Le 29 janvier 2009, jour de manifestations nationales contre la politique de précarisation généralisée menée en France, l’Agence provencale de l’économie alternative et solidaire a profité de la présence d’Alain Caillé à Marseille, invité par Spyros Theodorou à tenir une conférence pour le Conseil Général 13 sur le thème « Démocratie, individualisme et/ou parcellitarisme ».
Entretien recueilli par Michel Dughéra et Cédric Lefebvre dans le numéro 58 de La Dynamo (mars 2009).
Voyez-vous le développement et la consolidation des initiatives solidaires comme autant d’alternatives crédibles ?
Alain Caillé : L’identité de l’économie solidaire ne va pas de soi. Quelque chose ne tient pas dans le concept même. Autant il y a une auto-consistance de l’économie classique, qui repose effectivement sur une réalité économique, autant l’économie solidaire se leurre en croyant reposer elle aussi sur une réalité économique alors qu’elle se situe d’abord sur un terrain politico-idéologique. L’économie solidaire vit essentiellement de l’émiettement de l’État et du service public. C’est un concept qui fonctionne bien à titre de slogan pas comme concept proprement économique.
Pourtant beaucoup de gens, chercheurs et militants, voient dans les initiatives solidaires l’émergence de modèles économiques qui gagnent en autonomie et peuvent devenir des alternatives crédibles ?
A.C. : Certes, mais les recherches sur l’économie solidaire ont une approche trop technicienne, administrative et finalement canonique. J’ai un débat avorté à ce sujet avec Jean-Louis Laville. Par exemple avec « l’hybridation des ressources », on cherche à mesurer la part de subventions, de l’autofinancement, l’apport du bénévolat... c’est une lecture nécessaire mais très technique des initiatives solidaires. Ce qui m’intéresse plus ce sont les gens qui sont dedans et leur éthique et leurs idées politiques.
Vous parlerez ce-soir des ambiguïtés de l’individualisme...
A.C. : On évalue aujourd’hui la démocratie à la liberté de l’individu et on voit dans l’individualisme le signe que l’on est loin du totalitarisme. Or il faut repenser le rapport de l’individualisme à la démocratie d’une part et au totalitarisme d’autre part. L’individualisme contemporain est ambivalent, il est à la fois l’exact contraire du totalitarisme - qui fait disparaître les singularités - mais il est aussi tellement son contraire qu’il enferme les individus sur eux mêmes en les coupant du corps social. L’individualisme actuel se situe plutôt du coté du « parcellitarisme », c’est-à-dire de la fragmentation de tout ce qui est de l’ordre du collectif et du commun. Les résistances se situent, elles, plutôt du côté de la collectivité. La question est bien de réinventer des collectivités qui n’effacent pas l’individu
On ne revient pas sur les impasses du capitalisme, la crise financière en est une bonne illustration, voyez vous des perspectives de changement se dégager ?
A.C. : Nous devons penser les conditions de l’autonomisation d’une vraie société civile par rapport à l’État, aux partis et au marché. Sachant que le mouvement associatif n’est pas naturellement vertueux et qu’il n’y aura pas de regain démocratique sans lutte contre les inégalités et pour les droits.
Lesquels par exemple ?
A.C. : La société est très travailliste. Il faut remettre sur la scène le débat sur un revenu minimum d’existence et un revenu maximum acceptable. J’aimerais que l’on arrive à sur une formulation commune sur un revenu minimum généreux, sans contrôle, non révocable avec une autorisation structurelle de cumul avec d’autres revenus. La France précarisée ne parle pas, elle n’a quasiment pas de portes parole. Dans les institutions et les entreprises le patriarcat domine. Si la question du revenu minimum ne passe pas c’est parce que l’on craint l’usage qu’en feraient les habitants des cités.
Quel rôle les intellectuels peuvent-ils jouer auprès des acteurs ?
A.C. : Il est fondamental de recréer des espaces communs entre le monde intellectuel et le mouvement associatif et mutualiste. A plusieurs égards le 21e siècle débutant ressemble au 19e siècle, l’oppression de la population est comparable, même s’il s’agit aujourd’hui davantage d’une violence symbolique.
Avec des amis nous avons créé l’Institut Polanyi France, un espace de rencontre entre intellectuels et acteurs pour repolitiser le mouvement associatif et mutualiste. Nous l’avons inscrit sous l’autorité morale de Karl Polanyi, qui avec Marcel Mauss fait figure de père fondateur de l’économie solidaire.
Propos recueillis par Michel Dughéra et Cédric Lefebvre