Comment un imaginaire, une idéologie s’imposent-ils ? En partie grâce au pouvoir des mots, à la force de signifiants, sans signifiés véritables, mais dotés de puissance par leur mise en réseau systématique. C’est ce que montre le présent article, véritable dictionnaire des idées reçues sur le développement et la modernisation obligée, et sur la rhétorique des indicateurs de performance. Une étude empirique du cas turc. A.C.
Le présent article est tiré d’une enquête de terrain sur « les représentations du développement en Turquie » réalisée entre 2008 et 2010 dans le cadre du programme ANR (Agence nationale de la recherche) « Les Suds, aujourd’hui ». Il se propose de déconstruire, de façon empirique, l’approche hégémonique identifiée au terrain (représentation néolibérale du développement) en centrant l’analyse sur le lexique et ses cadres normatif et performatif.
(This article is based on a field survey on « representations of the concept of development in Turkey » carried out between 2008-2010. It aims to deconstruct empirically neoliberal approach to development.)
Nous n’en avons jamais fini avec la question de savoir si les sciences sociales doivent étudier les mots ou les choses. On peut toutefois estimer que la question est mal énoncée puisque « les mots font les choses, parce qu’ils font le consensus sur l’existence et le sens des choses » [Bourdieu, 1993, p.32]. Le champ du développement, comme les autres domaines du monde social, est tributaire de ce pouvoir des mots qui connaissent une sorte de cycle de vie. Ainsi on parle aujourd’hui mois de réforme agraire et plus de capital humain, moins d’industrialisation et plus de confiance des investisseurs. Mais ce changement dans le lexique n’est-il pas aussi un changement dans les choses ? En faisant exister les « réalités » qu’ils évoquent, les mots possèdent un formidable pouvoir de mettre en forme, c’est-à-dire de faire voir, de créer. Cette opération de faire accéder au statut de « réel » par le lexique n’est évidement pas neutre et charrie nécessairement des enjeux politiques décisifs.
Cette posture épistémologique qui a guidé la réalisation, entre 2008 et 2010, d’une enquête de terrain sur « les représentations du développement en Turquie » dans le cadre du projet DEVGLOB (Développement, globalisation et sécurité Nord-Sud, IEDES/UMR 201-Paris 1), appuyé et financé par le programme ANR « Les Suds, aujourd’hui » [1]. Porté sur l’agir des mots et leurs effets performatifs, le présent article, tiré de ladite étude, se propose de déconstruire, de façon empirique, l’approche hégémonique identifiée au terrain (représentation néolibérale du développement) en centrant l’analyse sur le lexique et ses cadres performatifs à travers la mise en exergue de quelques-uns des vocables les plus usités (ou les plus fréquemment observés lors de nos enquêtes au terrain).
On remarquera d’abord que banalisée, stabilisée et entrée dans le langage commun, la vulgate néolibérale se distingue avant tout par sa capacité à susciter l’unanimisme dans le rapport aux mots qu’elle met en circulation polysémique, au point qu’il n’existe pas d’horizon de réflexion ni authentiquement turc ni singulièrement axé sur le développement en dehors des cadres discursifs posés par l’idéologie néolibérale, seule capable d’imposer sa légitimité sémantique. Ce qui a pour conséquence de conduire à l’éclipse des modèles de développement hérétiques (d’inspiration marxiste et/ou nationale) et au recentrage des catégories analytiques sur ce qui est pensable et dicible du point de vue de la norme marchande.
On constatera, dans un second temps que le vocabulaire hégémonique de développement qui découle de cette évolution des idées est une construction discursive particulièrement malléable, indécise, proportionnelle à sa forte capacité consensuelle. Il en va ainsi par exemple de l’omniprésent concept de capital humain, de gouvernance ou de réforme dont les ambivalences sémantiques sont à l’origine de leur très large diffusion. On notera enfin que ces mots plastiques marqués par une grande indétermination substantielle sont ceux de la normativité marchande, puisque celle-ci constitue la trame principale autour de laquelle se forment et se gravitent des séquences de langage peu différenciées et fort polysémiques liées au développement. Le vocabulaire néolibéral du développement peut dès lors s’interpréter comme l’agencement d’un certain nombre de mots marqués par une incroyable indécision sémantique et une très forte capacité modulaire à se relier entre eux pour former un ensemble conceptuel relativement cohérent dont le point cardinal serait sans conteste la centralité du marché.
A l’instar de Christian Comeliau [1994, p.75] on peut définir le vocabulaire comme une convention sociale composé de mots ni vrais ni faux servant à l’échange. Aussi s’agit-il de présenter et d’analyser ici, sous forme d’un lexique (néolibéral) de sens, les vocables le plus usités à travers lesquels s’effectue l’échange au sujet du développement en Turquie. Déshistoricisés, désencastrés (parce que leurs origines sont oubliées) et enfin érigés en normes universelles, ces vocables/items peuvent aisément s’interpréter comme autant de catégories indigènes de croyance socialement construites.
Quelle que soit la signification accordée au terme de standard, une idée majeure soutient tout l’édifice de ce schème de pensée : l’idée que la reprise de l’acquis communautaire permettra au pays de devenir « normal ». Le ton est donc extrêmement technique (les standards supposés de l’UE, de la Turquie, les standards souhaités, auxquels on se réfère…) le pays reprenant chapitre par chapitre tout l’acquis communautaire (qui renferme tous les standards identifiés de l’Europe) censé apporter du développement.
La forme/norme qui oriente le processus d’adhésion à l’UE est donc celle des quantités croissantes. La preuve en serait ce rapport de benchmark de la TİSK (Confédération des syndicats patronaux de Turquie) [2006] qui se propose de mesurer, à partir de 145 indicateurs retenus, la performance du pays envers l’ensemble européen. Ceux-ci se composent, par ordre d’importance, de 24 indicateurs macroéconomiques, 15 indicateurs démographiques, 54 indicateurs relatifs au marché du travail et à l’emploi, 11 indicateurs éducatifs, 16 indicateurs hybrides (relatifs par exemple au nombre de médecins, d’usagers de téléphone portable ou de foyers ayant accès à la connexion internet, etc.), 11 indicateurs financiers, 7 indicateurs énergétiques, 7 indicateurs divers (relatifs à la compétitivité, à la liberté économique, etc.). Ces 145 indicateurs sont précisément ceux à travers lesquels est mesuré le niveau de développement et est jugée, ce qui revient au même dans le sens employé ici, l’européanité du pays.
Le développement comme projet d’entrée dans la modernité marchande [2], puisque la majorité des indicateurs du rapport de benchmark de la TİSK au même titre que les 35 chapitres de l’acquis communautaire peuvent aisément s’interpréter comme autant de déploiements, d’agencements de la norme marchande, se ramènerait alors, pour citer Pierre Achard [1982, p.264], « à un manque quantitatif, à un ‘rattrapage’ nécessaire. Le qualitatif lui-même est réductible à des chiffres, ce n’est qu’une sectorisation du quantitatif ». Les 35 chapitres de l’acquis communautaire que la Turquie « négocie » relèvent de cette optique. Ils sont à considérer comme 35 écarts possibles du coté turc, à la norme du développement, de l’européanité.
On ne sait donc pratiquement jamais (ou du moins très difficilement) si disposer d’un meilleur capital humain est posé comme un objectif en soi ou comme un simple moyen au service de la croissance. Le rapport de la commission spéciale sur les politiques industrielles [DPT, 2006], une des sous commissions précédant à l’élaboration du neuvième plan de développement [3], a le mérite d’être plus clair sur le sujet, en renfermant sans équivoque possible le référentiel éducatif dans une optique « d’aide aux entreprises » : « Evoluant depuis longtemps en marge des politiques industrielles, les politiques dans le domaine de la science, de l’innovation et de la technologie devraient être reformulées de manière à répondre aux besoins stratégiques de nos entreprises (…) Le système éducatif devrait proposer au marché des candidats mieux formés répondant plus adéquatement aux besoins du secteur privé » [DPT, 2006, p.16].
Il en va ainsi des verbatim d’entretien ci-dessous où le passage d’une extrémité à l’autre est pour le moins manifeste. A la question de départ [4], notre interlocuteur, un chroniqueur économique de la chaine d’information NTV [entretien n°27 effectué le 15/01/2009 à Istanbul] répond : « Il est vrai que la première chose qui vient à l’esprit, c’est l’amélioration du bien être matériel. Mais il y a aussi un aspect sociologique, culturel, dans le sens de changement des mentalités des gens. L’aspect exclusivement quantitatif de ce processus est la croissance. En gros, c’est la distinction entre ‘Growth’ et ‘Development’ [prononcés tels quels en anglais]. L’amélioration du niveau éducatif, des droits de l’homme, tout cela, c’est du développement ». Ainsi exprimée la complexité du sujet, le discours commence toutefois à infléchir à partir de la question sur le rapport entre l’industrialisation et développement. Les éléments épars d’un déterminisme économique latent sont perceptibles : « Il est vrai qu’on peut aussi dire ceci : quand un pays s’enrichit, les changements induits s’y ajustent. Par exemple, qui dit industrialisation, dit ouvrier, qui dit ouvrier, dit revendications sociales. Certes, ce n’est pas à coup sûr 100%, mais la tendance générale est comme ça. Le développement économique entraine un certain nombre de revendications sociales ». Pour déboucher enfin, vers la fin de l’entretien, sur un déterminisme économique clairement exposé : « C’est-à-dire que si un pays à PIB par tête égal à 7 ou 8 mille dollars atteint le niveau de 30 mille dollars, on revendiquera inévitablement dans ce pays plus de démocratie (…) je veux dire par là que si on arrive à atteindre un niveau de 10 ou 15 mille dollars de PIB par tête, les aspirations, revendications seront forcément différentes ».
Un autre exemple, parmi tant d’autres, de ce type de passage d’une conception extrêmement vague à une autre pour le moins simpliste est le témoignage de cette responsable de la TÜSİAD [entretien n°29 effectué le 16/01/2009 à Istanbul]. Ainsi à la question de départ toujours la même (si je vous dis développement, à quoi ça vous fait penser ?), notre interlocutrice répond : « A l’économie, mais aussi au développement social et à la durabilité du point de vue écologique. Il est vrai que la conception qu’on a aujourd’hui du développement n’est pas celle d’hier. La durabilité est mise en avant, notamment du point de vue écologique ». Ainsi projetée l’image d’une organisation patronale résolument moderne et respectueuse de la nature, notre interlocutrice enchaîne avec un discours extrêmement marqué politiquement : « Que dieu soit remercié, le processus européen est heureusement là et les choses bougent un peu [cf. item ‘ancre’ du présent article] (…) De façon générale, la conception qu’a l’Etat du développement devrait changer. Jusque-là, tout géré par Ankara et voici le résultat auquel on arrive finalement, après plus de 75 années d’hégémonie de cette approche. Or le développement devrait être conçu en partenariat avec les acteurs locaux. Mais tant qu’on continue à tout gérer, à tout planifier à partir d’Ankara, il arrivera ce qui devrait arriver (…) ». Pour enfin finir sur un ton réducteur, éventuellement encore plus fort que le premier témoignage : « La richesse économique, à partir d’un certain niveau, bon il est vrai qu’on entre ici dans un débat théorique complexe, peut préparer le terrain pour plus de démocratie. [Enquêteur : Vous dites donc que l’économie est déterminante ?]. Bien sûr, par exemple, aujourd’hui en Turquie, on achète plus de livres, de journaux et de toiles. On va plus souvent au cinéma et au théâtre. Pourquoi ? Parce qu’il nous reste maintenant un peu d’argent, après avoir acheté notre pain. C’est la théorie économique classique ça. S’il n’y a pas de routes, on demandera d’abord la construction d’une route. C’est parfaitement logique tout ça. Plus tard, on demandera plus de livres ».
Le véritable mythe du développement est enfin là, dans toute sa splendeur, toute sa « vérité ». Dans ce mythe, la croissance est donc conçue, et on le voit bien à travers les témoignages, « non seulement comme le producteur, mais comme le régulateur interne du développement : elle [devrait] par ses vertus, résoudre les problèmes historiques fondamentaux de l’humanité, réduire puis dissoudre les conflits, antagonismes, créer donc dans son double mouvement producteur/régulateur une société harmonieuse » [Morin, 1977, p. 254]. La croissance, véritable panacée universelle du développement anthropo-social, c’est ce qu’il exprime à sa manière, ce MCF en économie de la prestigieuse ODTU (Université Technique du Moyen Orient, Ankara) : « Il existe pour moi un seuil de 10.000 dollars de PIB par tête que je qualifierais de magique. J’ai vu par exemple au Portugal qu’une fois passé ce seuil de 10.000 dollars, les voitures ne se garaient plus sur les trottoirs [la sociologie spontanée dans toute sa splendeur]. Si on arrive à atteindre ce minium de 10 000 dollars pour tout le monde [une meilleure répartition du revenu], on appellera ça le développement [les changements de mentalités étant supposés suivre la dynamique engagée] » [Entretien n°4, effectué le 15/10/2008, à Ankara].
Mais on sait que toute transposition conceptuelle d’un domaine à un autre est une pratique particulièrement périlleuse et peut déboucher (et débouche dans le cas qui nous intéresse) sur un sens inattendu, en l’occurrence fort péjoratif ; lorsqu’on évoque notamment toutes ces anomalies, pathologies locales dont la correction n’est possible que dans l’UE et par l’UE, tant le pays est jugé inerte, dépourvu de dynamiques internes de changement qui permettraient aux Turcs d’évoluer ; ou lorsqu’on insiste sur la nécessité d’un nouvel accord stand-by avec le FMI, tant les règles, programmes ou réformes économiques risquent de ne pas être respectés, en l’absence d’un organisme de supervision, et qu’on insinue que le Turc est capable, à tout moment, de déraper. Le témoignage ci-dessous d’un bureaucrate du ministère des Finances [entretien n°21 effectué le 27/10/2008 à Ankara] concorde parfaitement avec ces constats : « j’ai personnellement travaillé avec le FMI. Je bossais à l’époque sur la sécurité sociale. Franchement, il n’y avait rien de faux dans ce qu’ils proposaient. Certes, c’est contraignant, mais tant mieux. Car, notre société est une société qui a rapidement tendance à perdre les pédales. Donc un peu de contraintes, c’est mieux pour les sociétés comme la notre ».
Cette irresponsabilité supposée d’une société toute entière peut verser, dans certains cas, dans une espèce de honte de soi implicite que résumerait cette expression très fréquemment employée par les couches sociales, aisées et citadines, en cas de contact « malheureux » avec leurs concitoyens de classe inférieure : Bizden adam olmaz [il ne sortira jamais rien de bon de nous]. S’y exprime un certain mépris envers la société environnante, dans un contexte de ruralisation accélérée des villes, notamment un dégoût que suscitent l’autre (en l’occurrence le nouveau migrant) et ses manières (paysannes) de faire, d’être au monde. Tout à fait remarquable, par exemple, est la façon dont ce chroniqueur économique du journal Radikal [entretien n°33 effectué le 21/01/2009 à Ankara] explique les recours successifs aux programmes du FMI. Discours à travers lequel se trahit aussi, en conformité avec ce qui a été souligné précédemment, la position sociale de l’interviewé (d’origine sociale aisée et citadine) : « Les sociétés dotées d’intelligence s’y prendraient à l’avance. Mais nous, nous ne réagissons qu’une fois au pied du mur. Du coup, on fait les choses par obligation, une fois touchée le fond. Comment ? En recourant au FMI. Les sociétés dotées d’intelligence auraient une vision de long terme [dont la société turque n’est pas censée disposer, parce que dépourvue d’intelligence collective] ».
La problématique de bonne gouvernance, le véritable antidote à tous nos « problèmes » sociétaux, est investie de crédibilité, d’objectivité ou d’universalité d’autant plus fortement que les intérêts sociopolitiques qui la traversent sont mieux dilués, euphémisés, notamment lorsque la notion est évoquée, diffusée par une ONG aussi sérieuse, scientifique, objective et exempte de partialité que la TESEV [6]. Dans son manuel de bonne gouvernance (İyi Yönetişim El Kitabı), celle-ci, après avoir regretté que « les décisions politiques ne soient pas fondées sur les travaux scientifiques » [TESEV, 2008, p.181], ce qui revient à souligner la « sensibilité scientifique » de la fondation, brosse un tableau extrêmement normatif entaché de scientisme quant à ce qui devrait se passer ou être retenu en termes de modèle de gouvernance (supposé implicitement effectif dans les pays développés) : « Le bon usage de ces outils [d’évaluation ou de suivi pour améliorer la performance et la qualité du service public, comme les index du développement] permettra la distribution des ressources publiques, non pas en fonction du rapport des forces ou des choix partisans, mais sur une base scientifique et égalitaire de manière à encourager le développement. Ceci permettra aussi l’accès des pauvres au service public et réduira les écarts régionaux » [TESEV, 2008, p.186].
Tout le changement de paradigme relatif aux discours et pratiques du développement clairement identifié par la littérature [7] couplé à une évolution politique interne donnée [8], elle-même corrélée avec les dynamiques externes relevant du processus d’adhésion à l’UE s’enchevêtrent, en réalité, pour donner lieu à un discours extrêmement politique sur les bienfaits des agences de développement, mais se voulant neutre, scientifique et objectivement « vrai » : « Il est établi que la conception centraliste du développement (décisions imposées du haut vers le bas) cède aujourd’hui sa place à celle associant les acteurs locaux, régionaux, nationaux et internationaux. La logique des agences de développement découle de ce processus (…) l’aspect le plus apprécié de ces agences est qu’elles permettent un développement participatif et respectueux des aspirations locales (…) Dans le cadre du processus d’adhésion à l’UE, la Turquie sera obligée de se débarrasser de ses vieilles habitudes de faire, en circuit fermé, à Ankara, dans les bureaux des ministères, sans prendre en considération les aspirations des collectivités locales et des acteurs locaux. Il est désormais impératif d’inventer de nouvelles structures administratives capables de proposer de nouvelles politiques de développement plus adaptées aux régions et qui tiennent compte des aspirations transmises du bas vers le haut » [Taş, 2008, pp. 8-10-16].
L’appel à la formulation d’une stratégie fait donc partie intégrante d’un discours plus général, extrêmement normatif, sur la mondialisation, l’innovation ou la spécialisation, supposées génératrices de développement : « La solution [pour diminuer le déficit du commerce extérieur] passe par l’accroissement de l’investissement et de la production dans les domaines où la Turquie bénéfice des avantages comparatifs. Afin de renforcer sa compétitivité, la Turquie devrait adopter une nouvelle stratégie sectorielle et identifier, et par la suite supprimer, les obstacles à l’investissement dans des secteurs où elle jouit d’avantages comparatifs » [TÜSİAD, 2007]. Une stratégie d’insertion dans le commerce mondial sur la base de produits à plus grand contenu technologique est parallèlement réaffirmée, ce qui implique inévitablement un Etat stratège capable de tirer du profit des opportunités offertes par la mondialisation. Un texte de la TEPAV [9] [2006, p.3] le souligne aussi : « nous sommes de l’avis que la question n’est pas de savoir si la Turquie devrait ou non s’insérer à l’économie mondiale. Le problème, c’est que cette insertion se fasse de façon non maitrisée (…) La Turquie ne dispose d’aucune stratégie susceptible de porter au maximum les bénéfices qu’elle peut tirer de son insertion à l’économie mondiale ».
En définitive, à travers les problématiques de clusters et d’agences de développement, nous avons affaire, en réalité, à une véritable machine antipolitique qui dépolitise et chosifie tout ce qu’elle touche, tout en accomplissant, subrepticement sa propre opération éminemment politique du transfert vers le local d’un certain nombre de prérogatives politiques et économiques. En réduisant le développement à un problème technique (d’approche, d’organisation ou de stratégie), les problématiques de clusters et d’agences de développement sont donc le principal moyen par lequel la question du développement est dépolitisée en Turquie, tout en réalisant, sous couvert de la technicité et de manière presque invisible, des opérations politiques très sensibles en faveur des acteurs/bénéficiaires locaux.
Conception traditionnelle de l’Etat | Conception optimale de l’Etat |
---|---|
Etat centraliste, centralisateur, tutélaire | Etat décentralisé |
Etat social interventionniste, Etat providence | Etat limité et responsable |
Etat qui assure lui-même les services | Etat qui fait en sorte que les services soient assurés, proposés |
Etat qui commande, qui donne des ordres | Etat qui régule |
Etat monopoliste | Etat qui encourage la concurrence |
Etat renfermé sur lui même/Etat prohibitif | Etat libéral, libertaire |
Etat despote, tyran | Etat de droit, Etat démocratique |
Etat conservateur, statuquoiste | Etat réformiste |
Etat distribuant des rentes | Etat encourageant la production |
Etat sacré | Etat valorisant l’individu |
Etat dépensier | Etat économe |
Etat paternaliste | Etat responsable |
Source : TÜSİAD, 1995, p.149
Il semble que toute problématique de développement, quelque soit le thème abordé, ne peut faire aujourd’hui l’économie d’une réflexion sur le marché. Il n’y a pas de modernité, ni de développement sans marché. Les mots du développement qu’on a abordés dans cet article sont aussi un peu les siens. Fortement polysémiques et remarquablement reliés entre eux, ils produisent du silence, du consensus et non du débat. L’extension de leur diffusion et de leur usage va de pair avec la dynamique d’amplification des effets d’hégémonie de la normativité marchande. Ce qui distingue celle-ci (certes observable depuis un certain temps sous d’autres cieux, mais relativement nouveau dans le contexte turc) du libéralisme classique, c’est son aspect extensif qui se traduit par un déploiement continu de la logique marchande dans des secteurs où celle-ci est, a priori, absente. On va ainsi parler, par exemple, de la valeur de marque [marka değeri] d’un pays, d’une entreprise, mais aussi du championnat de football, du système de santé, d’éducation jusqu’aux forces armées et villes (voir par exemple le programme de villes marques [marka şehirler] du gouvernement de l’AKP)… tous ces secteurs/produits, radicalement différents des uns des autres, étant jugés commercialisables, exportables.
Cette extension de la logique marchande aux différents niveaux du monde social ne peut se comprendre pleinement qu’à l’échelle du champ international, puisqu’elle est portée par ce qu’on nomme la globalisation qui se présente comme un processus d’homogénéisation, d’uniformisation et de standardisation de diverses réalités nationales sous l’effet de l’extension planétaire de la norme marchande. D’où l’importance d’une réflexion globale sur le sens unique qu’emprunte la circulation internationale des mots. Ce travail résolument critique qui ne peut être pleinement réalisé que lorsqu’il est entrepris à la fois au(x) Nord(s) et au(x) Sud(s) a pour condition préalable qu’il existe une réflexivité épistémologique, le seul vaccin dont on dispose pour prémunir contre l’épidémie conceptuelle d’une certaine vulgate qui, comme on l’a vu, se veut universelle et s’impose avec d’autant plus de force qu’elle est technifiée, réifiée. On entend ici épistémologie au sens piagétien du terme [Piaget, 2005] et non au sens d’une mise en perspective historique, sociologique ou philosophique de la science. Il ne s’agit donc pas d’ajouter une « bulle ‘épistémologie’ » aux programmes de diverses formations universitaires. Il s’agirait plutôt de développer une véritable curiosité épistémologique pour passer du statut de « consommateur » à celui de « producteur » dans les échanges internationaux de mots ; un marché où la Turquie brillerait plus, comme on l’a vu, par sa surconsommation que par la qualité de ses productions.
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[1] Inédite dans son genre, la recherche qui avait pour but de découvrir, de décrire et d’analyser les différentes représentations du développement que l’on peut identifier en Turquie a reposé sur une démarche résolument exploratoire fondée sur une méthodologie qualitative (les entretiens non-directifs, l’observation au terrain, l’analyse de contenu des données textuelles). Une série d’entretiens non directifs avec divers répondants a été réalisée. Une démarche plus documentaire à travers l’analyse sémantique des textes en turc a aussi été effectuée.
[2] Un mode de vie axé sur le primat de la demande solvable et de l’échange marchand.
[3] La Turquie se situe toujours, du moins officiellement, dans l’optique des plans quinquennaux de développement élaborés par le DPT (Office de planification étatique, institué par la constitution de 1961, acteur majeur des politiques – officielles - du développement, certes quelque peu discrédité aujourd’hui, équivalant du commissariat au plan en France).
[4] Si je vous dis développement, quels sont les premiers mots qui vous viennent à l’esprit ? A quoi ça vous fait penser ?
[5] A recouper avec le témoignage de la responsable de la TÜSİAD précédemment citée (entretien n°29) : « Que Dieu soit remercié, le processus européen est heureusement là et les choses bougent un peu ».
[6] Fondation pour les études économiques et sociales de Turquie, le think tank le plus prestigieux et influent de Turquie, soutenu activement par l’UE, se veut « libéral » et « démocrate ».
[7] Passage du macro au micro - Small is beautiful -, prédominance des problématiques de bonne gouvernance et de lutte contre la pauvreté se substituant progressivement aux thématiques traditionnelles de développement, délégitimation de l’Etat et des plans centraux de développement et enfin la montée en puissance des ONG et des acteurs dits de société civile, désormais les seuls légitimés dans les politiques de développement…
[8] La position quelque peu hégémonique de l’AKP (Parti de la justice et du développement, de sensibilité religieuse, au pouvoir depuis novembre 2002) dans le champ politique, se voulant le porte parole d’une société civile supposée longtemps réprimée par un appareil étatique tout puissant.
[9] Fondation pour la recherche en politique économique de Turquie, think tank de l’Union des Chambres de Commerce et des Bourses de Turquie.
[10] Equivalent en français des pôles de compétence ou de compétitivité, le concept est rendu célèbre par les travaux de l’économiste américain Michael Porter [1998].
[11] Dont le titre complet donne clairement le ton : 2007-2013, Dokuzuncu Kalkınma Planı : Rekabet, İstihdam, Beşeri Sermaye, Bölgesel Gelişme, Kamuda Etkinlik [2007 – 2013, 9e plan : compétitivité, emploi, capital humain, développement régional, efficacité dans le service public].
[12] Rater le train d’industrialisation au 19e siècle et donc ne pas être au rendez-vous de « la grande transformation » qui l’a accompagné. C’est tout le côté symbolique qui prime ici : une espèce de culpabilité de soi, limite « pathologique ». Car si on rate le train, c’est souvent notre faute. A moins que le train ne parte en avance, ce qui est plutôt rare !