, c’est moins la dépendance interpersonnelle que les conduites d’un sujet face à des objets, en tant que solidaires de la différenciation et de l’individuation du moi [10]. Le rapport à l’objet, un objet qui n’est plus simplement un non-moi, est devenu constitutif de certains mécanismes psychiques, le signe d’une adhésion pulsionnelle à l’objet déterminé, la manifestation directe d’un dynamisme d’enrichissement du moi par l’objet, de couplage avec un réel (les autres formes, identificatoires, projectives, etc., de l’investissement constituant en quelque sorte sa manifestation indirecte). C’est ce qu’exprime de façon très simple, sur un autre plan, l’idée que les biographies individuelles, en tant qu’elles sont conditionnées par des conditions de vie déterminées, sont rythmées par les attachements, les investissements, les intérêts, les introjections et les identifications successives.

Transformée, la théorie de la relation objectale conduit ainsi aux portes d’une analyse de l’individualité qui part, certes, de manière naturaliste, de l’unité organique, mais pour souligner immédiatement que l’individualité concrète se comprend d’abord comme le résultat synthétique précaire des expériences et des investissements pulsionnels effectués auprès des objets, solidaires de recompositions internes et d’actualisation de possibilités primordialement immanentes au corps : apprentissages de savoir-faire et d’habiletés techniques, mise en œuvre d’interdépendances personnelles liées aux gestes, aux soins, à la sensibilité, passages à l’acte habitualisés de possibilités physiques ou intellectuelles.

D’un côté, donc, la métapsychologie accepte d’abandonner une vision réductrice issue, au fond, d’une biologie assez étroite de la satisfaction. De l’autre, la relation d’objet se voit située, enracinée dans l’expérience jusqu’au point où l’on atteint les couches les plus archaïques de l’expérience, celles, en l’occurrence, qui se réfèrent à l’être-au-monde initial et démuni du nourrisson. C’est ce genre de démarche indirecte qui, pour A. Green, rend au moins partiellement crédible, via le thème du « ça », le maintien de la perspective intrapsychique impliquée par la « seconde topique » et, bien entendu, le thème de l’inconscient. Parler d’inconscient, c’est, en effet, évoquer ici le fait que la relation objectale n’est pas le produit d’une liberté créatrice ou d’une conscience souveraine (rattachée par exemple à un ego conçu comme foyer central et support invariant des relations intentionnelles, comme chez Husserl [1985, Quatrième section]), mais un ensemble de structures ou de situations dans lesquelles on se trouve et qui définissent le moi.

Comme l’indique le terme de « plénitude » utilisé par Green, le Moi vital, alors défini par sa force (sentiment d’accomplissement, volonté de puissance), se voit exposé au mouvement des pulsions (lesquelles peuvent, entre autres approches possibles, être vues comme plus ou moins sublimées). Il ne se définit pas par un rapport à la réalité qui en viendrait parfois à être troublé par les poussées aveugles, désobjectales, mais il est au contraire porté, animé par les liens objectaux plus ou moins précaires inhérents aux pulsions. C’est la fin du modèle classique finalement encore présent (même pour être déclaré empiriquement inaccessible) dans Le Moi et le ça, où l’on oblige le moi mature et digne de ce nom à exercer une intelligence qui ne se laisse pas déranger par le jeu obscur des passions, et des tendances lesquelles, d’ailleurs, livrées à leur propre tendance, n’exprimeraient qu’un plat souci de la sécurité propre [11], conduiraient à vivre dans l’hallucination. Métapsychologiquement, le moi doit être décrit non comme ce qui émerge, tardivement et précairement, au confluent de l’autoconservation et du « principe de réalité » pris comme une force unique, mais comme l’instance où se réalisent des couplages (peu importe ici qu’ils soient sublimés ou non) entre accomplissements pulsionnels et accès à la réalité, à un réel, entre désirs (intérêts) et réalisations – une instance qui les voit se former et se défaire au rythme des expériences thymiques propres aux plaisirs qui, en général, couronnent des augmentations de soi et des déplaisirs qui sanctionnent des fléchissements. C’est d’abord cela le « sujet » qui est un « individu », une vie singulière dont la dynamique vitale fonde l’ipséité, qui se tisse dans les accès aux objets, dans l’intégration croissante de liens (nombreux ou non, profonds ou non) aux objets – ce qui représente une façon de reformuler l’idée spinoziste d’un individu dont l’infrastructure serait formée par un corps qui, dans les meilleurs des cas, devient capable d’être « affecté d’un plus grand nombre de manières ou [qui] le rend apte à affecter les corps extérieurs d’un plus grand nombre de manières » (Éthique, IV, prop. 38).

Le ça, dans cette perspective, doit moins être conçu comme un réservoir de causes obscures, comme le responsable de pressions plus ou moins importunes exercées sur le moi depuis un lieu extérieur, que comme l’arrière-plan masqué et la source ambiguë de cette vitalité moïque, de cette élan vers le lien (ou vers la dissolution du lien) dont une partie au moins se réalise par lesdits couplages et dans le jeu de leur dynamisme, solidaire d’une intégration, certes relative et même souvent précaire, dont la contrepartie est, en moyenne, celle d’un rapport à l’objet capable de trouver sa voie entre crispation figée et rejet réactif/défensif. C’est cette vitalité moïque qui se détend dans l’inhibition – un concept que Freud n’introduit vraiment que de manière tardive, on l’a vu, mais qui, à ce moment crucial, en fin de compte, désigne synthétiquement l’arrêt précoce ou l’inachèvement du mouvement qui s’effectue en direction de l’objet, inachèvement qui définit une forme générale de défaite pour la santé.

En d’autres termes, il y a un ensemble de besoins, d’amours, de désirs, d’intérêts, d’habitudes, de savoir-faire, de volontés, etc., dans lequel sont investis, sont impliqués des objets – des gens, des choses, des êtres, des aspects du monde interne. Du point de vue greenien, le centre du moi (le moi-sujet et le moi-caractère n’étant pas à distinguer absolument ici), consiste en quelque sorte en une somme instable de frayages (Bahnungen), pour reprendre une métaphore du jeune Freud, dans sa phase neurologique : le système des voies de satisfaction qui passent par un objet ou des objets déterminé(s), qui enveloppent un rapport à l’objet, qui dévoilent tel ou tel objet (un aspect du monde réel, une personne, un élément de la culture, un aspect du monde propre) en le convoquant, etc.

On peut parler ici d’un certain vitalisme dans la mesure où le moi n’apparaît pas fondamentalement comme rationnel, mais bien comme fondamentalement mû par la recherche de la satisfaction, donc, en dernier ressort, par la pulsion, ce qui suppose que la distance entre le moi et le ça soit encore moins grande que ne le prétendait Le Moi et le ça. Si l’on poursuit la réflexion de Green, le phénomène essentiel, inspirateur pour la théorie, devient l’existence d’intérêts pour l’objet, d’accès à des objets, d’associations avec les objets, lesquels stimulent et augmentent (et abaissent en cas d’objet défaillant, manquant ou inadéquat), et non pas le démenti que le réel inflige au principe de plaisir indomestiqué ou encore, à l’extrême inverse, le fantasme qui se détourne d’une part importante des objets. Le moi, individualisé par cette vie auprès des objets, est ici, à la rigueur, « raison » non pas au sens très traditionnel, voire banal, auquel Freud pensait sans doute – opposition aux pulsions et aux passions aveugles, faculté « froide » du contrôle interne tendue vers le télos de la connaissance objectivante –, mais au sens où il faudrait concevoir que derrière la notion de « raison », il n’y a qu’une façon conventionnelle et plate de définir certaines modalités remarquables (ne serait-ce qu’à cause de leur affinité avec l’intersubjectivité de la communication) par lesquelles se prolonge et s’explicite ce qui se joue dans l’accès convenable, quelle qu’en soit la forme, à l’objet, ainsi que dans les expériences, porteuses de satisfactions, que rendent possibles les couplages que cet accès convenable garantit.

Conclusion

Sous le prestigieux patronage de Lacan, le dogme selon lequel le dernier mot de l’enseignement de la psychanalyse réside en une critique de la subjectivité et de la liberté est devenue constitutive de la culture des sciences humaines (particulièrement dans l’aire francophone). Les limites de cette culture devinrent manifestes lorsqu’on s’aperçut à quel point elle peut se faire accueillante, jusqu’à la complaisance, à l’égard de la très fragile conviction qu’il n’existe rien de sérieux, pour l’individu, entre soumission à « la Loi » et anarchie autodestructrice [12]. Cependant, en élaborant, à l’écart du lacanisme, la notion de relation objectale d’une façon qui ne conduit pas à un simple renversement de la primauté du Père en primauté de la Mère (ou bien : de l’affirmation de soi virile à l’humble reconnaissance de la dépendance du sujet dans l’attachement), l’évolution de la théorie psychanalytique n’a pas seulement rendu possible, parfois, une conception à la fois plus vitaliste et plus existentielle du moi (un nœud de relations plus qu’une instance intrapsychique émergeant péniblement hors de nature). Tout jugement de valeur précipité mis à part, cette théorie s’est aussi avancée sur la voie d’une psychologie sans doute mieux ajustée à une modernité qui – entre bien d’autres tendances – offre des espaces neufs à la diversité et à la contingence des formes de vie individuelles et aux expressions bigarrées d’une conception expérimentaliste du rapport à soi-même. Ce qui contribue indirectement à renforcer la position d’une philosophie politique plus décidée à regarder en face la tâche consistant à se délester de ses divers héritages autoritaires.

Références bibliographiques

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Bowlby J., 2002-2007, L’attachement, 3 vol., PUF, Paris.

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—  1998, « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques », in Résultats, idées, problèmes I, PUF, Paris.

—  1981, « Le Moi et le ça », in Essais de psychanalyse, Payot, Paris.

—  1973, Abrégé de psychanalyse, PUF, PARIS.

Green A., 1995, Propédeutique. La métapsychologie revisitée, Champ Vallon, Paris.

Husserl E., 1985, Idées directrices pour une phénoménologie, [l. I], Quatrième Section, Gallimard, Paris.

Lahire B., 2010, « postface à N. Elias », in Au-delà de Freud, La Découverte, Paris.

­— 2004, La culture des individus, La Découverte, Paris.

Loewald H., 1980, « On Internalization », Papers on Psychoanalysis, Yale.

Martucelli D., Singly F. de, 2009, Les sociologies de l’individu, Colin, Paris.

Tort M., 2005, Fin du dogme paternel, Aubier, Paris.

Zaretsky E., 2008, Le siècle de Freud, A. Michel, Paris.

NOTES

[1Voir, parmi de nombreux exemples que suggèrent la sociologie actuelle de langue française [Lahire, 2004 ; Martucelli, de Singly, 2009 ; Corcuff, Le Bart, de Singly, 2010].

[2B. Lahire exprime même son hostilité au freudisme, auquel, d’une façon aussi classique que fausse, il impute un naturalisme présociologique intenable. Voir sa postface à Norbert Elias, Au-delà de Freud [Lahire, 2010].

[3Pour l’analyse de cet arrière-plan et l’histoire de sa dissolution, voir Zaretsky [2008].

[4Pour une synthèse ancienne mais très consistante de ces travaux, voir Bastide [1948].

[5Titre de l’édition de 2010 des Œuvres complètes de Freud dans les Grands Textes de la collection « Quadrige » (aux Presses Universitaires de France). Les éditions précédentes avaient traduit l’original par des rêves. [NDLR]

[6L’hypothèse empirique centrale est ici que la partie inconsciente du moi doit être comprise comme le résultat d’une sédimentation d’investissements passés, dont, plus précisément, on peut rendre raison grâce au mécanisme de l’introjection identificatrice de l’objet. « Aux toutes premières origines, écrit Freud, à la phase orale primitive de l’individu, l’investissement d’objet et identification ne peuvent guère être distingués l’un de l’autre. Plus tard, on peut seulement admettre que les investissements d’objets partent du ça, qui ressent les tendances érotiques comme des besoins. Le moi, qui, au début, est encore faible, a connaissance des investissements d’objet, il y consent ou bien il cherche à s’en défendre par le processus de refoulement. » [Freud, 1981, p. 241]

[7Voir, par exemple, les très fortes formulations par lesquelles Freud tente de rendre compte du caractère propre à certains symptômes névrotiques. « Le moi est une organisation, il est fondé sur le libre commerce et sur la possibilité d’une influence mutuellement exercée entre toutes ses parties constituantes, son énergie désexualisée révèle encore sa provenance dans son aspiration à la liaison et l’unification, et cette contrainte à la synthèse ne cesse d’augmenter, dans la mesure où le moi se développe davantage en force. Il devient ainsi compréhensible que le moi tente aussi de supprimer le caractère étranger et isolé du symptôme en utilisant toutes les possibilités de le lier à lui-même d’une manière ou d’une autre et, par de tels liens, de l’incorporer à son organisation » [Freud, 2002, p. 14]. Inutile d’insister sur le fait que cette approche de l’autonomie psychique est porteuse d’une conception partielle mais attrayante de la santé mentale, en tant que capacité à rendre productive cette autonomie factuelle dans l’établissement de rapports non aliénés aux parties périphériques du psychisme.

[8Ainsi, à propos de l’anxiété infantile : « On a exactement l’impression que cette angoisse est une expression du désarroi, que cet être encore très peu développé ne sait rien faire de mieux de cet investissement de désir. L’angoisse apparaît donc comme une réaction à l’absence éprouvée de l’objet, et il s’impose à nous comme analogie que l’angoisse de castration a aussi pour contenu la séparation d’avec un objet hautement estimé et que l’angoisse la plus originelle (l’« angoisse originaire » de la naissance) fit son apparition lors de la séparation d’avec la mère », ibidem, p. 50.

[9De façon spectaculaire, le chapitre III s’ouvre en posant comme paradigmatique pour l’analyse du moi le phénomène mélancolique, dans lequel la perte tente de se compenser par l’absorption, par le moi, de l’objet perdu. Dans le texte de 1914 sur le narcissisme, le moi s’enrichissait et s’appauvrissait en fonction des investissements actuels dont il bénéficiait ou dont il était le sujet ; en 1923, en revanche, c’est l’intériorisation des objets délaissés ou perdus qui devient le phénomène central du processus de constitution du moi. C’est dans le ch. XI de Psychologie des foules et analyse du moi (1920) que la problématique de l’identification commence à acquérir toute son importance pour la théorie du développement, à devenir disponible pour la future approche matérielle, et non plus formelle du « moi ».

[10« Le rôle des […] relations objectales – ceci est de la plus grande importance pour la compréhension de l’intériorisation – ne se résume plus à fournir des moyens en vue de l’accès à la satisfaction, c’est-à-dire à permettre la réduction de la tension propre au stimulus (une définition de l’objet qui ressortait de l’essai sur les pulsions et leurs vicissitudes). Les relations objectales, sous la forme d’identifications et d’introjections, deviennent des éléments constitutifs de la formation de la structure psychique, de la formation du moi et du surmoi, vus non pas comme des structures de défense contre les stimuli issus du ça ou de l’environnement, mais comme des manières plus développées et plus structurées d’organiser les forces relevant de la libido et de l’interaction » [Loewald, 1980, p. 80].

[11Pour une interprétation de l’ensemble des fonctions du moi en fonction de la recherche de la sécurité, voir Freud [1973, p. 74]. Se confirme ici l’affinité de Freud avec ceux des philosophes classiques qui furent portés à interpréter la vie à partir de la recherche anxieuse, réactive, de l’autoconservation et de la sécurité à tout prix (Hobbes, Schopenhauer…) plutôt qu’avec ceux qui leur opposèrent son caractère dynamique, expansif, aventurier (Spinoza, Nietzsche, Canguilhem…). Les conceptualisations freudiennes restent cependant suffisamment complexes pour rendre parfois possibles des développements relevant de ce second registre. Green fait partie de ces auteurs qui surent l’exploiter en se gardant de tout miser sur un naturalisme de la pulsion, lequel risque toujours de passer à côté de l’objet, i.e. de prôner, comme parfois Marcuse, la revanche du principe de plaisir sur le principe de réalité.

[12Sur les polémiques nées de cette complaisance, voir [Tort, 2005].