Revue du Mauss permanente (https://www.journaldumauss.net)

Alain Caillé , François Vatin

Onze modestes propositions pour une réforme démocratique de l’Université française

Texte publié le 25 mai 2009

Pour alimenter la discussion autour du Manifeste pour refonder l’Université française

La plus grande partie de ce texte – et l’intégralité du préambule – a été rédigée par François Vatin et apparaît d’ailleurs comme une conclusion logique des analyses qu’il développe dans la première partie du numéro 33 de La Revue du MAUSS Semestrielle consacré à la crise de l’Université. Après quelques hésitations, nous avons décidé de conserver malgré tout l’ordre alphabétique pour la présentation des auteurs. A. C.

Préambule

L’Université française connaît aujourd’hui une crise sans précédent. La face visible de cette crise est constituée par les réformes adoptées ou en projet lancées par le ministère de l’Enseignement supérieur et par les réactions vivement hostiles qu’elles suscitent au sein de la communauté académique, qui y voit, non sans raison, une attaque en règle contre une tradition universitaire séculaire, marquée par le principe des « libertés académiques » et celui de la collégialité (jugement par les pairs) au profit d’une conception marchande de l’enseignement supérieur. Citons : la réforme LMD visant à la constitution d’un marché européen de l’enseignement supérieur ; la mise en place d’une Agence autonome d’évaluation (l’AERES) qui entend instaurer une culture de l’évaluation fondée sur des indicateurs systématiques comme la bibliométrie ; la loi LRU posant le principe de l’autonomie complète des établissements et leur direction par un président « chef d’entreprise » ; la réforme consécutive des modalités de recrutement des enseignants-chercheurs qui donne au dit président une voix prépondérante en la matière ; le récent décret en préparation sur le statut des enseignants-chercheurs qui donne au chef d’établissement un pouvoir de « modularisation » des services au détriment de la définition nationale du statut d’enseignant-chercheur.

Le débat autour de ces réformes tend toutefois à masquer une autre dimension de la crise universitaire française, crise larvée car inscrite dans un lent processus de désagrégation qui ne peut se lire qu’à l’échelle statistique. Sans qu’on y prenne garde, l’Université est en train de perdre sa place de référence dans l’enseignement supérieur en France. Elle est concurrencée dès la première année par de nombreuses formations concurrentes, publiques ou privées : IUT, classes de BTS, classes préparatoires aux Grandes écoles. Elle est de plus en plus concurrencée au niveau des masters par le développement des « écoles », ici encore publiques ou privées, qui ne sont plus seulement des « grandes écoles », mais des écoles de tous niveaux, dans les domaines techniques comme gestionnaires ou culturels, avec un champ de compétence de plus en plus vaste. Cette crise quantitative de l’Université française a pu être masquée tant que les effectifs sortis de l’enseignement secondaire ont été croissants, c’est-à-dire jusqu’au milieu des années 1990. Même si les formations concurrentes à l’Université allaient en progressant, l’Université poursuivait elle-même sa croissance quantitative, entamée depuis l’après-guerre et accélérée depuis la fin des années 1960.

Avec l’arrêt des flux de sortie du baccalauréat au milieu des années 1990 (et ceci malgré l’instauration d’un « baccalauréat professionnel »), l’Université française a commencé à connaître une réduction de ses effectifs. Celle-ci ne touche pas les secteurs de formation pour lesquels l’Université bénéficie d’une situation de monopole dans la délivrance de titres professionnels (médecine-pharmacie, droit), mais, d’abord, les secteurs des sciences, concurrencés depuis des années par le développement d’écoles d’ingénieur de tous niveaux, puis celui des lettres et des sciences humaines, délaissé au profit d’écoles professionnelles dans le domaine de la gestion au sens large, mais aussi de l’architecture et de l’urbanisme, du journalisme, de la communication, etc. La filière standard de formation pour les étudiants et leurs familles qui en ont les moyens, en termes financiers, mais aussi de « capital social » et de « capital culturel » consiste à contourner l’Université par un cursus commencé dans les classes prépas pour les plus favorisés, les IUT ou les classes de BTS pour les autres, pour se poursuivre dans des écoles à vocation professionnalisante plus ou moins sélectives. Les seuls établissements issus du périmètre universitaire aptes à résister à cette concurrence sont ceux qui ont adopté (qu’on a autorisé à adopter) des fonctionnements analogues à ceux des écoles : les Instituts d’études politiques et tout particulièrement celui de Paris ou l’Université de Paris-IX-Dauphine pour ne citer que les cas les plus manifestes.

On pourrait se réjouir de la diminution des effectifs universitaires, susceptible de conduire les universités françaises, longtemps soumises à la contrainte de gestion de flux d’étudiants croissant, à une politique de « qualité », plus attentive à la diversité des cursus comme à celles des publics. Mais ce serait là ignorer que la sélection à l’entrée à l’Université s’opère, dans la plupart des cas, et à l’exception bien sûr des secteurs de la médecine-pharmacie et du droit, sur la base d’une sélection « négative » : l’Université joue le rôle de « voitures-balais » vis-à-vis de toutes les autres formations qui ont la capacité de sélectionner leur public. Le capital intellectuel réuni dans les universités françaises, qui, à la différence des autres dispositifs d’enseignement supérieur, ont une vocation de recherche et non seulement d’enseignement, et qui, pour cette raison, ont continué à recruter du personnel en général de grande valeur scientifique se trouve donc gravement sous-employé. De plus, on se trouve face au paradoxe qui consiste à offrir au public le moins bien formé pour cela l’enseignement intellectuellement le plus exigeant. De leur côté, les enseignants universitaires, en raison des modalités de leur recrutement et des logiques inhérentes à leur carrière, tendent à se désintéresser de leur fonction d’enseignement et à orienter leur activité vers la seule mission qui vaille à leurs yeux : celle de la reproduction académique organisée au sein des disciplines. L’insatisfaction est alors réciproque entre enseignants et enseignés, ce qui alimente le comportement précédemment décrit de contournement de l’Université.

La politique actuellement suivie par le ministère peut sembler constituer une réponse à la crise qui vient d’être décrite. Il s’agirait de démanteler l’Université française au profit d’un archipel d’établissements autonomes fonctionnant selon le modèle des écoles. La concurrence entre établissements conduirait progressivement à ce que se mette en place un nombre significatif d’Universités de qualité, susceptibles d’intégrer en de bonnes places le « classement de Shanghai », devenu le point de mire de la réforme universitaire à l’échelle internationale. À y regarder de plus près, les moyens ne semblent toutefois pas réunis pour une telle issue favorable du processus en cours. D’abord le verrou principal qui bloque toute évolution n’est pas mis en cause : le fait que les universités restent les seuls établissements dénués du droit de sélectionner leur public à l’entrée. Aussi, il n’y a aucune raison que l’on assiste à un renversement du comportement de contournement de l’Université par les étudiants et de leur famille. Au contraire, on ne peut que renforcer le « grand écart » auquel on soumet depuis vingt-cinq ans les universités françaises, avec, d’un côté, une exigence croissante dans les « performances » de recherche, et, de l’autre, l’obligation d’intégrer le public qui n’a pas trouvé de place dans les formations concurrentes. De même, la formalisation dans l’évaluation de la recherche ne peut que conduire au renforcement des identités académiques, ce qui est contradictoire avec l’attente, par les autorités de tutelle, comme par les étudiants et leur famille, de professionnalisation des cursus.

La politique actuellement menée par le ministère semble donc viser à faire sortir du droit commun universitaire, dans le sillage de Sciences-Po. et Dauphine, quelques établissements appelés à l’excellence internationale quand la majorité des autres seraient appelés à devenir des écoles professionnelles de bas niveau. Dans un cas comme dans l’autre, la dimension culturelle du savoir et l’ambition « universaliste » qui est au fondement même de l’institution universitaire seraient délaissées. L’Université ne peut résister à la concurrence des autres formations qu’en renonçant à ses fondements mêmes en créant en son sein des écoles au détriment de l’universalisme. L’adaptation aux nouvelles normes comme le refus de cette adaptation ne peuvent que conduire à la disparition de l’Université. Celle-ci semble, à dire vrai, voulue par le pouvoir politique actuel, dont les objectifs ne semblent pas être la réforme de l’Université, mais son contournement et son implosion.

Les vives réactions critiques des universitaires à la politique actuellement menée sont donc fondées. Mais elles restent vaines tant qu’elles ne s’expriment que sur un mode défensif. On peut gagner une bataille politique contre un projet de réforme gouvernemental, non contre un public d’usagers qui « vote avec ses pieds ». Si les solutions imposées par notre gouvernement ne sont donc pas bonnes et ne peuvent que conduire, non au sauvetage de l’Université, mais au contraire à son démantèlement, on ne peut se satisfaire du statu quo qui est délétère et largement responsable de la crise larvée que connaît l’Université française depuis plusieurs décennies et qui est aujourd’hui devenue ouverte.

Le présent document vise donc à proposer quelques principes de réforme pour la sauvegarde d’une Université démocratique en France, les premiers relatifs aux cursus étudiants, les deuxièmes à l’organisation disciplinaire du savoir, les troisièmes à l’organisation des universités.

Réforme des cursus

1. Création d’un grand service public propédeutique réunissant (ce qui ne veut pas dire normalisant dans un dispositif uniforme) IUT, BTS, classes-prépa et premiers cycles universitaires [1].

Les « classes-prépas » étaient destinées à l’origine à la préparation aux concours de quelques grandes écoles. Elles sont devenues aujourd’hui une voie, plébiscitée par les familles à bon niveau culturel, pour échapper aux premiers cycles universitaires en maintenant leurs enfants deux ou trois ans de plus dans le « confort » des lycées. Les IUT puis les sections de BTS avaient été créées pour offrir une formation post-baccalauréat aux élèves jugées inaptes aux études supérieures longues. Ils sont aujourd’hui en capacité de sélectionner les meilleurs des bacheliers après les classes-prépas. Dans ces conditions, les premiers cycles universitaires ne peuvent plus être qu’une filière de relégation.

Une réforme d’ensemble est donc nécessaire. Elle ne viserait pas à mettre en place un dispositif homogène de formation post-bac, mais à rapprocher ces différents cursus, dans l’esprit général d’une « propédeutique ». Les classes d’IUT et de BTS doivent être plus ouvertes à des savoirs larges permettant une adaptation des publics qu’elles forment aux évolutions de leur vie professionnelle et facilitant la poursuite de cursus universitaires. Les premiers cycles universitaires doivent être moins centrés sur l’apprentissage exclusif d’une discipline. Ils doivent bénéficier d’un encadrement pédagogique similaire à celui offert dans les classes-prépas, les IUT et les BTS. Un système de régulation des flux entre ces quatre types de formations doit permettre que les premiers cycles universitaires ne soient pas les « voitures-balais » qui a charge d’accueillir les publics rejetés par les trois autres dispositifs.

2. Sélection au minimum au niveau de l’entrée en master

La réforme LMD a été marquée par un scandale contre la raison. On a prétendu réorganiser le cursus universitaire, précédemment construit sur un rythme 2/4/5 (Deug, Licence-Maîtrise, DESS-DEA, éventuellement suivi de la préparation d’une thèse) en un système 3/5/8 (Licence, Master, Doctorat) harmonisé à l’échelle européenne, sans toucher au régime de sélection. En effet le dispositif antérieur prévoyait une sélection à l’entrée en « troisième cycle » (Bac + 5), ce qui correspond, dans le nouveau dispositif au milieu du deuxième cycle (Master). Or, au lieu de déplacer, comme le simple bon sens y invite, la sélection de l’année Bac + 5 à l’année Bac + 4, ou carrément à renoncer à toute sélection avant les études doctorales, on a maintenu une sélection à l’entrée en Bac + 5, soit à mi-parcours des études de Master. Le résultat en est l’incapacité d’organiser réellement un cursus cohérent de Master et simultanément la rupture du lien organique qui existait entre l’année 5 à vocation de recherche (DEA) et les études doctorales. On a assisté à une complète désorganisation des flux universitaires, avec des mouvements entre établissements entre les années 3 et 4, 4 et 5, puis 5 et 6 (poursuite en doctorat). Ceci n’a pas peu contribué à décrédibiliser les études universitaires par rapport aux dispositifs concurrents. L’année, très profitable intellectuellement, d’initiation à la recherche qui existait dans les cursus de tradition littéraire (maîtrise) a été déstabilisée, les masters-recherche se sont vidés en comparaison des DEA qu’ils remplaçaient, les masters professionnels, s’ils se sont accrus en nombre par rapport aux anciens DESS, n’ont pas pour autant profité de la réforme, car, intégrés dans les Masters, ils ont eux aussi subi le discrédit général de la nouvelle organisation, quand ils n’ont pas perdu les moyens spécifiques dont ils disposaient précédemment.

La survie de l’enseignement universitaire suppose donc de donner aux Masters une authentique capacité de développement. La condition sine qua non à cet égard est bien qu’ils puissent recruter leur public dès la première année pour pouvoir proposer une formation intégrée sur deux années. C’est à cette condition que les Masters universitaires peuvent espérer résister à la concurrence des autres formations et faire fructifier les atouts propres à l’Université, notamment l’ancrage dans la recherche.

Additif

Une autre raison du discrédit des études universitaires (hors droit, médecine et pharmacie), à la différence, là encore, des classes préparatoires ou des BTS et IUT tient au fait qu’elles sont ouvertes à des publics aux motivations et de formation extrêmement variées. C’est à certains égards une bonne chose et une des raisons d’être de l’Université qui doit en effet pouvoir offrir à tous une possibilité universelle d’accéder au savoir, considéré comme un bien public premier. Mais il est par ailleurs évident qu’il n’est pas possible d’organiser les enseignements de la même manière pour des étudiants titulaires d’un baccalauréat général de bon niveau, fortement motivés par la discipline qu’ils ont choisie et prêts à s’y plonger à plein-temps, pour des étudiants qui sont là par défaut, travaillent par ailleurs, ignorent s’ils vont continuer, ou pour des étudiants du troisième âge intéressés par tel cours ou tel professeur particulier mais pas par les autres, ou, encore, par des salariés en formation permanente ou par des représentants de la société civile venant chercher de quoi les aider à exercer leur métier de citoyen. Tous ces publics sont pleinement légitimes mais ne peuvent pas suivre au même rythme. À défaut de pouvoir instaurer une sélection à l’entrée à l’Université, ou à la fin de la première année (comme c’est le cas en droit ou médecine), il faut prévoir la possibilité pour les étudiants les plus motivés de suivre des cursus universitaires renforcés (sous forme par exemple de doubles licences ou de cursus bi-disciplinaires). On peut imaginer aussi un examen direct d’entrée en Master (sans exigence de l’attribution préalable du grade de licence) permettant une circulation plus rapide des étudiants à bonne capacité universitaire.

3. Un financement effectif des études. Par un capital inconditionnel ?

L’actuel système des bourses permet aux étudiants d’origine modeste de survivre plus ou moins difficilement, parfois en ajoutant à ce revenu celui de petits boulots plus ou moins occasionnels. Il ne permet pas de s’investir pleinement dans les études. De plus, les enquêtes effectuées montrent que le temps passé à l’activité salariale par les étudiants augmente au fur et à mesure du cursus d’études, ce qui s’explique par les besoins croissant de la jeunesse qui s’autonomise par rapport à son milieu familial, mais est contraire avec la logique même des études, qui est de devenir plus exigeantes au cours de la progression dans le cursus. On assiste alors chez de nombreux étudiants à des arbitrages salariat/études doublement contre-productifs. D’autres pays (le Danemark, par exemple) affichent l’intérêt qu’ils portent aux études universitaires en assurant un réel financement des étudiants. La France, quant à elle, doit à la fois remédier à la grande précarité économique de sa jeunesse et à la misère de ses universités. Le meilleur remède réside sans doute dans l’octroi inconditionnel d’un capital-études, joint à des possibilités d’emprunt pour tous les étudiants entrant dans un cycle de master [2]. Ce capital pourrait permettre de financer des études, éventuellement en payant des droits d’inscription plus élevés que ceux actuellement en vigueur. Cette mesure aurait le double intérêt de remédier à la misère de la jeunesse et de contribuer à une autonomisation effective des universités.

B) Réorganisation des disciplines

4. Réduction drastique du nombre de disciplines académiquement reconnues (sections CNU) et suppression de la confusion dominante actuellement entre cursus de formation et discipline académique

L’Université française est caractérisée par une confusion totale entre la définition des cursus, qui doivent être déterminés par les possibilités de carrière professionnelle des étudiants et les disciplines dont la vocation est celle du développement du savoir. La tradition académique, centrant les études universitaires sur les disciplines scientifiquement définies, a bien sûr joué un rôle historique en la matière. Mais le régime de gestion des carrières a conduit à ce que, chaque fois que l’on a tenté d’ouvrir les formations universitaires vers la professionnalisation, on a créé de « nouvelles » disciplines, disposant des mêmes attributs statutaires (sections CNU) que les disciplines classiques : sciences politiques, gestion, sciences de l’éducation, information-communication, aménagement, etc. et maintenant « sciences et techniques de l’activité physique et sportive ».

Il est tout à fait justifiable que l’Université forme des spécialistes de l’éducation physique, comme des spécialistes de l’éducation ou de la communication. Mais faut-il pour cela des « disciplines » au sens de section du CNU ? La question se pose même pour les plus anciennes de ces disciplines nouvelles comme la gestion ou les sciences politiques, si l’on compare les formations universitaires à leurs homologues extra-universitaires. Dans les classes préparatoires aux grandes écoles, comme dans les IUT, les BTS ou les écoles proprement dites, les étudiants qui s’orientent vers les métiers de la gestion ou ceux des sciences politiques recevront des enseignements variés (histoire, sociologie, économie, droit, et même philosophie). À l’Université, au contraire, les étudiants qui suivent des cursus de « sciences politiques » ou de « gestion » sont exclusivement ou presque encadrés par des enseignants estampillés « politistes » ou « gestionnaires ».

Il est grand temps de revenir à une définition strictement académique des disciplines à l’opposé de la balkanisation croissante de celles-ci que nous avons connue au cours de ces trente dernières années. Celle-ci a fait éclater l’Université en une multitude de chapelles disciplinaires au sein desquelles les questions proprement scientifiques comptent moins que les logiques purement corporatives, puisque les disciplines sont d’abord le lieu de la gestion des carrières. En identifiant les cursus universitaires aux disciplines, on a de plus rendu les étudiants otages de ces querelles corporatives. Il faut donc impérativement distinguer les disciplines qui doivent rester un lieu d’identification des savoirs et les cursus d’enseignement qui, jusqu’au niveau doctoral au moins, doivent nécessairement s’appuyer sur une pluralité de disciplines.

Additif

Un pas supplémentaire à accomplir pour lutter effectivement contre la balkanisation du savoir et donc donner une authentique consistance à l’idée même d’Université, d’Universitas scientium, consisterait, en plus de la suppression des micro- ou subdisciplines dénuées de consistance épistémique, de rendre possible des regroupements pertinents entre disciplines classiques. La spécialisation en sociologie, science économique, ethnologie ou philosophie politique, par exemple a, bien sûr sa raison d’être, mais elle ne doit pas interdire de reconnaître ce que ces disciplines ont en commun : le fait qu’elles participent de la science sociale en général ou de la philosophie sociale, comme on voudra l’appeler. D’autres blocs épistémiques sont également identifiables : sciences humaines, humanités classiques, sciences du vivant etc. Il est absolument vital pour la recomposition du savoir – au-delà des invocations permanentes et creuses à une interdisciplinarité purement rhétorique et sans principe – de permettre aux enseignants-chercheurs qui le désirent et qui ont déjà été reconnus comme des spécialistes compétents dans leur champ, de pouvoir être légitimés dans un champ généraliste bi-disciplinaire. Ce sont eux qui auraient vocation prioritaire à intervenir dans les enseignements bi- ou interdisciplinaires. Et dans les formations destinées à un large public.

5. Intégration dans tous les cursus universitaires de formations interdisciplinaires générales, assurées par des enseignants recrutés sur des profils interdisciplinaires

Force est en effet de reconnaître qu’aussi longtemps que l’université consistera en une simple juxtaposition de disciplines ou de microdisciplines elle n’aura d’université que le nom. Il est possible de considérer que l’idéal universitaire (et humaniste) a fait son temps. Auquel cas il est inutile d’en maintenir la fiction. De grandes ou petites écoles suffiront à assurer l’enseignement supérieur dont l’économie a besoin, à supposer qu’elle puisse en effet se développer longtemps sans intelligence, sans savoir général et sans pensée. Si, au contraire on juge l’idéal universitaire toujours actuel, alors il faut tenter de le mettre effectivement en œuvre. Voilà qui implique de faire la part, dans l’enseignement de chaque discipline, de ce qui relève du seul registre disciplinaire spécialisé et de ce qui est dû à l’esprit du savoir en général et à la culture scientifique commune. C’est ainsi, par exemple, qu’il a été pensé à juste titre qu’on ne peut pas former de bons médecins privés de tout rapport à la littérature ou aux sciences sociales. Voilà un principe qui doit être généralisé. Il ne peut pas exister et il n’existe d’ailleurs pas de bons physiciens, de biologistes compétents, d’économistes prévoyants ou de gestionnaires efficaces qui soient incultes. Et ne parlons pas des hommes ou des femmes politiques…

6. Intégration de la formation professionnelle continue pour une Université ouverte à tous les âges de la vie

La formation continue dans les universités est en général devenue un service autonome coupé de l’enseignement en direction des étudiants en formation initiale. Elle est alors souvent une « pompe à finance », juteuse pour certains (pas forcément membres de l’Université, car elle recrute une bonne part de ses formateurs à l’extérieur des établissements), mais peu profitable à l’établissement dans son ensemble. Cette tendance résulte de la logique de gestion de masse des flux étudiants qui a marqué les années 1970-1990. Elle témoigne de l’oubli de l’esprit même de l’Université en ce qu’elle fait reposer la distinction des cursus, non sur les savoirs, mais sur les publics. Or l’expérience, trop rare, montre que la mixité des publics entre jeunes en formation initiale et personnes en reprise d’études est toujours fructueuse pour les deux parties.

Revenir à l’esprit même de la formation universitaire impose d’être à la fois plus sélectif et plus ouvert. L’Université n’a pas vocation à gérer l’ensemble des flux de population qui sortent des lycées, ou, plus exactement, la fraction de ces flux qui ne trouve pas de place ailleurs. Les gouvernements successifs s’en sont trop longtemps servis comme un instrument peu coûteux de gestion du chômage des jeunes. Elle est là en revanche pour assouvir l’appétit de savoir et de réflexivité qui peut se manifester à tout moment de la vie professionnelle ou post-professionnelle. Plus généralement, il est grand temps de reconnaître qu’il ne peut pas exister de société démocratique sans démocrates, i.e. sans citoyens formés et informés, soucieux de mobiliser leur intelligence, leur énergie et leurs savoirs dans la mise en forme du bien commun. Accueillir ensemble des publics de tous âges et de toutes situations dans un désir commun d’apprendre et de réfléchir ensemble est la plus belle mission que nous pouvons donner à notre institution.

7. Suppression en sciences humaines des postes de chercheurs à plein-temps remplacés par des années sabbatiques de droit pour les universitaires

Ce n’est un secret pour personne, la quasi-totalité des universitaires français sont hostiles à la distinction entre un corps de chercheurs (personnel CNRS) et un corps d’enseignants-chercheurs (universitaires). Ils estiment, non sans raison, qu’il n’y a pas là une logique de partage des tâches, mais seulement un dispositif de rente au bénéfice d’une minorité. Les chercheurs CNRS en effet ont aujourd’hui une origine équivalente à celle des universitaires (ce qui n’était pas le cas lors de la création de cet établissement). Dès l’entrée dans la carrière, une minorité, entrant au CNRS, bénéficie à vie d’une décharge d’enseignement. L’entrée au CNRS est quasi impossible en cours de carrière. En revanche, certains chercheurs CNRS, poussés par l’institution qui a délibérément réduit à cette fin le nombre de poste de directeurs de recherche, entrent, au niveau professoral dans la carrière universitaire, ce qui produit une seconde frustration. À raison en effet, les maîtres de conférences peuvent estimer qu’il s’agit là d’une concurrence déloyale, puisque la sélection sur les postes de professeurs se fait essentiellement sur la base de l’importance du travail de recherche et qu’à cet égard, les personnes déchargées de tâche d’enseignement sont à l’évidence, à âge égal, avantagées. Enfin, les universitaires français ne bénéficient pas, à la différence de leurs collègues de la plupart des pays développés, d’années sabbatiques systématiques. Des « délégations aux CNRS » et des « Congés pour recherche et conversion thématiques » ont été institués, mais ils sont en nombre trop faible pour que chacun puisse en profiter, ce qui conduit à un régime de sollicitation et à l’autocensure pour beaucoup.

Le contraste entre un régime de décharge totale et sans condition d’enseignements d’un côté, la distribution parcimonieuse de décharges temporaires de l’autre ne peut que créer des tensions entre corps. Elle n’est favorable au développement de la recherche, ni pour les uns, ni pour les autres. L’enseignement, quel que soit, parfois, son caractère fastidieux est en effet aussi un instrument puissant d’organisation des savoirs. Une carrière exclusivement consacrée à la recherche court le risque d’une spécialisation et d’une technicisation outrancière. En revanche, des espaces de respiration sont à l’évidence nécessaires dans une carrière d’enseignant-chercheur. Il ne s’agit pas forcément de travailler sur des projets précis dans le cadre d’une contractualisation tatillonne, mais de prendre le temps de la réflexion. La bureaucratisation croissante de la gestion des carrières interdit de plus en plus une telle conception désintéressée de la recherche, laissant « du temps au temps ». La suppression d’un corps de chercheurs à temps plein devrait permettre la création d’années sabbatiques de droit pour les universitaires.

Par ailleurs, la diminution du nombre d’heures d’enseignement imposées, et l’allégement des charges administratives absurdement imposées aux universitaires – au moins à ceux qui y consentent, pour éviter que le bateau ivre ne sombre – sont les conditions d’une harmonisation des rapports entre les deux corps et d’une véritable amélioration de la recherche, qualitative et quantitative

C) Réorganisation du statut des universités

8. Organisation d’une véritable autonomie des universités fondée sur le principe de l’autonomie du corps des enseignants-chercheurs et sur leur ouverture à la société

Faut-il rappeler que l’Université s’est constituée sur la base d’une libre association entre maîtres et étudiants, contre la mainmise de l’Église et de l’État, en vue de développer et transmettre des savoirs appelés par la société en mouvement, que ne développait pas ou qu’interdisait l’Église, alors détentrice du monopole du savoir légitime ? C’est la conquête de cette autonomie qui a été la condition de l’expansion conjointe du savoir, de la réflexivité et de la démocratie. À chaque fois que l’État ou l’Église sont parvenus à reprendre le contrôle de l’institution universitaire (comme Napoléon qui l’a purement et simplement supprimée), la dynamique de la pensée s’en est trouvée enrayée. Mais un autre facteur de sclérose, tout aussi puissant, a été la propension des universitaires au repli sur soi corporatiste et à la fermeture au monde et aux savoirs développés en dehors d’eux.

La première menace, celle de la perte de l’autonomie nécessaire par rapport au Marché ou à l’État, justifie que soit réaffirmé fortement que les universitaires ne sont pas des employés de l’État ou de telle ou telle firme privée, mais qu’ils sont l’Université et que celle-ci n’existe en tant que telle que du fait de leur libre association démocratique – une libre association de fonctionnaires, aussi paradoxal que cela puisse paraître -, qui doit être encouragée par tous les moyens. Ce premier principe implique qu’en dernière instance le pouvoir de décision en matière de production et de transmission des savoirs doit appartenir, à tous les échelons, locaux, régionaux ou nationaux, au corps universitaire lui-même et à ses représentants, Mais il faut également éviter les risques de sclérose et, donc, faire place au sein des organes de décision, outre, bien sûr aux personnels administratifs de l’université et aux étudiants, aux représentants aussi bien de l’État, que des collectivités locales, de l’économie et de la société civile, sans pour autant que le corps universitaire puisse devenir minoritaire dans ces instances de décision. Il en est de même des financements. S’il est utile que les universités puissent bénéficier de financement d’origines variées, il est nécessaire, pour garantir l’autonomie réelle de l’Université, entendue comme association des universitaires, que les financements publics restent majoritaires [3].

9. Transformation des modes de gestion des personnels administratifs universitaires pour qu’ils puissent être réellement mis au service des projets pédagogiques

L’Université française est à raison connue pour ses dysfonctionnements administratifs. La culture administrative n’était assurément pas le fort de l’Université traditionnelle et l’idée même d’administration a longtemps suscité le mépris du corps professoral. L’augmentation des flux étudiants à partir de la fin des années 1960 a conduit à un renforcement des logiques administratives, appuyées, notamment, sur les dispositifs informatiques. Mais cette nécessaire bureaucratisation des procédures, mise en place pour gérer des flux croissant, est aujourd’hui devenue un obstacle important dans le contexte de concurrence entre les formations extra-universitaires et les formations universitaires. Un des avantages pour les familles et les étudiants de toutes les formations concurrentes de l’Université est bien la meilleure qualité de l’accueil et de l’encadrement administratifs.

La spécialisation outrancière des tâches, leur organisation « bureaucratique » au sens que Michel Crozier avait donné à ce terme, le régime de gestion des personnels d’encadrement administratif des formations, qui interdit toute autorité fonctionnelle sur eux des enseignants responsables de formation, empêchent que les formations universitaires soient dotées d’une logistique dédiée, comme il en est dans toutes les formations concurrentes. Il faut créer des secrétariats polyvalents dédiés aux formations, capable tout à la fois de gérer les inscriptions des étudiants, les liens avec les enseignants, mais aussi la gestion budgétaire des formations, la communication à l’extérieur, les liens avec les partenaires de tous types (autres établissements d’enseignement, entreprises, fournisseurs, etc.) On ne propose aujourd’hui aux enseignants-chercheurs que deux stratégies possibles par rapport à la gestion des cursus : le retrait académique ou l’investissement à temps plein dans une substitution de son rôle avec celui des gestionnaires et au détriment de leurs fonctions réelles d’enseignant et de chercheur. Il faut que les enseignants-chercheurs puissent s’investir dans la gestion politique des cursus (définition des orientations, des objectifs, mission de contrôle et d’arbitrage) sans pour autant avoir la charge de leur gestion quotidienne. Il faut pour cela qu’ils soient soutenus par des personnels administratifs compétents auxquels ils aient la possibilité de donner des missions et de contrôler leur exécution.

10. Augmentation et multiplication des sources de financement

La première raison de la misère de l’Université française, nul ne l’ignore, est la misère matérielle dans laquelle la tient un financement public proportionnellement inférieur à celui des autres pays comparables. Il est donc indispensable que l’État passe de la parole aux actes et témoigne de l’effectivité de son désir d’investir dans la « société de connaissance » par une augmentation substantielle des ressources qu’il y affecte. Cela, néanmoins ne pourra pas suffire. Il faudra y adjoindre : 1°) un financement régional (collectivités locales, entreprises, société civile associationniste, mutuelles etc.) ; 2°) Les retombées des contrats de recherche ; 3°) la perception des financements issus de la formation permanente ; 4°) l’augmentation des droits d’inscription (si les étudiants, de leur côté, reçoivent un financement adéquat. Cf. supra).

11. Maintien de l’évaluation collégiale

Quant à l’évaluation des enseignants-chercheurs, en l’état actuel des choses, toutes les solutions proposées allant dans le sens d’une automatisation et d’une métrification de l’évaluation, semblent pires que l’existant, il faut conserver l’évaluation collégiale par les CNU ou leur équivalent, sous réserve des réorganisations disciplinaires évoquées plus haut. Quant à l’évaluation des projets de recherche, elle doit être effectuée par des commissions formées de manière transparente. En la matière, deux principes doivent être fermement réaffirmés :

1°) Il faut faire l’hypothèse que les personnes recrutées dans l’enseignement et la recherche sont a priori et en moyenne compétentes, autant ou plus que les « experts » chargés de les évaluer, qui ne sont autres que leurs collègues, délégués, en général temporairement et à temps partiel, dans des fonctions d’évaluation et/ou d’administration. Plus de transparence et de symétrie dans les dispositifs d’évaluation sont à cet égard nécessaires, même si des progrès ont été récemment faits en la matière [4]. Le principe de l’évaluation par les pairs doit surtout être réaffirmé contre la tentation d’une procéduralisation de l’évaluation sur des critères prétendument objectifs comme le classement des revues ou les mesures d’impact scientifique qui conduisent à ossifier des situations et produisent des effets pervers en raison notamment des conduites stratégiques qu’ils génèrent, ainsi que de multiples analyses l’ont récemment démontré.

2°) De même, la commande externe de la science qui subordonne désormais la quasi-totalité des financements à l’obtention de contrats ponctuels, aboutit à une dissolution de fait des laboratoires et des équipes qui ne sont plus maîtres de leur propre trajectoire de recherche, de leur mémoire et de leur temporalité propre. L’hégémonie de la recherche contractuelle induit ainsi, sous prétexte d’efficacité, à une stérilisation de la recherche. C’est là casser la poule aux œufs d’or. À rebours de cette dynamique incontrôlable, il faut accorder aux laboratoires ou équipes de recherche la libre disposition d’au moins la moitié de leurs ressources.

De façon générale, il ne s’agit pas de renoncer à une évaluation de l’usage de l’argent public, indispensable tant pour des raisons d’efficacité que d’éthique, mais de privilégier l’évaluation ex post sur l’évaluation ex ante. L’évaluation ex post est à la fois mieux fondée en raison et plus économique au final. On n’évalue en effet dans ce cas que des recherches effectivement réalisées et non des potentialités de recherche dont la très grande majorité ne pourra pas voir le jour faute de financement. Mais surtout l’hégémonie de la recherche contractuelle induit un double gâchis de moyens : le temps de travail passé par les chercheurs à monter, non seulement scientifiquement, mais aussi financièrement et administrativement des dispositifs de recherche qui resteront dans les limbes ; le coût salarial engagé à perte pour une partie des corps de chercheurs et enseignants-chercheurs à qui on n’attribue aucun moyen de travail. Attribuer à chaque universitaire une bourse de recherche inconditionnelle dont l’usage sera jugé ex post (la sanction pouvant être le non-renouvellement de cette bourse pour une durée plus ou moins importante) apparaît à cet égard, non comme une gabegie, mais comme un usage rationnel des fonds public. Soulignons enfin qu’une telle évaluation ex post est plus conforme que la logique contractuelle au principe de confiance qui doit entourer toute la vie universitaire : un universitaire statutairement recruté doit être a priori considéré comme apte à mener des recherches dans son champ de compétence.

Conclusion

Ces propositions visent à dégager les voies de sauvegarde d’une Université démocratique et respectueuse des valeurs académiques. Elles se distinguent :

NOTES

[1Voir la proposition convergente de Pierre Dubois et Andrea Cammeli : « Créer 480 lycées d’enseignement supérieur »

[2Cette proposition est défendue et expliquée par Roger Godino, l’inventeur du RMI et de la CSG, dans son livre Réenchanter le travail. Pour une réforme du capitalisme (préface d’A. Caillé), La Découverte, 2007, livre qui a obtenu le prix Manpower-HEC du meilleur livre d’économie.

[3On voit ici combien le débat sur l’autonomie des universités est pollué par une incompréhension de la notion même d’Université. Parler « des » universités au pluriel, c’est les concevoir comme des entreprises de production et de diffusion du savoir dont l’autonomie correspond au principe libéral de concurrence économique. L’autonomie des universités s’accomplit alors au détriment des libertés académiques, c’est-à-dire de l’autonomie, non des universitaires considérés individuellement, mais de l’Université, conçue comme un corps de clercs régi par ses lois propres.

[4Il faut reconnaître que la création de l’Agence évaluation de l’enseignement et de la recherche (AERES) constitue à cet égard un progrès par rapport aux dispositifs antérieurs d’évaluation (CNU, commissions du CNRS, Mission scientifique, technique et pédagogique du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche). En effet, ses rapports sont transmis préalablement aux responsables des dispositifs évalués et peuvent faire l’objet d’une réponse argumentée. Ils sont ensuite rendus publics. Enfin, l’évaluation des équipes de recherche repose sur une visite in situ qui permet un dialogue entre évaluateurs et évalués.