Revue du Mauss permanente (https://www.journaldumauss.net)

Philippe Velilla

L’autre 7 octobre

Texte publié le 11 novembre 2024

En Israël, la situation du camp de la paix est désespérée. Les premières victimes du Hamas ont été des habitants des kibboutzim du Néguev occidental favorables à la paix et à la coexistence. La militante pacifiste Viviane Silver [1] du kibboutz Be’eri consacrait ses dernières années à l’hospitalisation de Gazaouis qu’elle accompagnait dans les établissements en Israël. Cinq semaines après le massacre du 7 octobre, alors qu’on la croyait enlevée, on retrouva ses restes. Sur une vidéo montrant le rapt de cinq jeunes soldates ensanglantées sur la base de Nahal Oz où elles servaient comme observatrices [2], on entend l’une d’elles, Néama Lévy, dire à ses ravisseurs : « I have friends in Palestine ». Cela ne lui valut aucune indulgence de la part de ses bourreaux.

*

Un an après le 7 octobre, alors que le conflit s’étend au Liban et à l’Iran, le Hamas a perdu la majorité de ses combattants et la plupart de ses dirigeants. Sa défaite militaire et celle de ses alliés sur les sept fronts [3] est programmée, mais sa victoire politique dans le monde arabe est éclatante, marginalisant le camp de la paix.

Le camp de la paix assassiné

On l’a déjà écrit ici : le processus de paix d’Oslo avait été mis à bas par la violence de l’extrême droite israélienne et les attentats du Hamas [4]. Cette fois-ci, l’organisation terroriste n’a guère eu besoin d’un concours extérieur : le 7 octobre 2023 a porté un rude coup au camp de la paix, à la solution à deux États.

Hamas hou Akbar !

Le Hamas a conquis un leadership perdu depuis longtemps par une Autorité palestinienne faible et corrompue. Les sondages confirment les impressions de tous les observateurs : le Hamas domine la « rue palestinienne » dans une proportion de 75% en moyenne. Mais tandis que ce soutien se maintient à ce niveau en Cisjordanie, il s’effrite à Gaza : selon un sondage réalisé en septembre 2024 par le Palestinian center for policy and survey research, 57% des Gazaouis pensent que lancer l’attaque du 7 octobre était une erreur contre 39%. Pour la première fois, une majorité d’entre eux veulent que ce soit l’AP, plutôt que le Hamas qui contrôle Gaza après la guerre. Cette notable évolution, qui laisse quelque espoir pour l’avenir, ne peut masquer le changement de dimension du Hamas. Le prestige du mouvement terroriste dépasse largement la région. Ainsi, alors que la monarchie à Rabat a établi des relations diplomatiques avec Israël, des manifestations de masse dans les grandes villes du Maroc ont « célébré » le 7 octobre. Une tendance que l’on retrouve dans tout le monde arabo-musulman, de Casablanca à Islamabad : Hamas hou Akbar  !

Toute tentative de dialogue se heurterait au scepticisme voire à l’hostilité de la population. Dans un reportage sur les camps de réfugiés palestiniens au Liban, des jeunes déclaraient : « Je suis avec le Hamas. Il nous a redonné l’espoir qu’un jour la Palestine sera libre », ou encore : « Le Fatah, c’est dépassé. Il est devenu inutile avec sa diplomatie ! » [5]. La suprématie du Hamas dans la population palestinienne isole les derniers leaders favorables à une solution négociée. D’ailleurs, depuis le 7 octobre, au sein de l’Autorité palestinienne, aucune personnalité ne s’aventure sur ce terrain. Les rares dirigeants à qui on prête un avenir n’ont pas envie de jouer les utilités. Ainsi, Mohammed Dahlan [6] a déjà décliné l’invitation à devenir proconsul dans une bande Gaza à reconstruire, un rôle qui pourrait ruiner sa véritable ambition : la présidence de l’Autorité palestinienne.

Ceux qui y croient encore

Seuls quelques responsables politiques et des intellectuels marginalisés échafaudent encore des projets de règlement du conflit. Ainsi, Ehoud Olmert, ancien Premier ministre d’Israël et Nasser Al-Qidwa, ancien ministre des Affaires étrangères de l’Autorité palestinienne proposent d’établir deux États sur les frontières de 1967. Israël annexerait 4,4 % de la Cisjordanie, où se trouvent les principaux blocs de colonies israéliennes, en échange de territoires de taille équivalente à l’intérieur d’Israël qui seraient attribués à l’État de Palestine « pour s’adapter aux réalités sur le terrain trop difficiles à inverser ». Par ailleurs, la vieille ville de Jérusalem serait retirée du contrôle souverain d’Israël pour être confiée à une « fiducie » de 5 États dont Israël et la Palestine. Un autre plan présenté par Yossi Beilin, ancien ministre israélien et premier négociateur des accords d’Oslo, propose avec l’avocate de Jérusalem-Est Hiba Husseini de ressusciter la solution à deux États, mais en ajoutant un cadre commun : une « Confédération de la Terre sainte » : deux États, indépendants et souverains, vivant sous un même toit institutionnel. « Pas de Parlement ni de gouvernement commun : le modèle, ce serait la communauté européenne à ses débuts ». Les colons « seront des citoyens israéliens, mais résidents permanents en Palestine ». Et autant de citoyens palestiniens seront autorisés à demeurer en Israël.

Ces efforts méritoires n’ont qu’un seul défaut : ils ne rencontrent pas l’adhésion des populations concernées. Ici aussi, les sondages confirment les impressions ressenties sur place. La solution à deux États n’est plus guère prisée par les Palestiniens : le Hamas ne leur fait-il pas miroiter la perspective d’un seul État de Palestine « du fleuve à la mer » ? Du côté israélien, la solution à deux États était de moins en moins soutenue depuis la seconde Intifada. La tendance n’a fait que s’affirmer après le 7 octobre. Selon un sondage publié le 22 décembre 2023 par l’institut américain Gallup, 65% des Israéliens se montraient défavorables à l’établissement d’un État palestinien. Dix ans auparavant, ils étaient 61% à soutenir cette solution. Profitant de cette ambiance, le gouvernement israélien a fait voter à la Knesset le 13 juillet 2024 par 68 voix contre 9 une résolution affirmant qu’un État palestinien constituerait une « menace existentielle » pour Israël. De façon plus prosaïque, comment parler de paix à un jeune Palestinien de Gaza qui vit sous les bombes depuis un an, ou à un jeune Israélien qui a vu des festivaliers de sa génération massacrés sur le site Nova le 7 octobre 2023 ?

Le huitième front

Dans ce contexte, seules des « pressions internationales » internationales seraient susceptibles de débloquer la situation, du moins le croit-on.

Pressions internationales

Elie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël à Paris, propose de « ressusciter » la solution à deux États mais en cessant de mettre face à face Israéliens et Palestiniens. Il observe avec pertinence que le contenu de l’accord ne serait pas si difficile à trouver : « Après tout, tout, absolument tout a déjà été négocié au fil des ans dans les moindres détails… ». Il propose donc de « renverser la perspective en imposant aux parties un cadre de règlement rigide » faisant intervenir les États-Unis, l’Europe et les pays arabes. En d’autres termes, à défaut d’une dynamique interne, il s’agirait de donner aux acteurs internationaux un rôle d’impulsion et de direction. Mais ceux-ci pourraient-ils exercer une pression telle que les protagonistes n’auraient d’autre solution que de s’entendre ? Rien n’est moins sûr.

Les Européens qui assurent l’essentiel des finances de l’Autorité palestinienne voudraient voir celle-ci retrouver une légitimité dans la population et sur la scène internationale. Ils ne cessent de lui demander de se réformer. Jusqu’ici sans grand succès. Pour autant, on imagine mal l’Union européenne réduire drastiquement voire interrompre ses financements et condamner à la misère une population palestinienne déjà très appauvrie depuis le 7 octobre. Les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie ne peuvent plus travailler en Israël les privant d’une source de revenus importante pour des centaines de milliers de familles. Toute production est impossible à Gaza, et les incursions de l’armée israélienne en Cisjordanie perturbent l’économie locale. Sans parler des exactions des colons extrémistes qui détruisent des exploitations agricoles palestiniennes. L’aide de l’Union européenne sera encore plus décisive dans la période qui vient. La Knesset ayant voté l’interdiction des activités de l’UNRWA, il faudra bien trouver des solutions alternatives pour assurer l’aide sociale, l’éducation et la santé dans les camps de réfugiés.

Le soutien des États-Unis à Tsahal restera déterminant : la guerre a montré, à qui en doutait encore, que sans les États-Unis, Israël n’existerait plus. L’administration américaine pourrait utiliser son principal moyen de pression sur Israël : l’aide militaire qui s’élève à 3,8 milliards de dollars en année « normale » mais qui a atteint près de 20 milliards depuis le 7 octobre 2023. On imagine mal Washington interrompre brutalement les livraisons d’armes à Israël, le priver de ses moyens de défense, alors que l’État juif devra faire face pendant longtemps à l’Iran et ses mandataires.

Résistances nationales

Une dernière piste pourrait être plus prometteuse. Une fois la guerre terminée – si elle se termine – l’Arabie saoudite normaliserait ses relations avec Israël pour bénéficier d’équipements militaires américains dernier cri et d’un accès au nucléaire civil. Une grande alliance régionale pourrait alors se former contre l’Iran. Dans son discours à l’ONU le 29 septembre 2024, Binyamin Netanyahou affirmait qu’une telle normalisation serait « une bénédiction ». Officiellement, l’Arabie saoudite envisage l’établissement de relations avec Israël si cette évolution est accompagnée de la perspective de la création d’un État palestinien. Mais Mohammed Ben Salmane, le numéro deux saoudien, dans une conversation avec le secrétaire d’État américain, Anthony Blinken, affirmait avec une rare franchise : « Est-ce que je me soucie personnellement de la question palestinienne ? Non, mais mon peuple oui… » [7]. En d’autres termes, il pourrait se contenter d’une simple avancée sur le dossier palestinien. D’ailleurs, avant la guerre, il avait émis l’idée d’une « amélioration de la vie » des Palestiniens [8], concept flou et bien pratique qui rejoint celui de Binyamin Netanyahou de « paix économique ». Cela pourrait passer par le retour des permis de travail des Palestiniens en Israël, l’allègement des contrôles aux barrages, l’encouragement à des investissements extérieurs, etc. Au mieux ces mesures seraient accompagnées d’un renforcement de l’Autorité palestinienne. Parions que c’est ce schéma qui finira par s’imposer : une paix a minima c’est-à-dire au rabais.

Nul doute que les dirigeants israéliens et palestiniens en place voient dans les blocages actuels un excellent prétexte pour refuser de s’engager dans la voie d’un compromis et renvoyer la solution à deux États à un statut de rêverie pour chancelleries occidentales. D’autres équipes gouvernementales seraient-elles capables d’aller plus loin ? Oui, mais dans les territoires palestiniens, on sait que le Hamas remporterait les élections. En Israël aussi, les sondages montrent que c’est bien à droite que se gagneront les prochaines élections. Naftali Bennett que beaucoup voient en successeur de Binyamin Netanyahou s’est encore récemment prononcé dans le même sens que la majorité de ses concitoyens : « Je suis contre un État palestinien parce qu’ils veulent nous tuer » [9]. On ne saurait être plus clair.

*

Á plus long terme, il n’est pas exclu qu’une solution politique finisse par s’imposer, que de guerre lasse, les protagonistes finissent par déposer les armes. Ce que l’ancien ambassadeur américain en Israël, Martin Indyck, fort d’une expérience de trente ans de négociations et d’études du problème, exprimait juste après le 7 octobre « Les deux parties continueront d’essayer de faire le contraire, mais les gens finiront par décider qu’ils en ont assez et que la paix vaut mieux que les autres options » [10]. Ce qui est certain, c’est qu’il n’y aura plus beaucoup de Viviane Silver pour aider les Gazaouis et peu de jeunes Israéliens qui pourront dire : « J’ai des amis en Palestine ». On achève bien les pacifistes. 

Philippe Velilla

NOTES

[1Lors de l’enterrement de cette Canado-Israélienne, engagée depuis son alya dans les combats sociaux, féministes et pacifistes, le député arabe Ahmed Tibi en qualifiant d’« horreurs » les exactions du Hamas le 7 octobre, déclara à l’AFP être venu à cet hommage pour la mémoire d’une « femme hors du commun (...) qui pensait aussi au bien-être des gens de Gaza » (i 24 News, 16 novembre 2023).

[2Leur rôle est d’observer sur des écrans ce qui se passe à la frontière (la barrière de séparation entre Gaza et Israël). Á l’heure où ces lignes sont écrites, on ignore leur sort.

[3Gaza, Cisjordanie, Liban, Iran, Syrie, Irak, Yémen.

[4 Philippe Velilla , « Israël, 7 octobre : la terreur, la guerre, et l’après », Revue du MAUSS permanente, 15 décembre 2023 [en ligne]. https://journaldumauss.net/./?Israel-7-octobre-la-terreur-la-guerre-et-l-apres.

[5Hélène Sallon, « Liban : effervescence pro-Hamas dans les camps de réfugiés palestiniens », Le Monde, 30 juillet 2024.

[6Ce natif de Khan Younès, militant dès l’adolescence au Fatah, a co-fondé et dirigé son mouvement de jeunesse (les shabibas). Ayant séjourné dans les prisons israéliennes, il y a appris l’hébreu. Impliqué dans la négociation des accords d’Oslo et de Camp David, il est devenu ministre de la sécurité préventive (c’est-à-dire chef de la police politique) dans la bande côtière avant d’être expulsé du Fatah pour corruption. Réfugié aux Émirats arabes unis, il aurait joué un rôle important dans la négociation des accords d’Abraham.

[7 i 24 News, 29 septembre 2024.

[8AFP, 21 septembre 2023.

[9Interview à la chaîne américaine ABC le 3 septembre 2024.

[10YNet, 27 octobre 2024.