Revue du Mauss permanente (https://www.journaldumauss.net)

Jean-Marie Colombani et Olivier Mongin

Marine Le Pen et le FN, une montée diagnostiquée de longue date par Claude Lefort

Texte publié le 11 mars 2011

Nous reproduisons ici une interview donnée par Claude Lefort à Jean-Marie Colombani et Olivier Mongin dans le journal Le Monde, le 17 mars 1992. Prophétique et profonde, comme on pourra le constater.

Comment appréciez-vous la crise de la politique ?  [1]

Claude Lefort — Certains signes témoignent d’un discrédit croissant de ce qu’on nomme la politique. Inutile de les énumérer. A mes yeux, le plus remarquable est la progression du Front national. Qu’il semble attirer à lui 15 % de la population, peut-être demain davantage, voilà l’indice d’une fracture profonde dans la société. Le Front national a le profil d’un mouvement fasciste, sans en présenter toutes les caractéristiques. Bernard Tapie a eu le tort d’insulter les électeurs de Le Pen (je note au passage que sa rétractation n’était pas moins maladroite). Mais peut-être a-t-il été pire de s’obstiner longtemps à croire qu’ils étaient simplement trompés. Les Allemands qui ont soutenu Hitler, les Italiens, Mussolini, à leurs débuts, étaient pour une part des citoyens quelconques, mais ils n’avaient pas non plus été trompés, puisque une fois le leader au pouvoir, ils en ont fait leur idole. Dans ce genre d’aventures, la plupart des gens ne se trompent pas. Ils ignorent les forces qui, en eux-mêmes, les poussent. Ils n’ont pas une représentation de l’avenir, des actions qu’ils auront à commettre ou à couvrir – cela d’autant moins qu’ils s’emportent dans la vie courante contre les criminels, les délinquants ou les fauteurs de troubles. Mais ils ont du flair pour reconnaître l’homme qui a le caractère d’un chef, qui ne se laissera arrêter par rien, l’homme qui leur permettra de fraterniser, dans l’exécration des ennemis du peuple, celui qui leur dira qui ils sont, celui qui les nommera, chacun et ensemble, et leur insufflera la force qu’il possède.

Je disais que le Front national n’avait pas toutes les caractéristiques du fascisme. Certes, il a réussi à bâtir depuis quelques années une organisation véritable, à créer une chaîne entre militants, sympathisants et électeurs potentiels. Toutefois, dans le cadre de notre société, il ne peut se permettre d’user de moyens ouvertement illégaux ; il se réclame même de la démocratie. Cette prudence n’est pas négligeable. Elle est le signe de son anomalie à notre époque. Cependant, deux traits du fascisme sont manifestes. Le Front national, bien qu’il soit pour le moment occupé à gagner des sièges ici et là, comme les autres partis, cherche et réussit à apparaître comme en dehors de l’ensemble du champ politique. L’image de sa rupture avec toutes les formations fait entrevoir celle d’une rupture dans l’histoire, celle de la création d’un ordre nouveau. L’idéologie du mouvement est significative. Certains de ses adversaires recommandent depuis peu de temps de s’intéresser au programme du Front national, de montrer quelles seraient les conséquences désastreuses de son application. Or les électeurs de Le Pen ne se soucient pas de la lettre de son programme. Ils absorbent sa parole sans l’entendre. Quelques images sonores leur suffisent. Autrefois déjà, de sages observateurs jugeaient que Hitler divaguait. Mais c’était une divagation très concertée. Et Le Pen a appris à divaguer pareillement. Contrairement à ce que Hannah Arendt a écrit, manquant pour une fois de clairvoyance, l’idéologie totalitaire n’est pas la « logique d’une idée ». Elle consiste en une condensation de thèmes dont chacun a une signification, une origine et un destin éventuel différents. Les nazis associaient nationalisme, socialisme, autoritarisme, égalitarisme, culte du chef et du peuple, racisme, xénophobie, traditionalisme, individualisme héroïque, ordre moral et discipline, mépris des lois, sacralisation de la nature, toute-puissance de l’industrie... Ceux qui écoutent le leader happent tout à la fois et s’agglutinent, quelle que soit la différence de leur condition sociale ; ils se sentent tous incorporés dans l’Un. Les multiples motions ne sont pas articulées, sinon elles se prêteraient à l’interprétation et s’entrechoqueraient. L’idéologie ignore le principe de non-contradiction. C’est ainsi qu’elle gagne sa plus grande efficacité : elle délivre des tensions que procurent l’expérience de la réalité et très singulièrement l’expérience de la démocratie, qui est celle par excellence du multiple. Le Pen, comme ses prédécesseurs, draine dans toutes les couches de la société des courants qu’il tente de faire refluer en une seule vague contre l’édifice de la démocratie.

Le succès du Front national est-il le seul indicateur de la crise politique ?

Là où se manifeste, dans une direction, l’emportement de la croyance, il faut s’interroger sur la perte de la croyance dans une autre direction. Je ne veux pas pour autant négliger les difficultés liées aux problèmes du chômage, de l’immigration et de l’insécurité, dont Le Pen a tiré parti. Mais à s’en tenir là, l’explication me paraît courte. Des commentateurs ont noté une corrélation entre l’ascension de Le Pen et l’affaissement du Parti communiste. Ils ont raison, quoique cela ne signifie pas que le Front national recueille en grand nombre les voix d’anciens communistes. Toutefois, il faut prendre en compte l’expérience du gouvernement socialiste et la déception qu’elle a provoquée. On a dit que, relégués depuis longtemps dans l’opposition, les socialistes n’avaient pas été préparés à gouverner et qu’ils ont accumulé les erreurs, avant de consentir au pragmatisme ; on a dit encore, dans une autre intention, qu’après avoir suscité de grandes espérances dans un premier moment, ils les avaient déçues en pratiquant une gestion qui n’était pas essentiellement différente de celle de la droite. Cependant le programme commun n’était pas une erreur. Il procédait d’une illusion. Est-ce même le bon mot ? Les socialistes cultivaient une théorie de la lutte des classes et de la rupture avec le capitalisme qui leur interdisait d’affronter la tâche d’une réforme démocratique. Le fait est qu’ils se sont montrés incapables de comprendre ce qui les séparait de leurs supposés alliés, et plus profondément encore, incapables de penser le phénomène totalitaire en Union soviétique et en Europe de l’Est. Ils formaient l’image de la division de la France en deux camps, celui de la gauche est celui de la droite, comme ils formaient l’image de la division du monde en deux blocs : celui de l’impérialisme et celui de l’anti-impérialisme.

Que signifie le mot même de socialisme quand, dans la réalité, il ne lui reste plus rien qui lui donne consistance ?

La nécessité dans laquelle ils se sont trouvés d’abandonner leurs prétentions après une première expérience du gouvernement ne les a pas induits à s’expliquer à eux-mêmes leur tournant et à en rendre raison publiquement. C’est que le Parti socialiste a une capacité singulière de combiner la présomption d’un grand savoir et le sens très prosaïque de l’opportunisme. Se soumettre aux impératifs du moment a donc paru lui suffire. A-t-il déçu les espérances qu’il avait suscitées parce qu’il renonçait à travailler à une rupture avec le capitalisme ? Ce serait supposer que ces espérances se portaient sur le programme commun. Or, je crois bien plutôt que la majorité des Français ne s’y intéressaient guère. N’y avait-il pas place en France pour une large formation, dont le noyau eût été socialiste, et qui fût réformiste, dans le meilleur sens du terme, c’est-à-dire novateur, décidé à des initiatives spectaculaires dans certains domaines par exemple, celui de l’éducation et celui de la justice ? Les socialistes n’ont rien tenté en ce sens. Pouvaient-ils encore saisir l’occasion d’une ouverture, quand ils changèrent de cap ? L’ouverture ne fut pour eux qu’un slogan. Telle était leur conviction de détenir la légitimité de la gauche qu’ils ne pouvaient envisager de partager le pouvoir. " Fait remarquable : loin de tirer un bénéfice de l’effondrement des pouvoirs communistes en Union soviétique et à l’Est, ils en ont plus particulièrement subi les conséquences. D’ailleurs, ils n’ont pas su reconnaître l’ampleur de l’événement. On ne mesure pas encore tous ses effets. Pour paraphraser un écrivain célèbre (Chateaubriand) qui parlait de la destruction de la monarchie de droit divin, je dirai que le communisme « était si puissant dans son vaste passé qu’en tombant il a arraché avec ses racines une partie du sol de la société ». C’est dans le monde entier que les certitudes ont vacillé, et jusque chez les adversaires du communisme. Or combien ce choc a-t-il été sensible en France... Que signifie à présent le mot même socialisme ? Qui peut le dire quand, dans la réalité, il ne reste plus rien qui lui donne consistance ? Voyons le vide qui s’est creusé dans la gauche. Et plus généralement l’ébranlement du sol de notre société.

Quelle que soit la conjoncture, n’y a-t-il pas une déficience de la politique en démocratie, la politique n’apparaît-elle pas comme une scène sur laquelle se dispute les partis ?

On peut dire que le soupçon à l’égard de la politique accompagne depuis son début le développement du régime démocratique. Encore faut-il comprendre ce qui est en jeu avec la délimitation d’une sphère de la politique. Elle implique une distinction fondamentale entre ce qui est politique et ce qui n’est pas politique. Cette distinction elle-même a une signification politique, dans une autre acception du terme, c’est-à-dire qu’elle est constitutive d’un type de société. Tant que le pouvoir se montrait incorporé dans la personne d’un prince ou dans un organe quasi naturellement détenteur de la souveraineté, il était maître de la loi sous laquelle s’ordonnaient les rapports sociaux ; ou du moins la loi était imprimée en lui. De même, il était censé posséder la connaissance des fins dernières de la communauté. La démocratie moderne procède d’une désincorporation du pouvoir. Celui-ci devient un lieu vide ; nul ne peut se l’approprier. Du même coup, le fondement de la loi comme celui de la connaissance ne sont plus soustraits à l’expérience de la vie sociale. On a souvent souligné certaines caractéristiques de la démocratie libérale : le système du pluri-partisme que requiert le libre choix des gouvernants, la division des pouvoirs, la protection de la propriété privée, sur laquelle repose l’existence du marché. Mais n’oublions pas que, dans toute l’étendue du social, se voit reconnue la diversité des modes d’action, de connaissance et d’expression. Impossible désormais de décider des normes de l’éducation, par exemple, ou de la science, de la médecine ou de l’art. C’est en ce sens que la société civile et les libertés qui la fondent ont elles-mêmes signification politique. Vous venez de parler d’une scène de la politique. Le mot est bon. Sur cette scène s’exhibent des acteurs en conflit sur la direction des affaires publiques. Ces acteurs auxquels on prête beaucoup de puissance sont néanmoins perçus comme de simples mortels, des semblables, somme toute, si haute soit leur place. Rien d’étonnant à ce que l’on soupçonne qu’ils soient guidés par l’ambition, ou l’intérêt, ou le désir de conserver et d’accroître le pouvoir de leur parti. Rien d’étonnant à ce qu’ils paraissent, en dépit de leurs oppositions, appartenir à un même milieu. La professionnalisation de la politique, l’existence de grands partis qui sélectionnent les candidats au suffrage et imposent à leurs membres une stricte discipline accusent cette impression. Le phénomène était déjà bien connu et analysé au XIXe siècle. Telle est la nature de la démocratie qu’il n’y a guère de chance pour que l’image du politicien s’efface durablement sous celle du gouvernant ou du député tout dévoué au bien commun. Je ne dis pas cela pour minimiser les dangers que recèle la conjoncture, et que j’ai évoqués. Ce qu’il m’importe d’abord de souligner, c’est que la politique est toujours en défaut, sinon en état de crise. Tocqueville disait déjà des hommes qui vivent en démocratie : « Ils aiment le pouvoir, mais ils sont enclins à mépriser et à haïr celui qui l’exerce. » C’est ensuite que, lorsqu’on tourne en dérision le petit monde de la politique (posture de certains intellectuels), on se dissimule que la vitalité de la société, l’acceptation de la différence des intérêts, des opinions, des manières d’être, la capacité de vivre sans repères ultimes de certitude, tout ce qui fait l’éthique démocratique, suppose l’existence de la politique à distance de tous les domaines où son intrusion est illégitime. « C’est le sens de la loi qui est difficile à regagner. »

N’avez-vous pas une fois de plus à l’esprit l’opposition démocratie-totalitarisme ?

Cela va de soi. Observons seulement les difficultés auxquelles se heurtent les peuples affranchis du totalitarisme. Elles ne tiennent pas seulement à l’élaboration de nouvelles institutions, à l’instauration du pluripartisme ou à la création d’une économie de marché ; elles ne tiennent pas à la définition de nouvelles « règles du jeu », comme disent plaisamment les politologues. Là où tout auparavant portait la marque des consignes d’un dirigeant et, finalement, de la domination de l’Etat-parti ; là où, à présent, se révèle et s’accentue le morcellement des liens sociaux, c’est le sens de la loi qui fait encore défaut, qui est difficile à regagner, et de même la disposition de chacun à vivre au contact des autres dans le refus de l’uniformité. Pénible constat : dans plusieurs cas, la recherche fiévreuse de repères identificatoires, le mythe de la Nation ne laissent guère de place au débat politique, à l’idée d’une nouvelle forme de société, d’un Etat de droit et d’une société civile.

NOTES

[1Cet entretien accordé par Claude Lefort au journal Le Monde, le 17 mars 1992, a été repris dans son recueil Le temps présent, Écrits 1945-2005, aux éditions Belin, 2007.