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Fabien Robertson

Alain Supiot :
Homo juridicus
Essai sur la fondation anthropologique du droit

Texte publié le 26 février 2007

éditions du Seuil, 2005, 25€

Guère besoin d’avoir des connaissances approfondies en matière juridique pour apprécier le dernier livre d’Alain Supiot qui, indéniablement, se lit, et mérite d’être relu, avec attention et surtout avec un grand plaisir. Les questions qui y sont traitées, pour variées qu’elles soient, tiennent toutes d’un seul souffle, celui d’un juriste qui s’efforce de montrer comment l’existence du droit implique déjà une certaine conception du monde et comment il se trouve, aujourd’hui comme toujours, au cœur d’enjeux de premier ordre.

L’ouvrage se présente d’abord comme une étude de « dogmatique », dans la lignée de Pierre Legendre, qui écarte toutes les conceptions technicistes du fait juridique pour le considérer comme un des meilleurs outils pour déceler nos croyances les plus profondes, autrement dit comme le support d’une véritable réflexion anthropologique. « Le Droit n’est pas l’expression d’une Vérité révélée par Dieu ou découverte par la Science ; il n’est pas non davantage un simple outil qui pourrait se juger à l’aune de l’efficacité (efficace pour qui ?). Comme les instruments de mesure de la Melencholia de Dürer, il sert à approcher, sans jamais pouvoir l’atteindre, une représentation juste du monde. »

Dans le fil de cette conception du droit, se trouvent des développements étonnants de vigueur sur la question de la personnalité (la « clef de voute » sans laquelle « notre modèle anthropologique s’effondre »), sur les abus récurrents et dangereux de l’économisme et du contractualisme en la matière (des analyses toujours urgentes, au cours desquelles Mauss est appelé en renfort), sur les biotechnologies ou encore sur le droit du travail…

S’il fallait ne choisir qu’un aspect de cet ouvrage, ce serait certainement la critique des théories de la gouvernance, qui, aux yeux de Supiot, sont bien plus qu’une mode passagère, puisqu’il s’agit là d’une véritable transformation, et plus précisément d’un affaiblissement, de notre façon de concevoir et évaluer les liens sociaux et politiques. « La gouvernance est au gouvernement ce que la régulation est à la règlementation et l’éthique à la morale : une technique de normalisation des comportements qui tend à combler l’écart entre la loi et le sujet de droit. Il s’agit dans tous les cas d’obtenir des êtres humains un comportement spontanément conforme aux besoins de l’ordre établi. » Ainsi, l’affaiblissement des États et des puissances publiques ne s’accompagne pas d’un accroissement des libertés individuels mais du risque de leur inféodation à des intérêts privés, que le droit serait amené à reconnaitre comme pleinement légitimes, en plaçant par-dessus tous les autres principes ceux de la liberté contractuelle et marchande.

Il est encore nécessaire de répéter que, dans nos sociétés, la liberté « ne peut se déployer pleinement que si la loi prend en charge tout ce qui n’est pas réductible à un échange de biens et services, c’est-à-dire tout ce qui excède la négociation des valeurs mesurables ». Plus d’un siècle après la Division du travail social de Durkheim et bien que les approches soient différentes, le lecteur trouvera dans cet ouvrage une inspiration et une profondeur d’analyse de même nature, à partir d’une analyse du droit fermement et conséquemment anti-utilitariste.

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