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Bibliothèque du MAUSS. Notes de lectures (n° 32, 2e sem. 2008)

Texte publié le 25 mai 2011

Les notes de lecture de la Revue du Mauss parues au cours des trois dernières années. Ci-après les « notes » du n° 32 (« L’Amour des autres
Care, compassion et humanitarisme »).

Recension par Monique Selim (IRD)

- DI BELLA Maria Pia, Dire ou taire en Sicile, Paris, Éditions du Félin, 2008.

Ce livre rassemble douze articles de l’auteure publiés dans les années 1980-1995, en anglais, en français et en italien dans différentes revues de sciences sociales. Une forte unité s’en dégage que Maria Pia di Bella explicite dans une introduction claire et rigoureuse. Il s’agit de porter un éclairage nouveau sur la « culture de l’honneur » qui imprègne les régions italiennes considérées en évitant comme cela a été maintes fois fait de figer les populations méditerranéennes dans une image très réductrice de réponses mécaniques à des humiliations symboliques primaires.

Plus précisément, l’ambition affichée est de produire une problématique de la parole qui intègre les discours autant que les silences, le mutisme, et qui restitue le sens interne des comportements y compris lorsqu’ils se donnent à voir comme aberrants, insensés. La pratique glossolalique des adeptes du pentecôtisme en est le meilleur exemple. Ce premier terrain de l’ethnologue sur lequel s’ouvre l’ouvrage, fait découvrir une Italie du Sud peu connue et un phénomène de conversion révélateur dont l’ampleur n’a depuis cessé de croître un peu partout dans le monde.

La perspective comparative que l’anthropologue peut ici avoir à l’esprit montre combien la dichotomie entre terrains proches et lointains est fallacieuse et la clôture sur des aires culturelles plus ou moins artificielles un obstacle épistémologique répondant à des contraintes institutionnelles. Les chapitres suivants s’attachent à déconstruire l’omerta, en mettant de côté tous les poncifs sur la simple violence de la mafia qui font des populations des victimes passives. En s’appuyant sur des matériaux historiques de différentes natures, Maria Pia di Bella montre les stratégies et les résistances à la domination qui utilisent le silence comme arme principale. Le lecteur est invité à s’immerger dans la conscience de l’extrême oppression de classe des paysans italiens qui n’entrevoient aucune intervention possible sur les ordonnancements sociaux et choisissent donc de se taire.

A un autre niveau, l’attention est attirée dans un contexte récent sur l’usage de la parole dans les dénonciations publiques opérées par des membres de la mafia, dont les contradictions et distinctions internes sont dévoilées et analysées.

La sexualité forme un autre volet de ce livre, donnant à réfléchir sur l’incorporation des interdits et l’enfermement des femmes dans une condition d’écrasement impressionnant supprimant toute idée de plaisir et de désir. Sur ce point, l’intérêt des descriptions offertes réside autant dans la spécificité des pratiques, que dans leur caractère universel, remettant en particulier en cause l’hypothèse que certaines religions et/ou certains pays détiendraient la panacée de l’asservissement des femmes. Les femmes de l’Italie du sud rurale du début du siècle apparaissent en effet plongées dans une misère morale et matérielle sinistre, en regard de laquelle l’obligation de manger après l’accouchement, une partie du placenta cuit avec des oignons n’est qu’un détail minime. Là encore, la révolte passera plus tard par une parole publique exemplaire, alliant un père à sa fille devenue célèbre pour son refus de se plier aux normes en usage.

Riche et coloré, bien écrit et d’une lecture facile, l’ouvrage comporte de multiples tableaux de la vie quotidienne et des relations interpersonnelles en jeu dans cette Italie largement ignorée. Les cas examinés – qui ont en commun d’être en marge, aux limites, en rupture avec les rapports sociaux dominants – permettent de mieux comprendre les fonctionnements d’une société se libérant depuis peu de ses codes de contrainte.

Recensions par Alain Caillé

- KLEIN Naomi, La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Paris, Leméac/ Actes Sud, 2008, 668 p., 25 €.

Disons-le tout net : s’il ne fallait recommander qu’un livre à qui veut tenter de comprendre l’essentiel de ce qui s’est joué et passé dans le monde depuis le dernier quart de siècle et au-delà, ce serait vraisemblablement celui-ci. Beaucoup de lecteurs pourtant pourraient être dissuadés a priori de le lire un ouvrage de l’auteur(e) à succès de No Logo par crainte d’y trouver une langue de bois altermondialiste convenue, dénonçant le capitalisme partout et pour tout au nom d’un idéal politique au mieux indéfini et, au pire, chargé de relents révolutionnaristes inquiétants. Et, de fait, aucun militant altermondialiste, aucun lecteur du Monde Diplomatique ne sera dépaysé, sauf à voir ses pires soupçons ou appréhensions dépassés. Ce n’est cependant pas ici le capitalisme en général qui est cloué au pilori, mais ce que N. Klein appelle un « capitalisme du désastre », autrement dit cette forme très particulière de capitalisme, désormais connue sous le nom de néolibéralisme qui, à la suite des travaux de Hayek, Milton Friedman et Gary Becker aspire à une privatisation générale des services publics et des fonctions de l’État.

Rien de nouveau, dira-t-on. Personne n’ignore qu’un basculement idéologique d’ampleur mondiale inouï et imprévu s’est opéré dans les années 1980 avec la venue au pouvoir de R. Reagan ou M. Thatcher, fervents disciples de M. Friedman et de l’école de Chicago, et que le consensus de Washington, sa version séculière, devenue doctrine officielle du FMI et de la Banque mondiale, a été imposée dans le monde entier à tous les pays endetté, au prix de la liquidation de pans entiers de leur industrie ou de leur agriculture (partout), d’un effondrement de leur classe moyenne (qu’on pense à l’Argentine) et d’une augmentation vertigineuse du chômage (qu’on pense à l’Indonésie) et de la corruption et de la criminalité (qu’on pense à la Russie). Tout ceci est bien connu et suffisamment analysé déjà, par un J. Stiglitz par exemple. Mais ce que N. Klein, montre en plus, de façon, saisissante c’est comment, très tôt, la conviction s’est installée dans le tête d’un Hayek et, plus encore de Milton Friedman et de ses disciples, que les réformes qu’ils préconisaient étaient si radicales et à court terme dévastatrices qu’elles n’avaient aucune chance d’être adoptées à la suite d’un débat démocratique normal, si bien que seule la survenue d’une catastrophe ou d’un désastre, laissant tout un pays et toute une population en état de choc pouvait permettre de faire passer en bloc et d’un seul coup une série de réformes inenvisageables autrement. Encore fallait-il être toujours prêt à saisir l’occasion.

C’est ainsi, par exemple, que les Chicago Boys, attendant fébrilement le 11 septembre 1973, jours du renversement et de l’assassinat de Salvador Allende, firent des pieds et des mains pour que « la brique » qui énonçait toutes les réformes à faire fût prête à temps. Selon le rédacteur en chef du journal Mercurio, « ils firent fonctionner les presses sans arrêt pour reproduire le volumineux document. Ils y arrivèrent tout juste. Avant midi, le mercredi 12 septembre, un exemplaire ornait le bureau de chacun des généraux à qui allaient incomber des fonctions gouvernementales (p. 100) ». Dans ce cas précis, depuis la déclassification des documents de la CIA, on connaît le rôle direct de l’agence et de Kissinger. Dans bien d’autres cas à travers le monde, celui des Tsunamis ou de Katrina à La Nouvelle Orléans, sans parler de l’autre 11 septembre, chocs et catastrophes n’ont pas été produits délibérément, mais il existait des plans clés en main de reconstruction de l’Etat ou de l’économie locale conformes aux préceptes de l’École et du FMI à prendre ou à laisser (au risque de rester sans aucun secours) et imposés aux autorités locales.

Sur tous ces cas, du Chili à la Bolivie ou à l’Argentine, de la Pologne à la Russie, de l’Indonésie à la Corée du sud, N. Klein nous livre une information d’une précision et d’une richesse très impressionnantes, qui rendent soudain lumineuses des évolutions politiques autrement difficilement compréhensibles. Mais le propos de N. Klein est plus noir et plus saisissant que ce qui vient d’en être dit, qui ne déroge pas, sauf pour la qualité, la systématicité et la nouveauté de l’information au gauchisme ordinaire. Le véritable choc que produit son ouvrage résulte de la relation directe qu’elle opère entre les nouvelles techniques de torture mises au point par la CIA et le Pentagone (mais n’oublions pas que ce sont les Français qui ont montré la voie en Algérie) à l’aides des travaux de certains des grands noms de l’establishment psychiatrique américain et les stratégies de l’École de Chicago. Le pari des nouvelles modalités de la torture, plus psychiques que physique (même si le corps n’est pas oublié), est qu’en produisant chez les prisonniers une désorientation sensorielle totale (d’où la pratique systématique de la cagoule et de l’enfermement hors de tout repère spatial et temporel) il est possible de leur faire perdre leur personnalité profonde, de les faire régresser au stade de la page banche sur laquelle on pourrait écrire ce que l’on désire. Le choc sur lequel mise l’École de Chicago est l’équivalent sociopolitique de cette stratégie psychologique. Seule une population totalement désorientée, privée de repères, est susceptible d’accepter les purges et saignées massives qu’on lui inflige.

Est-ce à dire que l’Ecole de Chicago et, plus généralement les doctrines néolibérales, peuvent être tenues pour responsables des tortures pratiquées un peu partout ? N. Klein ne l’affirme pas de manière générale et universelle. En transposant les débats bien connus de sur les rapports analysés par Max Weber entre protestantisme et capitalisme, on pourrait dire que ce qu’elle établit c’est l’existence d’affinités électives entre le gouvernement par la terreur et la torture, et l’application forcée des recettes néo-libérales là où elles ne sont pas souhaitées. En termes plus théoriques que ceux de l’auteur(s) on pourrait dire que les Chicago Boys mettent en application une stratégie lockéenne : il s’agit de balayer et de faire disparaître tous les miasmes politiques et idéologiques de l’histoire pour retrouver la pureté sociale des origines, cet état de nature dans lequel tout le mode est propriétaire et travailleur et où ceux qui ne le sont pas n’ont qu’à disparaître. Encore le fantasme de la page blanche. Mais il est clair que lorsque les affinités électives ne suffisent pas, arrestations et torture peuvent aider grandement comme on l’a vu en de multiples cas. Un point particulièrement important à noter est que le but de la torture n’est pas tant en fait d’obtenir des informations que de créer un climat général de terreur destiné à briser toute résistance et que ce que les tortionnaires visent au premier chef c’est à détruire tout sentiment de solidarité entre les victimes qu’il faut réduire à l’état de purs individus, conformément à la doctrine ultralibérale qui ne veut connaître que des individus mutuellement indifférents.
Sur ce fonds général, il est possible de distinguer deux grandes périodes du capitalisme du désastre. Dans la première il s’était agi d’imposer par tous les moyens la certitude qu’il n’y a pas d’autre voie que celle de la dérégulation généralisée (TINA, There is no alternative). Dans la seconde, qu’on pourrait sans doute faire démarrer symboliquement au 11 septembre 2001 (la première démarrant le 11 septembre 1973), toutes les relations et corrélations économiques ordinaires s’inversent. Là où dans la première phase, les désastres entraînaient une baisse de l’activité économique et une chute de la Bourse, c’est désormais le contraire qui se produit. C’est que les marchés de la guerre, de la lutte contre le terrorisme, de la reconstruction et de la substitution aux services publics sont devenus les marchés les plus lucratifs. Rosa Luxembourg voyait la conquête des pays non encore capitalistes comme seul exutoire possible à la sous-consommation. Le nouvel exutoire, le nouveau débouché est désormais trouvé : l’attribution aux firmes privées de l’argent et des commandes jusque là adressés aux services de l’État. Un gigantesque marché nouveau.

Voici, très sommairement résumé et commenté le cœur du propos de N. Klein, insuffisamment mis en valeur puisque son livre vaut d’abord par la masse incroyable d’informations collectées et vérifiées. Qu’en penser quant au fond ? C’est sur ce point, sans doute qu’il y a matière à discuter pour tenter d’en mieux élucider les enjeux à la fois théoriques et proprement politiques.

Trois questions, notamment, méritent d’être approfondies. 1) Qu’est ce qui explique la victoire de l’idéologie néo-libérale, là où elle n’a pas été imposée par a force et par la stratégie du chaos, aux États-Unis et en Grande-Bretagne, tout d’abord, puis dans une bonne partie de l’Europe occidentale (dont il n’est rien dit par ailleurs) ? 2) En plus noir : n’y a-t-il pas dans l’idéologie néo-libérale, en inversé, quelque chose d’étonnamment proche des idéologies totalitaires d’hier : le même fantasme de la page blanche, le même désir d’éradiquer tout ce qui n’est pas conforme à la « logique de l’idée » (H. Arentd) dominante, le même recours possible à la terreur ? C’est cette symétrie inversée que j’essaie pour ma part (A. C.) de saisir sous le concept de parcellitarisme. 3) Enfin, au nom de quel modèle de bonne société N. Klein mène t-elle sa critique ?

C’est sur ce point qu’elle est la plus discutable. Elle suggère de manière très intéressante que le véritable ennemi de l’école de Chicago, du FMI et de a CIA n’ont pas été les régimes marxistes (et encore moins les régimes dictatoriaux) mais tous ceux qui tentaient de bâtir des expériences démocratiques non neo-libérales (le cas du Chili est de ce point de vue exemplaire). Or une troisième voie est bien sûr possible, celle d’une social-démocratie ou d’un socialisme démocratique. Jusque là, on suit. Mais on ne suit plus lorsqu’elle range sous cette même étiquette aussi bien la social-démocratie suédoise que le régime populiste d’un Hugo Chavez (cf. Sur ce point l’article de A. Insel dans le n°26 de La Revue du MAUSS). Il ne suffit pas de s’opposer aux Etats-Unis pour mériter un brevet de démocratie. Si Fidel Castro, était un grand démocrate, ça se saurait. La voie du retour aux valeurs démocratiques est aussi périlleuse mais plus étroite que ne laisse entendre Naomi Klein.

- SALMON Christian, Storytellig. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007, 239 p.,18 €.

On se rappelle qu’une des caractéristiques majeures des régimes totalitaires selon H. Arent était leur propension à créer un univers de fiction. Ils partagent encore ce trait avec le capitalisme néo-libéral.
On ne méditera jamais assez cette déclaration d’un conseiller de George W. Bush (probablement Karl Rove) à la journaliste Karen Hughes (très complémentaire à le célèbre proclamation de Patrick Le Lay sur le temps de cerveau disponible) : « Vous appartenez à la communauté-réalité (the reality-based community)… vous croyez que les solutions émergent de votre judicieuse analyse de la réalité observée… ce n’est plus de cette manière que le monde marche réellement. Nous sommes un empire maintenant, et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudiez cette réalité… Nous créons d’autres réalités nouvelles, que vous pouvez étudier également… Nous sommes les acteurs de l’histoire…Et vous, vous tous, il ne vous reste qu’à étudier ce que nous faisons » (cite p. 171-2).
Ch. Salmon montre admirablement comment l’outil premier qui sert à créer cette nouvelle réalité, c’est l’art de raconter des histoires, que ce soit dans le domaine du marketing , bien sûr, mis aussi en matière de gestion de organisations ou d’organisation des campagnes politiques. Si on se rappelle les campagnes croisées de S. Royal et N. Sarkozy, on comprendra vite que le ressort principal de ce s récits est l’émotion. Ainsi voit-on se former un capitalisme narratif compassionnel, parfait doublon du capitalisme des Chicago, sans (états d’)âme et sans cœur.
Livre passionnant, très clair et informé. On aimerait juste un peu plus d’exemples concrets des récits effectivement mis en œuvre dans les différents champs, et notamment au sein des entreprises, de plus en plus vues comme des nœuds de récits conflictuels entrecroisés (plus que comme les nœuds de contrats chers au néo-institutionnalisme).

- ROBIN Marie-Monique, Le monde selon Monsanto, Préface de Nicolas Hulot, Paris, Paris, La Découverte, Arte-Editions, 2008, 371 p, 20 €.

Il n’est pas nécessaire de faire l’article pour cet ouvrage, qui est un véritable succès de librairie. Mérité. Très complémentaire au livre de Naomi Klein. Aussi admirable par l’ampleur et la précision du travail d’investigation. Aussi impressionnant et terrifiant.
N. Klein donne de nombreux exemples qui montrent comment tout pays qui refuse la prise de contrôle d’une partie de son économie par une multinationale (notamment américaine) risque fort de se voir frappé par une forme ou une autre de désastre. M-M. Robin analyse de l’intérieur les mécanismes – corruption, propagande, mensonge à grande échelle, intimidation, mépris des vies humaines, complicités politiques – par lesquels une grande firme assied sa puissance à l’échelle mondiale.
Après, du même auteur, Voleurs d’organes. Enquête sur un trafic, (Bayad, 1996), Escadrons de la mort, l’école française (La Découvete, 2006), un remarquable et courageux travail de journaliste engagée.

- AUDIER Serge, Le colloque Lippmann, Aux origines du néo-libéralisme, Paris, Le bord de l’eau, 2008, 354 p., 18 €. La pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, Paris, La Découverte, 2008, 380 p., 21,50 €.

En quelques années, Serge Audier s’est imposé comme un de nos meilleurs historiens des idées politiques, exhumant avec bonheur des auteurs, des écoles ou des débats oubliés et pourtant essentiels, et faisant revivre, notamment, la pensée républicaine française de la fin XIXe et du début du XXe siècle, en en montrant toute la grandeur et l’importance. Ici, il s’attaque à la généalogie de l’idéologie dominante (et délétère) du dernier quart de siècle, connue sous le nom de néo-libéralisme. Est-ce le bon terme ?
C’est justement, à en croire ce livre, ce dont il est permis de discuter. Selon les idées reçues sur l’histoire de l’école néo-libérale, celle-ci prendrait naissance à l’occasion de la tenue à Paris, en août 1938 d’un colloque organisé autour de Walter Lippmann, auteur d’un livre qui avait connu un succès mondial, La Cité libre (The Good Society, 1937). Sont réunis à cette occasion tous ceux qui se retrouveront plus tard dans la Société du Mont Pèlerin et qui se réclament du néo-libéralisme. Du côté autrichien, Von Mises et Hayek, pour la France Louis Rougier, J. Rueff, Marlio, Auboin, Baudin, Marjolin, Pour l’Allemagne Rüstow et Röpke, champions de l’ordo-libéralisme et inspirateur après-guerre de l’économie sociale allemande de L. Ehrard et K. Adenauer, pour les Etats-Unis, outre W. Lippann, Michael Polanyi, le frère de Karl etc.
Or ce qui est frappant, à lire toutes les pièces du débat rassemblées par S. Audier, c’est que la grande majorité des auteurs représentés directement ou indirectement dans ce colloque, et qui se reconnaissent peu ou prou sous l’étiquette de néo-libéralisme, s’accordent massivement et majoritairement sur des thèses en fait diamétralement opposées à l’actuel néo-libéralisme hayékien et friedmannien. Tous, en effet se réclament du libéralisme mais estiment qu’on ne peut pas se contenter de reprendre le libéralisme originel, trop discrédité par les misères sociales qu’il a fait naître et que, notamment il faut en finir avec le dogme manchestérien du laissez-faire généralisé. Le libéralisme ne pourra être sauvé que s’il séduit la majorité, y compris les plus pauvres dont il faut éviter la prolétarisation. Dès lors, l’État doit jouer un rôle important dans l’instauration d’un libéralisme nouveau, également appelé par certains libéralisme social ou social-libéralisme, en instaurant par exemple un salaire ou revenu minimum, en envisagent la nationalisation de certains secteurs, une politique d’investissements menés par l’État, le développement des services publics, et en luttant contre les inégalités excessives.
En un mot, la plupart des néo-libéraux de l’époque feraient presque figure aujourd’hui de dangereux gauchistes, ou de sociaux-démocrates particulièrement radicaux. Mais, on le sait, c’est peu à peu Hayek qui l’a emporté, qui ne se considérait d’ailleurs pas comme néo-libéral mais comme un libéral tout court, et ceci dans la version la plus outrancièrement manchestérienne et laissez-fairiste, libériste, du libéralisme. Belle leçon d’histoire des idées (et de la politique qui y est liée) à méditer.

L’autre livre de S. Audier, consacré aux interprétations de mai 68 est moins convaincant. C’est le genre même qui fait problème. Doit-on exécrer ou adorer Mai 68 ? Et adorer ou exécrer ceux qui l’adorent ou l’exècrent ? Ou l’ont adoré, ou auraient pu l’adorer, etc. ?
Comme Mai 68 est par essence un mouvement social total, on peut en dire et lui faire dire bien des choses. Souvent opposées. Comme les auteurs qui en parlent, le louent ou le vitupèrent ont eux-mêmes des pensées complexes, évolutives, changeantes, quand elles ne sont pas contradictoires, on peut également leur faire dire et en penser bien des choses. Opposées. Et le travail de repérage des filiations et des connivences intellectuelles s‘avère du coup problématique. Il n’y a pas en la matière de position de surplomb occupable qui permettrait de dire la vérité de l’événement et de ses interprétations, et de distribuer bons et mauvais points. Le seul choix tenable n’est-il pas alors de discuter les auteurs qui ont de l’importance en tentant de suivre le travail de leur pensée sans prétendre leur coller des étiquettes trop préconçues, d’oublier les autres, et d’assumer le plus explicitement possible ses propres choix politico-théoriques ?
Il y a en creux, dans le travail de Serge Audier une philosophie politique dont les contours se dessinent peu à peu, et qu’il est maintenant temps de faire apparaître clairement et d’offrir au débat, au-delà du travail de collecte des interprétations des interprétations.

- MEHL Dominique, Enfants du don. Procréation médicalement assistée : parents et enfants témoignent, Paris, Robert Laffont, 2008, 346 p., 20 €.

Sur le don et la réception de gamètes, et plus spécialement d’ovocytes – qui s’obtiennent beaucoup plus difficilement et péniblement que le sperme, l’auteur a mené 37 entretiens approfondis, très éclairants. Qu’est ce qui est préférable, le don anonyme, le don croisé, le don direct ? (p. 116). La règle de l’anonymat, imposée par la législation française, est-elle tenable (celle du secret s’estompant, même si 70 % des parents l’observent ?
Certains entretiens sont passionnants, notamment celui de Véronique : « Le don de sang, je l’ai fait dès que j’ai pu. Dès que j’ai été majeure, j’ai donné tout de suite. Après je suis passée aux plaquettes. Pour moi, le don d’ovocyte c’est la même démarche… Souvent la receveuse se sent très redevable envers la donneuse. Mais moi, je n’ai pas l’impression que ce soit elle seule qui demande. On s’engage tous les deux. Je cherche à faire un don et elle a besoin d’une donneuse. Donc on a toutes les deux besoin de l’autre… C’est plus facile de faire un don que de l’attendre » (p. 159 sq.).
Les positions possibles sont clairement exposées même si l’interprétation aurait sérieusement gagné à ne pas ignorer les travaux du MAUSS et notamment ceux de Jacques Godbout dans Le don, la dette et l’identité. Les conclusions politiques, favorables, contre la législation actuelle, à la légalisation du recours aux mères porteuses, à la sortie de la règle de l’anonymat et à l’homoparentalité ne convainquent guère.
Il est possible d’y être favorable, mais on ne peut pas démontrer la nécessité de ces mesures en mettant seulement en lumière la souffrance de ceux que la loi actuelle prive de l’accès à l’enfant. Ou alors, avec le même type d’argumentaire on pourrait aussi bien soutenir la nécessité d’autoriser l’achat et la vente d’enfants.

- DAGENAIS Daniel (dir.), « Le suicide », Recherches sociographiques, XLVIII, 3, 2007.

Car, souffrance pour souffrance, il faut alors tenir compte, par exemple, des analyses du suicide rassemblées dans ce numéro de nos amis sociologues québecquois, qui attestent du développement dans l’Occident contemporain du suicide anomique diagnostiqué par Durkheim et pour des raisons que ce dernier avait déjà avancées : la crise de la famille et une surmortalité masculine « liée à la déconstruction es rapports entre les genres sur laquelle la société industrielle s’est édifiée », entre autres (p. 16). À méditer et discuter.

- PEILLON Vincent (dir.), Inégalités et justice sociale. Débats et défis contemporains, Paris, Le Bord de l’eau, 2008, 303 p., 20 €.

Au nom de l’Institut Edgar Quinet, V. Peillon a su réunir sur ce thème, et bien résumer et synthétiser dans sa conclusion, un ensemble d’auteurs plus pertinents et représentatifs les uns que les autres (notamment S. Audier, Ph. Chanial, M. Duru-Bellat, M. Fleurbaey, C. Landais, P. Moscovici, S. Paugam, A. Renault, J. Rigaudiat, P. Savidian, J-F. Spitz).
Tous les articles sont intéressants et de qualité (cf. notamment P. Chanial, J-F. Spitz, A. Renault qui esquisse les principes d’une discrimination positive sans quotas, P. Savidan qui met en doute – comme ici même Dominique Girardot –, les mérites de l’idéal d’égalité des chances et d’inégalités justifiées par le mérite). D’où vient alors ce sentiment qu’on n’avance guère ?
C’est qu’il ne suffit pas de se déclarer par principe favorable à davantage d’égalité, à une fiscalité plus juste, à une société plus solidaire etc. Encore faut-il s’engager sur des propositions concrètes et chiffrées, sauf à s’enfermer dans la rhétorique. Aussi longtemps qu’on n’affrontera pas directement la question du revenu minimum et du revenu maximum – de quelque manière qu’on les entende – on risque fort de tourner en rond longtemps.

NOTES