Revue du Mauss permanente (https://www.journaldumauss.net)

Fabrice Flipo

Jean-Paul Fitoussi, Eloi Laurent :
La nouvelle écologie politique – Economie et développement humain

Texte publié le 17 décembre 2008

L’ambition de cet ouvrage est une double réponse : la décroissance est évitable, contrairement à ce que certains, dont Serge Latouche, soutiennent, mais pour cela le marché doit être régulé par l’Etat, à la différence de ce qu’un Bjorn Lomborg soutient.

L’objection des partisans de la décroissance est résumée comme il suit : « nous serions désormais trop nombreux à être trop riches » (p. 10). Cette objection est jugée « malthusienne » au sens où elle reprend implicitement la thèse de Malthus la population doit être limitée, car les ressources disponibles croissent moins vite que la population. Malthus, rappellent Fitoussi et Laurent, ne voyait pour y parvenir que trois moyens : la contrainte morale (chasteté, célibat), le vice (guerres) et les souffrances (faim, maladies). D’après nos deux auteurs, en Occident la solution vint de la technologie. Mais l’économie resta hantée par le problème car le surgissement de la technologie n’était guère expliqué pour autant. De Jevons à Hotelling, la question des ressources épuisables restait entière. Et les réponses continuaient de se répartir en deux catégories : celles qui pensent que la société industrielle est un feu de joie éphémère, la technologie n’étant pas une solution de long terme au problème posé par Malthus, tant qu’elle repose sur des ressources épuisables, et celles qui entrevoient une stabilisation des besoins à un niveau élevé dans l’avenir (Keynes, notamment), ce qui revient à faire disparaître le problème économique. Cette seconde solution, d’après les auteurs, se heurte au même problème que la thèse de la croissance zéro : comment assurer que la stabilisation des besoins ne se fasse pas au détriment des plus pauvres ?

D’après Fitoussi & Laurent, c’est le rapport Brundtland qui est passé le plus près de la solution, en mettant l’accent sur les inégalités. Si les économistes n’ont pas formulé la solution avant, c’est parce que le débat sur la croissance est resté étroitement dépendant de deux erreurs : d’une part une foi trop grande dans la technologie et d’autre part une hypothèse erronée d’harmonie initiale entre l’homme et la nature. La technologie est bien sujette au second principe de la thermodynamique, appelé aussi « principe d’entropie », démontré par Carnot. Les ressources épuisables s’épuiseront, il y a là une « flèche du temps », une irréversibilité. L’économie néoclassique a totalement négligé ce fait. Elle s’est contentée d’analyser la productivité marginale de l’économie, elle a laissé tomber la question des limites et du long terme, et s’est renfermée sur des modèles fermés à la société et au politique. Le travail de Nicholas Stern sur le climat a montré que l’on pouvait faire des choix politiques différents. La thèse de l’harmonie avec la nature ne résiste pas non plus. L’homme a toujours eu besoin de lutter pour arracher à la nature ce dont il avait besoin pour vivre. Les catastrophes naturelles sont d’ailleurs d’autant plus dommageables que les infrastructures économiques, sociales et politiques sont faibles. Ces deux approches passent à côté d’un autre fait. Il existe une seconde flèche du temps : le développement des connaissances. Les ressources s’épuisent mais le savoir augmente, s’accumule. L’erreur des théories de la décroissance et des théories néoclassiques, finalement, serait de n’avoir pas compris que l’économie est un processus ouvert sur son environnement, naturel et politique.

Le vrai problème, pour Fitoussi & Laurent, réside plutôt dans ce constat : nous dégradons la planète plus vite que nous ne la connaissons. Donc l’enjeu, c’est le délai. Et comme le savoir est un bien public que le marché ne fournit pas spontanément en quantité suffisante (les approches néoclassiques à la suite de Solow en faisaient une variable exogène), c’est à l’Etat d’intervenir pour rétablir un équilibre qui nous permettra de mieux anticiper. D’où le mot d’ordre des auteurs : « pour une décroissance des inégalités », qui comprend aussi une stratégie de réduction des inégalités face aux catastrophes naturelles, ce qui implique notamment du développement économique. Nous sommes en effet dans une période de hausse des inégalités, il est urgent d’y répondre.

La conclusion est un plaidoyer pour la démocratie. Fitoussi et Laurent démontrent, en Annexe, que la démocratie est le meilleur moyen de réduire les inégalités, économiques et écologiques. Cette conclusion semble tout-à-fait séduisante. Le lien entre écologie et social est parfaitement bien démontré. Oui, il n’existe pas de politique écologique qui n’ait d’effets sociaux, en particuliers sur les inégalités. Il est important de le rappeler, alors que d’aucuns cherchent à vendre une « croissance verte » qui serait complètement distincte des enjeux sociaux. Rien de tel n’est possible. Et en particulier à l’échelle mondiale. Les auteurs auraient pu approfondir ce point, traçant quelques pistes pour plus de solidarité internationale.

La publication de ce petit opuscule démontre de plus que les enjeux écologiques sont pris au sérieux par des organismes qui jusque-là n’y accordaient guère d’importance. L’OFCE ne s’est guère illustré jusqu’ici par ses publications sur le sujet. La France n’a pas eu son Nicholas Stern. En matière d’écologie, nous sommes en retard sur tous les plans, et il a fallu attendre le Grenelle, pourtant lancé par le candidat le plus mal noté au départ par les ONG de l’Alliance pour la Planète, pour que ce sujet commence enfin à devenir un débat de société. L’OFCE publie ses premières notes sur la question environnementales en… 2007, on ne peut donc pas dire que cet organisme de prospective se soit distingué par son avant-gardisme dans le domaine du « développement durable ». Ce retournement est heureux car nous aurons besoin de toutes les volontés pour comprendre ce qui arrive.

Enfin le livre démontre bien que la clé, ce sont les choix technologiques. Les mouvements écologistes ne se sont donc pas trompés de cible, eux qui s’en prennent depuis plus de 40 ans aux machines et à leurs usages. La foi dans la technologie est nommément mise sur la sellette. Il faudra aborder les questions organisationnelles, politiques, pour trouver les solutions.

L’argumentation n’est toutefois pas exempte d’ambiguïtés, de légèretés et ce qu’on peut appeler des « faux débats », voire d’oublis, au point de faire douter de l’opportunité du titre, « nouvelle » écologie politique, car il est de vraies questions habituellement abordées par l’écologie politique qui ici manquent à l’appel.

Des ambiguïtés, tout d’abord. Des deux objectifs annoncés en introduction, les auteurs nous semblent davantage répondre à la seconde question qu’à la première. L’objection de la décroissance sort en effet intacte de la confrontation car à aucun moment les auteurs ne nous expliquent comment la croissance du savoir pourrait garantir une poursuite de la croissance économique. Ils font des connaissances un fourre-tout qui ne dit rien de la productivité de ces connaissances – en termes classiques mais aussi en termes écologiques, sociaux et économiques. Ils ne disent rien non plus des inégalités en matière de connaissance, l’exemple qu’ils citent à propos de la pêche va même à l’encontre de leur thèse : la surpêche continue alors que nous savons que les océans sont en voie d’épuisement. Savoir ne suffit pas, il faut encore y croire nous dit Jean-Pierre Dupuy dans son catastrophisme éclairé. Les raisons de l’incroyance ne sont pas élucidées ; et symétriquement les raisons de la croyance dans la solution technologique ne le sont pas non plus. N’y aurait-il pas entre autres choses un lien avec les inégalités et la foi dans la technologie ? Rien ne permet de penser que les auteurs ne souscrivent pas eux-mêmes en creux, derrière leur discours abstrait sur le rôle des connaissances, à l’optimisme technologique. Aucun choix technologique (nucléaire, nanotechnologies, biotechnologies…) n’est nommément mise en cause, ce qui laisse de fait la question en suspens.

Légèretés ensuite, dans le traitement de l’objection malthusienne. Au fil du temps, Malthus est devenu un épouvantail dont l’axiome serait le suivant : toute thèse sur les limites à la croissance de la consommation implique, de la part de celui ou celle qui la formule, un désir, conscient ou inconscient, explicite ou implicite, d’affamer une partie de la population humaine – bref une misanthropie et un antihumanisme de fond et de principe. Non seulement c’est une caricature de la thèse de Malthus, mais c’est un procès d’intention sans cesse réitéré contre quiconque ose mettre en doute les miracles de la technologie, que Fitoussi & Laurent convoquent d’ailleurs encore pour conjurer Malthus. Ce dernier était bien réactionnaire, refusant par exemple de mettre en cause le luxe ou la propriété privée. Fitoussi & Laurent sont-ils plus progressistes ? La question se pose. Ils ne font nullement écho aux autres lectures possibles du problème malthusien. En matière de population, Francis Ronsin rappelle que la « grève des ventres » a été un mouvement émancipateur à la fin du 19e siècle [1]. La question du luxe n’est nulle part abordée dans l’ouvrage de Fitoussi & Laurent, alors qu’elle est au centre des critiques issues des mouvements pour la décroissance. La question de la propriété n’est pas mise en cause, au contraire le partage semble relégué au statut d’utopie. Toutes ces questions sont pourtant très discutées au sein de « l’ancienne » écologie politique.

Fitoussi et Laurent, ayant endossé plus ou moins consciemment les hypothèses de Malthus, n’arrivent pas réellement à sortir du dilemme entre optimisme technologique et population. Ils en restent aux bonnes intentions. En témoigne aussi le parti-pris anthropologique de nos deux auteurs, exposé de façon sommaire en introduction. L’être humain y est décrit comme un être vivant dans la rareté et ayant depuis toujours cherché à sortir de cette condition, ce qui ne se serait produit qu’au cours des… 40 dernières années ! Qu’on nous excuse ce point d’exclamation, mais une telle affirmation ne peut manquer d’interroger. Si l’homme est « destiné » à l’abondance, comment expliquer qu’il ait enchaîné les échecs au cours des 200 000 dernières années ? Comment expliquer les travaux anthropologiques tels que ceux de Marshall Sahlins qui montrent au contraire que les sociétés primitives travaillent peu parce qu’elles pensent jouir de l’abondance ? D’où vient cette obsession de la rareté ? Est-il aussi anthropologique que le disent nos deux auteurs ? Et si ce sentiment de manque et d’incapacité à partager était construit, et même savamment entretenu, par exemple par la publicité ? La sacralisation de la propriété privée au sens marchand (c’est-à-dire incluant l’abusus) n’est-elle pas liée à cette urgence productiviste ? En sortir ne permettrait-il pas de rendre pensable ce que nos deux auteurs estiment « utopiste » : le partage ? Voilà qui nous aurait amené sur le terrain de « l’ancienne » écologie politique…

Fitoussi & Laurent ne vont pas au bout de leur geste. Ils n’entrent pas dans la question des inégalités. Faute d’avoir procédé à une analyse détaillée des enjeux institutionnels et moraux contemporains, l’éthique, plusieurs fois convoquée, tourne à vide. Les recommandations restent technocratiques : élaborer des indicateurs complexes, proposer des mesures « acceptables » etc. L’appel à l’intervention de l’Etat pour « gérer » les crises à venir ne semble malheureusement pas faire grand cas ni des libertés politiques ni de l’initiative individuelle – une initiative individuelle conçue comme animée d’une voracité sans fin, « renoncer » au « développement matériel » équivalant toujours et partout à une « répression des désirs » (p. 37)... Cette « nouvelle » écologie politique active au contraire certains risques identifiés par « l’ancienne » écologie politique, à tendance plutôt libertaire : l’Etat éco-omniscient, forcé par le destin à prendre contre ses citoyens des mesures à la limite de « l’acceptable », pour leur bien. La thèse manque de cohérence. Si « l’accès d’altruisme » est aussi improbable que le pensent nos deux auteurs, par exemple, comment l’Etat en serait-il pourvu ? Et si l’Etat peut avoir un souci pour la nature, pourquoi les citoyens en seraient-ils nécessairement démunis ? Une telle inconséquence étonne.

Fitoussi & Laurent montrent bien que la question de l’égalité est intrinsèquement liée à l’écologie, mais en cela ils rejoignent… les partisans de la décroissance et plus généralement ce qu’ils qualifient « d’ancienne » écologie politique, peut-être sans l’avoir lue. L’écologie politique a en effet été beaucoup plus loin que Fitoussi & Laurent dans ce domaine. Ivan Illich par exemple a mis en évidence la « contre-productivité » des institutions, qui conduisent à consommer toujours plus, à allonger les détours de production sans pour autant rendre de meilleurs services. Il a conçu une théorie de l’égalité basée sur le service effectivement rendu. L’écologie politique a depuis longtemps mis en exergue de tous ses efforts la question de la convergence des modes de vie à l’échelle globale. L’écologie politique a proposé de sortir de la conception marchande et absolue de la propriété privée, pour aller vers les res communis, ces choses qui appartiennent à tous mais dont personne ne doit prendre plus que sa part. En bref et en conclusion, c’est encore par la « vieille » écologie politique que la démocratie est la mieux défendue.

NOTES

[1Francis Ronsin, La grève des ventres, propagande néo-malthusienne et baisse de la natalité en France (XIXè-XXè siècles), Editions Aubier-Montaigne, 1980. Voir le compte-rendu par Mathilde Szuba dans Ecorev n°30, 2008.