Revue du Mauss permanente (https://www.journaldumauss.net)

François Fourquet

L’idéal historique de décroissance
Pour un réformisme écologique.

Texte publié le 29 août 2007

Après avoir présenté deux millénaires de croissance et de mondialisation, François Fourquet critique la société de décroissance défendue par Serge Latouche : « Plus qu’une illusion, c’est une mystification, qui te mystifie toi-même » lui écrit-il dans cette lettre ouverte. En attendant la réponse de S. Latouche...

le 28 août 2007

Serge,

Comme Sylvain Dzimira en janvier dernier, je t’écris au sujet de ton livre, Le pari de la décroissance (2006), dans la perspective de la rencontre de Bayeux. J’étais mal à l’aise en lisant ton livre. Nous avons bien des points communs ; par exemple, notre intérêt pour l’origine de l’économie politique (j’ai lu ton Invention de l’économie, (2005). Je suis partagé : je suis bien d’accord avec toi pour mettre en cause la croissance qui fait courir le monde et je fais mienne la valeur de la simplicité volontaire, mais en même temps je suis consterné par la fiction de société que tu nous proposes comme idéal historique. Qu’est-ce qui ne colle pas ? C’est en m’adressant à toi directement que j’ai tenté de répondre.

Cette lettre comporte deux parties. La première résume l’histoire de deux millénaires de croissance et de mondialisation, deux aspects d’un même mouvement de très longue durée qui est au fondement du débat. Mais tu peux lire directement la seconde partie, qui critique ton livre, sa stratégie de forme léniniste visant à la décroissance, et le principe même d’une stratégie.

Je souhaite ainsi participer à la discussion au sein du MAUSS.

Amicalement, François

Plan de l’article

1. Croissance et mondialisation dans la longue durée
1. 1. Croissance et mondialisation, deux faces d’un même mouvement
1. 2. Deux millénaires de croissance démographique
1. 3. Deux millénaires de croissance par tête
1. 4. Deux millénaires de croissance du PIB
1. 5. Deux millénaires de mondialisation
1. 6. Quelques années de prise de conscience écologique

2. La Société de décroissance est une mystification
2. 1. Le capitalisme, une chimère malfaisante
2. 2. La société de décroissance, un paradis terrestre, un leurre
2. 3. La croissance, c’est nous

Annexe 1. Population mondiale 1-2001 et part de chaque région
Annexe 2. TCAM 1-2001 : population, PIB par tête et PIB
Bibliographie
Un petit résumé de F. Fourquet pour ceux qui sont pressés ! (ndlr)

Lettre à Serge Latouche, en vue de la préparation des rencontres du MAUSS, à Bayeux les 14-16/9/07

Prologue : la survie de la conscience et de l’intelligence
Hubert Reeves : « La découverte du big bang, le déchiffrage de l’histoire de l’univers à partir d’un chaos initial vers des états de complexité de plus en plus grands jusqu’à l’apparition de la vie ont réfuté cette vision du monde [selon laquelle l’homme était étranger à son propre univers]. Nous nous inscrivons dans une histoire qui s’étend sur quinze milliards d’années, que notre présence implique l’existence antérieure d’innombrables étoiles fabricatrices d’atomes et de galaxies fabricatrices d’étoiles. L’existence humaine n’est pas une simple et fugitive anecdote mais un chapitre de cette grandiose histoire. Elle implique pour nous une grave responsabilité : celle d’assurer la survie de la conscience et de l’intelligence sur terre. Cette complexité croissante est-elle viable ? Quinze milliards d’années d’évolution pour l’avènement d’un être capable de découvrir l’origine de l’univers dont il est issu, de déchiffrer le comportement des atomes et des galaxies, d’explorer le système solaire, de mettre à son service les forces de la nature, mais incapable de se mobiliser pur empêcher sa propre élimination ! Voilà en résumé le drame auquel nous sommes confrontés aujourd’hui ».
[Supposons que la vie soit apparue sur d’autres planètes, ce qui n’est pas impossible, et qu’elle ait conduit au réchauffement planétaire, à l’épuisement des ressources naturelles] : "là où l’intelligence locale aura réussi à redresser la situation passée, [des visiteurs interplanétaires] atterriront sur une planète verte et découvriront les merveilles de créativité que la nature tient encore en réserve (les œuvres de Bach et de Van Gogh n’existaient pas sur notre terre il y a trois siècles). Sur les autres planètes, un sol pollué de déchets chimiques et radioactifs inscrira à leurs yeux, comme sur un stèle funèbre, le message de l’échec de leurs populations.
J’utilise cette image pour illustrer la portée cosmique de la crise que nous traversons. C’est l’avenir de la complexité à son plus haut niveau, l’intelligence, la conscience, la créativité artistique, qui se joue aujourd’hui sur notre planète.
Dans la tempête, quand le navire menace de sombrer, les marins, oubliant leurs conflits et leurs querelles, s’unissent pour tenter de sauver le navire. La mobilisation humaine qui prend de l’essor aujourd’hui à l’échelle planétaire est déjà un élément positif de la crise contemporaine.
Prendre conscience de cette insertion des êtres humains dans cette odyssée cosmique donne un sens profond à l’existence... La complexité et l’intelligence peuvent être viables. Cela dépend de nous !" (Mal de Terre, 2003, épilogue p. 217-220)

Oui, Hubert Reeves ! L’enjeu de la crise écologique est celui de l’intelligence, de la conscience ; il est « spirituel ». Tu as raison, Serge, d’évoquer cet enjeu à la fin de ton livre. Nous pressentons, bien que confusément, la dimension religieuse de la crise et des moyens de la résoudre. Il ne s’agit pas de la religion traditionnelle, avec son ou ses dieux officiels. Notre monde est enchanté non plus par des Dieux divins adorés par les hommes d’avant le désenchantement du monde, mais par des dieux laïques du genre de ceux que tu désignes : la Raison, le Progrès, l’Histoire. Oui, c’est bien de religion qu’il s’agit.

Mon intention est de suggérer que la crise de la croissance économique est une crise de croissance de l’humanité même, et qu’elle ne peut être résolue par la propagande, la « décolonisation de l’imaginaire » et la dénonciation du « capitalisme », pour employer ton langage. Ta démarche politique est inspirée par le marxisme ; seul certains mots changent : le capitalisme se cache derrière la « société de croissance » et la manipule ; le socialisme est remplacé par une « société de décroissance » autonome et conviviale, par essence « incompatible avec le capitalisme ». Une avant-garde est toujours nécessaire, bien qu’elle ne prenne pas la forme d’un parti centralisé, et que la « révolution » qu’elle mène ne soit pas violente.
Ce schéma révolutionnaire me paraît tout aussi illusoire que son modèle marxiste : aussi bien le point de départ (le capitalisme) que le point d’arrivée (la société de décroissance) sont des mythes, le premier négatif et repoussant comme une chimère ou un démon, le second positif et attirant mais tout aussi illusoire que le socialisme dont il prend la place. Ton livre nage d’un bout à l’autre dans l’illusion. Mais cette illusion n’est pas la tienne, c’est la nôtre.

Toutefois, avant de parler des mythes, j’examinerai la notion de croissance en la situant dans la longue durée de l’humanité, en montrant que la croissance économique mesurée par l’augmentation du PIB n’est pas séparable de deux phénomènes eux aussi de longue durée : la croissance démographique, dont tu ne parles presque pas, et la mondialisation, dont tu ne parles que pour la dénoncer et y opposer une « démondialisation » salutaire.

1. CROISSANCE ET MONDIALISATION DANS LA LONGUE DUREE

Un énorme convoi lancé à fond de train

Bien qu’il faille nous garder de la métaphore mécanique comparant l’économie à une chose, par ex. à un avion qui décolle (Rostow, le take off), nous pouvons comparer la population, l’économie et la société mondiales à un train, dont les voyageurs représentent les humains et la vitesse le rythme de croissance. Ce train est au départ démembré : les wagons, disposant de leur propre moteur, représentent les civilisations dispersées au hasard de l’essaimage préhistorique de l’homo erectus, puis de l’homo sapiens. Les wagons ont été formés dans l’Antiquité par les bâtisseurs d’empire. Choisissons comme moment de démarrage le début de notre ère, à partir duquel nous disposons de quelques statistiques. Au début, ce train, disloqué, de dimension modeste, se traîne lentement ; l’activité agricole des hommes ne dégrade pas la Terre. Mais au bout de 1000 ans, un wagon (l’Europe) se détache des autres et prend un certain essor. Vers 1500, à l’occasion des Grandes découvertes, ce wagon accroche l’un à l’autre les autres wagons (dilatation soudaine de l’économie-monde européenne), devient peu à peu la locomotive de l’ensemble, s’arrache à l’inertie et se met en route pour une très longue course. Le train s’alourdit d’abord modérément (augmentation de la population mondiale), puis de plus en plus rapidement.

Mais en même temps la locomotive augmente sa puissance, tient fermement dans ses liens les autres wagons du train : l’Europe conquiert et colonise le reste du monde. Lorsque la Révolution industrielle (RI) se déclenche, le train est quatre fois plus lourd qu’au début de l’ère chrétienne, mais la RI donne à la locomotive européenne un surcroît de puissance qui lui permet d’absorber en un siècle tous les wagons (les autres économies-mondes encore indépendantes). Au moment où la locomotive européenne est sur le point d’achever l’unification de l’économie mondiale, une nouvelle locomotive la remplace, composée du plus puissant des « rejetons » de l’Europe, les États-Unis ; elle n’est pas beaucoup plus lourde que les wagons, mais plus efficace (c’est là que la métaphore a sa limite : elle ne peut illustrer la force du leadership mondial et la surpuissance qu’elle confère au leader ; elle ne peut illustrer non plus que l’alourdissement du train – la croissance démographique – apporte aussi de l’énergie à l’ensemble). Mais la relève est difficile, chaque wagon tire à hue et à dia, et même un wagon important se décroche, la Russie devenue socialiste, pour faire cavalier seul ; l’économie mondiale se fragmente, le train perd de la vitesse, jusqu’à ce que la locomotive américaine affirme son autorité au lendemain d’une guerre sanglante qui aura duré 30 ans (1914-1945). Un autre gros wagon se détache alors (la Chine) et s’en va rejoindre le wagon soviétique avec quelques wagons européens, puis coréen et vietnamien. Vers 1960, la rame dissidente transporte un tiers de la population mondiale. Malgré la guerre froide, les wagons se remplissent, et la vitesse du train s’accélère comme jamais auparavant (croissance de l’âge d’or). Les chocs pétroliers ralentissent le train, mais légèrement, et son poids total augmente encore avec la fin de la sécession socialiste et l’intégration de wagons imposants venus d’Asie orientale : il transporte à ce jour 6 milliards d’habitants-voyageurs, 26 fois plus qu’au moment du départ. La population et l’économie mondiales sont devenues une énorme masse lancée à fond de train.

Le train ne peut stopper d’un coup ; l’énergie cinétique, l’inertie sont énorme. Le train crache feu et flammes, pollue l’atmosphère, rend l’air irrespirable. Monstre sourd et aveugle, il tend à tout détruire sur son passage. Il est emballé comme un cheval ; rien ne semble pouvoir l’arrêter. Les préceptes moraux d’autolimitation et de sobriété joyeuse font de prime abord figure d’incantations magiques. Si certains chauffeurs réalisent qu’ils ont joué les apprentis sorciers et sont conscients des risques de catastrophe, les nouveaux venus dans le train de la croissance (les poids lourds émergents), sont décidés à rattraper l’avance de la locomotive occidentale et peut-être certains ambitionnent de la remplacer. Malgré les sages avertissements des Cassandre écologiques, ils investissent à fond dans l’industrie lourde et mécanique qui avait fait la puissance de l’Occident. Le train mondial est parti pour une nouvelle course de vitesse, de poids et de puissance, mais pour aller où ?

1. 1. Croissance et mondialisation, deux faces d’un même mouvement

La croissance est indissociable de la mondialisation

Cette course planétaire semble due à deux facteurs qui se combinent sans se confondre absolument : la croissance et la mondialisation :
1) la croissance, qui comprend la croissance démographique et la croissance économique. La croissance économique brute (mesurée par le PIB de chaque pays ou groupe de pays) se laisse décomposer en deux facteurs : la croissance démographique et la croissance économique proprement dite, tirée par le progrès technique et mesurée par l’évolution du PIB par tête ; on obtient celui-ci en divisant le PIB d’un pays par le nombre de ses habitants.

2) la mondialisation, un processus plurimillénaire dont la phase moderne part de l’économie monde européenne formée au Moyen âge [1]. Au XVIè siècle, celle-ci se dilate à l’échelle du monde avec les Grandes découvertes, et jusqu’au XIXè siècle, assimile les autres économies-mondes et tend à devenir l’économie mondiale tout court. Mais elle se heurte à la sécession de l’empire russe devenu URSS, suivi en 1949 par l’empire chinois, devenu République populaire. L’unification de l’économie mondiale s’achève qu’avec l’absorption du socialisme, à la fin du XXè siècle. La déréglementation supprime peu à peu les obstacles nationaux qui s’opposaient au processus mondialisateur. Désormais, la voie est libre pour une nouvelle ère de l’économie mondiale,
Il y a un lien : la croissance de l’économie mondiale s’accélère quand l’économie se mondialise, c’est-à-dire exploite les ouvertures offertes par la mondialisation et la libéralisation, par exemple les marchés coloniaux ouverts à l’industrie britannique du coton au début du XIXè siècle, et ralentit dans les périodes de fragmentation, comme la dislocation de l’empire romain ou les divisions de l’entre-deux guerres. Dans la période contemporaine, ces divisions sont toutefois impuissantes à stopper le processus mondialisateur ; par exemple, les protections nationales keynésiennes ou fordistes héritées d’avant guerre n’ont pas empêché, mais encadré la puissante mondialisation d’après-guerre.

C’est l’Europe qui à partir de l’an mil et l’essor de la première économie-monde europénne, a conduit cette mondialisation, relayée par les USA dans les années 20’s.

La mondialisation n’est pas aisément mesurable, mais on peut la décrire ; elle opère soit en extension, soit en intensité. Ainsi l’unification politique d’une pluralité de peuples en un seul empire à une époque ancienne ne bouleverse pas le mode de production agricole routinier de la civilisation matérielle au sens de Braudel : par exemple l’empire chinois en 221, l’empire indien d’Asoka vers 250, ou l’empire romain à l’époque d’Auguste, ou aux Temps modernes l’empire de Charles Quint ou l’empire napoléonien. Par contre, au Moyen âge l’économie-monde européenne unifie l’Europe occidentale en formant un espace marchand et monétaire homogène traversant les frontières établies par les princes, ou même le monde entier au XIXè siècle en diffusant la révolution industrielle sur l’ensemble du globe : cette dilatation en étendue est aussi une pénétration en profondeur du mode de production industriel qui bouleverse la société traditionnelle.

Croissance du PIB et croissance démographique. Les séries statistiques de Maddison

J’esquisserai une corrélation entre croissance et mondialisation. Parlons d’abord de la croissance et ses composantes : la croissance de la population et la croissance du PIB par tête. Je m’appuierai sur des séries statistiques fabuleuses chiffrant deux millénaires d’histoire économique, publiées il y a un an par un chercheur, Angus Maddison (voir la bibliographie) qui recoupent et complètent les séries de Bairoch (1997).

Pour mesurer la croissance, il faut distinguer trois taux de croissance annuels moyens (TCAM) :

Maddison découpe la planète en 8 régions et son histoire en 8 périodes :
1) 8 régions
1. Europe occidentale (29 pays) ;
2. Europe orientale (7 pays)
3. Ex-URSS
4. Rejetons occidentaux (Etats-Unis, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande) [2]
5. Amérique Latine (8 grands pays + 15 petits + 24 îles des Antilles)
6. Japon
7. Asie sauf Japon (57 pays)
8. Afrique (57 pays)
9. Monde (total)
2) 8 périodes (après JC) :
1. An 1-1000 : empire romain, empire chinois, début du MA, conquête arabe ;
2. 1000-1500 : naissance et croissance de l’économie-monde européenne (Venise)
3. 1500-1820 : conquête et exploitation du monde par l’Europe ; colonisation ; révolution industrielle
4. 1820-1870 : extension de la révolution industrielle, leadership de Londres
5. 1870-1913 : âge des empires, deuxième révolution industrielle, colonisation accrue (impérialisme)
6. 1913-1950 : deux guerres mondiales, grande crise, division de l’économie mondiale
7. 1950-1973 : âge d’or, guerre froide, suprématie des USA
8. 1973-2001 : âge néolibéral, crise, fin du socialisme, unification de l’économie mondiale

En compilant les tableaux de Maddison, j’ai composé trois séries bi-millénaires (de l’an 1 à 2001) sur lesquelles on pourra suivre l’exposé :
Annexe 1a : Population mondiale par régions (en milliers d’hab)
Annexe 1b : Population mondiale par régions (en % du total mondial)
Annexe 2 : TCAM 1-2001 : Population, PIB par tête et PIB par élément

Jetons un coup d’œil sur le tableau suivant qui, sans entrer dans la répartition régionale, juxtapose les séries et permet de comparer d’une période à l’autre les taux de croissance annuels moyens (TCAM) des trois catégories considérées : population, PIB par habitant et PIB global mondial (Annexe 2) ; la 4è colonne calcule le rapport de la première à la troisième :

Tableau

Ce tableau révèle que :

Je commence donc par exposer le fondement : la croissance du nombre des hommes.

Ensuite je présenterai une synthèse de la croissance du PIB/habitant, qui est une pure abstraction, l’indice d’une sorte de facteur de productivité ou de plus-value globale divisé par le nombre d’habitants. On s’en sert pour mesurer le revenu d’un individu statistique moyen, qui n’est qu’une abstraction, et qui efface toute les différences de richesse ou de pauvreté.

Enfin je présenterai l’histoire de la croissance mondiale du PIB.

(suivre sur l’annexe 2. En lisant le TCAM, on le suppose toujours suivi d’un « % »).

1. 2. Deux millénaires de croissance démographique

Des origines à notre ère : un croissance lente

La croissance de l’humanité préhistorique procède par bonds prodigieux : avant 35000 ans (paléolithique moyen), elle compte entre 0,5 et 1 million d’individus. Au paléolithique supérieur, elle passe à ± 5 millions d’humains. Au néolithique ( 8000), quand elle invente l’agriculture, nouveau saut à ± 10 millions. Vers 4000, avec l’émergence des villes, de l’Etat et de l’écriture, nouveau saut à 20-30 millions. Puis elle croît jusqu’à atteindre environ 200 millions à l’époque du Christ. On retrouve alors le point de départ des séries statistiques de Maddison (Biraben, Atlas Historique 1987 p. 38)

1-1000 : La fin du monde antique et le début du Moyen Âge : une croissance encore très lente

Compte tenu de ses routines agricoles transmises depuis la naissance de l’agriculture il y a 10000 ans, et de l’étroite dépendance de la vie des hommes à l’égard de la production agricole, croissance économique et croissance démographique sont étroitement interdépendantes. La population mondiale stagne : en 1000 ans, elle passe de 230 à 267 millions d’habitants : +15%, soit un TCAM de 0,01.

1000-1500 : Le printemps du monde et la fin du Moyen Âge

L’an mil, c’est le printemps du monde (Georges Duby). Une longue croissance agricole démarre alors non seulement en Europe, mais sur toute la planète. Au XIIIè siècle, en Occident, c’est « le tournant du monde plein » (Chaunu) : l’Europe de l’Ouest fait le plein de ses capacités de croissance agricole. La peste de 1348 tue au bas mot un tiers des habitants de la chrétienté médiévale. Rétrospectivement, cette catastrophe apparaît comme un simple accident ; en 1500, l’humanité n’a pas loin de doublé : 438 millions ; son taux de croissance annuel aura été de 0,10 (mais 0,16 pour l’Europe).
C’est alors que l’Europe s’ouvre et part à la découverte et à la conquête du monde.

1500-1820 : Les Temps modernes. Un milliard d’habitants

Le dynamisme européen n’est qu’une expression du dynamisme de la planète : si, de 1500 à 1820, l’Europe passe de 57 à 133 millions d’habitants, l’Inde (colonisée en 1757) double sa population (de 110 à 209 millions), et la Chine fait plus que tripler la sienne (de 103 à 381 millions ! Le monde aura, au total, plus que doublé (de 438 millions à 1 milliard d’habitants. Ce dynamisme se reflète dans les taux de croissance annuels : 0,27 (0,26 pour l’Europe, 0,20 pour l’Inde et 0,41 pour la Chine). On dirait qu’un « destin cosmique primordial », dit Braudel [3], lie déjà ensemble toutes les civilisations du monde. Les nouveaux habitants des Etats-Unis d’Amérique, avant même la grande immigration du XIXè siècle, sont déjà près de 10 millions en 1820.

1820-1870 : Le premier âge libéral

Pour l’ensemble mondial, le taux moyen est de 0,40 sauf en Chine. En 1820, la Chine « pèse » 36% de l’humanité, un poids jamais atteint depuis ; mais alors que l’Europe s’engage dans la révolution industrielle, la Chine s’enfonce dans la décadence et la soumission (sinon la colonisation, comme l’Inde) ; la guerre de l’opium et son ouverture forcée (1840) ne lui réussit pas ; de 1820 à 1870 sa population diminue de 6%, tandis que celle de l’Europe augmente de 41% et que celle de ses rejetons dans le monde est multipliée par 4, sans compter celle de l’Amérique latine, elle aussi terre d’immigration européenne, qui double ou à peu près.

1870-1913 : L’âge des empires coloniaux : le taux de croissance double

Le dynamisme se poursuit dans la période suivante, avec un TCAM double de celui de la période antérieure : 0,80 (1,8 milliard en 1913). L’Europe est dans la moyenne (0,77) ; la Chine se redresse difficilement (0,47) ; les USA attire encore beaucoup de monde (2,08) et se retrouvent avec près de 100 millions d’habitants à la veille de la première guerre mondiale. Mention spéciale pour l’essor du Japon (0,95) ; il semble lié à l’ouverture de l’ère Meiji qui lance la modernisation du pays. L’Amérique latine dépasse tout le monde avec un taux de 1,63.

1913-1950 : Les guerres et la crise n’arrêtent pas la croissance

Le massacre des deux guerres mondiales et la pauvreté due à la grande dépression ralentit sans doute mais n’arrête pas la crue démographique du monde avec un taux de 0,93 (2,5 milliards en 1950). L’Europe saignée dans ses classes jeunes décimées par les guerres ne « fait » que 0,42 mais les USA 1,21, l’Amérique latine 1,96, l’Asie hors Japon 0,92 et l’Afrique 1,64.

1950-1973 : L’âge d’or. Explosion démographique du Tiers Monde

La croissance mondiale s’accélère encore avec un taux annuel de 1,93 (3,9 milliards en 1973), une apogée. Les Européens participent au baby-boom mais leur taux de croissance (0,71) est loin de celui du reste du monde. Partout ailleurs, c’est l’explosion : 1,54 pour les rejetons européens, 1,55 pour l’URSS, 2,74 pour les Latino-Américains, 2,10 pour les Chinois et les Indiens, 2,37 pour les Africains. Le « destin cosmique primordial » que Braudel a observé pour les Temps Modernes se manifeste toujours.

1973-2001 : L’âge néolibéral. Le flot ralentit un peu

La croissance démographique se ralentit à peine (1,62), 6 milliards d’humains en 2001. Certes le baby-boom s’est calmé en Europe et aux USA, s’effondre en ex URSS (0,54), en Europe de l’Est (0,32), et au Japon (0,55), mais pas dans le reste du monde:1,96 en Amérique latine, 1,80 en Asie sauf Japon, 2,69 en Afrique.

Il y a une sorte d’inertie démographique : le train a certes un peu ralenti, mais il roule encore deux fois plus vite qu’à la fin du XIXè siècle. L’humanité s’est engagée depuis l’an mil dans une crue démographique exponentielle, même si l’Europe en déclin depuis 1918 semble s’être apaisée. Voilà bien, semble-t-il, un moteur majeur de la croissance économique.

1. 3. Deux millénaires de croissance par tête

On a vu ci-dessus le rôle informatif du PIB par tête : une sorte d’indice de la productivité globale divisé par le nombre des habitants d’une pays ou d’une région. C’est une moyenne, une abstraction ; à l’échelle mondiale, c’est une moyenne de moyennes régionales. Cet indice croît très lentement jusqu’à la révolution industrielle, et ne démarre vraiment qu’ensuite. On constate que :

1. 4. Deux millénaires de croissance du PIB

C’est donc un composé de croissance démographique et de croissance du PIB par tête.

Le taux de croissance annuel moyen (TCAM) du PIB mondial :

An 1 à 1000 : une croissance immobile (0,01%)

1000-1500 : une croissance presque immobile (0,15%), sauf en Europe

1500-1820 : le taux double (0,32%)

1820-1870 : le taux triple (0,93%)

1870-1913 : le taux plus que double encore (2,11%)

1950-1973 : le taux approche les 5% pour la planète entière

1973-2001 : le taux ralentit mais atteint 3% quand même

Ainsi, vue d’en haut, l’économie mondiale semble emportée par un mouvement unique et profond, malgré les variétés régionales ou accidentelles. Par exemple le choc pétrolier et « la crise », comme on disait alors, n’a pas été vraiment une rupture dans l’histoire de la croissance. Le train continue à foncer sur sa voie qui ne mène nulle part.

Y a-t-il un rapport entre ce mouvement de croissance, démographique et économique, et le mouvement de mondialisation ?

1. 5. Deux millénaires de mondialisation

Ayant pris connaissance de l’histoire de la croissance de la population et du PIB, résumons maintenant l’évolution de la mondialisation et voyons s’il existe une corrélation.
Gardons en tête le découpage historique de Maddison cf. supra

Je propose de distinguer deux formes de mondialisation :

Premier millénaire : repliement rural et renaissance urbaine

En Occident, le fil directeur majeur, c’est l’expansion, l’apogée, la stagnation et la décadence de l’empire romain. Sa ruine crée un appel d’air : c’est la conquête arabe, qui lance un filet urbain et marchand sur un immense espace, de Cordoue à Samarkande et jette les linéaments d’une immense économie-monde. Elle stimule le corps inerte et rural de l’Occident barbare. Naissent de cette incitation d’une part l’empire de Charlemagne au Nord ouest de l’Europe, mais aussi, en contact plus direct avec la civilisation musulmane, les premières cités-États italiennes, maritimes, marchandes et financières, vrais foyers du « capitalisme » européen bien avant que ne s’installent les premiers États-nations territoriaux.

1000-1500 : naissance de l’économie-monde européenne

Entre ces villes marchandes se forme le réseau d’une première économie-monde européenne sous le leadership de l’une ou l’autre de ces cités-États, Venise d’abord, plus tard Gênes, en association avec Florence, Pise ou Milan. Le réseau commercial et financier de ces villes, en correspondance avec les villes musulmanes situées au Levant méditerranéen (Alexandrie), forme la trame d’une économie-monde européenne qui glisse sur l’antique économie rurale et tend à unifier économiquement une Europe divisée politiquement pas d’incessantes guerres pour l’hégémonie, mais cependant déjà unifiée par la religion en tant que chrétienté médiévale.

Cette économie-monde traverse les frontières et se joue des contrôles que des États « territoriaux » (comme les appelle Braudel) en gestation veulent faire peser sur elle. Entre États et économie-monde, un compétition mêlée de coopération. Certains rois, prisonniers de leur territoire féodal ou national, ont su apprivoiser ces flux commerciaux et financiers qui courent à travers l’Europe et même le monde, et exploiter cette richesse marchande mobilière et insaisissable, Ils y prélèvent de quoi construire la bureaucratie d’État qui allait devenir, dans la seconde partie du MA, les germes des États-nations. Ces États, pour prospérer, ont dû « héler » les flux marchands et financiers (le capital), les inviter à venir enrichir leur territoire ducal ou leur royaume plutôt que celui de leur rival ou de leur ennemi. Ce « hélage » du capital (le mot n’est pas usité : j’entends par là l’action de héler, par exemple un bateau ou un taxi) est un trait durable de l’économie monde européenne ; il est encore très présent dans l’économie mondiale d’aujourd’hui ; c’est même depuis les changes flottants et la libéralisation financière des années 1980 le principal moyen par lequel se répand et se diffuse la richesse et la technologie occidentales dans l’ensemble du monde (RID 2005 p. 150 sq).

Mais le lien entre États nations en formation et économie-monde n’est pas à sens unique : les grands marchands et financiers, les « capitalistes » de l’époque profitent des États territoriaux qui les soutiennent par intérêt. Les rois accordent aux villes marchandes les privilèges et libertés qui favorisent leur essor mais s’efforcent partout, comme ils le font couramment dans les empires ottoman, moghol ou chinois, d’accaparer cette richesse mobilière et mobile si mystérieuse qui fructifie sans terre. Parfois les chefs des riches familles perdent leur vie à ce jeu dangereux. En Europe, le miracle est qu’aucun État n’a été assez puissant, pour gagner durablement ; les violences contre les riches n’ont été qu’occasionnelles. C’est à cette conjoncture politique favorable que le « capitalisme » européen doit son essor. Il n’empêche : les États commencent dès cette haute époque à créer des instruments de contrôle d’une économie qu’ils trouvent déjà mondialisée (ou au moins européanisée) et où ils s’efforcent de prélever leur tribut par l’impôt et par l’emprunt.

Lorsque finit le Moyen Âge, l’Europe occidentale est assez forte pour entreprendre la conquête du monde : depuis 500 ans, elle a cumulé l’élan de la population et une croissance du PIB par tête deux fois plus rapide que celle de l’Inde et de la Chine.

1500-1800 : découverte et conquête du monde par l’Europe

En 1433, les Portugais partent à la découverte des côtes de l’Afrique et en 1497 découvrent la route maritime des Indes : l’empire ottoman, qui contrôlait l’accès à l’Inde, à la Chine et aux épices de l’Insulinde, est contournée. L’Amérique est découverte en 1492. L’Europe part à la conquête du monde. Grâce à elle, les différentes civilisations du monde entrent en communication. Cette mise en communication, cette entremise est la nature profonde du « capitalisme » ; le capitalisme se confond presque avec l’Europe elle-même. L’Europe gagne la course à la domination du monde en partie grâce à l’habileté de ses marins dans la navigation maritime au long cours, la navigation hauturière.
Le contournement maritime de l’empire ottoman par la route des Indes condamne cet empire à tomber en décadence, sans même qu’il s’en rende compte : l’origine lointaine de la défaite de Lépante (1571), c’est la route des Indes (1497). En 1683, les Ottomans échouent devant Vienne : quand ils lèvent le siège de la capitale de l’empire des Habsbourgs, ils renoncent à relever le défi : l’empire sera désormais « l’homme malade de l’Europe ».

En quelques décennies, protégée et précédée par les navires de guerre, les canons et les soldats, l’économie-monde européenne lance son filet marchand à travers le monde et se dilate, se superpose aux économies-mondes musulmane, indienne et chinoise, en attendant de les phagocyter plus tard au XIXè siècle. La domination européenne sera complète lorsque l’Inde sera devenue une colonie anglaise et la Chine, après 1840, une quasi-colonie dont l’indépendance politique sera presque fictive jusqu’à la prise de Pékin par Mao (1949).
Cependant les fragiles États des royaumes du Moyen âge sont devenus de lourds États-nations, praticiens du mercantilisme, œuvrant pour le développement économique du royaume. Ils seront capables de concevoir une politique économique et pas seulement une prédation de la richesse des sujets : cette mainmise, je propose de la nommer nationalisation de l’économie. Elle coïncide avec les premières lueurs de l’économie politique du XVIIè siècle, et donnera lieu à l’invention d’un mythe européen : l’économie nationale (RID 2005 p. 144 et encadré p. 146.).

Ce processus de nationalisation de l’économie est sans cesse gêné par le mouvement propre de l’économie-monde européenne qui tend à unifier l’Europe politiquement et maintenant, avec la Réforme, religieusement divisée. Braudel écrit : "Ce que Charles Quint ne réussit pas—saisir l’Europe— Anvers y arrive le plus naturellement du monde. Où Louis XIV échoue, la minuscule Hollande triomphe : elle est le cœur de l’univers (1979, tome 2 p. 259 ; Anvers était à l’époque la capitale sans titre officiel de l’économie-monde européenne).

1800-1914 : la révolution industrielle approfondit la mondialisation

La conquête s’approfondit avec la colonisation et soumet à l’Europe les économies-mondes (c’est-à-dire les civilisations) indépendantes.

Le Japon n’échappe à son assujettissement promis par les canonnières américaines qu’en s’intégrant dans l’économie mondiale pour mieux jouer sa carte nationaliste. L’empire ottoman se désagrège au XIXè siècle, se disloque en 1918 et se dissout dans l’économie mondiale.

La domination européenne s’intensifie encore lorsque la révolution industrielle s’ajoute à la conquête militaire pour faire de l’Europe la maîtresse du monde. Par un captage combinant violence (colonisation de l’Inde, soumission de la Chine, esclavage africain), et influence (Russie), l’Europe assimile économiquement le reste du monde sous la direction de Londres. À la fin du XIXè siècle, elle est sur le point d’achever cette absorption ; l’économie-monde européenne devient l’économie mondiale tout court. Cette mondialisation rend possible la révolution industrielle (RI) en ouvrant des marchés coloniaux aux tissus de coton fabriqués grâce aux procédés mécanisés. Les historiens considèrent la RI comme le démarrage d’une croissance désormais continue, ininterrompue par les « pannes » de l’économie agricole d’Ancien Régime. La RI approfondit et étend la croissance, mais aussi la domination de l’Europe sur le monde.

La RI est aussi une révolution écologique. L’humanité industrielle s’émancipe des limites énergétiques de l’eau, du vent (moulins) et de la traction animale et produit son énergie grâce au prélèvement massif sur les ressources épuisables : charbon, plus tard pétrole et uranium. L’industrialisation occidentale est « lourde » et polluante (note 7).

La RI révolutionne des communications et la circulation des personnes et des informations : bateau à vapeur, chemin de fer, télégraphe électrique le long des voies ferrées, en 1866 câbles transatlantiques sous-marins posés avec de grandes difficultés, en 1876 le téléphone, plus tard la radio, la télévision et l’ordinateur et pour finir Internet. C’est une course à la puissance industrielle, militaire et informationnelle : la mondialisation communicationnelle.

Lorsque la révolution industrielle se diffuse en Europe, l’humanité a plus que doublé et atteint le milliard en 1820. L’Europe de l’Ouest est portée par l’expansion. Les Européens ont commencé à s’expatrier vers les continents qu’ils ont conquis, où ils remplacent les populations aborigènes décimées par la guerre et les microbes : ce sont les « colonies de peuplement européen », qu’on appelait aussi les « pays neufs » (note 2). L’émigration et la croissance démographique autochtone de l’Europe s’accélèrent en même temps. Alors que la population de la planète passe à un peu moins de 1,8 milliard en 1913 (+72%), celle de l’Europe de l’Ouest double et celle des rejetons occidentaux décuple, de 11,2 millions en 1820 et à 111 millions en 1913 (dont 97 millions d’États-Uniens) (annexe 1b p. 29). Le poids de l’Europe occidentale stricto sensu reste stable autour de 13-14% entre 1820 et 1913. Il faut y ajouter la population des rejetons européens : 1 % en 1820 à 6 % en 1913 (dont USA 5,4%). Si l’on ajoute aussi la population des pays de l’Est européen et de la Russie, la proportion augmente encore : en 1913, à l’apogée de sa puissance et de sa gloire, l’Europe pèse environ le tiers de la population mondiale, sans compter les millions d’Européens émigrés en Amérique latine !

Une transfusion civilisationnelle d’une rive à l’autre de l’Atlantique

Les Européens expatriés tissent outre mer un réseau de points d’appui de l’économie-monde européenne. Il ne s’agit pas seulement de liens économiques au sens strict, mais de liens culturels : des pays, des civilisations, des continents entiers s’accrochent à la locomotive de la croissance dans la métaphore que j’ai présentée au début de ce papier. La volonté de croissance, que les autres civilisations ne connaissaient que sous sa forme territoriale, par la conquête et l’extension (comme d’ailleurs l’Europe jusqu’à la fin du Moyen âge, ou plus tard avec l’empire napoléonien ou le Troisième Reich), s’intensifie désormais à mesure que la civilisation européenne, une « civilisation libérale », couvre l’ensemble du monde et devient « occidentale ».

La croissance de l’Occident s’opère par la diffusion généralisée de la civilisation occidentale à travers les océans, dont les transferts des personnes et des capitaux ne sont que la forme la plus mesurable sur le plan quantitatif. Par exemple, les Etats-Unis sont véritablement un « rejeton » de l’Europe et surtout de l’Angleterre : celle-ci y a transféré ce qu’elle avait de meilleur par la transfusion de toute une civilisation, à la fois biologique, technique, financière, institutionnelle et culturelle.
Cependant cette mondialisation est opérée par les États nations qui se sont renforcés dans les Temps modernes. La colonisation fut certes l’instrument majeur de la mondialisation européenne, mais elle fut conduite par les États nations par nature mercantilistes et nationalistes, protectionnistes et pas libéraux du tout. Mieux, c’est pour devancer les États rivaux ou ennemis que chacun se hâte de conquérir une colonie sans avoir vraiment calculé si ça rapporterait : si je ne m’empare pas de tel territoire, c’est mon ennemi ou mon rival qui le fera. La colonisation est, au fond, une forme originale de la « nationalisation de l’économie » dont j’ai parlé plus haut. Mais en même temps elle élargit, elle mondialise le champ du commerce des marchandises, des capitaux et des personnes, elle crée l’infrastructure d’une économie véritablement mondiale engendrée par l’économie-monde européenne.

Lorsqu’éclate la première guerre mondiale, Londres est sur le point d’achever sa tâche : unifier économiquement le monde. Le brassage et le métissage des économies et des cultures a commencé d’engendrer les germes d’une seule civilisation mondiale à dominante occidentale.

Mais la PGM et la révolution russe vont entraver la course vers l’unification.

1914-1945 : division de l’économie mondiale
Les quatre ruptures de la PGM

La guerre de 14-18 (première guerre mondiale, PGM) opéra une rupture dans la longue durée de l’histoire du monde ; elle engendra plusieurs processus qui allaient dérouler leurs effets dans les années suivantes et créer un monde véritablement nouveau après la seconde guerre mondiale (SGM). Tout se passe comme si une seule guerre de 30 ans (1914-1945) avait détruit l’ancien monde, la « civilisation libérale » du XIXè siècle, pour engendrer un monde nouveau, réglementé et contrôlé par les États. Nous pouvons distinguer quatre ruptures majeures dont les effets ne seront manifestes parfois que plus tard :

1) le déclin de l’Europe de l’Ouest qui perd son poste de commandement au profit des Etats-Unis. En intervenant dans la guerre en avril 1917, ceux-ci font basculer le rapport des forces et sauvent du désastre l’Angleterre et ses alliés, mais du même coup s’emparent du sceptre du monde, qui traverse l’Atlantique et passe à Washington-New York, une ville à deux têtes qui nous commande encore ; c’est désormais sous la bannière américaine que se déroulera le processus mondialisateur. Sur un autre plan, le déclin européen est aussi une régression démographique : le massacre des jeunes hommes dans les tranchées va faire s’effondrer le dynamisme démographique à des taux antérieurs à la RI ; et le baby-boom d’après la SGM réparera la blessure.
2) la décolonisation, corollaire du déclin européen, est en germe dans la PGM : même si aucune colonie n’est libérée en 1918, la guerre donne le premier coup aux empires coloniaux auxquels la SGM donnera le coup de grâce ; par exemple, le mouvement indien de libération nationale dirigé par Gandhi commence en 1919 pour triompher en 1947 ; la décolonisation était inévitable sous la pression ou l’influence du nouveau maître du monde, les Etats-Unis par tradition anti-colonialistes, soutenus plus tard par l’URSS et la Chine, anti-colonialistes par conviction politique autant que par calcul stratégique ;
3) la naissance de l’économie dirigée (par l’État national) dans les pays en guerre : les États dirigent l’économie de guerre mobilisée pour la victoire. Ainsi s’approfondit la « nationalisation de l’économie » commencée à la fin du Moyen Age et confortée par les nationalismes du XIXè siècle : les États modernes tentent de contrôler les flux de l’économie qui leur échappent pendant qu’elle se mondialise. La nationalisation de l’économie est une tendance de longue durée parallèle à, contradictoire avec et complice de sa mondialisation. L’économie dirigée en temps de guerre sera la base expérimentale de l’interventionnisme keynésien pendant la dépression des années 30, pendant et après la seconde guerre mondiale, jusqu’à la fin des années 70 ;
4) la naissance du socialisme : l’empire des tsars est depuis Pierre le Grand fasciné par l’Occident ; au XIXè siècle, son industrie est suscitée et contrôlée par les capitaux anglais et français ; et c’est cette industrie qui engendre le prolétariat, base du parti social-démocrate de Russie. En 1917, la fraction bolchevique s’empare du vieil État tsariste. La révolution socialiste coupe le monde en deux pendant 72 ans ; le socialisme, au fond, est une expérience extrême d’économie dirigée copiée sur l’économie de guerre et inspirée par le nationalisme grand-russe, mais qui passe pour la construction d’un monde nouveau libéré de l’exploitation capitaliste. La stratégie est la même que celle du Japon : la révolution modernise l’économie russe à l’abri du rideau de fer communiste, lui fait subir une accumulation primitive accélérée et la fait passer d’une économie rurale à un économie industrielle lourde – le développement – pour que l’URSS puisse affronter l’Occident mieux équipée et mieux préparée. C’est ce que fait la Russie depuis 1991.

La crise de 1929 montre que la mondialisation s’opère malgré les obstacles nationaux

Le monde est apparemment divisé le long des frontières des empires et des économies nationales et il faudra attendre la chute du mur de Berlin pour que la mondialisation reprenne plus librement son cours. Cependant, elle n’a jamais cessé d’œuvrer, sous-tendant le processus auquel Polanyi a donné le nom de « Grande Transformation », c’est-à-dire le mouvement de division et de nationalisation de l’économie. Le principal symptôme de ce « double mouvement » (ou mouvement dialectique, aurait dit Marx), c’est la force avec laquelle la tempête économique déclenchée à New York le 10 octobre 1929 s’est répandue sur la planète en balayant ou surmontant tous les obstacles que les États dirigistes, fiers de leurs nouvelles compétences, tentaient d’opposer à la diffusion de la crise. La mondialité de la dépression manifestait à la fois l’apparition d’un nouveau leader mondial à New York et la poursuite du processus de mondialisation.

1945-2007 : division de la guerre froide, unification, mondialisation intensive

L’âge d’or fordiste se distingue de l’âge néolibéral
M’inspirant de l’historien anglais Hobsbawm, je ne limite pas la mutation de l’économie mondiale à « l’âge d’or » des 25 ou 30 ans, mais je considère comme un tout la période qui court de la seconde guerre mondiale à nos jours. Certes, on peut distinguer deux sous-périodes :

... Mais il le contient en germe

Mais tout en étant clairement distinguées par le contenu et les institutions, ces deux périodes sont intimement liées : on dirait que des transformations profondes se préparaient dans l’obscurité de la guerre froide et qu’elles ont attendu la fin de la guerre pour manifester au grand jour ce qui n’était jusqu’ici que potentiel.

1) Tout se passe comme si l’âge d’or préparait et annonçait l’âge néolibéral, comme si les pratiques et règles de la période fordiste avaient enseigné aux États comment gérer les compromis et lisser la conjoncture, rendant ainsi possible la libéralisation des années 80’s et 90’s.

2) C’est pendant l’âge d’or que la société industrielle a donné le coup de grâce à la société rurale ou plutôt à la civilisation rurale, née 10 000 ans auparavant. Il serait trop long de présenter ici cette civilisation et son principal personnage, le paysan, une figure bien plus riche et complexe que l’agriculteur. Un trait remarquable de la civilisation rurale est son sens du temps, un temps cyclique et répétitif versus le temps linéaire et « progressif » orienté vers l’avenir ; le progrès a été inventé par le christianisme ( ). Au nom de la productivité, la civilisation rurale fut sacrifiée sur l’autel de la croissance et du progrès dès les années 60. Elle avait commencé à être atteinte par la révolution industrielle au début du XIXè siècle. En France, l’exode rural se lit dans les recensements démographiques à partir de 1830. La campagne souffrit particulièrement du massacre de la Grande guerre ; encore vivante au sortir de la seconde guerre, grouillant d’enfants, d’activités et de mythes, elle agonise pendant l’âge d’or, et a disparu aujourd’hui. De la civilisation rurale, il ne reste qu’une branche productive, l’agriculture, et une nostalgie même chez ceux qui ne l’ont pas connue. Personne n’a vraiment voulu cette extinction, sinon par omission ; mais elle s’est produite. Et elle est irréversible.

3) C’est aussi pendant l’âge d’or que le régime socialiste a lui aussi commencé à être ébranlé par l’attrait de la liberté politique et de la richesse dont les citoyens socialistes étaient privés. Il paraissait inébranlable, solide comme un roc ; en 1973, il pesait le tiers de l’humanité. La coexistence pacifique prônée par Khrouchtchev, qui semblait croire sincèrement à la supériorité du communisme, ne tourna pas à l’avantage du socialisme. Après Budapest et le printemps de Prague, après les désastres du grand bond en avant et de la révolution culturelle, après l’échec des nombreuses réformes économiques pour dynamiser une économie socialiste paralysée, les dirigeants socialistes perdent la foi et le système est mûr pour la révolution capitaliste : 1978, réforme d’ouverture de la Chine à l’économie mondiale ; 1985, règne de Gorbatchev, glasnost et perestroïka, chute du mur de Berlin et suicide de l’URSS. Le socialisme était miné de l’intérieur bien avant son effondrement officiel.

4) De même, sur le plan géopolitique ou géoéconomique, l’âge d’or a préparé dans l’ombre de la guerre froide le renforcement des peuples désormais indépendants. De 1945 à 1973 ces peuples jadis colonisés ou dominés ont pris du poids, à la fois démographique et économique : pendant l’âge d’or, les anciennes colonies (rejetons européens non compris) d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique ont presque retrouvé leur poids démographique relatif de 1500, et les principaux d’entre eux ont appris à peser sur les décisions mondiales en reprenant l’héritage des pays non alignés de Bandung (1955). Ils ont aussi appris à mener des politiques économiques indépendantes. Une fois éloignée la menace d’une guerre nucléaire, ils sont montés sur scène en pleine lumière : ce sont les « poids lourds » (l’Inde, la Chine, etc.) qui sont aussi des partenaires « de poids ».

5) Enfin la croissance bien pensante de l’âge d’or a créé les conditions de la prise de conscience écologique mondiale. La bonne conscience croissantielle d’après guerre continue aujourd’hui, mais l’inquiétude s’élargit chaque jour, du moins en Occident (cf § 1.6 p. 17).

La réglementation de l’âge d’or

Revenons à l’âge d’or. En 1944, le dirigisme économique inauguré avec la PGM et installé avec la crise des années 30 est toujours en vigueur. La croissance « glorieuse » de l’âge d’or est encadrée par les Etats keynésiens dans le droit fil de la tradition mercantiliste de « nationalisation de l’économie ». La dépression des années trente, dont les contemporains étaient obsédés, a inspiré des institutions ayant pour but d’arrêter la crise ou d’éviter son retour. D’où la créativité institutionnelle de l’après guerre : institutions monétaires (FMI, Banque Mondiale, changes fixes), financières (contrôle des changes, institutions financières publiques), industrielles (politique industrielle, nationalisations), commerciales (GATT, qui se substitue à l’Organisation internationale du commerce mort-née en 1948), sociales (Welfare state ou État providence, rapports Beveridge, protection sociale ; reconnaissance des syndicats ouvriers pour institutionnaliser les lutte de classes et négocier les compromis sociaux), et enfin instruments keynésiens de politique économique anticyclique et favorable à la croissance.

Dans l’euphorie de la croissance de l’âge d’or, les dirigeants des États occidentaux ont l’illusion de contrôler l’économie mondiale avec leurs règlements et leurs politiques économiques. La pensée économique keynésienne règne. Les Etats-Unis, qui assument désormais pleinement leur leadership économique, tentent bien de libéraliser le commerce mondial (rounds du GATT), mais leur priorité, c’est la guerre froide et non pas le libre échange ; ils sont préoccupés par le conflit avec la première puissance qui, après l’Allemagne, a contesté la domination anglo-saxonne. Tout est subordonné à cet effort de guerre et, dans ce contexte, la consolidation des États nations capables de résister au communisme passe avant la destruction des entraves à la mondialisation que le leader mondial souhaite en principe. Car depuis le Moyen âge, le libre échange a toujours été préféré par le leader et le protectionnisme préféré par les challengers.

En vingt ans tout bascule

1971, août : le président Nixon met fin au système des changes fixes, premier pas de la marche qui mène en 1976 à l’institution des changes flexibles, à la politique anti-inflationniste et, de proche en proche, à la déréglementation et à la libéralisation tous azimuts qui caractérise l’âge néo-libéral :
1972, mars : Halte à la croissance ! rapport du club de Rome
1973 : premier choc pétrolier, la « crise », l’inflation [6]
1978, décembre, Pékin : réforme d’ouverture de la Chine à l’économie mondiale
1979 : 2° choc pétrolier, désinflation compétitive, virage de la politique monétaire US
1980 : révolte de Gdansk, Solidarnosc, début de la décomposition du socialisme européen
1985, mars : Gorbatchev au pouvoir, glasnost et perestroïka
1989, novembre : chute du mur de Berlin, fin symbolique du socialisme
1989 : plan Brady, consensus de Washington et tutelle du FMI sur le Sud, réformes libérales :
1991, décembre : suicide officiel de l’URSS ; la révolution bolchevique aura tenu 75 ans. La séparation prend fin, le tiers de l’humanité est désormais réintégrée dans l’économie mondiale.
Examinée sous l’angle de la longue durée, ces événements institutionnels traduisent une mutation de l’économie et de la société mondiales qui s’est produite au tournant des années 70’s.

La réforme chinoise de 1978, la chute du mur de Berlin et le plan Brady (ou le consensus de Washington) manifestent institutionnellement l’intégration dans l’économie mondiale de blocs entiers qui en étaient séparés pour des raisons politiques. Désormais les capitaux peuvent s’y investir plus ou moins librement, et c’est d’ailleurs cette suppression du contrôle des changes qui est considérée comme la cause fondamentale des crises financières de 1994 (Mexique), 1997 (Asie), 1998 (Russie), 2002 (Argentine).

La vague de libéralisation de l’âge néolibéral

La croissance des 25 dernières années s’est accompagnée d’un bouleversement institutionnel. Aux institutions et règlements conçus pendant la dépression des années trente et après la guerre (période dite fordiste) a succédé une immense vague de libéralisation. Elle se traduit par une destruction de la réglementation antérieure, qui dure encore aujourd’hui.
Cependant, elle a à peine écorné l’État social, l’État providence, le Welfare State : la protection sociale demeure solide.
Il n’en est pas de même de la protection nationale, culturelle, commerciale et financière. Les économies nationales deviennent une fiction, elles se diluent chaque jour davantage dans l’économie mondiale plus ou moins bien couverte par l’économie américaine et ses institutions.
Le dirigisme keynésien s’étiole ; les Etats nations autrefois tout-puissants perdent une bonne partie de leur pouvoir. On dirait que les libéraux ont gagné leur pari : malgré l’abandon des politiques keynésiennes « croissantielles », la croissance continue à un rythme plus soutenu justement là où le taux de croissance par tête est le plus vigoureux, comme si cette croissance, en attirant les capitaux, attirait aussi les transferts de technologie favorisant le progrès technique (ce résidu inexpliqué de la croissance selon Solow).

La fin prévisible de la domination occidentale

Nous avons vu ci-dessus qu’un trait fondamental de l’âge libéral était la montée sur scène des peuples jadis colonisés ou assujettis, désormais indépendants et capables de peser sur les affaires mondiales, bien plus qu’à l’époque de Bandung.

Si l’Occident domine encore, il n’est plus le maître absolu du monde comme il l’était depuis le XVIIè siècle après l’effacement de la menace ottomane. Il doit partager son pouvoir avec les leaders émergents (Inde, Chine, Brésil, Afrique du Sud) qui entraînent avec eux l’ensemble du Sud. Nous assistons à un « rééquilibrage du monde », à un retour tendanciel à la situation d’avant la révolution industrielle : pendant deux millénaires le poids démographique de la Chine était sensiblement le double de celui de l’Europe occidentale, aujourd’hui le triple. Son PIB par tête était jusque vers 1500 du même ordre de grandeur que celui de l’Europe, mais commençait déjà à se laisser distancer, en valait la moitié en 1820 et seulement 10% en 1950. Aujourd’hui la distance tend à se réduire et il est remonté à 20% environ (Maddison 2006 p. 629).

Surpuissance américaine : le capitalisme, c’est les Etats-Unis

Voici une idée qui, si elle est vraie, pourrait modifier l’approche des problèmes soulevés dans la seconde partie. Elle consiste à assimiler le « capitalisme » à une institution apparemment solide et consistance : les Etats-Unis.

Il faut bien distinguer :

À bien des égards la puissance américaine non seulement pilote les transformations de l’économie mondiale, mais la domine par sa suprématie scientifique et technique, par le poids de ses firmes multinationales et de leurs investissements directs à l’étranger (IDE), par l’intensité de son influence sur les institutions internationales (les autres États, le FMI, la Banque mondiale, l’ONU et autre), par le poids de ses propres institutions (l’État fédéral, le Trésor, la Fed). C’est au leader mondial que sont imputables les principales décisions ou modèles institutionnels du siècle passé dans le domaine économique : le New Deal, la généralisation du keynésianisme, Bretton Woods, le plan Marshall, l’abandon des changes fixes et l’institution des changes flottants, le retournement de la politique monétaire et la lutte contre l’inflation, la déréglementation et la libéralisation, etc...

Mais en plus la fonction dirigeante enfin assumée par cette puissance depuis 1941 lui confère une surpuissance exceptionnelle : dans un ensemble social, il n’y a jamais égalité, mais toujours un leader, et ce leader profite de la puissance et de la reconnaissance qui lui vient des éléments dominés. Une société mondiale sans pouvoir est un rêve de militant.

L’importance de l’« économie américaine » dans un sens élargi à ses prolongements extérieurs, financiers ou culturels, est telle que la limite n’est pas toujours nette entre l’économie américaine élargie et l’économie mondiale. À la limite, il est difficile de les distinguer clairement l’une de l’autre. Même remarque pour la société américaine et la société mondiale.

Une mondialisation scientifique, technique et institutionnelle

De même qu’au XIXè siècle la révolution industrielle s’est diffusée à partir de l’Angleterre, de même aujourd’hui l’Occident diffuse sa puissance technique au Sud là où il existe une capacité humaine de recevoir et de maîtriser les investissement directs. Chaque fois qu’un pays comme la Chine ou la Corée du Sud signe un contrat d’investissement (TGV, centrale nucléaire), le contrat oblige l’investisseur non seulement à partager sa technologie, mais encore à former les ingénieurs et cadres à maîtriser la machine. Comme la compétition est dure entre les grandes firmes mondiales, elles sont obligées de céder si elles veulent conclure le marché. Voilà une forme moderne de « hélage du capital » inventé au Moyen Âge (p.9)

Cette diffusion du progrès technique est facilitée par la mobilité des capitaux organisée par la libéralisation financière : voilà une forme de mondialisation institutionnelle bien différente de la mondialisation financière de la fin du XIXè siècle, à laquelle on la compare souvent. En effet, aujourd’hui, au delà des capitaux financiers, il s’agit bien d’une diffusion de la technologie avancée de l’Occident, véritable nerf de la guerre, plus que l’argent. Au XIXè siècle, les Européens exportaient bien leurs capitaux, mais jamais leur savoir et se gardaient bien de former les élites scientifiques parmi les peuples colonisés. Aujourd’hui, la donne a complètement changé.

Mais elle est lourde de menace pour l’environnement. Les pays émergents, libérés du corset ou du modèle socialiste (Chine et Inde), émergent comme poids lourds et se mettent à croître comme de gros dragons, aggravant du même coup les problèmes écologiques apparus en Occident. Il n’y a pas que la Chine ; en ce moment même, l’Inde investit pour créer la première industrie automobile d’Asie et donc les routes et autoroutes qui vont défigurer le pays comme elles ont défiguré l’Occident. Le rouet de Gandhi, c’est fini.On dirait que la force qui pousse les dirigeants des pays émergents à emprunter la voie industrielle que l’Occident avait choisi pour asseoir sa suprématie est plus forte que leur conscience écologique. En Occident, parallèlement au déclin de la société rurale, l’industrie lourde a commencé elle aussi à décliner au tournant des années 70. L’industrie automobile qui avait été dans les années 1920 le tremplin de la production de masse et de l’essor de la puissance économique américaine, est maintenant en crise partout en Occident ; mais en Orient, elle s’apprête à conquérir les poids lourds. L’ancienne industrie occidentale tend à être sous-traitée chez eux, comme Serge tu le fais remarquer à juste titre.

Les poids lourds savent bien pourtant que leurs civilisations sont autant menacées d’auto-destruction que la civilisation occidentale. Comment se comporteront-ils dans la négociation pour renouveler le protocole de Kyôto, d’ici 2012 ?

Le discours de la décroissance est sans doute pour eux simplement inaudible. Une même raison justifie le refus par George W. Bush de faire ratifier le protocole de Kyôto et motive l’appétit d’industrie des poids lourds : gagner la course à la domination. Le désir de croissance est d’abord un désir de puissance, une volonté de puissance.

Une mondialisation sociale et culturelle

Des transformations sociales et culturelles se déroulent depuis 60 ans ; comme il s’agit de transformation dans la longue durée, 1973 n’est pas une coupure. Je me borne à énumérer les thèmes d’après Hobsbawm (1994, chap. 10 et 11) :

L’identification aux entités collectives, à la nation, à la classe, s’étiole ; l’ère des « grands récits » s’achève. L’individualisme est devenu le culte majeur de notre religion laïque occidentale, dont nous reparlerons à propos de la décroissance.

1. 6. Quelques années de prise de conscience écologique

Il a fallu attendre un millénaire pour que l’Europe se relève du désastre de l’effondrement de l’empire romain, au printemps de l’an mil, et en attendre un autre pour que la croissance s’emballe à l’échelle du monde ; mais seulement quelques années pour que l’humanité prenne conscience des risques qui la menacent du fait même de la croissance.

Jalons pour une histoire de la conscience écologique

Avant l’âge d’or
Quelques initiatives sont prises ça et là, comités, congrès internationaux ; en 1940 une Convention interaméricaine pour la protection de la flore, de la faune et des beautés panoramiques naturelles. C’est peu.
Pendant l’âge d’or, l’écologie ne fait pas partie de la culture des dirigeants.
La conscience du problème écologique apparaît à la fin de l’âge d’or ; elle résulte de l’intensité de la croissance « glorieuse » elle-même. En France, les hommes qui étaient au pouvoir à la Libération n’avaient aucune idée du problème écologique. J’en ai connu certains à l’occasion d’une enquête sur les origines de la comptabilité nationale. La plupart avaient connu la crise des années 30, avaient été marqués par la défaite française de 40 et étaient entrés en Résistance contre l’occupation allemande. C’étaient des patriotes, hommes de gauche pour la plupart. Ils attribuaient la défaite à un malthusianisme français et la victoire de l’Allemagne à sa modernité et à sa puissance industrielle. Portés au pouvoir à la Libération, ils n’avaient qu’une idée en tête : plus jamais la crise ! Le but de cette génération était de faire la paix avec les Allemands (d’où le succès de l’idée européenne portée par Jean Monnet) et de faire de la France, dont l’équipement était vieillot ou avait été pillé par les Allemands, un pays moderne et puissant, avec beaucoup d’enfants et une économie dynamique. Les comptes de la nation étaient pour eux juste un moyen pour éclairer la politique économique de la France et faire les comptes de sa puissance. La comptabilité nationale et la politique économique était inspirée par Keynes, ignoré avant guerre par une classe politique ignare et des économistes libéraux comme Jacques Rueff. L’investissement était la clé du redressement économique ; le plan français lancé par Jean Monnet s’appelait « plan de modernisation et d’équipement ». Concernant la conjoncture, les comptables nationaux patriotes avaient l’œil fixé sur le taux de formation brute de capital fixe et sur le taux de croissance. Un taux de 3% était pour eux une catastrophe. L’écologie ne faisait pas partie de leur univers, était étrangère à leur culture. C’était il y a 40 ou 50 ans !
La prise de conscience date de la fin de l’âge d’or
Ce n’est qu’à la fin de l’âge d’or que des signes manifestent la prise de conscience des « dégâts du progrès » - titre d’un livre écrit par un collectif de militants syndicaux de la CFDT d’Eugène Descamps et Edmond Maire, paru je crois au début des années 70.

C’est en 1961 que Rachel Carson publia Silent Spring, un livre qui dénonçait les dégâts du DDT et qui semble avoir exercé une grande influence. La plupart des grandes associations de protection environnementale datent des années 60’s ou 70’s : Greenpeace, WWF, etc. Le ministère français de l’environnement fut institué en 1970. En 1968, Aurelio Peccei et Alexander King créent le club de Rome dont le célèbre rapport, The limits of Growth, traduit en français sous le titre Halte à la croissance ! paraîtra en mars 1972. Dans cette même année 1972 se réunit à Stockholm la première conférence de l’ONU « sur l’environnement humain », organisée par Maurice Strong, qui semble-t-il organisa vingt ans plus tard la Conférence des NU « sur l’environnement et le développement », en juin 1992 à Rio de Janeiro, et connue sous le nom de premier « Sommet de la terre », Une réédition sans grande conséquence eut lieu à Johannesburg au milieu de l’été 2002.
Rétrospectivement, ces deux manifestations de 1972 apparaissent comme une sorte de lueur dans la nuit de l’inconscience.

Années 80’s : rapport Brundtland et création du GIEC
La conscience écologique progresse, à la faveur de deux événements majeurs, Bophal et Tchernobyl, au moment où, avec la vague de libéralisation et la globalisation financière, les États perdent leur pouvoir réglementaire par rapport à puissance des marchés financiers.

1979, Genève : première conférence internationale sur le climat
1979 : René Passet, L’économique et le vivant
1984, Bophal, Inde
1986, Ukraine : Tchernobyl
1986 : Ulrich Beck, La Société du risque
1987, Montréal : protocole pour la protection de la couche d’ozone
1987, New York, ONU : le rapport Brundlandt lance l’idée de développement durable
1988, Genève : création du GIEC (Groupe intergouvernemental sur l’évolution du Climat) (cf. note 7)

Le rapport Brundtland ne mérite pas l’opprobre que tu lui jette. Si le développement durable sert à donner bonne conscience à ceux qui s’en servent pour aggraver la situation, il a permis aussi d’établir publiquement, avec retentissement, la solidarité intergénérationnelle et la solidarité entre les classes riches et pauvres.

Je cite aussi la publication du livre de René Passet parce que les économistes s’occupant d’écologie n’étaient pas très nombreux à l’époque. Je considère son livre, qui m’a ouvert les yeux, comme une sorte de chef d’œuvre à cause de son analyse de la dimension thermodynamique et informationnelle de l’écologie et de sa critique de la tradition économique. Il me semble juste de le traiter comme un livre-événement, au même titre que celui de Rachel Carson ou celui d’Ulrich Beck (pour une autre raison).

Mais il est juste aussi de mettre sur le même plan l’article de Nicholas Georgescu-Rœgen, « the Entropy Law and the Economic Problem », publié dès 1970 et republié en français dans le grand recueil de 1995, La décroissance. Entropie, écologie, économie.

Le problème du climat est le problème écologique le plus brûlant

Voici la chronologie de quelques événements jalonnant la prise de conscience écologique :

1991, décembre : disparition de l’URSS, fin officielle du socialisme. On découvre peu après, avec effarement et consternation, l’étendue du désastre écologique dissimulé derrière les murs de la forteresse soviétique, et le mépris de ce régime, soi-disant plus humain que le capitalisme, pour le bien-être écologique de ses citoyens.
1992, 3 au 14 juin, Rio de Janeiro : premier sommet de la Terre : signature d’une convention climatique
1997, décembre, Kyôto : signature du protocole sur les gaz à effet de serre
2001, mars : le président Bush refuse de soumettre le protocole à la signature du Congrès pour ratification.
2002, du 25 août au 3 septembre, Johannesburg : deuxième sommet de la Terre.
2005, janvier : l’UE applique le protocole (après la ratification de la douma russe en 10/04) ; institution d’un marché des permis à polluer ou marché du carbone
2006, rapport : la limitation des émissions de gaz à effet de serre doit commencer maintenant ; elle est incompatible avec une croissance non polluante « à bas carbone ».
2007 les réunions du GIEC (groupe [ou panel] intergouvernemental sur l’évolution du climat) : c’est bien l’humanité qui est responsable, par ses activités économiques (industrielles, agricoles et même servicielles (transport, logement), de la pollution de l’atmosphère en GES [7]

Une crise écologique à l’échelle cosmique, une crise spirituelle

De esprits lucides nous invitent à voir la crise écologique du point de vue de la place de l’homme dans l’univers. Hubert Reeves, par exemple, dans l’épilogue du Mal de Terre (citation placée en exergue de ce papier (Prologue p. 2). Oui, le problème écologique n’est pas seulement un problème technique de gestion, mais un problème cosmique qui met en cause la survie sur terre de la conscience et de l’intelligence ; c’est un problème « spirituel » qui concerne ce pourquoi nous sommes sur terre et notre manière d’y être plutôt que d’en avoir les fruits.

Venons en maintenant, Serge, à la critique de ta démarche dans Le pari de la décroissance.

2. LA SOCIETE DE DECROISSANCE EST UNE MYSTIFICATION

Pourquoi la décroissance ? Et d’abord, pourquoi la croissance ?

Cette première partie avait pour but de répondre à une question : pourquoi la croissance millénaire de l’humanité ? quel est son moteur ? Nous pouvons interroger les historiens de l’école des Annales, Paul Bairoch ou Angus Maddison. La réponse est : nous ne savons pas [8]. Nous la constatons, nous la mesurons, mais elle défie notre compréhension. Le principal mystère, c’est la dialectique entre croissance démographique et croissance économique (mesurée par celle du PIB). Les séries de Maddison nous ont permis de mesurer trois taux de croissance (population, PIB global et PIB par tête) et de constater que le PIB par tête a diminué jusqu’à l’an mil (sauf en Asie), et commencé à augmenter, en Europe et chez ses rejetons, à partir de la révolution industrielle, puis dans le monde entier. Or nous pouvons supposer que la croissance de la population pousse en avant la croissance économique, si toutefois la population additionnelle trouve de nouvelles terres à cultiver, de nouveaux capitaux à mettre en valeur. Si c’est le cas, jusqu’à la révolution industrielle, la croissance du PIB est due essentiellement à la croissance de la population ; mais elle est limitée par les routines de la « civilisation matérielle », la rareté des terres et du capital. Cette limitation est représentée par l’extrême faiblesse ou lenteur de la croissance du PIB par tête. Il représente ce qui, dans la croissance globale, excède la part imputable à la croissance démographique, ou encore ce qu’on pourrait appeler un « plus-de-croissance », qui évoque le surproduit des physiocrates, le surplus produce de Smith, le net revenue de Ricardo ou la plus-value de Marx, c’est-à-dire ce que l’humanité produit en plus de ce qui lui est nécessaire pour subsister, elle et sa progéniture. Ce PIB par tête est vraiment très grossier : il fond toutes les différences de richesse en un individu statistique abstrait. N’empêche que, si les estimations au pifomètre des historiens tombent juste, nous pouvons admettre que jusqu’à l’an 1000, l’humanité, toutes classes confondues, produisait juste assez pour se reproduire et croître lentement ; et encore, les paysans en bas de l’échelle sociale crèvaient de faim à la moins anicroche, et surtout leurs enfants en bas âge, bien qu’ils fussent prolifiques. Ce n’est qu’avec le « printemps du monde » que la productivité a commencé à croître à peine plus vite que n’augmentait le nombre des hommes. L’humanité occidentale a dû attendre la fin du XIXè siècle pour espérer être tirée d’affaire, et l’humanité orientale et africaine a dû attendre l’âge d’or, qui n’a pas dû être doré pour tout le monde.

Donc, la conscience d’un excès de croissance est tout récent. Les mentalités ou cadres de la perception du monde sont rigides, inertes et lent à bouger ; et nous voudrions que les peuples du Sud soient prêts à renoncer à la croissance (et à la puissance) et abandonnent leur tradition aussi vite que quelques intellectuels occidentaux ?

J’ai voulu compliquer les tableaux de Maddison en décrivant la mondialisation pour bien montrer qu’elle ne résultait pas du caprice ou de l’erreur de parcours d’une humanité fourvoyée, mais de processus lourds, entremêlant flux commerciaux et financiers mondiaux et tentatives désespérées des États-nations pour capter ces flux et les convertir en puissance politique et militaire. Et face à cette tendance lourde, très lourde, tu proclames : « Démarchandisons ! Démondialisons ! » (p. 109 et 196), comme si ça dépendait des bonnes intentions des individus.

C’est en travaillant ce papier que s’est imposée à mon esprit l’image du train de l’humanité lancé « à fond de train » que je présente p. 3. L’inertie du train c’est 2000 ans, c’est 10000 ans routines, de relations et d’institutions, pour ne pas remonter à l’âge de la pierre taillée. Une inertie mentale plutôt que matérielle (à moins de considérer les institutions comme de la matière, ce qui m’arrive parfois, car elles sont de l’activité cristallisée, de l’énergie humaine mise en conserve). Lorsqu’elles ne sont plus animées par l’esprit, les institutions se désagrègent, les installations se délabrent, les machines rouillent ou deviennent obsolètes et le train tombe en panne. Les habitudes démographiques sont elles aussi inertes : les familles nombreuses ont la vie dure au Sud. Or c’est des peuples du Sud que dépend aujourd’hui l’avenir écologique de l’humanité et c’est eux qui doivent être convaincus ; notre pouvoir est bien faible.

Pourquoi je ne crois pas à ton utopie

J’en viens maintenant à ton discours de la décroissance. Au bout de six mois de réflexion, s’est peu à peu imposée une conclusion que je te livre, Serge, d’un coup, sans précaution, mais sans non plus d’agression : la société de décroissance que tu décris dans ton livre est un leurre ; c’est plus qu’une illusion, c’est une mystification, qui te mystifie toi-même.

Ma critique du Pari de la décroissance consiste à mettre en question :
1) l’ennemi à abattre : le « capitalisme », caché derrière la société de croissance ;
2) l’idéal historique : la société de décroissance ;
3) la méthode : la dénonciation et la culpabilisation des « ennemis du peuple » ;
4) l’idée même qu’il faille une stratégie dont nous serions les stratèges.

1) Le capitalisme est un mythe politique, une chimère malfaisante
La société de croissance n’est qu’un avatar du capitalisme. Le capitalisme est un mythe politique négatif, une chimère malfaisante [9], un Démon qui paraît avoir en lui-même la source de son propre mouvement, et qui existe objectivement dans la réalité sociale. Il prend la forme humaine des bourgeois (à l’époque de Marx), des capitalistes, des opérateurs des marchés financiers, des dirigeants des firmes multinationales. Ce démon doit être abattu.
2) La Société de décroissance est un mythe, une mystification
Ton idéal historique est dérivé du socialisme imaginé par le marxisme ; et même plutôt quelque chose qui ressemble au communisme primitif qui servait de repère à Marx et à Engels : une organisation de la société en petites communautés qui partagent leur richesse. Mais ces sociétés autonomes et conviviales dont tu nous parles n’ont aucune chance d’exister ; c’est une utopie sans consistance, un paradis terrestre laïque illusoire mais qui a néanmoins, comme jadis le socialisme, une fonction efficace : c’est en son nom que tu dénonces la société réelle.
3) La méthode : dénonciation par l’avant garde et culpabilisation
Cette méthode éveille les énergies humaines les plus réactives et stériles et n’est pas propre à mobiliser l’énergie positive qui serait nécessaire à la vie commun ou, comme le dit Sylvain Dzimira dans la lettre qu’il t’a écrite en janvier dernier, le « être ensemble ».
4) L’idée même qu’il faille une stratégie
Ton schéma calque la démarche léniniste, celle d’une stratégie en vue de la conquête du pouvoir. Et tu te mets imaginairement à la place du stratège.

Pour le dire en peu de mots : tu ne sors pas du mythe, du point de départ de l’analyse (le capitalisme, l’enfer) jusqu’au point d’arrivée (le paradis).
Tu nous invites à dénoncer, à dénigrer et à rejeter le monde réel que je vois neutre, mais où tu ne vois qu’une figure diabolique inventée il y a plus d’un siècle par un prophète laïque, pour imaginer en miroir un avenir radieux, une figure bénéfique, mais tout aussi illusoire (le socialisme), image idéalisée d’un paradis passé (le communisme primitif) projeté dans le futur. L’avenir radieux prend chez toi la forme de petites communautés de la civilisation rurale, mais idéalisées par un esprit moderne et rebaptisées du joli nom de « sociétés conviviales et autonomes ».
Malgré tes dénégations répétées, tu nous proposes bel et bien de retourner en arrière, comme si l’humanité s’était trompée de route en tissant depuis des millénaires, dans le conflit, la guerre ou la paix de compromis, le réseau qui l’unifie en une seule grande société mondiale. Cette mondialisation, je la vois pour ma part comme un processus neutre, ni bon ni mauvais, mais toi tu la maudis, parce que tu discernes derrière elle la figure maléfique de la chimère capitaliste.
D’un bout à l’autre tu nous fais voir un monde moral issu des mythes du passé, un socialisme travesti en communautés ancestrales mais tout aussi mythiques que la société que tu dénonces. Ton monde est complètement imaginaire, et tu n’en sors pas.
Je suis d’accord avec bien de tes analyses des excès de notre société, de sa folie du progrès, de son enflure individualiste, mais je respire mal dans l’univers où tu nous convies.

Dans ce qui suit j’indique entre parenthèses les numéros de page de ton livre

2. 1. Le capitalisme, une chimère malfaisante

La société de croissance, un ersatz de capitalisme

Ton point de départ est un constat : le culte de la croissance pour la croissance (p. 9). La croissance, c’est le mal, c’est l’enfer (un terme religieux, Satan n’est pas loin) ; c’est le titre de ton premier chapitre : « l’enfer de la croissance ». Mais la « volonté de croissance » n’est qu’une des formes de la volonté de puissance, d’expansion illimitée. Et cette volonté de puissance, c’est la nôtre, comme le montre l’admirable, vraiment, parole de Hobbes dans le chap. XI du Léviathan que tu cites [10]. L’ennemi à abattre c’est au premier abord une Société : la Société de croissance (SC). Ça fait bizarre : la société, n’est-ce pas nous, nous-mêmes considérés du point de vue de notre vie en commun ? Certes, mais derrière cette société maudite se cache un ennemi célèbre : le capitalisme. C’est lui qui la rend maléfique. Dès le début tu préconises « une rupture avec le système capitaliste » (p. 36). Le maître de l’enfer de la croissance, c’est le Satan du capitalisme. Tu annexes d’un coup tout l’héritage marxiste : le capitalisme, pas la peine d’en construire la critique, elle a déjà été faite, et bien faite, par Marx (p. 183). Mais comment la critique aurait-elle pu être « bien faite » par Marx avec son évolutionnisme hégélien, son développementisme (un avatar de l’évolutionnisme), son productivisme et sa croyance viscérale à la science et au progrès ?

Mais qui sont les ennemis du peuple ?

Derrière le développement honni, c’est encore l’accumulation capitaliste que tu dévoiles et dénonces (p. 125) . Les responsables de la croissance infernale, son moteur, c’est « la recherche effrénée de profit par les détenteurs de capital » p. 151. Voilà les vrais coupables ! Soit eux, soit leurs « complices » (p. 129) peut-être de bonne foi, qui laissent entrer dans la bergerie le loup de la croissance en laissant croire que l’écologie est compatible avec la croissance. Ce « virus pervers » (p. 251)

ou « développementiste » (p. 133), on le trouve en France même chez les figures amies du mouvement écologiste ou altermondialiste, comme Passet, Plihon, Cohn-Bendit, Brown, Lipietz, Harribey et même Caillé (p. 120, 129). Mais ce n’est pas suffisant : les vrais complices, « les ennemis du peuple » (p. 258) qu’il faut démasquer parce qu’ils ne suivent pas la pureté de la ligne, c’est nous : « comme notre imaginaire a été colonisé, l’ennemi se cache au plus profond de nous mêmes » (p. 168).

Ça me fait froid dans le dos. J’ai peine à respirer dans cette philosophie du soupçon, ce ton et cette démarche : je suis convaincu qu’en effet, « le capitalisme, c’est nous » (cf ma conclusion). Mais je ne ressens pas ça de la même manière et n’en tire pas les mêmes conclusions.

Le capitalisme, c’est la bourgeoisie conquérante (Marx)

Non, je ne crois pas juste d’importer dans la démarche écologiste le concept marxiste de capitalisme. Le « capitalisme » n’est pas une chose objective qu’on rencontre dans la rue, c’est une création de l’esprit ; il a été inventé par Marx (qui l’appelait « société bourgeoise » ou « mode de production capitaliste ») et baptisé « capitalisme » par les socialistes du XIXè siècle ou par des savants comme Weber et Sombart. Dans l’esprit de Marx et de ses héritiers, le capitalisme était une entité quasi-vivante magiquement animée par une puissance irrésistible, assoiffée de plus-value, conquérant le monde et soumettant l’un après l’autre tous les champs de profit qui lui résistent encore : jadis les colonies, les nouvelles branches, aujourd’hui la net economy, le Sud, l’Est désormais privé de socialisme, tout. La matrice de cette figure mythique, c’est le jeune Marx qui l’invente dans Le manifeste du parti communiste (1848), où il esquisse une vision prophétique de l’histoire : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des classes », et depuis plus d’un siècle, le principal acteur de l’histoire, c’est « la bourgeoisie », une espèce de démiurge qui a détruit l’ancien système féodal pour lui substituer « le mode bourgeois de production ». Cette puissance historique a une mission : détruire les barrières et règlements qui limitent son expansion, étendre au monde entier la « société bourgeoise », doper la mondialisation : « la bourgeoisie a envahi le globe entier ». Mais la bourgeoisie, par son expansion même, crée le prolétariat, la classe destinée à la renverser et à instaurer le communisme : « la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs ». Le prolétariat est une classe universelle car la lutte des classes « n’est pas, quant au fond, une lutte nationale » et « les ouvriers n’ont pas de patrie ». Une vision grandiose, des pages inoubliables.

Dans Le Capital, œuvre de la maturité, le « mode bourgeois de production » est décortiqué par la science et devient le « mode de production capitaliste », sorti des ruines du mode de production féodal et destiné lui aussi à s’effondrer. Mais, sous son déguisement scientifique (Marx prétendait faire œuvre de science), le jugement moral demeure ; la dénonciation morale du système sous-tend l’analyse soi-disant scientifique du mécanisme qui mène inéluctablement le système à sa perte. « Le capitalisme comme système », ça n’est donc pas une invention d’Althusser comme tu le prétends p. 187, mais de Marx lui-même, c’est bien lui l’auteur de cette « création de l’esprit », de cette chimère. Poussés par l’appât du gain, les capitalistes marxistes – simples personnifications individuelles de la structure du mode de production – tendent à élargir le marché mondial, à intensifier l’accumulation et à exploiter davantage le prolétariat, condamné à grossir les effectifs de l’armée des chômeurs. Cette compulsion est hypostasiée en loi de la baisse tendancielle du taux de profit qui, même si elle est « contrecarrée », conduit le système à sa perte. Plus de profit, plus de système. La révolution socialiste est inéluctable.

Il y a d’autres interprétations du capitalisme, par exemple celle de Braudel : dans son œuvre, le capitalisme désigne les grandes « dynasties marchandes » qui occupent le haut de la société dans les villes au centre de l’économie-monde européenne ; mais c’est un repère empirique dont il a besoin pour raconter son histoire du monde ; l’idéal historique marxiste y est absent.

Le capitalisme est un concept moral

Le capitalisme est donc un concept moral. C’est le marxisme qui lui a conféré sa forte valeur morale en désignant ainsi le système économique qui devait nécessairement s’effondrer sous l’effet de ses propres contradictions et laisser la place à un mode de production entièrement nouveau, le socialisme. Toute l’intensité du concept lui venait de son opposition politique et morale au socialisme considéré comme la société idéale, le paradis terrestre futur auquel croyaient les militants révolutionnaires comme les chrétiens croyaient à l’inéluctable retour du Christ à la fin des temps. Il fallait donc faire la révolution et instaurer le socialisme. Pour ceux qui se disaient révolutionnaires, toute réforme était condamnée à être phagocytée par le système ; les réformistes étaient des révisionnistes de la doctrine marxiste, des renégats, des traîtres à la cause de la révolution.

Depuis cette époque héroïque, il y a eu une révolution majeure, mais pas celle que Marx avait prophétisé : l’effondrement du socialisme « réel » : ce n’était pas l’avenir du monde, mais un régime totalitaire vermoulu dirigé par des bureaucrates âgés, et que Gorbatchev n’a pas réussi à sauver. D’un seul coup, après la chute du mur de Berlin, les mots ont changé de sens. Personne ne croyait plus à la révolution socialiste. Le vocabulaire du marxisme perdit sa signification, mais les milieux d’extrême gauche continuaient à parler de « capitalisme » comme si de rien n’était.

Le socialisme, ça n’existe pas ; donc le capitalisme non plus

Vingt ans auparavant, ç’avait été pour moi une révolution mentale lorsque, peu après mai 68, j’ai découvert soudain, comme une évidence jusqu’alors inaperçue : « le socialisme, ça n’existe pas ! » Ce n’était qu’un mythe, un avatar laïque du paradis terrestre transposé dans l’avenir, qui n’avait rien à voir avec ce qu’on a appelé par dérision le « socialisme réel » (par opposition à l’idéal), c’est-à-dire l’URSS, la Chine etc. Mais si le socialisme n’existait pas, son image négative, le capitalisme, n’existait pas non plus ; ce n’était qu’une création de nos esprits militants, un mythe politique, une idole répugnante. Peut-être que ce régime honni n’était, en fait, qu’un régime économique et social ni bon ni mauvais, neutre, celui dans lequel nous vivions, mélange compliqué de marché, de propriété publique, de protection sociale, etc. Critiquable sans doute, réformable comme toute institution humaine, mais je ne voyais pas comment il pouvait être d’un coup remplacé par le socialisme, qui avait viré au totalitarisme stalinien.

Mais certains militants n’ont pas renoncé à appeler « capitalisme » le mauvais objet de leur jugement moral, en faisant comme si un régime social nouveau pouvait être installé à sa place, nouvel avatar du socialisme défunt et désormais oublié. C’est ton cas. Le mot « capitalisme » tire tout son sens que de son antinomie au socialisme. Les altermondialistes, qu’on appelait autrefois antimondialistes ou « antimondialisation », et qui eux aussi rêvent d’un « autre monde » idéal, ont réutilisé le langage marxiste en désignant l’ennemi à abattre – le capitalisme désormais qualifié de « mondialisé » ou de « néolibéral » ou, comme Alain et Ahmet, de « mégacapitalisme » [11] . Mais tu ne peux éviter que le mot soit entaché de cette signification morale originelle qui lui colle à la peau. J’évite de l’utiliser, mais suis parfois embarrassé car, après tout, c’est un mot commode qui pourrait avoir une acception tout-à-fait neutre : « régime économique et social qui fonctionne sur la base de la propriété privée des capitaux », point. Sauf qu’aujourd’hui, il n’y en a pas d’autre, pas de régime possible fondé exclusivement sur la propriété publique ! Alors qu’il y a seulement 20 ans, le socialisme réel existait encore et beaucoup croyaient à son avenir radieux. Le mot « capitalisme » est comme le vestige d’une époque révolue. Le mot même est un slogan politique qui n’a de sens que parce qu’il suppose un régime qui pourrait le remplacer, le socialisme. Qui y croit encore ?

Un problème religieux. La religion laïque occidentale

Je te donne vraiment raison de lier la compulsion de croissance illimitée à une croyance religieuse spécifique à l’Occident. L’idée de progrès provient sans doute du christianisme (cf note 5). Tu évoques en conclusion les « nouvelles divinités » ou « idoles » que les Lumières ont inventées pour succéder au Dieu chrétien : « la Rationalité, le Progrès, la Science, la Technique, le Développement économique » (p. 284). La religion n’a pas seulement une fonction politique (unification d’un peuple par la civilisation par dessus ses divisions seulement politiques), mais aussi une fonction difficile à définir : elle encadre les désirs de ce peuple, organise ses représentations et leur donne sens. La plupart du temps cet encadrement est moral et répressif : la religion civilise le peuple, le moralise, dompte ou sublime ses pulsions sauvages et le rend apte à fonder une « civilisation » au sens du XVIIIè siècle ; c’est au nom de cette « civilisation » (chrétienne) que l’Occident s’est cru investi d’une mission à l’égard des peuples « sauvages » qu’il avait colonisés.

Mais cet encadrement religieux peut être aussi permissif, il permet au peuple de donner libre cours à ses pulsions archaïques. Par exemple il justifie la guerre en la qualifiant de « sainte » ou la conquête de la nature.

La croyance au progrès n’est qu’une des 5 grandes croyances, dogmes ou cultes qui composent notre religion séculière, notre « religion laïque occidentale » : la Démocratie ; les Droits de l’Homme ; l’Individualisme ; le Marché ; la Raison, la Science ou le Progrès. À chaque culte est attribué l’adjectif « libre » : l’Homme, l’Individu, le Marché, la Science « libres » ; le monde occidental, pendant la guerre froide, s’appelait lui-même « monde libre » ; la liberté résume notre religion, celle que nous partageons en Occident ; « nous », y compris toi et moi. Bien sûr, tu protestes, tu n’es pas un dévôt du marché, tu combats l’idée de Progrès. Pas de problème : notre religion est souple et tolère les hérésies. Le marxisme en est une : il refusait tous les cultes sauf un, le Progrès ; il poussa même jusqu’au schisme, qui s’est d’ailleurs déclaré là même où le schisme orthodoxe était apparu 1000 ans avant, en Russie, prouvant que les religions sont, de tous les phénomènes sociaux, celui qui s’inscrit et s’installe le mieux dans la longue durée.

La preuve que c’est une religion, c’est que nous n’en sommes pas toujours conscient : elle encadre, organise à notre insu notre pensée même la plus intime. La religion, au fond, c’est l’infrastructure de notre pensée dont les idées ne sont que la superstructure.

Faut-il confondre droits de l’homme et individualisme ?

Je ne comprends pas tout de ma propre religion. J’hésite de plus en plus à distinguer le culte des droits de l’homme, auquel je donnais d’abord le premier rang, de deux autres : la démocratie et l’individu. Les Anglais furent les premiers à manifester ce culte dans le Bill of Rights (1688) au nom duquel ils firent la Glorious revolution. En France, ce culte fut publiquement rendu sous la forme de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen d’août 1789, texte vraiment magnifique par sa vigueur et sa concision. Le mot « individu » n’y figure qu’une fois ; c’est l’« homme » qui en est le centre, avec ses droits sacrés, naturels et inaliénables. Cette déclaration solennelle, publiée comme les tables de la Loi que Moïse reçut de Yavé au mont Sinaï, organise le culte de l’Homme par opposition au et à la place du culte de Dieu. Sur le plan symbolique, Dieu est mort en août 1789 ; même les Anglais, nos précurseurs et inspirateurs, n’avaient pas été si loin. Il n’y aurait donc qu’un seul et unique culte, lié à celui de la démocratie : le culte des Droits de l’Homme et de l’Individu. C’est la sacralisation religieuse de l’individualisme contemporain, principale source d’énergie de ce que nous dénonçons à l’extérieur de nous en tant que « capitalisme », mais qui n’est que nous-mêmes.

2. 2. La société de décroissance, un paradis terrestre, un leurre

Dans ton schéma léniniste, la lutte révolutionnaire a pour but de détruire la société de croissance, d’opérer « une rupture avec le système capitaliste » (p. 36) pour construire une société idéale, la « société de décroissance » (SD) conçue comme l’anti-thèse bonne d’une société de croissance « intrinsèquement mauvaise » (p. 53), comme une société utopique dont les traits sont fabriqués par ton imagination pour servir d’idéal historique : autonome et conviviale, c’est-à-dire non centralisée, sans paradigme central, sans pouvoir central, sans capitalisme financier, sans rapport de pouvoir, régie uniquement par l’entente mutuelle, c’est à dire par l’amour. Tu rêves, comme nous tous, d’une société sans pouvoir ! Beau programme.

« Demi-tour ! »

Tu te défends avec véhémence de préconiser une régression, ou de pactiser avec le diable capitaliste : « notre conception de la société de décroissance n’est ni un impossible retour en arrière, ni un accommodement avec le capitalisme... La décroissance est forcément contre le capitalisme » écris-tu pour répondre à l’accusation de collusion prononcée par Harribey (p.186, répété p. 260). Tu t’enferres dans une sorte d’impasse : tu déclares le capitalisme ennemi principal ; mais tu ne peux pas proposer le socialisme comme idéal puisqu’il a fait faillite et que, d’ailleurs, il est « développementiste » en diable ; tu ne peux pas non plus préconiser ouvertement un idéal historique passéiste, un retour en arrière, car tout le monde sait que l’histoire ne se répète pas et tu veux être crédible. Alors tu inventes la « société de décroissance », obtenue non par un combat d’arrière garde mais un combat d’avenir. Tu t’en tires par une métaphore : « lorsqu’une armée s’est engagée dans une impasse, il faut bien que, tôt ou tard, elle fasse demi-tour, et alors, l’arrière garde se trouve aux avant-postes » (p. 93). On fait demi-tour, mais ce n’est pas pour revenir en arrière, c’est pour aller vers l’avenir. C’est bien difficile à comprendre !

Tu rêves d’un retour à la société rurale et à ses « pays » d’antan

Tu rêves bien pourtant d’un retour en arrière, malgré tes dénégations (p. 97, 186). Ça se comprend ; ce rêve, nous le faisons tous en imaginant des relations harmonieuses et en projetant cette harmonie vers le passé au sein de petites communautés rurales à taille humaine et gérant elles-mêmes leurs affaires démocratiquement. L’idéal des sociétés conviviales, ce sont les « pays » de la civilisation rurale (p. 208) ; l’idéal des pays était celui des théoriciens du « développement local » à la fin des années 70’s. Je suis sceptique : la démocratie a bien existé jadis parfois dans les villages, mais c’était sous le contrôle des seigneurs féodaux ou des monarchies européennes d’Ancien régime ; son pouvoir était très limité (il fallait de toute façon payer l’impôt imposé par les puissants), très localisé. Malgré l’irréalisme de ce fantasme, tu le considères plus réaliste que l’idéal d’une démocratie mondiale (p. 209) qui, je le reconnais, est aussi un idéal historique.

Tu prends comme modèle (paradigme ?) l’Afrique (p. 188), le continent le moins touché en effet par le développement moderne, mais aussi par la démocratie, à en juger par le nombre de ses dictatures. Les petites sociétés conviviales, dis-tu, ne sont pas articulées entre elles et ne font pas système (p.188). Elles ne sont ni marchandes, ni salariales, ni industrielles, ni capitalistes, ni colonisées par l’économie. Elles flottent en l’air, elles planent.

Ces sociétés sont « conviviales ». Voilà un mot bien séduisant ! Je n’ai pas lu Illitch, mais on sent bien la connotation : des gens invités à une même table (ce qui n’est possible qu’en petit société) sont forcément des amis : dans « convivial » on entend « amical », chaleureux. Les convives partagent un même repas, les convives sociaux partagent une même richesse : quand il y en a pour 9 il y en a pour 10. Entre convives il n’y a que des rapports d’égaux et d’amis, mais pas de rapport de pouvoir. Tu nous sers bien le mythe d’une société sans pouvoir.

Il s’agit bien de l’idéal passéiste d’une société rurale ou d’une civilisation rurale qui a effectivement perduré en Europe jusqu’au XIXè ou même au XXè siècle.

Les villes, tu les tolères, mais limitées à 60 000 habitants, soit la taille d’une sous-préfecture comme Bayeux. Les villes provinciales furent autrefois le théâtre de violents combats parce qu’il y avait localement de vrais enjeux. Je m’en suis aperçu en faisant jadis un travail sur Bayonne. Mais avant le chemin de fer il fallait des jours ou des semaines pour aller à Paris, Maintenant, ces enjeux sont partis à Paris et bien plus loin encore dans le vaste monde. Bayeux est aujourd’hui sans doute une sous-préfecture paisible. Le pouvoir local et la démocratie locale, c’était possible autrefois. Mais la vie politique locale est aujourd’hui vidée de sa substance, comme je l’ai moi-même observé : les grands problèmes qui soulèvent les passions politiques se posent à l’échelle nationale ou même mondiale depuis que la vie locale et provinciale a été « aspirée » par l’installation d’un État-nation moderne au début du XIXè siècle.
Tu t’appuies sur les citations d’un Fotopoulos qui n’a pas peur de proposer un « nouveau sujet de la libération », un groupe social local ; même si tu te montres sceptique sur ce « nouveau sujet de l’histoire », tu prends tout le paquet et proposes « une stratégie de la renaissance locale », « une revitalisation du local » pour « articuler résistance et dissidence » (p.211). Instruit par l’expérience, je n’en crois pas un mot. C’est du pur délire !

Un idéal historique localiste, une force mondiale

Ta « société de décroissance » est un idéal de démocraties locales refusant obstinément la centralisation d’un gouvernement mondial et d’une société mondial. Cet idéal localiste est purement négatif ; c’est une réaction, un idéal historique anti-capitaliste ou anti-pouvoir central, remplissant le vide intellectuel causé par l’effondrement de l’idéal socialiste. Un « idéal dissident », au fond. Tu fantasmes une force sans force, une multiplicité éparpillée de dissidences non fédérées, et néanmoins capables de limiter à la fois le pouvoir des autorités politiques et la puissance des firmes multinationales. Des ilôts paradisiaques au sein d’un enfer de croissance, mais capables d’enrayer la croissance. Un conglomérat délibérément non unifié de sociétés multiples autonomes et économes. La Société de décroissance, c’est finalement un « oxymoron » (un mot qui dit tout et le contraire de tout). Alors que la vie sociale nous a conduit vers la mondialisation, ton idéal localiste refuse cette évolution : tu préconises explicitement une « démondialisation » (p. 196) et même une « démarchandisation » (p. 111). Tu déclares « impossible » le retour en arrière (p. 97 et 186), mais ton regard est tourné vers le passé « pré-capitaliste », pour parler comme Marx, vers une société rurale composée de l’addition inorganique de société locales prétendues autonomes et économes, fédérées seulement par un lien volontaire et coopératif de sujets autonomes et conscients. Mais la mondialisation n’est pas un fantasme, elle est à la fois dans les institutions et dans les esprits : les individus pensent déjà mondialement même quand ils vivent localement.

Une vision mondiale est indispensable

La vie réelle nous invite sans cesse à voir les choses mondialement. Par exemple le rapport Stern (2006) suggère que, face aux gigantesques forces en jeu dans le réchauffement climatique – la pulsion de croissance, l’avidité énergétique, la compulsion du progrès technique -, il faut rien moins qu’un rassemblement des autorités politiques, conduites par la plus influente, pour espérer « réguler » ces forces dont la source ultime est la population elle-même – nous – et l’instrument opérationnel les grandes firmes multinationales. C’est nous qui leur donnons du grain à moudre, c’est donc nous seuls qui pouvons non-coopérer, les affaiblir et donner consistance aux autorités politiques pour mener à bien une politique de décroissance énergétique et de décarbonisation. Il faut bien capter mondialement cette énergie populaire, ce sentiment populaire pour donner de la force à la régulation, la représenter, l’incarner, la canaliser et la diriger vers des actions concrètes à tous les niveaux : non seulement celui de la vie quotidienne – économiser le chauffage de son logement, ne pas rouler en voiture – mais aussi celui de l’action centralisée comme par exemple de la formation d’un marché mondial du carbone, la taxation du carbone ou tout autre solution collective.
La seule source de l’énergie politique, c’est la base populaire. Mais les initiatives dispersées n’ont aucune chance de percer sans la formation simultanée d’une institution représentative. Les ong qui canalisent la société civile mondiale, en l’absence de Parlement mondial, tiennent lieu d’opposition parlementaire au pouvoir institué des multinationales et de l’État fédéral américain. Car l’État fédéral, du fait de la surpuissance écrasante de l’économie américaine dont il pompe la force, joue le rôle d’un État mondial, beaucoup plus que les organisations internationales qui sont censées en tenir lieu : l’ONU, les organismes de Bretton Woods, l’OMC etc. Ce n’est pas exactement celui sur lequel les militants compte pour organiser la régulation mondiale ! Sans doute, mais il n’y en a pas d’autre. Sans lui, les organisations internationales sont impuissantes ; et s’il se sent dépassé ou débordé, il les contourne ou les boycotte (SDN (1919), Cour pénale internationale (1998), protocole de Kyôto (2001).

2. 3. La croissance, c’est nous

1. Le mythe de la révolution

Tu dis : « Le projet de Société de décroissance est éminemment révolutionnaire » (p. 190), il prend donc exactement la place du projet marxiste dans « l’imaginaire » militant. Et plus précisément du projet léniniste, auquel ton livre fait souvent allusion, parfois en lui en empruntant son vocabulaire de Lénine : « Que faire ? » (p. 261), l’avant-garde (ou plutôt l’avant-poste, p.94), la stratégie et la tactique (p. 266), l’éducation des masses, les « ennemis du peuple » (p. 258) (qui font aussitôt penser aux « amis du peuple »), etc. La révolution décroissante doit être non violente, mais elle n’en est pas moins un mythe, une illusion. L’a-croissance (p. 282) est un mythe certes laïque, mais néanmoins religieux : il est purement verbal, purement idéal, il plane dans le ciel des idées. Ton livre fourmille d’allusions au vocabulaire révolutionnaire ; rien ne te plaît davantage que la « critique radicale », etc.

Je ne crois pas à la révolution. C’est le mythe par excellence. C’est l’idée qu’on peut abolir d’un coup les œuvres humaines antérieures, du passé faire table rase, arracher les racines de la société actuelle considérée comme une mauvaise herbe, lui faire subir une « transformation radicale ». Nous savons bien que les révolutions, lorsqu’elles ont eu lieu effectivement, ont consolidé le passé, à l’insu des révolutionnaires : la révolution française a consolidé la centralisation de l’administration monarchique (Tocqueville), et nous savons bien que l’URSS n’a fait que continuer l’empire tsariste sous un autre nom.

Je l’ai déjà dit : la conception léniniste de la stratégie révolutionnaire, même adoucie et réduite à une révolution des mentalités, à une « décolonisation de l’imaginaire », reste une stratégie pensée en termes militaires de conquête des esprits et de propagande, et me paraît complètement déplacée dans le domaine écologique. La faillite du marxisme n’est pas seulement dans sa prophétie du socialisme démenti par l’histoire, mais aussi dans sa méthode, symbolisée par le léninisme. Il n’y a aucun esprit à conquérir, aucun esprit à décoloniser (comme s’il existait un colonisateur extérieur aux esprits), aucun peuple ignorant à libérer de l’emprise de l’obscurantisme religieux en lui apportant les Lumières. Le paradoxe, c’est qu’à tes yeux, ce sont justement les Lumières du XVIIIè siècle (le Progrès, la Raison, la Science) qui forment aujourd’hui la religion obscurantiste à extirper des cerveaux embrumés des modernes (p. 284).

Je vois mal les maussiens se convertir, former une Église et prêcher la société de décroissance. L’expérience d’une Église laïque a déjà été tentée, ce fut le parti révolutionnaire, le parti communiste. Non merci ! Nous n’avons pas à répéter sous d’autres idéaux l’aventure marxiste qui fut généreuse au départ, mais s’acheva dans la sclérose intellectuelle. La « pensée marxiste » fut partout une espèce de totalitarisme intellectuel, irrespirable, qu’on a pu observer dans les satellites culturels ou les revues du Parti communiste français.

2. Pour un réformisme écologique

Ton chant de gloire à la révolution et ta critique « radicale » des réformistes et des révisionnistes baptisés « ennemis du peuple » me donne plutôt envie d’être réformiste. Le réformisme est pratique : plutôt que de détruire, on expérimente peu à peu. On ne peut pas rendre l’humanité écologique si elle ne le veut pas, on ne peut pas faire la révolution avec des gens qui n’en veulent pas. Nous ne sommes pas une avant garde. Nous pouvons seulement souhaiter qu’en ayant un comportement pratique écologique, nous donnions envie aux gens d’essayer l’austérité joyeuse qui nous rend si heureux. Hors de ce réformisme modeste, on ne peut qu’imposer. L’avant-garde s’empare du pouvoir d’Etat et impose aux gens ignorants la solution qu’ils ne savent pas voir. L’avant-garde, c’est celle qui a les Lumières.

Je suis frappé par le fait qu’en une génération l’esprit des gens s’est ouvert à l’écologie. La nôtre y était étrangère dans sa jeunesse, celle de nos aînés aussi (cf. p. 17). Je voulais faire la révolution prolétarienne, alors que nos enfants, eux, ont spontanément une conscience écologique, sans avoir été atteints par la propagande d’un parti ni été la cible d’une stratégie de conquête. Ainsi va l’esprit du temps ; il est autre et plus que la somme des milliards de conscience individuelles ; il évolue mystérieusement.

Que faire ? Rien. Juste témoigner, et pratiquer sans le proclamer sur tous les toits un peu de cette sagesse antique à laquelle tu fais référence ça et là.

3. Une démocratie à l’échelle mondiale ?

Faire avec nos institutions que l’histoire nous a léguées
La mondialisation est aussi ancienne que l’humanité. C’est au moment où l’économie mondiale est sur le point de s’unifier et qu’une sécession récente menace de la diviser (1917) que naît la SDN, premier symptôme institutionnel de cette unification. Mais elle est boycottée par la seule puissance qui l’ayant conçue, aurait pu lui donner consistance : les USA. L’ONU, les USA l’ont voulue, mais l’ignorent souvent quand ça les arrange. Et leur influence est telle dans les organisations internationales que leurs adversaires ignorent celles-ci ou les boycottent à leur tour, les considérant non sans raison comme des prolongements de la puissance américaine. L’État international n’est pas l’ONU, mais l’État fédéral US qui en tient lieu.

Une société civile mondiale ?
C’est seulement lorsque le socialisme s’effondre (1991) que se manifestent les premiers signes d’une société civile mondiale. Dès juin 1992, à Rio de Janeiro, encore balbutiante, elle prend la parole au Global Forum du premier sommet de la Terre, justement à l’occasion du traitement sur la place publique du problème écologique majeur. C’est là que fut signée la première convention climatique, au nom de laquelle les Etats-Unis pourront participer aux négociations de Kyôto II. Cette place publique, c’est la « communauté internationale » (des États), dont les réunions sont suivies et contestées par la « société civile mondiale » structurée par les ong, qui ne représentent pas les États, mais l’universalité de l’humanité concernant tel ou tel problème. Enfin... les ong ne représentent personne, sinon elles-mêmes, elles ne sont pas élues, mais elles portent des désirs non reconnus ou maltraités par la société politique (États) et économique (entreprises multinationales). Cette démocratie mondiale est-elle moins réaliste que les démocraties villageoises ou urbaines, prétendues autonomes et conviviales ?

Que nous le voulions ou non, nous ne pouvons plus revenir en arrière : même la régulation fordiste opérée par un Etat keynésien ou Providence bienveillant est devenu un objet de nostalgie. L’impuissance relative des États est ancienne : en l’an mil ils commençaient déjà à voir les flux marchands et financiers circuler à la surface de l’économie-monde européenne et leur passer sous le nez, sans rien pouvoir faire d’autre que les attirer et les séduire par des mesures de protection (chartes ou franchises royales octroyées aux villes). Je le répète : le capitalisme, si ce mot a un sens, c’est d’abord la mondialisation, alors que les États et les Nations, c’est d’abord la division. Certes ils ont voulu la « nationalisation » de l’économie, mais n’y sont pas parvenus, malgré leurs efforts, du mercantilisme médiéval au fordisme moderne.

La société de décroissance est un idéal trop faible pour inverser ou modifier ce processus millénaire de croissance et de mondialisation, lancé à fond de train (p. 3).

4. La croissance, c’est nous ; sa démesure, c’est la nôtre ; la solution, c’est encore nous

La question que tu poses rejoint celle d’Alain et Ahmet (RdM n°20, discussion de 1/07 et lettre de Paulo Enrique Martins sur le forum des maussiens) : la possibilité d’une limitation de l’ubris humaine, d’une auto-limitation. C’est le premier commandement de leur Décalogue anti-capitaliste (RdM 20). Elle est sous tendue par la question de la source de la démesure, terme plus approprié que l’illimitation, qui est une abstraction. La démesure, c’est l’ubris des Grecs, au cœur de la leçon de morale écrite par Hésiode à son frère 700 ans avant notre ère.

La source de cette démesure, c’est nous, en tant que Moi. L’ubris, c’est l’enflure de l’ego. C’est notre praxis qui crée le monde social (Sartre, dans une œuvre géniale mais peu lue, la Critique de la Raison dialectique). C’est nous les auteurs du monde que nous dénonçons. Le capitalisme c’est nous. La genèse du capitalisme est subjective : c’est le produit de notre propre désir. C’est nous qui, en faisant les enfants que nous aimons, contribuons à la prolifération de l’humanité et remplissons le train de la croissance ; c’est nous qui, en consommant les marchandises sophistiquées, attirantes et fascinantes, ne cessons d’injecter notre propre désir dans la machine à produire et la nourrissons en combustible. Le mécanisme subjectif a été décrit par Marx même : c’est l’aliénation. Elle nous fait prendre notre propre œuvre (le capitalisme) pour une figure étrangère qui nous surplombe et nous menace. En dénonçant ses méfaits supposés, nous lui donnons consistance.

La réponse à la question que je posais en 1997 dans la Revue du MAUSS n°9 « Le capitalisme existe-t-il ? » a un peu changé :

La démocratie est-elle une alternative au capitalisme ? Capitalisme et démocratie

L’idéal de la société de décroissance est creux et sans force ; où trouver la force alors ? Dans le peuple ! Dans la démocratie ! Mais la démocratie est-elle le garde-fou, la solution à la croissance démesurée ?

Démocratie et capitalisme sont en effet solidaires ; ils sont nés ensemble. Le capitalisme a une généalogie historique honorable : des flux échappés des décombres de l’empire romain et coulant au Moyen âge hors de portée de l’avidité des rois et des empereurs. Normalement, les empires auraient dû l’emporter sur les villes libres et étouffer ou s’approprier la richesse marchande, comme ils l’ont fait en Turquie, en Inde, en Chine. Ce n’est qu’en Europe que la ruine de l’empire romain a été si complète, si profonde, qu’aucun empire n’a réussi à étendre longtemps sa souveraineté sur toute l’Europe, malgré les tentatives de Charlemagne, de Charles Quint ou de Napoléon. Ce n’est qu’en Europe que les villes libres, stimulées par le commerce avec le monde arabe, ont pu surgir au premier Moyen âge comme les champignons d’un humus pourrissant et fécond, profiter de la fragmentation politique de l’Europe et s’épanouir au soleil de la Renaissance (Baechler). Certes, elles ont été rattrapées et finalement absorbées par les État-nations, mais c’était trop tard. La richesse financière avait droit de cité et les dynasties marchandes relativement à l’abri des violences et des vols opérés par les rois et empereurs.

Le capitalisme, c’est, fondamentalement, un raté de l’histoire.

Comment le peuple pourrait contrôler et freiner sa propre démesure ?
Alors, la démocratie, solution au problème écologique ? Pierre Rhabi, un autre décroissanciste convaincu et que je respecte comme toi Serge, affirme que seule une minorité occidentale de l’humanité (20%) profite des fruits de la croissance et de sa démesure. Je ne suis pas convaincu : les « classes moyennes » devenues aisées de l’humanité nombreuse de l’Orient, et peut-être un jour celles de l’Afrique ou d’Amérique latine, poussent les feux de l’industrialisation en suivant la voie occidentale responsable de la pollution au carbone.

Le problème est le suivant : la démocratie est le pouvoir du peuple ; elle permet d’institutionnaliser et de régler pacifiquement les conflits. Or, ce sont les désirs du peuple qui nourrissent la croissance de ce démon planétaire que nous nommons « capitalisme ».Comment le peuple pourrait donc contenir ou contrôler sa propre démesure ?

Je ne sais pas. Je n’ai pas de réponse. Je n’ai pas d’argument. Je me tais.

Paris, le 27/08/07

ANNEXE 1. POPULATION MONDIALE 1-2001 ET PART DE CHAQUE REGION (en milliers d’hab et en %)

Annexe 1

ANNEXE 2. TCAM 1-2001 : POPULATION, PIB PAR TETE ET PIB

Annexe 2

BIBLIOGRAPHIE

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Résumé

NOTES

[1L’économie-monde est une notion spatio-temporelle, économique et historique, proposée par Fernand Braudel pour désigner une partie de la planète économiquement autonome encore au XVIè siècle. Elles sont plusieurs et naissent à plusieurs ; chacune correspond à l’une des grandes civilisations de l’époque : musulmane, indienne, chinoise, russe... Cf Braudel (1979), tome 3, ou le petit livre Dynamique du capitalisme (1985) ; voir aussi Fourquet (2005) p. 102 à 145).

[2« Rejetons occidentaux » je traduis littéralement le terme utilisé par Maddison, « Western Offshoots », traduit officiellement par « pays d’immigration européenne », ce qu’on appelait les « colonies de peuplement européen » pays neufs", où les Européens se sont installés et ont éliminé ou marginalisé les peuples aborigènes : ces pays sont en effet des enfants, des rejetons, des branches, des prolongements ou des excroissances de l’Europe dans le monde :. Ces extensions européennes, ajoutées à l’Europe, forment l’Occident. Les Etats-Unis pèsent 85% de leur population et plus encore de leur PIB.

[3Solidarité de la planète démographique : Braudel, à propos de la croissance démographique entre 1400 et 1800 : « Or, ces fluctuations longues se retrouvent en dehors de l’Europe, et sensiblement aux mêmes heures. La Chine et l’Inde ont probablement progressé ou régressé au même rythme que l’Occident, comme si l’humanité entière était prise dans un destin cosmique primordial par rapport à quoi le reste de son histoire serait vérité secondaire ». Braudel attribue cette communauté de destin démographique à un mode de subsistance commun et donc à une commune dépendance du climat, qui affecte au même moment toutes les agricultures de la planète (1979, tome 1 p.19).

[4Divergence entre l’Amérique et l’Europe. Le taux de croissance du produit par tête des rejetons européens est largement supérieur au taux européen occidental de 1870 à 1950, mais largement inférieur pendant l’âge d’or (1950-1973) (2,45 contre 4,05), pour le rejoindre à partir de 1973. Voilà qui mérite une réflexion que je ne peux pas mener maintenant : si le niveau scientifique et technique est comparable d’une rive à l’autre de l’Atlantique, alors ce n’est pas lui qui détermine les différences de productivité moyenne par tête.

[5Le christianisme a inventé le temps orienté vers l’avenir. L’Église (et non pas Jésus) a inventé le Progrès en reportant à demain la « vie éternelle » ou le « royaume de Dieu » présentifié par Jésus. Demain, c’est-à-dire la fin des temps. Demain n’existe pas ; c’est une pure création mentale, et le royaume de Dieu est devenu un pur idéal historique. Mais seul existe maintenant, ici.

[6Le premier choc pétrolier a une raison politique liée au choc des civilisations : la décision de l’OPEP est une première manifestation de l’islamisme politique ; mais c’est aussi le premier symptôme d’une crise du pétrole bien plus profonde, qui annonce sa disparition comme source d’énergie écologique)

[7Mesure des émissions de gaz à effet de serre (GES) : Le GIEC est le Groupe International sur l’Evolution du Climat, IPCC en anglais, créé en 1988 par le PNUE (Programme des Nations Unies pour l’Environnement) et l’Organisation Météorologique Internationale). Il a mesuré l’évolution de la pollution atmosphérique en termes de « parties par million » (ppm). La teneur en GES de l’atmosphère était d’environ 200 ppm il y a 45000 ans ; il y a 15000 ans elle s’est élevée naturellement à 260 ppm et est restée stable jusqu’en 1750. Avec la révolution industrielle elle a commencer à augmenter rapidement pour atteindre 320 ppm en 1958. 30 ans plus tard elle était de 360 ppm et aujourd’hui de 380 ppm. L’objectif propos par le GIEC et par le rapport Stern est de stabiliser la teneur en GES à 500 ppm maximum ; au delà, les conséquences sur le climat sont imprévisibles et sans doute catastrophiques.

[8L’explication de la croissance nous échappe. Braudel, s’interrogeant au soir de sa vie sur l’accélération qui caractérise la révolution industrielle, conclut : « Quelles que soient les modalités de la croissance, son mouvement soulève l’économie, comme le flot montant les bateaux échoués à marée basse ; elle engendre une succession infinie d’équilibres et de déséquilibres, liés les uns aux autres... Elle est le mouvement qui relance la respiration séculaire du monde après chaque ralentissement ou contraction. Mais ce mouvement qui explique tout, il est difficile de l’expliquer à son tour. La croissance est en elle-même mystérieuse. Même pour les économistes d’aujourd’hui, armés de fantastiques statistiques » (1979, 3,512).

[9Une chimère n’est pas seulement une illusion, c’est d’abord et surtout, dans la mythologie grecque, un « monstre fabuleux qui a la tête et le poitrail d’un lion, le ventre d’une chèvre, la queue d’un dragon, et qui crache des flammes » (Robert). Ce mot me semble excellent pour illustrer les sentiments que le capitalisme suscite dans l’imaginaire marxiste et gauchiste. La chimère capitaliste est avide de profit, elle dévore le monde et suce le sang (la plus value) des travailleurs qu’elle exploite.

[10Hobbes : une volonté insatiable de puissance : « Je mets au premier rang, à titre d’inclination générale de toute l’humanité, un désir perpétuel et sans trêve d’acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu’à la mort » (Léviathan, Chap. XI) (cité par toi p. 61 ; le passage du Léviathan d’où cette citation est extraite est d’une lucidité stupéfiante).

[11Le mégacapitalisme « balaye tout sur son passage et se soumet toutes les sphères de la vie sociale ». Antidote : un « Décalogue provisoire », dont le premier article énonce : « Tu combattras l’illimitation sous toutes ses formes », et le second : « Tu te refuseras à l’irréversibilité et à la non-réciprocité » (RdM n° 20, 2002).