On voit ou entend beaucoup dans les médias, ces derniers temps, Jean-Loup Amselle énoncer ses choix éthiques et politiques au nom de la science anthropologique. On ne peut que se réjouir de voir un social scientist sortir de sa réserve académique, et prendre des risques. On se réjouira moins de l’entendre affirmer péremptoirement, par exemple, sous couvert de science, que « la culture n’existe pas. Il n’y a que des individus ». C’est vraiment le résultat de la « science » anthropologique ? Si oui, nous devons en déduire que Margaret Thatcher, pour qui, « there’s no such thing as society », était une grande anthropologue ou sociologue. Légitimée par la science. A.C.
Loin de moi l’idée de critiquer un anthropologue osant s’avancer sur la scène publique pour affirmer ses opinions. Bien au contraire, je reconnais là un certain courage, dans un milieu académique plutôt recroquevillé. Mais, puisque le risque est pris, autant l’assumer : au moins, dans les phrases destinées à un grand public, l’auteur ne peut-il se dérober aux rencontres grâce à l’habileté couleuvrine des ordinaires manœuvres universitaires. On peut donc le saisir en flagrant délit de franchise. Et enfin se poser clairement face à de claires formulations.
Je voudrais dès lors, saisir l’occasion de dire pourquoi je suis en désaccord global en tant qu’anthropologue avec Jean-Loup Amselle, ce qui n’exclut pas des points d’accord plus précis.
Le désaccord porte sur la posture générale prise par Amselle [1] pour parler de la politique et du progrès, et pour critiquer ceux qui mettent en cause leurs catégories habituelles. Je conteste le fait que l’anthropologie puisse servir de base scientifique pour entonner sans critique un hymne au progrès et à la lutte de classes qui l’autoriserait socialement, contre les hésitations ou les retours en arrière (ce qu’il nomme les « rétrovolutions ») des « bobos » [2] les menant « à la poursuite des gourous, des guérisseurs et des chamanes ».
J’invite Amselle à se demander pourquoi, d’ailleurs, un hebdomadaire managérial comme le Nouvel Economiste accueille son discours, pour ainsi dire avec gourmandise. Le capitalisme dont ce journal sur papier rose se veut un support intelligent aurait-il donc aujourd’hui besoin d’un tel discours contre les doutes qui se multiplient dans ses rangs, un peu comme avant la révolution française, les défections idéologiques se multipliaient dans l’aristocratie (et dont la dernière déclencha la paralysie du régime) ?
Il me semble que Jean-Loup Amselle grossit sous sa loupe une tendance « new age » très minoritaire (effectivement caractérisée par le primitivisme et l’exotisme) pour critiquer injustement le fait même de s’interroger sur l’avenir de la société humaine planétisée. Car en ramenant au seul retour en arrière, à la seule « rétrorévolution » [3] la prise en considération des trajectoires de cultures différentes, on se rend incapables d’accepter l’idée qu’une interrogation en profondeur de l’expérience occidentale mondialisée exige de réévaluer notre idée même du progrès. L’une des façons de le faire est de se demander si nous ne nous sommes pas trompés et si d’autres n’auraient pas eu raison –au moins en partie -. Certes , il s’agit d’une manière un peu simpliste et naïve de poser les problèmes, car les sociétés « primitives » ont leur propre historicité, et comme le dit très raisonnablement Amselle, elles n’ont jamais été étanches ni bloquées sur des identités fixes, mais évoluent, échangent et se croisent ou se métissent, comme toutes les institutions humaines.
Mais pourquoi se targuer explicitement d’un savoir scientifique sur l’Homme pour affirmer que toute contestation du progrès, toute mise en cause de l’emportement unitaire d’une humanité sous égide de l’économie technocapitaliste ne peut être que réactionnaire et passéiste ? Pourquoi se poser en anthropologue pour rapporter autoritairement au « tourisme mystique assez significatif orienté vers cette idée de retrouver les connaissances originelles, avec prise d’iboga au Gabon, ou d’ayahuasaca au Pérou », toute tentative intellectuelle ou existentielle de s’intéresser à des « sagesses » extérieures à notre modèle de fonctionnement ?
D’où parle-t-on pour oser impliquer que l’Histoire est un processus unidirectionnel qui ne peut aller que du passé (obligatoirement fruste et primaire) au futur (nécessairement meilleur) ? Comment prétendre apporter la sagesse de l’expert pour appuyer l’idéologie selon laquelle on ne saurait reconnaître que d’autres que nous on su –ou pu- conserver des qualités humaines plus grandes que les nôtres ? [4]
Certainement pas, en tout cas, en s’appuyant sur des certitudes fondées dans la discipline anthropologique, qui nous conduirait plutôt à reconnaître la possibilité pour les êtres humains de conduire des façons différentes de vivre ensemble.
Bien sûr, il existe, dans cette reconnaissance de la pluralité humaine, un risque de « fragmentation », « d’ethnicisation », et je suis d’accord avec Jean-Loup Amselle que ce danger doit être identifié (notamment comme conséquence du colonialisme) et exposé. Mais il ne faut pas le magnifier ni le confondre avec l’idée –au contraire progressiste- selon laquelle l’avenir de l’humanité peut très bien se conjuguer avec la collaboration de différents modes de vie –de production et de consommation-, qui permettraient en outre de s’équilibrer réciproquement. S’agit-il de solutions individuelles s’opposant aux solidarités nécessaires ? [5] Ne s’agit-il pas au contraire d’amorces de tentatives de créer de nouvelles solidarités permettant de résister à la servitude volontaire, dont Amselle, curieusement, ne dit pas un mot ? (il est vrai que la servitude au CNRS ou à l’EHESS n’est pas si désagréable à supporter, je dois bien le reconnaître, même si les crédits de voyage se resserrent). Le discours passéiste n’est-il pas dès lors à trouver plutôt du côté de la nostalgie des formes socialistes ou communistes, dont les échecs doivent tout de même être expliqués et pas seulement constatés ?
Or n’est-ce pas précisément parce que ces idéaux collectifs se transformant en régimes autoritaires n’ont pas su résister à la tentation d’écraser les minorités et les communautés réfractaires à leur conception du progrès… qu’ils ont fait faillite ? Si c’est vrai, où seraient le recul et la rétrogradation dans le fait de chercher comment les sociétés humaines ont su, ici ou là, parvenir à un équilibre entre différences, un respect entre versions de l’Homme, même si ces expériences ont eu lieu chez des peuples moins denses et moins technicisés ?
Au fond, si l’anthropologue n’a d’autre chose à dire que ce que disait le militant travailliste du XXe siècle, encore tout encombré d’idéalisme technophile, soit-disant athée mais sociolâtre, à quoi lui sert d’avoir privilégié le contact avec d’autres cultures et en avoir exploré et reconnu les qualités propres, avec lesquelles on peut dialoguer, voire renouer,en dehors de toute idéologie linéaire de l’historialité ? A quoi sert aux citoyens de lui payer des missions au fond de l’Amazonie ou du Congo ? Suffirait-il pour lui de se faire le vendeur d’un « art du Sud » permettant de régénérer les énergies faiblissantes du Nord ? [6] Faudrait-il, pour suivre l’incitation à l’embrigadement moderniste (déjà bien vieilli) d’Amselle, renoncer au message de Lévi-Strauss découvrant il y a déjà plus d’un demi-siècle, la valeur universelle des cultures refusant d’embarquer dans la folie chrématistique ? La folie du profit brûlant la vie en résidus pétroliers, et de ses cendres distribuées aux milliards d’esclaves salariés (que nous sommes tous devenus, progrès aidant) ?
Je ne crois pas que l’on collabore automatiquement à la diffusion d’un opium du peuple mondial en rappelant que des sociétés ont pu (même sans le vouloir explicitement) mieux respecter que nous la vie à la surface de la planète [7]. Et si l’écologie est réactionnaire en soi, alors l’est encore plus le soutien –que l’on voudrait enthousiaste- à la destruction industrielle du monde.
Une chose est de soutenir les mouvements réels des peuples confrontés tous à la même mondialisation (sans les renvoyer à une image rousseauiste bonne pour le papier peint des bourgeois du XVIII e siècle). Une autre est de pouvoir affirmer que les spiritualités « locales » reflètent aussi bien (ou aussi mal) les questions cruciales que se posent les Humains, que les « grandes religions » dont la difficulté à rendre compte de notre condition actuelle est tout aussi patente. Leur « ressemblance » tient aujourd’hui précisément à cet échec commun que leurs différences ne suffisent pas à pallier. En tout cas, la différence entre deux dimensions (religieuse et chamanique, par exemple) renvoie sans doute également à une différence réelle dans la manière d’user de nos ressources et de reconnaître notre « commune humanité ». Pourquoi la différence devrait-elle être seulement « résidus » [8], alors qu’on peut au contraire la penser comme la condition même d’une pluralité rendant supportable l’unité et l’unicité du genre humain ? Comme l’essence même de la culture humaine, tissée par la conversation, la controverse, le dissensus, la réflexivité issue du débat, et non par l’automatisme instinctuel ?
[1] Que j’illustrerai par des citations en notes de bas de pages, renvoyant le lecteur au texte complet de l’entretien pour une perspective plus exacte.
[2] « Avec la fin des grands récits, des lumières au marxisme, avec la chute du mur, il n’y a plus de concept d’espérance tourné vers l’avenir, ce que pouvaient représenter le communisme ou le socialisme. Par conséquent, on se tourne vers le passé pour trouver des solutions essentiellement individuelles. On en retrouve les traces dans différents compartiments de la société, dans la mouvance « bobo » et écologiste. »
[3] A la « tendance de plus en plus répandue à se tourner vers le passé, aux origines de l’humanité, ou plutôt vers ce qui en tient lieu, c’est-à-dire les cultures exotiques ».
[4] « Cela nous renvoie au fameux discours de Nicolas Sarkosy. D’un côté,celui-ci avançait l’idée que les Africains n’étaient pas encore dans l’Histoire. De l’autre, il affirmait qu’il fallait prendre en exemple pour leurs qualités humaines. On retrouve bien là les caractéristiques du primitivisme et des « rétrorévolutions » en cours que j’ai cherché à décrire. D’un côté, les Africains seraient contraints par leurs traditions qui les empêcheraient de s’inscrire dans la modernité. De l’autre, ils auraient quand même une leçon à nous donner par leur sagesse et leur joie de vivre, que nous devrions recevoir comme un remède à nos maux. Ce sont des idées apparemment contradictoires, mais en fait complémentaires. »
[5] « Cela devient une sorte d’idéologie de classe . On peut le voir, dans une perspective un peu cynique, comme un moyen de faire accepter son sort au monde du travail désorienté par la mondialisation. Sur le mode : il n’y a rien à faire collectivement, mais que des solutions individuelles à rechercher loin dans le passé. Pendant ce temps là, l’espoir d’un progrès décidé collectivement se réduit un peu plus, mais le processus est moins douloureux. (..) Tout cela débouche en effet sur une espèce de cocooning aux effets anesthésiants. »
[6] « le primitivisme reste malgré tout une nécessité. On a toujours besoin de se définir une altérité, soit archaïque, soit exotique. Cela a toujours existé. Les Grecs avaient les barbares. Au-delà de la vision figée des objets du musée du quai Branly,l’art contemporain des pays du Sud peut être une source de régénération pour un Occident un peu à bout de souffle ».
[7] Ce qui n’a rien à voir avec le retour au religieux que semble critiquer Amselle en évoquant « la particule de Dieu » des physiciens contemporains (sans tenir compte de l’humour) ou le succès des frères Bogdanov, ce qui ne l’empêche pas de rendre hommage en fin d’entretien aux trois religions du Livre.
[8] « On peut voir les différences entre les cultures. Personnellement, j’ai pris le parti inverse qui part du postulat d’une commune humanité, et consiste à étudier d’abord les ressemblances –il y en a même entre le judaïsme, le catholicisme, l’islam- avant de s’intéresser au résidus des différences. »