Revue du Mauss permanente (https://www.journaldumauss.net)

Etienne Poiarez

Le Mouvement des Gilets Jaunes : une irruption de l’anarchisme au cinéma

Texte publié le 15 janvier 2024

En supplément du dernier numéro de la revue : « Faut plus d’gouvernement. Penser le »moment« anarchiste contemporain », nous publions cette contribution originale d’Etienne Poiarez.
Doctorant en études cinématographiques à l’Université de Strasbourg, affilié au laboratoire ACCRA (Approches contemporaines de la création et de la réflexion artistiques), il prépare une thèse sur les registres comiques dans le cinéma européen des années 2000 et 2010, analysant à travers eux un effritement de nos expériences du lien ou au contraire une stimulation des formes sensibles de la communauté pour faire face aux sentiments sceptiques et aux expressions nihilistes de notre temps.

Sur les luttes révolutionnaires dans l’histoire contemporaine, Dork Zabunyan note la chose suivante : « Dans une civilisation de l’hyper-visibilité qui semble être la nôtre – qu’il s’agisse de soulèvements, de conflits armés, voire de mouvements de libération ou d’émancipation – des images continuent cruellement de nous manquer. » [Bortzmeyer, 2017] Cette remarque peut aussi concerner le Mouvement des Gilets Jaunes, construit sur la dialectique du visible et de l’invisible. Pour être exact, ils luttent contre leur invisibilisation dans l’espace public, jouant avec le symbole du gilet jaune dont l’usage courant est justement de signaler sa présence. Á l’aide de leur smartphone, ces manifestants vont également mettre en perspective les regards à notre disposition pour saisir la crise traversée par la France entre 2018 et 2020. Disparates et instables, ces vidéos amateurs qu’ils diffusent en ligne captent les impressions brutes de leurs combats, les moments d’effroi et de violence qui alertent sur les formes de contrôle en vigueur. Toutefois, rappelons avec Élise Domenach que « l’enregistrement du réel ne garantit aucunement de donner à voir quoi que ce soit. » [2022, p. 119]

Si ces images produisent une grande colère chez le spectateur et mettent en garde sur le refus de tout dissensus de la part du pouvoir, ont-elles réellement saisies l’expérience des Gilets Jaunes ? Qu’avons-nous vu sur le mouvement en lui-même, au-delà du bruit et de la fureur ? C’est là qu’entre en jeu le cinéma, opposé à cette « image inquiétante de la ’foule haineuse’ gouvernée par des passions ’irrationnelles’ » [Siroux, 2020, p. 16], courante dans la sphère médiatique. L’écriture documentaire s’est trouvée aux avant-postes de la réaction cinématographique avec J’veux du soleil de François Ruffin et Gilles Perret (2019), Un Pays qui se tient sage (2020) de David Dufresne ou encore Un Peuple (2022) d’Emmanuel Gras. L’histoire est riche d’exemples montrant que ce régime d’images à la capacité d’invention pour enregistrer un monde social en ébullition. Pour autant, notons que le mouvement rejette une partie du répertoire traditionnel de la contestation [1]. Catherine Malabou y voit l’expression d’un « anarchisme d’éveil », c’est-à-dire un mode d’action récent qui favorise « l’essor de l’initiative collective et l’expérimentation de cohérences politiques alternatives (…) reposant sur la prise en charge collective, autogérée, d’un combat, d’un milieu, d’un territoire. » [2022a] Si les hiérarchies sont bouleversées au profit de l’autonomie individuelle et la prise en charge collective, cadrer les Gilets Jaunes, c’est prendre le risque de les subordonner à la vision d’une seule personne ayant le contrôle total de la représentation. Rappelons que le cinéma est politique car il enregistre et répète le « partage du sensible » [Rancière, 2000] qui ordonne le monde social. Lorsqu’un réalisateur extérieur au mouvement filme les manifestants, son travail peut donc reproduire, volontairement ou non, les effets de domination qui les affectent. Cependant, comme l’écrit Jean-Louis Comolli, « le cadre est d’abord une forme. Une forme qui encadre d’autres formes, les limite, les cerne. C’est donc une forme active. » [2012, p. 17] Le critique met ici en avant les puissances de l’image cinématographique, capables de troubler nos catégories d’interprétation en transformant les coordonnées du visible et du dicible.

Se pose alors la question de l’approche à adopter face aux manifestants. Comment filmer le réel tel qu’ils l’ont vécu, et ainsi capter l’esprit libertaire de leur combat ? Pour ce travail, nous analyserons les films Le rond-point de la colère (2019) et Boum Boum (2022) car ils tentent, chacun à leur manière, d’accorder une place aux Gilets Jaunes à l’intérieur de leur dispositif. Nous verrons que ces films font de l’engagement dans le mouvement le principe de leur mise en images, menant à un partage du sensible par lequel existe une multiplicité de voix et de regards sur la crise. De cette manière, ils développent une « éthique de la pratique » filmique [Graeber, 2019, p. 112], capable d’accueillir formellement les expressions libertaires de la mobilisation. La contestation audiovisuelle des Gilets Jaunes se pense alors comme une mise en tension de la vision et de l’écoute, et ce, d’après une perspective anarchiste liée au travail de l’image dans ces deux films. Ainsi, il se dessine à l’écran un monde social composite, parcouru d’existences irréductibles les unes aux autres.

Regards en commun

Pour commencer, rappelons que le point de vue derrière la caméra oriente l’interprétation de la chose filmée. Comme l’observe Jean-Michel Frodon :

Tout regard d’un(e) autre qui m’est proposé est potentiellement un abus de pouvoir, puisque tout regard qui met en forme est, au moins dans une certaine mesure, différent du mien, et que cette proposition tend, par des moyens plus ou moins subtils, à me faire voir le monde, à la manière de celui ou celle qui a produit cette image, ou cet assemblage d’images. [2021, p. 146]

Derrière ces mots, le critique évoque le risque de la représentation. Il y décèle pour le sujet à l’écran une potentielle dépossession de son image. L’étude du lien entre cinéma et anarchisme ne peut faire l’impasse sur cette problématique car, comme le précise Isabelle Marinone à ce sujet : « La représentation relève de ces signes ou institutions qui se proposent de traiter de la réalité des choses et des êtres à leur place. » [2015, p. 22] Dès lors, si l’anarchisme est une rupture avec la subordination, le cinéma qui transgresse l’ordre de la représentation se rapproche d’un tel imaginaire politique, comme en témoigne Le rond-point de la colère. Réalisé par un collectif de journalistes, monteurs et réalisateurs (Pierre Carles, Olivier Guérin, Bérénice Meinsohn, Clara Menais, Laure Pradal et Ludovic Raynaud), ce film raconte l’occupation du rond-point d’Aimargues dans le Gard. Le film se construit en suivant la chronologie de la mobilisation, durant les mois de novembre et décembre 2018, et ce, essentiellement à l’aide d’images récupérées sur les profils Facebook des manifestants. Ce dispositif incarne une rupture de la frontière entre celui qui filme et ceux qui sont filmés. Aujourd’hui, il est assez simple d’enregistrer soi-même une image avant de la diffuser sur une plateforme. Selon Jean Breschand, ces prises de vue sont un matériau à part entière : « Avec le net, apparaît un troisième régime d’images. Régime gazeux de l’image atomisée, où les images circulent à grande vitesse, anonymes, sans origine, délocalisées, comme une myriade de stimulus visuels qui cristallisent des affects de manière réflexe. » [2020] Dans Le rond-point de la colère, même s’il reste une équipe de professionnels qui sélectionne et organise un montage à partir de la matière recueillie en ligne, ce sont les manifestants qui enregistrent eux-mêmes leurs luttes. Pendant deux ans, ce phénomène d’automédiation a produit un tourbillon de signes visuels et sonores, un ensemble ouvert et mouvant qui laisse souvent l’œil hagard.

C’est ici que l’écriture documentaire intervient, pour éviter de sombrer dans l’illusion que l’enregistrement brut permet de voir pleinement le Mouvement des Gilets Jaunes. Pour ce faire, le montage du film raccorde les captations entre elles et circule d’un point de vue à l’autre sans rompre la linéarité de l’évènement. La ressemblance de tous les enregistrements - caméra tenue à bout de bras, tremblements de l’objectif, flou constant et son saturé - renforce cette vision de groupe. Il s’agit avant tout du film des manifestants qui occupent le rond-point. Par ailleurs, le déploiement temporel n’est pas uniquement diachronique. Prenons le deuxième samedi de la mobilisation, les Gilets Jaunes font la fête, la musique inonde l’espace et un immense repas s’organise. Même si les captations peuvent avoir quelques minutes d’écart, le résultat plastique au montage montre la simultanéité de toutes ces actions ordinaires. Cet instant est vécu à l’unisson par les Gilets Jaunes, nous pouvons l’éprouver depuis différents points de vue. Nous assistons à l’invention momentanée d’un corps-commun. Le film répète ce type de montage, embrassant à nouveau l’ensemble des ressentis à un moment donné. Cette configuration s’oppose à la vision unique d’un créateur qui filme depuis l’extérieur du mouvement, ne pouvant enregistrer la concordance entre les gestes et les paroles à l’intérieur d’un tel rassemblement.

Conséquemment, ce type d’agencement visuel travaille à l’élaboration d’une dynamique singulière, la « décharge. » [Deschamps, 2023, p. 16] Ce concept nomme « une formation qui ne répond à aucun plan préconçu, aucune volonté programmatrice, et qui produit, dans le mouvement même de sa production spontanée, sa propre cohérence et son évidence enthousiasmante. » [ibid.] Par ailleurs, « c’est un moment heureux et salvateur où nul n’est supérieur ou inférieur à l’autre, n’est meilleur ou plus mauvais que l’autre. Où chacun, chacune, est soulagé(e) du poids éreintant des hiérarchies qu’instaurent les relations sociales sous domination. » [ibid.] Bref, les opérations formelles auxquelles le film se livre permettent ici d’ouvrir le visible à l’expérience libertaire des Gilets Jaunes. Enfin, Le rond-point de la colère offre rarement à son spectateur le visage ou l’identité de la personne en charge de la prise de vue, un prénom tout au plus. Il y a une disjonction entre la parole et le corps qui la porte. La voix reste presque exclusivement hors-champ [2]. Toutefois, cette perte favorise l’écoute de chaque manifestant, sa perception de la situation vécue. En d’autres termes, il y a un effacement de l’individu dans le commun sans nuire à son témoignage audiovisuel et donc à son expérience singulière de l’évènement à l’écran. Si nous prenons maintenant de la distance, ce réseau d’inventions plastiques indique que le film prend en charge le raccordement de la multiplicité des perceptions disponibles. Catherine Malabou précise sur l’anarchisme : « Loin d’être une fatalité entropique, l’absence de maître et de souverain apparaît au contraire comme la condition de possibilité de nouvelles organisations. » [2022b, p. 42] Tout comme la disparition d’une seule vision directrice chez les Gilets Jaunes entraîne un renouvellement des manières de lutter, la faillite de l’auteur unique entraîne l’émergence de nouvelles propositions esthétiques. Ce bouleversement de la hiérarchie permet le déploiement d’une prise de vue à hauteur de manifestant, et au pluriel.

Figurer les voix de la lutte

Avec Boum Boum, Laurie Lassalle filme également le Mouvement des Gilets Jaunes depuis l’intérieur. En effet, la réalisatrice enfile le vêtement fluorescent et participe aux journées d’action. Cette expérience de la mobilisation se matérialise dans son film sous la forme d’une imagerie insurrectionnelle. Par exemple, les confrontations entre les forces de l’ordre et les Gilets Jaunes sont monnaies courantes. Le film s’ouvre même sur le spectacle de flammes qui se répandent dans les rues de Paris. Cependant, loin de fétichiser cette violence, Laurie Lassalle cherche surtout à partager son expérience en manifestation. Sur les images où nous traversons les cortèges, c’est par un récit en voix off que nous accédons à son ressenti. Le dispositif filmique est donc avant tout celui d’un journal intime de la lutte. Cette lecture donne l’impression de se confirmer lorsqu’on examine le postulat de départ du film, une histoire d’amour qu’elle noue avec un manifestant, Pierrot.

Toutefois, cette forme de relation ne clôt pas le récit sur lui-même. Elle n’est pas une barrière entre eux et les manifestants, c’est même tout le contraire puisque le couple devient rapidement l’opérateur à travers lequel nous explorons le mouvement. En effet, jouant de leur binôme dans la rue, Laurie et Pierrot vont multiplier les rencontres, lui s’occupant d’engager la conservation et elle, filmant ce qui en ressort (sans se priver d’intervenir pour autant). Ils vont ainsi faire face à différents discours. D’abord, c’est la violence qui est racontée. Une femme rapporte la mort de son frère et accuse la police, la suivante regrette avec amertume le délabrement des services publics, une autre personne évoque sa précarité économique, etc. Ces figures croisées par Laurie et Pierrot alertent sur les colères qui inspirent ce mouvement. D’autres manifestants vont, quant à eux, orienter les échanges en vue d’exposer leurs conceptions politiques. Nous allons par exemple avoir une scène où le couple discute avec un homme qui se considère comme fédéraliste, un courant politique qui s’inscrit dans le sillage du royalisme. Plus tard, une autre personne aura cette fois un discours relativement libertaire, appelant à plus d’associations libres et l’intensification de sa capacité d’agir sur les conditions de son existence.

Ni Laurie ni Pierrot ne dirigent les échanges, ils vont seulement les permettre et les accompagner. Prenant la plupart du temps comme sujet le Mouvement des Gilets Jaunes et ses revendications pour une meilleure vie, les discussions se déploient ensuite d’elles-mêmes, sans orientation particulière. Par contre, cela ne veut pas non plus dire que Laurie et Pierrot vont se couler dans les avis de leurs interlocuteurs, réagissant s’ils le souhaitent à la chose discutée. Bref, le film ouvre diverses lignes de fuite sans chercher à discipliner l’énonciation, à lui donner des atours plus convenables. Tout comme les corps, la pensée est prise dans le mouvement de la révolte. Chaque fois, le couple est transformé par ces rencontres, notamment durant ce long échange avec le fédéraliste où ils tiennent compte de leurs écarts idéologiques mais perçoivent aussi les potentiels points d’accord, alors que les opinions de Pierrot et Laurie les positionnent franchement à l’extrême-gauche. Le film devient ici un espace où se faire entendre et en même temps écouter l’autre, et ce, dans le but de trouver les pertinences qui vont nous rassembler.

Ainsi, les images agissent concrètement dans la fabrication d’une communauté car « le commun est à ce niveau-là, au niveau des pertinences partagées entre les membres d’une communauté [3] » [Astruc, Citton, 2015, p. 13]. Nous voyons ensuite Pierrot et Laurie discuter de leurs journées et s’interroger à tour de rôle sur les bouleversements de leurs pensées. Il y a même ce plan à la table d’un McDonald’s où Pierrot retire la caméra des mains de Laurie pour la cadrer et la confronter aux discours entendus plus tôt. En d’autres termes, la narratrice n’est pas neutre, ni extérieur au mouvement, elle se tient à l’intérieur de l’image et s’engage dans la situation observée. Par ailleurs, l’écriture documentaire de Boum Boum est attentive à la parole, son foisonnement et ses rythmes multiples, évitant de l’entraver avec un cadre d’expression trop restrictif. C’est ainsi qu’elle déborde sans cesse, les interlocuteurs exprimant leurs aspirations à un monde tout autre, sans nécessairement lui donner des contours clairs et stables.

Pour reprendre les mots de Mathias Lavin : « Le geste de parole permet ainsi de solliciter l’écoute pour que l’inouï, ce à quoi on ne prêtait aucune attention, devienne audible. » [2021, p. 222] Ce dispositif, c’est donc l’occasion d’offrir une place aux paroles de manifestants qui n’ont habituellement pas voix au chapitre, renégociant le partage du sensible. Ainsi, le couple est une ouverture à l’autre dans la manifestation, il est une puissance d’accès à la multitude. Nous pourrions même dire qu’il s’y mêle. Sous les images d’émeutes, l’amour de Pierrot et Laurie peut s’interpréter comme une « capacité de divergence formelle. » [Huyghe, 2012, p. 221] Boum Boum rompt en conséquence avec les attentes de l’imagerie insurrectionnelle. Au lieu d’accumuler les visions de corps qui se heurtent et suffoquent dans le brouillard de gaz lacrymogène, le geste de la réalisatrice travaille plutôt la convocation par la voix des aspirations à d’autres formes d’existence collectives. En effet, « il ne s’agit pas de reconnaître des victimes et de compatir à leur sort douloureux, mais de comprendre qu’un propos est adressé et qu’il faut écouter ce que ces voix cherchent à dire. » [Lavin, p. 237]

Si nous partageons la colère et l’affliction des manifestants, ce lien ne peut être conçue autrement que comme une forme dégradée. L’action de commenter les souffrances ressasse l’insoutenable. Consciente ou non de ce risque, la réalisatrice filme plutôt les échanges et les écoutes concernant les opinions et les espoirs exprimés par les Gilets Jaunes. Elle mêle ces images sans hiérarchie dans l’espace de la manifestation. Pour David Graeber, la pratique anarchiste « tourne autour d’un certain principe dialogique ; on prête une grande attention à prendre des décisions pragmatiques et coopératives avec des gens qui ont des visions du monde fondamentalement différentes sans essayer de les convertir à un point de vue particulier. » [2021, p. 18] Le film a en lui quelque chose de cet ordre lorsqu’il consent à l’écoute de l’autre. Il accueille les voix des Gilets Jaunes et accepte ainsi leur participation à sa création, chacun ajoutant ses idées et ses désirs à ce tissu d’images. De cette manière, Boum Boum tisse un entrelacs de toutes ces expressions individuelles, chacune intensifiée au contact de l’autre.

Une pratique filmique anarchiste

Même s’ils ne l’inventent pas et qu’ils procèdent différemment, ces films captent une expérience de l’anarchisme, en s’attachant « au multiple, au différent, à la composition potentiellement illimitée des êtres à partir d’une prolifération de forces et de subjectivités singulières. » [Marinone, 2015, p. 20] Ils affirment ainsi une dimension libertaire, en se détachant par moment de l’imagerie insurrectionnelle qui occupe massivement le visible pour emmener la révolte ailleurs. Comme le souligne Christian Ruby, la politique n’est pas simplement une pratique du pouvoir, elle est « un acte d’interruption, de dérèglement ou d’effraction par rapport au “lien social” établi. » [2009, p. 7] En ce sens, l’expression politique d’une image ne concerne pas tant son contenu militant que sa capacité à creuser un écart dans le sensible. Ces idées, nous les trouvons chez Jacques Rancière qui estime que le régime esthétique de l’art permet justement de créer « un paysage inédit du visible, des formes nouvelles d’individualités et de connexion, des rythmes différents d’appréhension du donné. » [2008, p. 60] Pour comprendre ce qu’il souligne ici, il faut penser le film comme « une forme sensible hétérogène par rapport aux formes ordinaires de l’expérience sensible. » [Rancière, 2000, p. 35] Il n’est pas nécessairement dans la répétition de perceptions ordinaires.

Rancière nomme « forme dissensuelle » ces configurations plastiques qui remettent en cause « l’évidence de ce qui est perçu, pensable et faisable et le partage de ceux qui sont capables de percevoir, penser et modifier les coordonnées du monde commun. » [ibid., p. 55] L’esthétique peut donc être politique lorsqu’elle s’écarte de la seule reproduction de l’ordre social, et impose un rapport conflictuel avec les représentations qui structurent le partage du sensible. Cette définition est à mettre en lien avec celle que donne Marie-Claire Ropars-Wuillemier. Chez elle, l’esthétique traite de la « construction sensorielle du regard et de l’écoute » par l’œuvre [2002, pp. 45-46], soit les conditions de connaissance du sensible qu’elle agence par elle-même. Dès lors, ce que nous pouvons tenir comme fondamental pour saisir le potentiel politique d’un film, c’est justement l’utilisation du dispositif cinématographique. Sa manière de faire apparaître les choses et les sujets détermine le visible auquel va se confronter le spectateur, ainsi que les points de vue disponibles. Que ce soit Le rond-point de la colère ou Boum Boum, ils sont tous deux l’expression d’une même puissance d’agir collective, horizontale et combinée à la persistance de l’expérience individuelle. Signe d’une forme située de l’anarchisme au cinéma, elle intervient en transformant la représentation de la foule indisciplinée en communauté de sujets-en-lutte.

En somme, les images « constituent la matière même d’un « processus » par lequel le peuple devient un « sujet collectif ». » [Zabunyan, 2016, p. 10] Cette activation est permise par la monstration de la « puissance du regard et de la parole, la puissance de suspens qu’ils instaurent », car « la question politique est d’abord celle de la capacité des corps quelconques à s’emparer de leur destin. » [Rancière, 2008, p. 88] En d’autres termes, les choix esthétiques des films de notre corpus accueillent ce qui reste hors-champ. En effet, comme le souligne Jean-Louis Siroux, « la « violence des manifestations » a focalisé l’essentiel de l’attention des grands médias. » [2020, p. 18] Á l’inverse, ces deux films captent les traces d’une « infra-politique » souvent ignorée et pourtant signifiante à bien des égards. Ce concept nomme un domaine d’action qui « se situe hors de l’éventail visible de ce que l’on considère habituellement comme de l’activité politique. » [Scott, 2019, p. 20] Il comprend « les actes tels que le ralentissement délibéré, le braconnage, le chapardage, la dissimulation, le sabotage, la désertion, l’absentéisme, l’occupation illégale et la fuite. » [ibid.]

Déroutant le cadre institutionnel, l’infrapolitique inclus également « une grande variété de formes discrètes de résistance qui n’osent pas dire leur nom » [Scott, 2009, p. 33], les actions ordinaires de contournement de la domination et d’émancipation. Ce sont les moments de fête dans Le rond-point de la colère ou l’attention particulière aux gestes d’entraide dans Boum Boum. Durant l’une des manifestations du film, la réalisatrice aperçoit un jeune homme assis contre une barrière, avec une blessure au visage. Il est en état de choc, le regard bouleversé. Plusieurs personnes sont là pour s’occuper de lui. Quelqu’un lui donne de l’eau, on essuie les traces de sang et surtout on l’aide à se relever. Le film témoigne ainsi d’une aide informelle entre les manifestants. Le soin envers l’autre, image puissante s’il en est, déborde la seule reconduction insoutenable de la violence. Ainsi, ce sont avant tout les manières particulières d’être, de dire et d’agir des manifestants qui irriguent l’ensemble de ces images. Ils n’existent plus seulement à travers leur souffrance ou leur fureur, ni comme une foule indisciplinée cédant à ses passions tristes. Au contraire, nous voyons chez eux de l’intelligence et de l’empathie, lorsqu’ils se soutiennent ou tentent d’accorder leurs conceptions idéologiques éloignées. Le régime esthétique de ces films trouble ainsi le partage du sensible pour montrer un mouvement à l’intérieur duquel persiste la division, c’est-à-dire où « les existences comme telles ne sont pas des atomes, des individus clos sur eux-mêmes » mais « en rapport, elles se singularisent parce qu’elles sont ensemble, les unes avec les autres – en commun. » [Neyrat, 2013, p. 11]

Imager le peuple

Dans le contexte actuel, subrepticement liberticide, les films de notre corpus mettent en pratique un refus de toute subordination du point de vue de l’autre. Écoutant les paroles de chacun, et unissant les regards, ils saisissent conjointement l’esprit libertaire du Mouvement des Gilets Jaunes. Cette éthique de l’image rend sensible leur énergie démocratique, voulant rompre les hiérarchies pour faire place à la multitude dans le processus de création, même si le modèle de l’auteur unique reste influent. Après tout, Laurie Lasalle continue d’habiter chaque plan de Boum Boum et Le rond-point de la colère existe grâce aux six réalisateurs et monteurs ayant voulu soutenir la cause des manifestants. Bref, nous assistons surtout à l’élaboration d’une dimension plus collaborative du travail cinématographique et à une intensification de la présence des manifestants dans les représentations qui les concernent, rappelant d’anciennes expérimentations filmiques comme les Groupes Medvedkine de Besançon et Sochaux (1967-1974). Á défaut de localiser une esthétique que l’on peut qualifier d’anarchiste, démarche peut être illusoire car elle risque d’aboutir à une définition statique et inaltérable, nous avons en tout cas l’aperçu modeste d’expressions filmiques anarchisantes. Pour emprunter les mots de Kristin Ross, « mieux vaut la penser non comme quelque chose d’accompli mais comme une tendance, une orientation. » [2023, p. 12] Le problème d’expression soulevé par le Mouvement des Gilets Jaunes, c’est finalement celui d’un regard libertaire, et d’une éthique de l’image indispensable à sa mise en forme dans la pratique. De cette manière, nous verrons le monde social depuis les yeux de ceux qui le subissent, nous partagerons un même espace de perception.

Références bibliographiques


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NOTES

[1Les Gilets Jaunes ignorent ou s’éloignent volontairement des médiations politiques et syndicales, et préfèrent l’action directe, les occupations, les blocages ou les manifestations sauvages.

[2
Il y a quelques plans sur les visages des filmeurs, lorsque ces derniers retournent la caméra vers eux pour diverses raisons.

[3Rémi Astruc, Yves Citton, « Conversation avec Yves Citton », in Astruc, Rémi, (dir.), La Communauté Revisitée. Community Redux, Paris, RKI Press, coll. « CCC », 2015, p. 13.