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Bibliothèque du MAUSS. Notes de lectures (n° 34, 2e sem. 2009)

Texte publié le 7 juin 2011

Les notes de lecture de la Revue du Mauss parues au cours des trois dernières années. Ci-après les « notes » du n° 34 (« Que faire, que penser de Marx aujourd’hui ? »)

Recensions

- TERESTCHENKO Michel, Du bon usage de la torture, ou comment les démocraties justifient l’injustifiable, Paris, La Découverte, 2009, 25 €.

(par Bertrand Diauzanne)

« Imaginez un instant qu’homme suspecté d’avoir posé une bombe dans une école de Londres refuse de parler. Quelle est l’action responsable, le respect de la dignité humaine ou l’emploi de méthodes coercitives permettant de sauver des centaines de vies ? »

Cette hypothèse dite de la « bombe à retardement », et ses implications morales et politiques, est au cœur du dernier livre du philosophe français Michel Terestchenko, Du bon usage de la torture, ou comment les démocraties justifient l’injustifiable (La Découverte, 2008). Car en effet, comment se faire, dans cette situation extrême, le défenseur de la prohibition de la torture ? L’homme politique responsable peut-il se priver des moyens de la torture quand tant de vies humaines sont en jeu ? A quoi bon se draper du voile immaculé de la Déclaration universelle des droits de l’homme (Nations unies, 1948) ou de la Convention européenne des droits de l’homme (1950), alors qu’il s’agit de se résoudre à se « salir les mains » pour le bien du plus grand nombre ?

Car ce serait là finalement le paradoxe tragique de la démocratie, obligée de suspendre provisoirement l’un de ses principes fondateurs – le respect de la dignité humaine – afin de mieux se défendre contre des ennemis qui, eux, ne respectent aucun de se principes moraux. Lorsqu’en septembre 2006, le Congrès des Etats-Unis vote le Military Commission Act par lequel il légalise l’utilisation de la torture, il tire simplement les conclusions juridiques de ce qui, pour la CIA, n’a plus rien d’une hypothèse : des terroristes détenus en Irak, à Guantanamo ou en Afghanistan détiennent des informations vitales devant être extorquées sous peine de nouvelles catastrophes.

Quand les libéraux votent la torture

Le débat autour de la levée de la prohibition de la torture dans les situations exceptionnelles – type « bombe à retardement » – n’a pas été, aux Etats-Unis, le seul fait de militaires ou de dirigeants de la CIA. Elle a vu au contraire les démocrates libéraux les plus progressistes apporter des justifications théoriques à l’utilisation de la torture. M. Terestchenko analyse en particulier les positions divergentes du philosophe M. Walzer et du juriste A. Dershowitz. Si l’un et l’autre estiment que la situation exceptionnelle du paradigme de la « bombe à retardement » autorise le recours à la torture, c’est dans des modalités bien différentes.
Héritier du combat pour les libertés civiles, A. Dershowitz estime néanmoins que la torture est un mal à la fois inévitable et nécessaire dans certaines circonstances d’exception. Mais comment rendre cette pratique acceptable au sein d’une société éprise des idéaux du libéralisme politique ? En l’encadrant par la loi et le juge répond-il.

Chez Dershowitz, la torture est légitime car, dans cette situation exceptionnelle, elle promeut le bien du plus grand nombre en sauvant de nombreuses vies. Une morale dite utilitariste qui annule les dilemmes moraux liés à l’action politique, puisque ici, tout ce qui est utile est moral. La transgression morale perd donc sa nature de transgression. La torture n’est plus le mal absolu, elle est la réponse « efficace » à un problème. Le tortionnaire n’est plus le bourreau honni, mais le bras armé héroïque de cette efficacité. Le juge n’est plus le garant de la loi mais celui qui, par un calcul rationnel des coûts et des bénéfices sensé balayer ses scrupules moraux, autorise que la loi soit détournée. Le mal est un bien.

L’intellectuel de gauche Michael Walzer préfère, lui, confier le « sale boulot » à un homme seul, prêt à assumer le fardeau moral et pénal de ses actes, actes ainsi maintenus dans leur illégalité et leur malignité. Walzer accepte la nécessité du mal mais refuse de l’innocenter sous prétexte que ce qu’il poursuit est un bien. Ainsi, la décision de recourir à la torture ne porterait pas atteinte à l’Etat de droit, qui ne doit jamais cesser de la condamner, à la différence de la solution de A. Dershowitz demandant à la loi et au juge d’autoriser une pratique interdite. Mais alors, qui doit être responsable de la décision ? Le tortionnaire ou celui qui lui a donné l’ordre ? Et quel est cet homme prêt à se sacrifier, assumant seul, à la manière du Jack Bauer de 24 heures chrono, le poids moral et les conséquences pénales de cet acte ?

Une hypothèse fallacieuse ?

Si ces justifications « libérales » de la torture apportent des réponses « pratiques » à l’autorisation de la torture, elles ne tranchent pas le débat moral : entre celui qui accepterait que soit pratiquée la torture pour sauver des vies innocentes, et l’autre qui refuserait absolument de déroger au principe fondamental du respect de la dignité humaine, impossible de dire lequel est le plus moral. Et quand la morale sert de justification à des actes cruels, mieux vaut adopter un point de vue empirique. Il ne s’agit plus alors de savoir si le recours à la torture est immoral, illégal ou inefficace, mais s’il est réaliste.

Or, de ce point de vue, l’hypothèse de la « bombe à retardement » est tout simplement irréaliste : elle exige des conditions préalables si nombreuses qu’elles ne peuvent jamais être réunies. Dans les faits, même la CIA a été incapable d’apporter la preuve d’un seul cas de torture ayant permis d’éviter un attentat terroriste imminent. Cette hypothèse est au mieux une supercherie intellectuelle, au pire un redoutable outil de propagande. En réalité, il ne s’agit pas de répondre à une situation exceptionnelle mais de normaliser la torture.
Dès lors, l’irresponsabilité n’est pas du côté des partisans de la prohibition de la torture même en situation d’exception, mais du côté de ceux qui utilisent un exemple hypothétique comme s’il s’agissait d’un cas réel sans considérer sa plausibilité dans le monde réel.

L’essai de Terestchenko est précieux car il nous invite à nous dépendre d’hypothèses dont la charge émotionnelle et le caractère « évident » leur confère un pouvoir paralysant permettant d’autoriser des pratiques moralement injustifiables. En l’occurrence, ce jeu de l’esprit, cette fable perverse, « réduit en miettes l’autorité du principe moral qui interdit d’abandonner, de faire souffrir ou de tuer autrui ».


- NUSSBAUM Martha, Frontiers of Justice, Disability, Nationality, Species Membership, Cambridge, The Belknap Press of Havard University Press, 2007.

(par Michel Terestchenko)


Le dernier ouvrage de M. Nussbaum se présente d’abord comme une profonde et amicale discussion avec John Rawls (auquel le livre est dédié). Pour aller à l’essentiel, la thèse principale de Martha Nussbaum est que la conception procédurale de la justice telle que Rawls la présente dans ses deux ouvrages majeurs, A Theory of Justice et Political Liberalism, est incapable de prendre en compte les « intérêts » de catégories d’individus dont l’existence n’est à l’avantage de personne. La justice, telle que l’entend Rawls, repose sur la définition de la société comme un système de coopération équitable qui doit être à l’avantage de tous (et non du plus grand nombre – de là sa critique des conséquences sacrificielles de l’utilitarisme). Les acteurs du contrat social qui sont appelés à définir les principes de base de la justice, en ignorant leur position dans la société (ce que Rawls appelle « le voile d’ignorance ») sont des individus rationnels, indifférents aux intérêts d’autrui, qui se placent en quelque sorte dans la situation prudentielle du pire, et qui formulent dans cette hypothèse quels principes distributifs seraient à l’avantage des plus défavorisés. Mais ces contraintes (théoriques) ne s’adressent qu’à des individus qui sont dotés du plein exercice de leur raison, qui sont appelés à participer activement à la vie collective et qui appartiennent déjà à une même communauté, en sorte que sont exclus aussi bien les handicapés, en particulier les handicapés mentaux, les animaux que les non nationaux.

Quoique Nussbaum considère que la construction de Rawls constitue une des plus remarquables élaborations, au sein de la tradition philosophique moderne, d’une théorie sociale et politique de la justice, il convient, selon elle, de réviser le point de départ du système. A l’idée que la justice doit formuler les principes de base qui seraient acceptables pour les membres actifs une société démocratique libérale (fondée sur le primat du principe d’égalité), elle oppose une doctrine plus universelle des capacités. Le principe fondamental, c’est que toute société pour être juste et décente doit être mesure de garantir non pas les droits, mais la possibilité pour tout individu, quel que soit sa condition, son sexe, sa nationalité, d’accomplir une vie humaine qui soit une vie digne. Sur le fondement de ce principe kantien de dignité, elle formule dix capacités humaines essentielles à l’accomplissement de soi et qui se rapportent : à la vie (1), à la santé physique (2), à l’intégrité corporelle (3), à la capacité d’user de ses sens, de son imagination et de son intelligence (4), d’exprimer ses émotions (5), d’agir conformément aux choix individuels de la raison pratique (6), aux relations personnelles et sociales d’affiliation (7), au respect des autres espèces (les animaux, les plantes et la nature dans son ensemble) (8), au jeu (9), enfin au contrôle de son environnement politique et matériel (10).

Il faudra revenir plus longuement sur certains aspects plus spécifiques de sa conception de la justice, mais on voit d’ores et déjà à quel point la pensée de Nussbaum est profondément nourrie par un profond et authentique humanisme ; pour être plus précis, en quelle manière elle actualise pour en tirer toutes les implications sociales et politiques, la conception aristotélicienne de la « bonne vie » (ce qu’Aristote ne faisait pas). De fait, c’est par là qu’elle est entrée en philosophie, Martha Nussbaum étant une spécialiste unanimement reconnue de la philosophie grecque. Mais, on le comprend, elle est devenue bien plus que cela : un auteur majeur de la philosophie politique contemporaine. Et qui écrit, ce qui est plus rare encore, dans une langue simple, limpide, tout simplement magnifique.

- ALTER Norbert, Donner et prendre. La coopération en entreprise, 2009, La Découverte/MAUSS, 231 p, 20 €. :

(par Jean Bastien [1])

Il n’y a pas de coordination sans coopération, ou très limitée, et n’y a pas de coopération sans sentiment, explique Norbert Alter : « Les règles, pour être efficaces, supposent que les salariés les investissent de leur être, de leurs engagements affectifs et moraux réciproques, de leur conception et de leur expérience du rapport aux autres. » La théorie du don/contre don permet d’en rendre compte, notamment en restituant la dimension affective des échanges sociaux, où entrent la fierté, la sympathie, la gratitude, etc. On sait que cette théorie suppose trois actions indissociables : donner, recevoir et rendre, qui ensemble créent des liens, qui eux-mêmes permettent la circulation des biens.

L’auteur montre sur des exemples et en donnant largement la parole aux salariés qu’il a rencontrés que cette grille, élaborée à l’origine pour expliquer le fonctionnement de sociétés primitives, permet également d’analyser les relations de travail du monde contemporain. Donner est un acte volontaire qui n’est ni obligatoire, ni dicté par la coutume, et qui a une finalité non directement économique. Il suppose un sacrifice (employé ici au sens commun) ou encore une dépense. Le don s’accompagne d’une dramatisation ou d’un soulignement du geste de la part du donateur, auquel répond normalement une manifestation de sympathie de la part du donataire, car le don touche et produit une émotion, explique l’auteur. Enfin, « la gratitude engage le donataire pour une durée illimitée, sans que soient précisés la nature des prestations à fournir en contrepartie du don reçu et le délai dans lequel elles doivent l’être (…). » L’entreprise tire un grand parti de ces comportements, qui viennent notamment pallier les insuffisances de l’organisation, tout en refusant le plus souvent d’en être redevable aux salariés. Pour cela, elle évite soigneusement de les reconnaître comme des dons et a fortiori de les célébrer (y compris en décourageant les fêtes de toutes sortes que les salariés organisaient fréquemment, il n’y a encore pas si longtemps), allant parfois jusqu’à leur dénier complètement ce statut, même si elle n’imagine pas s’en passer.

Alter explique que le management se divise entre un management par l’amont, fondé sur des principes de standardisation et de rationalisation et des critères d’efficacité étroits, et un management par l’aval, qui tolère “des arrangements, l’existence de réseaux et même la transgression des procédures dans la mesure où ces actions permettent de bien travailler et d’être plus efficace qu’en respectant à la lettre les règles de l’organisation”. Confrontés à ce qu’ils perçoivent comme de l’ingratitude, les salariés comptent ou raisonnent, de plus en plus, leur engagement (en prenant plus de distance par rapport à des formes d’adhésion qui étaient autrefois peu ou pas du tout questionnées). Selon leur situation et leur personnalité, ils continuent à donner ou veillent, au contraire, à l’équilibre de leurs échanges. Et ils ciblent l’ensemble de leurs collègues et la collectivité en général ou limitent, à l’opposé, leurs échanges à un petit nombre d’individus, explique Alter, qui distingue ainsi quatre attitudes-types : le don affinitaire, la tentation de l’égoïsme, le don altruiste et la logique nostalgique. Ce qui n’est pas sans poser un problème : les entreprises se privent ainsi, de plus en plus, du bénéfice de tous ces dons, qu’elles mésestiment, en poursuivant, circonstance aggravante, une chimère de mobilisation efficace des salariés, à laquelle elles restent attachées par principe plus que par raison, explique l’auteur.

Il va falloir un peu de temps pour assimiler cela, y réfléchir, et essayer d’en tirer les conséquences. Le lecteur pressé pourra lire seulement la conclusion, qui résume magnifiquement l’ensemble du livre.

Recensions et brèves par Alain Caillé

- PULCINI Elena, La cura del mondo. Paura e responsabilità nell’età globale, Turin, Bollati Boringhieri, 2009, 297 p., 25 €.

On peut écouter sur le site de La Revue du MAUS permanente (www.journaldumauss.net) la belle communication d’Elena Pulcini à la rencontre Mauss vivant/The living Mauss de Cerisy-la-salle en juin 2009, qui présente de manière synthétique et convaincante ses réflexions sur l’état du monde.
Les lecteurs italianophones trouveront dans ce livre une analyse plus détaillée qui montre comment notre époque produit une hypertrophie simultanée du moi et du nous, une absence de sensibilité jointe à pathos exacerbé. Une philosophie sociale à hauteur d’époque doit partir non pas d’une théorie des choix rationnels mais de la prise en compte des passions qui permet seule de comprendre la montée générale des peurs.
À la peur du monde il nous faut substituer la peur pour le monde, fondée sur la conscience de notre fragilité et de notre responsabilité dans le soin du monde, au-delà de tout moralisme ou de tout altruisme abstraits.

- LE BRETON David, La saveur du monde. Anthropologie des sens, Paris, Métailié, 2006, 452 p., 20 €.

Il n’est pas trop tard pour signaler l’importance de ce livre paru en 2006. Avant de songer, comme Lévi-Strauss il y a longtemps déjà à une possible physique des qualités sensibles, il serait déjà essentiel d’en produire une anthropologie. C’es ce que réussit admirablement D. Le Breton dans un livre qui peut se lire comme une sorte de généralisation du propos de Mary Douglas dans son justement célèbre De la souillure. Nous connaissons pas mal de choses sur les systèmes de pensée des différents peuples ou cultures, leurs systèmes du sens. Mais bien peu en somme sur leurs systèmes de sensation, leurs systèmes des sens.
Or comme l’écrit D. Le Breton : « Avant la pensée il y a les sens. Dire avec Descartes Je pense donc je suis, c’est omettre l’immersion sensorielle de l’homme au sein du monde. Je sens donc je suis, est une autre manière de poser que la condition humaine n’est pas toute spirituelle, mais d’abord corporelle » (p. 1 3). Comment s’articulent le sens et les sens ? Réponse de l’auteur : « Le monde est fait de l’étoffe de nos sens (de nos songes aurait dit Shakespeare, A.C.) mais il se donne à travers les significations qui en modulent les perceptions » ?

- HÉNAFF Marcel, Claude Lévi-Strauss, le passeur du sens, 2008, Paris, Perrin, « Tempus », 233 p., 8 €.

Lecture à compléter par celle de Marcel Hénaff, incontestablement le meilleur connaisseur actuel de l’œuvre de C. Lévi-Strauss, un connaisseur en profondeur et en sympathie. Contre les lectures qui voient en Lévi-Strauss un assécheur ou déssécheur du sens, M. Hénaff rappelle que le structuralisme n’est pas un formalisme mais un opérateur de traduction.
Le débat central porte sur la notion de symbolisme (sur laquelle M. Hénaff avait publié une excellente mise au point dans La Revue du Mauss). Quel rapport entre les systèmes symboliques analysés dans La pensée sauvage ou dans Les Mythologiques et l’efficacité symbolique si brillamment décrite dans l’Anthropologie structurale  ?
C’est là où l’on rejoint la question soulevée par D. Le Breton du mode d’articulation entre corps et symboles, entre logique des sens et logique du sens. Et, à lire ces deux livres on se dit que le réponse passera par une nouvelle alliance entre tradition phénoménologique et tradition structuraliste.

- DU ROY Olivier, La règle d’or. Le retour d’une maxime oubliée, Paris, Le Cerf, 2009, 178 p, 18 €.

Peu ou mal connue en France, célébrissime dans les pays anglo-saxons, la maxime apparaît sous ce nom en Angleterre au début du XVIIe siècle : « Do as you would be done by ». Mais déjà l’évangile selon Mathieu (VII, 12) disait : « Tout ce que vous voudriez que les hommes vous fassent, faites-le vous-même pour eux ».
Ce livre retrace avec une érudition bine utile et jamais pesante toutes les formulations historique de la même idée, en montrant comment chacune apporte une nuance propre et comment la maxime peut donc s’interpréter de manières bien différentes. Mais elle n’est pas propre à la seule tradition chrétienne. On la retrouve tout autant dans le bouddhisme, l’hindouisme, l’Égypte, la Bible, l’islam etc. N’est-elle pas, en définitive, l’expression récurrente de ce « roc de la morale éternelle » que Mauss découvrait dans la triple obligation de donner, recevoir et rendre, i.e. dans l’obligation de réciprocité, et donc de réflexivité et de réversibilité ?
Le seul reproche qu’on puisse adresser à cet ouvrage précieux est de ne pas suivre cette piste alors pourtant qu’en des pages finales bien venues il tente une interprétation des fondements de la règle d’or au croisement de l’éthologie (notamment de Frans de Waal), de la phénoménologie et des théories de l’empathie et du care. Reste à intégrer l’anthropologie.

- NYGREN Anders, Éros et Agapè, 2009, Paris, Le Cerf, 3 tomes, 24, 20 et 24 €.

LUCIANI-ZIDANE Lucrère, L’acédie. Le vice de forme du christianisme, de Saint Paul à Lacan, 2009, 324 p., 34 €.

On ne peut que saluer les éditions du Cerf d’avoir pris l’initiative de rééditer cette somme qui constitue certainement la tentative la plus systématique et la plus magistrale de cerner l’essence du christianisme [2].
Selon l’auteur, théologien, évêque luthérien, premier président de la Fédération luthérienne mondiale (1947, 1952) elle réside dans une conception particulière de l’amour, l’agapè, en tout point opposée à la conception grecque, l’éros. La seconde, aussi sublime puisse-t-elle être lorsque, comme chez Platon, elle entend s’élever jusqu’à la contemplation des idées pures, reste toujours entachée de son enracinement dans le rapport à soi, l’égoïsme ou l’égotisme. L’agapè, au contraire, se déploie immédiatement dans le registre de l’amour de Dieu (au double sens du génitif de), se proposant d’aimer les autres, sur son modèle, indépendamment de leurs qualités, même ignobles et repoussants, voire contre eux. Bref dans l’inconditionnalité radicale. Après avoir établi dans le premier tome l’opposition tranchée et irréductible entre ces deux modalités de l’amour, Nygren étudie la manière dont le christianisme historique aura tenté de concilier les inconciliables, notamment sous les traits de la caritas. Seul Luther aurait perçu et assumé l’absolue radicalité de l’agapè.
Les lecteurs du MAUSS auront reconnu dans ce débat la matrice de tous les débats actuels en science sociale, et de l’opposition entre individualisme et holisme, ou science économique et sociologie. Le livre est absolument indispensable pour comprendre la spécificité de l’occident chrétien.
La préfacière et initiatrice de cette réédition, Lucrèce Luciani-Zidane propose par ailleurs, plus qu’une simple histoire, une généalogie de l’acédie, un des sept péchés capitaux, le plus grave peut-être selon une certaine tradition théologique. Mieux connu sous le terme de paresse, qui n’est qu’une forme très appauvrie et abâtardie, de ce qui a été aussi l’incurie, le renoncement à prendre soin de Dieu et/ou du monde, (la fatigue du care pourrait-on dire aujourd’hui, les burn-out du caritatif), lié à « une tristesse découragée parfois coléreuse, un lâche dégoût pour l’action, une haine du monde ». Le spleen ou la moderne dépression en représentent les ultimes avatars, après la mélancolie hier.
Pour l’auteur, l’acédie est la contrepartie obligée le vice de forme du christianisme qui a entendu remplacer Éros pas Agapè. Passionnant en dépit d’une surabondance de lacanismes.

- DISSELKAMP Annette, 2008, La sociologie et l’oubli du monde. Retours sur les fondements d’une discipline, Editions de l’université de Bruxelles, 190 p.

Peu nombreux sont les sociologues qui s’intéressent encore à la perspective d’une sociologie générale et relisent les classiques sous cet angle. A. Disselkamp est de ceux-là. Elle tente de montrer ici comment ils sont restés trop prisonniers de trop de dualismes (individu/société, corps/esprit, égoïsme/altruisme).
D’un intérêt plus particulier pour les Maussiens est l’étude dans le premier chapitre de la notion d’égoïsme chez Comte, Durkheim et Mauss (à compléter par un récent article de Philippe Steiner sur le même thème, « Altruisme, égoïsme et individualisme dans l’École durkheimienne », la Revue française de sociologie) qui montre comment Comte oscille entre deux conceptions de l’égoïsme, s’enferme dans une impasse en appelant « éogïsme » « la tendance à l’autoconservation décrite par Rousseau sous le nom d’ « amour de soi » (p. 51), ce qui en consacrant la division des sphères physique et sociale avalise in fine la conception économiste de la vie en société pourtant honnie.
De même Durkheim, tout anti-dualiste qu’il soit en principe « confirme plutôt l’idée que la société se construit contre un individu sui generis, égoïste et intéressé qui doit s’éteindre. Soit.
La critique de Mauss, qui ignore Les techniques du corps et donc son analyse de l’intrication du physique et du symbolique, des sens et du sens, est bien trop expéditive pour emporter la conviction.

- GOODY Jack, L’islam en Europe. Histoire, échanges, conflits, Paris, La Découverte/Poche, 2006, 180 p., 7,50 €.

Le spectre qui hante l’Europe et l’Occident n’est plus le communisme mais l’islamisme. Si l’on veut conjurer les risques d’une lutte à mort il devient de plus en plus urgent de dépasser les représentations croisées des mondes chrétien et musulman comme des tout-autres, hérmétiquement clos et impénétrables. C’est ce à quoi s’emploie ici Jack Goody dans le sillage de son L’Orient en Occident (Seuil, 1999).
Difficile de faire plus synthétique, mieux informé et plus agréable à lire que cette reconstitution de 13 siècles d’échange entre les deux univers. Le récapitulatif (p.67) de tout ce que l’Islam a apporté à l’Occident (d’après M.K. Nakosteen et J. S. Szyliowicz) est impressionnant.

- MOREAU DE BELLAING Louis, 2009, Des sociologues dans la soute (1963-1998), Paris, L’Harmattan, 165 p., 16 €.

Où notre ami L. Moreau retrace sa carrière de sociologue, chercheur puis professeur (de « première classe » à son départ à la retraite). Qu’a été la sociologie durant toutes ces années là pour les « sociologues dans la soute », i.e. qui n’ont pas accédé la visibilité des Bourdieu, Touraine ou autres Boudon ? L’ordinaire de la sociologie pour quelqu’un qui est resté attaché à ses idéaux généralistes et théoriques (à cheval entre anthropologie et psychanalyse) alors que peu à peu c’est une sociologie plus empirique et technocratique qui s’imposait.
Un sociologue se penche sur son passé en se revendiquant de ce qu’il nomme « une sociologie de la connaissance subjective ». Un récit attachant et sensible.

- REDLIKER Marcus et LINEBAUGH Peter, L’hydre aux mille têtes. L’histoire cachée de l’Atlantique révolutionnaire, Editions Amsterdam, 2008, 520 p., 27 €.

L’hydre aux mille têtes – dénoncé comme tel, sous cette appellation par les multiples penseurs et autorités, du XVIIe et XVIIIe siècles, qui se représentaient pour leur part sous les traits d’Hercule – c’est le prolétariat atlantique, anonyme, international ou apatride, polyglotte, formé de tous les exclus du système, paysans expropriés par les enclosures, vagabonds enrôlés de force à bord de navires voués au naufrage, pirates, nègres marrons etc.
Pour les auteurs de cette histoire haute en couleurs, incroyablement documentée c’est dans ce milieu en quête d’une terre d’abondance, sans maîtres et sans travail – et la trouvant parfois… – dans cette multitude polymorphe, stigmatisée par Shakespeare sous les traits de Caliban, qu’il faut chercher l’origine et les premières expériences de nombre des mouvements révolutionnaires plus connus.
Cette « histoire vue d’en bas », du point de vue des anonymes et des oubliés, est foisonnante. Peut-être trop. On s’y perd. Mais elle est fascinante.

- GONON Anne et GALAN Christian (dir.), Le monde comme horizon. État des sciences humaines et sociales au Japon, Arles, Éditions Philippe Picquier, 2008, 390 p., 19 €.

Comme le remarquent à juste titre les coordonnateurs de cet ouvrage, si on connaît un peu en France la littérature ou le cinéma japonais, on ignore en revanche à peu près tout de ce qui s’y produit en philosophie, en anthropologie, en histoire ou en sociologie.
L’ouvrage vient donc combler une lacune béante. On est bien là dans un autre monde. La philosophie s’y présente plus comme anthropologie philosophique ou histoire des idées que comme philosophie au sens occidental actuel du terme. Et il est peu probable qu’un des grands noms de l’anthropologie française commence un article intitulé « Pour inciter à l’anthropologie culturelle » en déclarant : « Laissez-moi recommander l’anthropologie culturelle pour deux raisons : d’abord elle rend heureux, ensuite elle rend le monde meilleur ». (Funabiki Takeo, p. 251).
Les éditeurs de l’ouvrage ont eu, en effet, la bonne idée, pour chacune des quatre disciplines présentées, de traduire un article d’un se des principaux représentants au Japon. On regrettera cependant que trop de poids soit accordé à l’histoire institutionnelle plutôt qu’à l’histoire des idées proprement dites. Elle est loin d’être absente, mais on a quand même un peu de mal voir et comprendre ce qui se pense là-bas. On notera la très forte influence de Karl Polanyi en anthropologie économique (p. 229).

- GOUX Jean-Joseph, Renversements, Paris, Éditions Des femmes/Antoinette Fouque, 2009, 262 p., 15 €.

On connaît au MAUSS (qui l’a publié) l’importance des travaux de J.-J. Goux pour montrer et faire comprendre comment notre modernité, à partir de Walras, a basculé dans ce qu’on pourrait appeler un utilitarisme subjectiviste (cf. sa Frivolité de la valeur).
C’est donc avec plaisir qu’on retrouve ici des articles publiés par lui depuis une quarantaine d’années et qu’on peut ainsi suivre son itinéraire de pensée. En commençant par ses « Numismatiques » qui posaient la thèse d’une équivalence de l’Or, du Père, du Phallus, du Monarques et du Langage (vus comme autant d’équivalents généraux), jusqu’à des textes récents qui, en sympathie avec A. Fouque affirment la coïncidence nécessaire de la crise postmoderne de l’Histoire – pensée comme Histoire orientée – et de l’apparition d’un mouvement pour la libération des femmes (p. 259).
Cette Histoire, l’Histoire pensée comme progrès, était pensée en fait, montre-t-il comme histoire de la maturation de l’homme viril, phallique. Avec la « déphallisation », c’est une autre histoire qui s’amorce.

- HARRIBEY Jean-Marie, Raconte-moi la crise, Paris, Le Bord de l’eau, 2009, 190 p., 14 €.

Où il est démontré qu’on peut être coprésident d’ATTAC, économiste marxiste, et à la fois sérieux et plaisant. La présentation des thèses d’ATAC sous la forme de pastiches de Lafontaine, Corneille, Molièe, Cervantès, Hugo etc. est amusante et bien menée.


-
Revue Le débat, n°156, septembre-octobre 2009, 192 p., 17 €.

Un excellent numéro, doublement intéressant pour les lecteurs du MAUSS. Tout d’abord parce qu’ils y trouveront un complément bien venu au n° 33 consacré à la crise de l’Université, avec un article très synthétique d’A. Compagnon sur le système universitaire américain, si mal connu en fait ; un texte de M. Gauchet qui, en dégageant remarquablement la spécificité du système universitaire français, permet de comprendre pourquoi le placage d’une des réformes inspirées du modèle américain, par ailleurs fort mal compris, ne peut conduire qu’à l’échec total ; et, enfin, des propositions de réforme par l’économiste J. Mistral qui méritent discussion attentive.
Par ailleurs, la première partie du numéro se compose d’un article du linguiste italien Raffaele Simone (et de sa discussion) qui a le mérite de défendre une thèse radicale, celle de la mort historique de la Gauche. Les arguments ne sont pas toujours convaincants. Mais il y a là une question qu’on ne saurait esquiver plus longtemps.

- CAILLÉ Alain et SUE Roger (dir.), De gauche ?, Paris, Fayard, 430 p., 22,90 €.

On trouvera, pour mener la discussion sur le point de savoir si la Gauche a un avenir, un ample matériau – dans cet ouvrage qui réunit vingt-trois auteurs (S. Audier ; G. Azam, Ph. Chanial, P. Combemale, Ph. Corcuff, Th. Coutrot, G. Duval, F. Ld, J. Gadrey, G. Groux, G. Grunberg, J. Lacroix, Ch. Laval, J-L. Laville, C. Lelièvre, D. Méda, Y. Moulier-Boutang, B. Perret, D. SChnapper, J. Testart, I. Théry, C. Wihtol de Wenden, J-P. Worms) – sur une trentaine de notions, comme « nation », « État », « marché », « associationnisme », « progrès » etc. En se demandant comment la Gauche ou les gauches les ont pensées à l’origine, comment ses perceptions ont évolué, où elle en est aujourd’hui et où elle pourrait ou devrait aller.

- Revue Krisis n°31, « Droite/Gauche ? », et n°32, « Gauche/droite ? », 23 € chacun.

Sur le même thème, on pourra consulter ces deux numéros de la revue dirigée par A. de Benoist, en lisant plus particulièrement dans le second un texte intéressant de Phillpe Van Parijs (qui résume bien son Real Freedom for all) qui soutient que la gauche n’a nul besoin d’être socialiste, et, dans le premier, outre un entretien avec Jean Leca, un texte très informé de Max Crapez, « De quand date droite/gauche en France ? ».
On lira aussi, dans le n° 32, un long entretien avec Alexandre Douguine (très influent sur Poutine) « Qu’est-ce que l’eurasime ? », très révélateur des aspirations de la Russie Intéressant, inquiétant, dépaysant.

- L’économie politique n° 43, « La crise alimentaire qui vient ».

Toujours au rayon des revues, il convient de signaler et de saluer dans ce numéro de L’économie politique un article bien venu de Denis Clerc sur le RSA. Qui en dresse très honnêtement et lucidement le bilan. Le débat est particulièrement intéressant pour les lecteurs du MAUSS puisque au plan strictement technique le RSA est très proche de ce que nous avons défendu depuis 1987 sous le nom de revenu de citoyenneté en proposant que le RMI soit (rendu) inconditionnel, i.e. non supprimable, et structurellement cumulable avec d’autres sources de revenu.
Pour autant, bien des critiques sont opposables à l’actuel RSA. Il n’en reste pas moins qu’il marque en principe une nette amélioration par rapport au RMI. Et D. Clerc, qui s’y était d’abord montré plutôt hostile, en convient en réfutant nombre des critiques courantes qui, en définitive, se ramènent presque toujours à une forme ou une autre de l’idée que les bénéficiaires du RSA seraient quand même mieux avec un emploi stable à plein temps. Certes ! Mais qu’est-ce qu’on fait à défaut ?

- STEINER Philippe et VATIN François (dir.), Traité de sociologie économique, Paris, PUF, 2009, 800 p., 25 €.

La sociologie économique est depuis une quinzaine d’années en pleine expansion en France et dans le monde, à a suite des travaux notamment de Mark Granovetter ou Viviana Zelizer.
Plusieurs ouvrages ont déjà tenté d’en présenter un bilan synthétique, mais aucun n’a comme celui-ci réuni en un même volume tous les représentants des différents courants de la sociologie économique française (A. Bidet, J. Blanc, R. Boyer, A. Caillé, M. Callon, È. Chiapello, S. Dubuisson-Quellier, F. Eymard-Duvernay, P. Flichy, P. Gilbert, O. Godechot, L. Karpik, J-L. Laville, E. Lazega, F. Lebaron, F. Muniesa, A. Orléan, F. Weber, P-P. Zalio). Une véritable somme.

- CAILLÉ Alain et LAZZERI Christian (dir.), La reconnaissance aujourd’hui, Paris, CNRS Éditions, 2009, 501 p., 30 €.

GARRAU Marie et LE GOFF Alice (dir.), La reconnaissance : perspectives critiques, Presses de Paris Ouest Nanterre La Défense, 290 p., 15 €.

La discussion sur le thème de la reconnaissance est maintenant partout. La reconnaissance aujourd’hui réunit les communications présentées à un colloque organisé par le SOPHIAPOL (Laboratoire de Sociologie, philosophie et anthropologie politiques de Parix X-Nanterre) en 2005 et qui peut être considéré comme une sorte d’acte de naissance de la discussion en France. Avec des textes de J. Bidet, M. Blanchard, A. Caillé, Ph. Chanial, S. Dufoix, E. Ferarèse, F.Flahault, N Heinich, M. Hénaff, A. Honneth, S. Laugier, Ch. Lazzeri, Ch. Nadeau, P. PHaro, A. Pizzorno, E. Pulcini, E. Renault et O. Voirol. Le recueil coordonné par M. Garrau et A. Le Goff témoigne de l’état du débat trois ans après.

NOTES

[1Résumé de la recension de Jean Bastien sur le site Nonfiction.fr

[2Ignorant tout de ce projet de réédition nous avions reproduit quelques pages de ce livre, préfacées par Michel Terestchenko, dans le n°33 du MAUSS consacré à l’amour des autres et au care.